En Afrique noire, le concept de l’autorité a été étudié dans le cadre de l’anthropologie et de l’ethnologie de manière quasi exclusive jusque dans les années cinquante. Comme l’analyse Jacques Boyron dans son article « Pouvoir et autorité en Afrique Noire : état des travaux1 », ce genre d’études n’est pas dépourvu d’intérêt en science politique car elles tendent la toile de fond des enjeux autour des notions de pouvoir et d’autorité, ce qui précisément concerne notre propos. Il avance comme date pivot le congrès annuel de l’African Studies Association tenu à Boston en septembre 1959, où deux rapports furent présentés sur l’Afrique et la science politique. Le premier, du professeur James S. Coleman2, avait pour objet de souligner tout ce que l’Afrique apportait à la science politique du fait de ses deux passés précolonial et colonial, offrant des approches nouvelles. Le deuxième rapport, du professeur Rupert Emmerson3, observait en quoi la science politique contribue non seulement à l’étude de l’Afrique, mais aussi à celle de son avenir par l’exploration de ses formes de gouvernance et plus particulièrement dans ses rapports à l’autorité.
Depuis les années cinquante, les problématiques de l’autorité ont été abordées par un certain nombre de critiques qui ont dépassé ce premier cadre pour retracer l’évolution politique de l’Afrique noire, sans omettre les aspects économiques, sociaux et culturels, comme par exemple Georges Balandier « Le contexte sociologique de la vie politique en Afrique noire4 » ou sous la plume de politiciens africains tels que Nkrumah5 et Senghor6. Jean-François Bayart livra en 1981 son analyse de l’autorité des régimes de parti unique qu’il mit en doute dans Le Politique par le bas en Afrique Noire7, et des historiens comme Gérard Prunier8 ou Bernard Lugan9 ont tiré les leçons de l’expérience démocratique. La collusion entre les intérêts privés et les sphères du pouvoir a été particulièrement observée dans l’ouvrage de Patrick Chabal et Jean-Pascal Daloz, L’Afrique est partie ! Du désordre comme instrument politique10. Ces différents éclairages révèlent dans les schémas d’autorité la coexistence d’éléments précoloniaux, coloniaux et postcoloniaux qu’Edward Said11, Gayatri Spivak12 et Homi Bhabba13 ont analysés à travers la littérature anglophone. Ces trente dernières années, une nouvelle perspective a vu le jour, celle ouverte par les études postcoloniales francophones, notamment développées par Charles Forsdick et David Murphy14, Bancel et al.15, Jean-Marc Moura et Yves Clavaron16 pour n’en citer que quelques-uns.
Dans l’ensemble, il est admis qu’à un pouvoir politique calqué sur l’ancienne colonie, s’ajoute le poids du pouvoir traditionnel des chefferies. Le chef du village passe pour le garant de la transmission du savoir ancestral alors que d’autres lui attribuent un service à l’ordre colonial :
On peut raisonnablement supposer qu’il représente l’un des fidèles serviteurs de l’ordre colonial à qui on avait décerné le titre de « Chef de village » à la faveur des services rendus lors de la deuxième guerre mondiale. Il n’est donc pas – tant s’en faut – le détenteur attitré de la sagesse ancestrale17.
D’ores et déjà, force est de constater que la question coloniale et postcoloniale est complexe et que les paradigmes autorité et déplacement social et culturel varient au cours des siècles, voire des décennies.
Focalisé sur la question de l’autorité au sein du système judiciaire camerounais, cet article contribue à la recherche sur le déplacement des normes sociales et culturelles, phénomène dont les effets se ressentent pleinement sur le système judiciaire de Kumba, petite ville de la région anglophone du Cameroun.
Au titre des normes culturelles, rappelons au préalable que le Cameroun se distingue par la dualité de son passé colonial, partagé entre colonisation française et anglaise de 1916 à 1959, à l’origine de son découpage géographique et des langues officielles usitées, le français et l’anglais. En 1961, la réunification des provinces anglophones et francophones a entraîné l’inscription de la politique linguistique dans la constitution. Le Cameroun est ainsi devenu le premier pays africain à officialiser deux langues européennes. Cependant, le bilinguisme prôné par les autorités reste timide dans les faits. La langue française est prédominante puisqu’elle couvre les trois quarts du territoire avec 80 % de la population francophone. En effet, alors que la francophonie camerounaise occupe de plus en plus de place dans l’espace de la francophonie mondiale, la minorité anglophone du Cameroun se fait de moins en moins entendre. Il est intéressant de constater que cette situation va à contre-courant de la situation mondiale où prédomine la langue anglaise. Ce phénomène crée un déséquilibre non seulement entre les deux langues, mais aussi dans la perception des locuteurs de ces langues qui se trouvent en position d’autorité dans la langue majoritaire. La persistance de ce déséquilibre renferme les germes de quelques remous au niveau politique18.
Les Camerounais ne sont pas non plus restés passifs face aux langues étrangères imposées par le colonisateur. Ils se les sont appropriées, en ont modifié le style, l’ordre syntaxique, y ont ajouté des termes vernaculaires et ont transformé les mots en des créations lexicales. Les métamorphoses des langues française et anglaise ont donné naissance au camfranglais et au pidgin-English, langue dans laquelle est tournée une bonne partie de Sisters in Law19.
Il est intéressant de noter que ce phénomène n’a pas affecté les quelque vingt langues vernaculaires et deux cents idiomes au Cameroun toujours usités par deux cent cinquante ethnies20. Bien que certains critiques, essentiellement le politologue Jean-François Bayart, avancent que ces différentes ethnies résultent d’une création de la colonisation21, notre propos n’est pas ici d’établir l’origine des langues au Cameroun, mais d’identifier grâce à elles quels sont les détenteurs du pouvoir dans la société camerounaise au xxie siècle, comment cette autorité s’exerce et comment les paradigmes de l’autorité et du déplacement évoluent dans la société postcoloniale camerounaise. Aussi, convient-il de vérifier comment les détenteurs de cette autorité cherchent à la conserver et à la renforcer afin de mieux rendre compte des résistances et des facteurs d’évolution.
Ces interrogations orientent notre étude sur un documentaire filmé dans la partie anglophone du Cameroun, à Kumba, par deux cinéastes, Florence Ayisi et Kim Longinotto, intitulé Sisters in Law (2006). Ce documentaire est en partie en anglais et en pidgin, avec sous-titrage en anglais. Le titre du film, Sisters in Law, est un jeu de mot anglais. En effet, les deux héroïnes du documentaire, la procureure Vera Ngassa et la présidente du tribunal de première instance Beatrice Ntuba sont à la fois des belles-sœurs et des sœurs en droit, puisqu’elles travaillent ensemble à Kumba. En filmant le quotidien de ces deux femmes magistrates, Sisters in Law rapporte plusieurs situations symptomatiques d’un changement profond mais encore discret de la société camerounaise. Le documentaire suit les procédures de cas de maltraitance de femmes et d’enfants qui renversent autant l’autorité que les conventions sociales et culturelles de la société camerounaise. Sur ce terrain d’observation, nous concentrerons notre propos sur les structures du pouvoir traditionnel et moderne. Pour ce faire, nous nous référerons en parallèle à deux scènes du film Chef ! de Jean-Marie Teno22 (1999) qui illustrent elles aussi la place dévolue à la femme dans la famille camerounaise.
Notre article s’articule en deux parties de façon à situer ces procès dans leur contexte culturel avant de mesurer la portée des jugements rendus. En effet, s’agissant d’un documentaire présentant des femmes dans l’exercice du pouvoir judiciaire (situation assez improbable au Cameroun), il est indispensable de revenir brièvement sur la construction de l’organisation juridictionnelle où nous décèlerons les empreintes de la colonisation anglaise, et de caractériser la place de la femme dans la société camerounaise contemporaine. À partir de ces éléments contextuels, il sera possible, dans un deuxième temps, d’apprécier l’ampleur des transformations sociales et culturelles induites par les décisions et jugements prononcés par la procureure et la présidente du tribunal et la possible dislocation sociale qui en découle. Parmi les affaires suivies par le documentaire, nous retiendrons deux cas d’espèce emblématiques d’un certain glissement du pouvoir des hommes vers les femmes. Tant les réponses apportées par les victimes que le sort des magistrates indiquent que ce renversement des rôles est encore bien fragile.
L’autorité judiciaire dans les mains des femmes
Malgré la soumission des femmes à l’époux, de rigueur dans la société camerounaise, le film Sisters in Law présente deux magistrates dans l’exercice de leur fonction, face à la maltraitance « coutumière » des femmes et des enfants. Afin d’analyser plus bas cette situation assez incongrue pour des femmes au Cameroun, il faut garder à l’esprit que le système judiciaire camerounais, pour des raisons historiques, laisse survivre la coutume et que celle-ci, qui régit l’ordre social contemporain, attribue à la femme un statut inférieur.
Le système judiciaire camerounais
Il convient, dans un premier temps, d’effectuer une rétrospective de l’histoire du droit camerounais afin de mieux appréhender la dynamique des transformations sociales et culturelles qui s’opèrent dans Sisters in Law.
Avant la colonisation, la justice était rendue par les chefs de village et les chefs de famille. Il existait aussi une autre forme de justice dite système de l’épreuve ou ordalie, pratiquée depuis la plus haute antiquité, qui consistait à faire ingurgiter au suspect une décoction toxique, lui mettre les mains dans de l’eau ou de l’huile de palme bouillante, ou encore lui faire tenir une barre de fer rouge. Si l’accusé(e) s’en sortait sans aucun mal, alors son innocence était considérée comme prouvée23.
Sans surprise, l’actuelle organisation judiciaire du Cameroun est héritée de la colonisation. Durant la période coloniale allemande, il existait deux systèmes parallèles de juridiction, l’une à l’usage exclusif des Européens et pour lesquels le droit allemand s’appliquait, l’autre dédiée aux Camerounais, où le droit coutumier faisait jurisprudence, mais toujours sous le contrôle et la supervision des Allemands24. À la suite de la première guerre mondiale, l’article 9 de l’accord de la Société des Nations confère les pouvoirs d’administration de la région à la Grande-Bretagne et à la France. De ce fait, le Cameroun jouit d’un système judiciaire dual, puisqu’il a la particularité d’intégrer les deux systèmes légaux de la France et de la Grande-Bretagne avec, d’une part, le droit civil français et, d’autre part, la common law anglaise. Ces deux systèmes cohabitent avec quelques tiraillements. Dans la partie anglophone du Cameroun, les coutumes locales et institutions traditionnelles sont acceptées par la common law, sous réserve qu’elles ne soient pas une entrave ou incompatibles avec celle-ci. De façon moins officielle, les institutions traditionnelles et coutumes locales existent toujours dans la partie francophone du Cameroun. Ces modèles d’autorité mis en place sous la colonisation perdurent aujourd’hui, la colonisation française se voulant plus assimilationniste. L’analyse d’Yves Clavaron le décrit en ces termes :
La politique « assimilationniste » française est volontariste : elle impose les traditions, les coutumes et la langue de la France aux territoires colonisés, dont les sujets doivent devenir des « Français », même s’ils ne bénéficient pas des mêmes droits civiques […]. Les Britanniques, adeptes de l’« indirect rule » voire du « divide and rule », alternent administration directe de certaines régions et gouvernement indirect d’autres, par l’intermédiaire d’un political agent « conseiller » des potentats locaux, qui exercent l’autorité sur le peuple. […] La France tend à nier les séparations communautaires et à diffuser la langue tandis que le Royaume-Uni s’appuie sur les divisions ethniques et restreint parfois volontairement l’accès à la langue anglaise25.
Dans son analyse du système judiciaire camerounais, Manga Fombad rappelle que plusieurs tentatives de réunification des deux systèmes judiciaires ont été expérimentées, notamment par la nouvelle Constitution unitaire de 1972 qui a créé un système juridictionnel unifié, dans un souci de simplifier la structure juridictionnelle des deux États fédérés. Cependant, l’article 38 de cette constitution autorisait l’application des différentes lois dans les deux zones légales, dès lors qu’elles n’étaient pas contraires aux nouvelles lois. Dans ces conditions, les deux systèmes légaux ont perduré. De nouveau en 1996, l’article 68 dispose que
La législation applicable dans l’État fédéral du Cameroun et dans les États fédérés à la date d’entrée en vigueur de la présente Constitution reste en vigueur dans la mesure où elle n’est pas contraire à la présente Constitution, et aussi longtemps qu’elle n’a pas été modifiée par les lois ultérieures et les règlements26.
Le traité de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), signé le 1er septembre 1996 par ses quatorze États membres, reflète bien la politique assimilationniste de la France et la tentative de capter l’autorité vers la partie francophone du Cameroun. En effet, bien que le système juridique camerounais soit officiellement resté dual, ce traité marque le déclin de la common law, du moins en droit des affaires, puisque les huit Actes uniformes sont non seulement basés sur la législation française, mais ont aussi été publiés uniquement en français. Ceci pourrait bien marquer une volonté de la part des francophones de dominer, voire d’effacer la culture anglophone au Cameroun.
Cette tendance ne touche pas encore les procédures civiles et pénales pour lesquelles survit la dualité de l’organisation juridictionnelle. Ainsi, dans la région anglophone du Cameroun, la common law est toujours d’actualité pour trancher les litiges du quotidien. Si elle favorise la survivance d’un droit coutumier, elle impose cependant un modèle de justice qui dépossède les « chefs » de leurs prérogatives et organise déjà un transfert de l’autorité. En renversant la structure traditionnelle du pouvoir, l’organisation de la justice a définitivement ouvert la société camerounaise au monde contemporain comme l’illustre Sisters in Law.
Ce documentaire nous immerge au cœur d’un système judiciaire qui a adopté la perruque des tribunaux anglais et leur grande robe, abandonnant l’habit traditionnel du Cameroun. De même, l’audience se déroule dans un endroit fermé : le tribunal, alors que le chef du village rendait sa justice en plein air. Les magistrats appliquent les lois votées par l’autorité législative, quand le chef confondait dans sa main création et application de la loi. On est donc très loin du modèle traditionnel. L’aspiration au monde moderne se perçoit encore dans les habits européens de la femme procureure qui n’apparaît jamais en habits traditionnels, et ajoutons qu’elle utilise de préférence les moyens de communication modernes (téléphone, ordinateur…) pour convoquer le plaignant et l’accusé.
L’analyse de Sisters in Law est l’occasion de mettre en exergue les limites de la cohabitation du système précolonial avec le système judiciaire importé par la colonisation, notamment du droit coutumier toujours en vigueur dans les deux parties du Cameroun.
La place de la femme dans la société camerounaise
Afin de caractériser la place de la femme au sein de la société camerounaise, il est pertinent de se référer à la critique littéraire qui révèle la perception et l’évolution du statut de la femme. Tout d’abord, jusqu’aux années 80, la femme africaine est décrite d’un point de vue exclusivement masculin, puisque ce n’est qu’à cette date que la voix discursive féminine se fait entendre27. Le Cameroun n’y échappe pas : à la même époque, la scène littéraire camerounaise est elle-même dominée par des écrivains comme Mongo Beti, Ferdinand Oyono, René Philombe et Francis Bebey, « colonnes de l’édifice littéraire camerounais » selon l’universitaire Marcelin Vounda Etoa28. L’inégalité linguistique au profit du français se retrouve également dans le paysage littéraire et cinématographique camerounais. Néanmoins, Beti et Oyono sont traduits en anglais par les éditions britanniques Heinemann dans la collection « African Writers Series ». Dans son article « Le Cameroun : un pays et une littérature au carrefour des langues », Nathalie Courcy reconnaît que :
[…] ces derniers ont aussi préparé le terrain pour les auteurs anglophones, parmi lesquels on retrouve Sankie Maimo, Mbella Sonne Dipoko et Bernard Fonlon. D’ailleurs, le Cameroun doit à Bernard Fonlon la fondation et l’édition de la revue Abbia qui, de 1963 jusqu’à la mort de l’auteur en 1986, a popularisé les écrits camerounais autant en français qu’en anglais. La revue a aussi encouragé la cohabitation des langues dans la littérature du Cameroun. Fonlon a, en effet, participé à la reconnaissance du bilinguisme officiel du Cameroun et à son application culturelle. Dans le contexte de la décolonisation, ces actions prenaient un sens particulier29.
À cela s’ajoute l’inégalité sociale entre les sexes, puisque le discours littéraire féminin en Afrique noire francophone est présent mais peu audible. En effet, la Camerounaise Marie-Claire Matip a publié en 1958 Ngonda, une autobiographie, et en 1969 Thérèse Kuoh Moukoury Les Rencontres essentielles, deux œuvres remarquables mais qui n’ont pas eu un grand retentissement. La femme camerounaise se démarque déjà par sa position d’éclaireur dans l’écriture féminine en Afrique noire. Selon le critique Jean-Marie Volet, l’écriture féminine et sa reconnaissance par le grand public prennent leur envol à partir de 1975, l’Année internationale de la femme30. C’est alors que les romancières africaines intéressent les grandes maisons d’édition et font leur entrée, quoique humble, dans le canon littéraire africain.
C’est sur la scène littéraire camerounaise que quelque temps plus tard, une romancière vient bousculer l’écriture conventionnelle par sa crudité, sa liberté de ton et son cynisme. Avec son premier roman sorti en 1987, C’est le soleil qui m’a brûlé, Calixthe Beyala se démarque d’emblée du discours patriarcal et eurocentriste. En exil en France, elle publie 22 romans de la même veine et enchaîne les best-sellers, dont plusieurs sont récompensés par de prestigieux prix littéraires. Malgré ce succès international, son œuvre ne s’attire qu’une réception mitigée au Cameroun. Il est vrai qu’elle aborde des thèmes tabous comme le sexe, le traitement de la femme, la relation trouble entre mère et fille, ainsi que la situation de l’Afrique postcoloniale, en particulier le régime politique du Cameroun. Elle ne s’interdit aucun débat et ose des traits d’humour qui appartenaient jusque-là aux auteurs masculins.
Le même schéma semble se reproduire mais de façon plus discrète dans le cinéma camerounais. Quelques femmes camerounaises deviennent cinéastes, comme Florence Ayisi (aussi maître de conférences en cinématographie à l’University of Wales) et Osvalde Lewat, laquelle a réalisé, notamment, Une affaire de Nègres (2009) et Au delà de la peine (2003), un documentaire qui part à la rencontre de Léppé, un prisonnier camerounais condamné à 4 ans de prison mais qui purge une peine de 33 ans en prison.
Dès sa genèse, la scène cinématographique camerounaise est dominée par les hommes, mais son essor est plus tardif que le roman camerounais. En effet, de jeunes Camerounais sont partis étudier en France dans les années cinquante, et c’est dans l’espace de Paris qu’ils se sont formés aux techniques cinématographiques. Citons par exemple Jean-Pierre Dikongué Pipa, Alphonse Béni et Daniel Kamwa. Toutefois, il faut attendre l’indépendance pour que les premiers films camerounais voient le jour. Ainsi, Jean-Paul Ngassa réalisa en 1962 Aventure en France et en 1966, Dia Moukouri sortit le premier long métrage : Point de vue no 131. La première femme camerounaise à avoir réalisé une œuvre cinématographique est Thérèse Sita Bella, connue pour son documentaire Tam Tam à Paris réalisé en 1963 sur la compagnie de danse nationale du Cameroun de passage à Paris. Néanmoins, hormis Osvalde Lewatt, Florence Ayisi ou Astrid Atodji qui s’est distinguée avec Koundi et le jeudi national (2010) et Joséphine Nadgnou avec Paris à tout prix (2013), peu de femmes sont aujourd’hui réalisatrices. Le septième art est emmené au Cameroun par des cinéastes au palmarès impressionnant comme Bassek Ba Kobhio, Jean-Marie Teno et Daniel Kamwa, lesquels réussissent à produire des films dans un contexte de distribution sans salles. Rappelons que depuis les années 1990, le cinéma camerounais souffre d’un cruel manque de moyens et dépend essentiellement des chaînes de télévision privées qui fleurissent au Cameroun32 depuis les années 2000. Derrière leur caméra, ils reviennent inlassablement sur la colonisation, la rencontre conflictuelle des cultures, les luttes de pouvoirs, la tentation ou le refus de la modernité et privilégient toujours autant les thèmes sociaux.
Néanmoins, l’un des films les plus représentatifs de la place de la femme dans la société camerounaise est sans conteste Chef ! du cinéaste camerounais Jean-Marie Teno, réalisé en 1997 dans l’ouest du Cameroun. Dans ce documentaire, deux scènes illustrent la place de la femme dans la société camerounaise et viennent éclairer notre analyse de Sisters in Law. La première zoome sur un calendrier où figure au dos « Le règlement intérieur du mari au foyer ». Six règles résument le statut de la femme au sein du foyer camerounais :
Article 1 – Le mari a toujours raison.
Article 2 – Le mari est toujours le chef de la famille.
Article 3 – La femme avant de se coucher doit demander la permission au mari avant de lui tourner le dos.
Article 4 – Si le mari porte la main sur sa femme et qu’arrive un visiteur, la femme doit sourire comme si rien ne s’était passé.
Article 5 – Le mari est toujours le chef, même au lit.
Article 6 – Même si la femme a raison, c’est l’article un qui s’applique33.
Ce règlement intérieur nous renseigne sans équivoque sur le statut de la femme camerounaise chosifiée et sur la manière dont l’autorité maritale se fait ressentir. D’évidence, ce statut particulier confère au mari ce qu’il prend pour un droit légitime : maltraiter sa femme. Les cas de maltraitance rapportés par Sisters in Law exposent précisément ce point de vue.
La deuxième scène de Chef ! révélatrice de la condition de la femme au Cameroun consiste en une juxtaposition de deux commentaires relatifs au mariage. Le premier provient de l’article 212 du Code civil, cité dans le film par le maire :
Les époux se doivent mutuellement fidélité et assistance. Fidélité partout. Fidélité en toutes circonstances. Parce qu’aujourd’hui l’infidélité conjugale est la clé des problèmes de tous les ménages34.
Le second est l’avis d’une Camerounaise suite à la lecture du Code civil :
On dit dans le Code civil camerounais que l’adultère, c’est une cause péremptoire de divorce. Et en même temps, le mari ne peut être en état d’adultère que s'il commet cet acte-là dans son domicile conjugal. Ça veut dire que si vous habitez cet espace et que votre mari va une fois chez la dame d’en face, une autre fois chez la dame de droite, une autre fois chez la dame de gauche, il n’est pas en état d’adultère. Il faut qu’il aille de manière répétitive chez la dame d’en face pour être en état d’adultère. Alors que la femme, si on la retrouve dans n’importe quel hôtel de la ville, elle est en état d’adultère. Est-ce qu’il n’y a pas là une inégalité, une injustice35 ?
La condition de la femme au Cameroun semble donc quelque peu anachronique selon ses dires. La société patriarcale au Cameroun fait de l’homme un roi au foyer. C’est d’ailleurs ce que corroborent les recherches du critique camerounais Ongoum Mumpini. La suprématie du masculin dans la société camerounaise et le rôle réservé à la femme se résument à deux fonctions : « production économique et reproduction humaine36 ». La femme n’a pas droit à la parole. Néanmoins, dans cette partie francophone du Cameroun où Chef ! a été tourné, nous assistons à une ébauche d’émancipation de la femme, puisque non seulement c’est une femme qui procède à la cérémonie de mariage, mais il est manifeste que les femmes n’ont pas peur de parler et de revendiquer l’égalité.
Il est temps à présent de confronter ces deux scènes au documentaire Sisters in Law, afin d’observer la condition de l’autorité et son éventuel déplacement dans la société camerounaise contemporaine. Afin de faciliter la compréhension de ce documentaire, nous traduirons en français les passages pertinents pour notre analyse.
Le déplacement sensible de l’autorité
Après une mise en relief du glissement du pouvoir vers les femmes, nous observons ici les transformations sociales et culturelles induites par les décisions et jugements prononcés par la procureure et la présidente du tribunal. En déliant la parole au sein des familles, le travail des magistrates renferme inévitablement un risque de dislocation sociale et heurte les circuits de corruption dont les femmes sont le plus souvent la cible.
Le glissement du pouvoir des hommes vers les femmes
La première évolution dont témoigne ce film est vraisemblablement un début de féminisation des métiers judiciaires. Deux femmes ont été nommées à de hautes responsabilités habituellement endossées par des hommes dans le système judiciaire camerounais : il s’agit de la procureure Vera Ngassa et de la présidente du tribunal de première instance, Béatrice Tumba. Le documentaire met aussi en exergue le rôle d’une femme policier et d’une avocate prénommée Veraline.
En fait, dès les premières images de la vidéo, on assiste à un glissement des normes traditionnelles du Cameroun organisant la soumission de la femme vers une condition plus moderne, voire occidentale. En effet, la société traditionnelle camerounaise est construite sur un patriarcat où les femmes sont placées au service de l’homme et leur doivent le respect. Ici, le documentaire nous présente des situations totalement inversées :
- L’homme policier se lève devant la procureure et se met au garde à vous ;
- Les tâches ménagères incombent aux femmes. Pourtant, c’est un homme qui balaye dans le bureau du procureur.
Ce basculement des rôles donne l’impression d’une société matriarcale, pas mieux équilibrée donc, où l’homme serait affecté au service de la femme, du moins dans l’espace juridique de Kumba. On se gardera bien évidemment de toute conclusion hâtive. Ce documentaire relate cinq cas de maltraitance : ceux de deux femmes violentées et violées par leur mari et ceux de trois enfants, l’une violée par un voisin et l’autre battue par sa tante, ainsi qu’un cas de kidnapping. Ces faits divers montrent assez le quotidien des enfants et des femmes, lesquelles n’ont pas toutes la chance d’être magistrates.
Tous les cas de maltraitance présentés dans ce film se sont soldés par un jugement en faveur des plaignantes et contre les maris ou les hommes agresseurs. Tous ces jugements ont été traités et prononcés par des femmes. On assiste donc à un glissement de l’autorité, voire un déplacement de cette autorité qui appartient d’habitude au chef du village ou du quartier, en faveur de personnes de sexe féminin. Toutefois, il faut regarder comment ce déplacement de l’autorité a été reçu par les dirigeants camerounais. Apparemment, les deux magistrates ont été forcées de quitter la ville de Kumba et ont été mutées dans une autre région du Cameroun contre leur gré, sans doute, comme elles l’ont dit lors de la sortie du film, en raison des perturbations que provoquaient leurs jugements, ce qui est repris dans un article du Monde. Verra Ngassa s’exprime en ces termes :
Je sais que depuis que nous avons quitté Kumba (après être restées six ans dans la ville, les deux femmes ont été mutées), un magistrat a refusé d’enregistrer la plainte d’une femme victime de violences. Mais, au commissariat, les gens que nous avons formés sont toujours en place et il faut que les femmes passent par eux37.
Afin de mesurer l’ampleur des perturbations sociales évoquées, nous retiendrons deux exemples, l’enlèvement et l’enfant battue.
Transformations sociales et culturelles induites par les décisions et jugements prononcés par la procureure et la présidente du tribunal
Le premier cas de maltraitance sur lequel nous nous arrêtons concerne l’enlèvement d’un enfant par son père. Quelques propos dans ce passage du documentaire trahissent un certain glissement de l’autorité dans la société camerounaise.
Ce cas met en scène une femme, son enfant, son père, et le père de son enfant. Elle souhaite porter plainte car son enfant a été kidnappé par le père de l’enfant. Nous observons, tout d’abord, comment le droit coutumier est toujours en vigueur au Cameroun, et comment il est représenté dans ce documentaire. La procureure s’assure que le mariage a bel et bien eu lieu et, s’il s’agit d’un mariage traditionnel, selon quelle tradition. Ces vérifications sont sans doute requises pour s’assurer du respect de la tradition et de la validité du mariage. Lorsque la procureure a établi qu’il s’agit de la tradition Mbonge, après avoir entendu la mère de l’enfant qui dit avoir demandé à ses parents de ne pas accepter la dot, car elle ne souhaitait pas ce mariage, la procureure va plus loin dans le raisonnement. Elle demande si le père a joint les mains des futurs époux, et si le futur époux a dit qu’il prenait cette femme comme épouse à partir de ce jour. À défaut, la procureure peut justifier qu’ils n’ont pas été valablement mariés. De plus, il n’existe aucun certificat de mariage.
Devant ces mensonges flagrants et le non-respect de la tradition, la procureure demande à la mère de l’enfant : « Madame, que voulez-vous que je leur fasse38 ? ». Dans cette société patriarcale et strictement hiérarchisée, elle ose demander à l’épouse de prononcer un jugement sur son mari et sur son père. Donner un tel pouvoir à la parole de la femme matérialise un renversement des valeurs hiérarchiques, la fille obtenant le droit de juger son père, l’épouse son mari. L’homme devient la partie soumise et endosse la culpabilité. Et la femme de répondre : « Je ne veux pas de problèmes39 ». Par ces mots, nous comprenons que la femme camerounaise anglophone n’a pas confiance dans les changements latents de la société camerounaise.
Dans les différentes affaires traitées par la procureure, les femmes ont peur d’aller au tribunal. Il faut dire que la tradition camerounaise veut que les différends soient réglés dans le cadre de l’assise familiale où les parties opposées s’expriment, le père faisant souvent figure de juge. La procureure se permet non seulement d’attaquer le statut de l’homme, mais aussi de lui donner des ordres, voire de lui faire la morale : « C’est bien ce que vous faites les hommes. Vous semez des enfants partout sans vous marier avec les mères. Si vous avez une autre fille comme cela, ne faites plus cela. Vous avez bien compris40 ? » L’homme est rabaissé au statut de l’enfant que l’on corrige. C’est une première dans la société camerounaise.
La procureure s’attaque aussi au système de la dot. Elle constate le caractère abusif de la transaction qui, dans ce cas, se résume à 80 000 francs CFA et à un cochon pour l’acquisition d’une épouse. Le système de la dot n’est pas perçu ici de façon positive. En effet, la procureure s’exclame : « C’est ce qui lui donne le statut d’épouse ? 80 £ et un cochon41 ? » La femme est traitée comme une marchandise, et la procureure dénonce cette pratique. La dot est un code social qui fait couler beaucoup d’encre et qui est même au cœur de la célèbre pièce de théâtre de Guillaume Oyono Mbia, Trois prétendants… un mari42. La sociologue Irène Albert lie l’émergence de la monétarisation de la dot à la colonisation43 et la notion d’individualisation sociale au modernisme :
On peut s’étonner de l’importance des transactions monétaires accompagnant le mariage coutumier. Initialement, celles-ci n’existaient pas. La dot a donc changé de nature au fil du temps et, plus particulièrement, sous l’influence de l’intégration marchande et de l’individualisation sociale44.
Cependant, comme le souligne Simon David Yana, la femme camerounaise possède un certain droit de regard vis-à-vis de la dot, « la possibilité d’accepter ou de rejeter celui qui est proposé par la parentèle45 […] ». Les seules à ne pouvoir exercer ce choix sont les femmes peules du nord-Cameroun. Cependant, elles peuvent exprimer leur désaccord a posteriori, en divorçant46.
Un examen approfondi du mariage au Cameroun révèle que le choix d’un conjoint est directement lié à l’observance de la tradition. C’est ce que met en avant l’ethnologue Patrick Mérand, et tout particulièrement que le mariage est lié « à l’autorité de ceux qui sont les piliers et les garants de cette société : les anciens47 ». De ce fait, le choix d’un conjoint est un acte collectif, car l’expérience des anciens est considérée comme essentielle à la réussite d’un mariage. Par ailleurs, le mariage en Afrique ne signifie pas seulement unir deux individus, mais deux familles, voire deux clans, deux villages. Ainsi, cette union permet « le renouvellement de la lignée48 ». La procureure va outre ces considérations, montrant résolument un esprit novateur. Nous avions évoqué la vision d’Ongoum Mumpini qui résumait le rôle de la femme camerounaise à deux fonctions, travaux agricoles et procréation49. Or, du haut de sa fonction, la procureure s’approprie la parole, privilège, rappelons-le, qui n’appartient traditionnellement pas aux femmes, hormis celles âgées qui ont atteint la ménopause50 et qui gagnent le droit à la parole par leur déféminisation.
Pourtant, la femme procureure est réaliste quant à la condition de la femme camerounaise au sein de la famille. Dans ce même cas de kidnapping d’un enfant par son père, la procureure déclare : « Même si elle est une femme, elle a le droit d’être avec son enfant51 ». Le « même si » convient en quelque sorte de l’infériorité du statut de la femme dans la société camerounaise. Malgré les positions nouvelles que défendent les magistrates, ces dernières n’engagent pas pour autant un combat destructeur des codes sociaux camerounais. Il serait imprudent de s’arrêter à l’image forte, certes, d’une femme qui admoneste un homme. Si les magistrates s’élèvent contre la hiérarchie sociale traditionnelle et la contraignent au respect du droit – conformément à leur mission –, seuls les abus sont visés. Au fond, le documentaire les montre garantes de la coutume camerounaise, laquelle emprunte simplement un autre vecteur, un autre masque.
Hormis dans ce cas d’espèce, la vérification de la bonne application de la coutume du mariage, la théâtralité de la procédure judiciaire ressemble étrangement à la palabre. Il semble opportun d’analyser ici la portée sociologique du terme. La palabre est « une institution qui garantit l’ordre social52 ». En effet, au moyen de la tradition orale, toute affaire concernant la communauté peut être réglée, qu’il s’agisse d’un événement heureux, comme un mariage, une naissance, ou malheureux, comme un décès. Elle peut aussi décider de l’orientation de la collectivité dans des alliances de paix ou de guerre53. Ainsi, la palabre revêt différentes fonctions sociales. Le but de la palabre est de résoudre par le dialogue un problème posé ou les incidences d’une nouvelle situation en vue de rétablir l’équilibre social. Elle peut alors prendre un caractère « délibératif, judiciaire, démonstratif54 » ou consister en un mélange de ces types d’échange.
Les deux magistrates utilisent les techniques de la palabre pour arriver à un consensus, et surtout pour faire raisonner l’accusé et l’amener à reconnaître ses torts. Puisque l’emplacement de la palabre lui confère un caractère public ou privé, dans ce dernier cas, elle se rapproche de nos conseils de famille. Les fonctions sociales de la palabre poursuivent différents objectifs dans la société africaine, lesquels visent à unifier le clan dans son espace social et dans le temps. Mais son but ultime tend à « […] faciliter la communication entre les membres de la société par le dialogue, à renforcer l’esprit communautaire, à rendre la justice et à assurer la pérennité de la culture ancestrale55 ». La survivance de la culture ancestrale, en tant que véhicule de la tradition, est toujours très forte au Cameroun puisqu’elle a même imprégné le système judiciaire dans la partie anglophone du Cameroun.
Une dislocation sociale latente et le refus de la corruption
Le deuxième cas retenu concerne la maltraitance d’une enfant, Manka Grace, qui est brutalisée par sa tante. Il convient de rappeler que les enfants n’ont habituellement pas de droits au Cameroun, comme le confirme la critique littéraire et sociologique, mais aussi la présidente du tribunal, qui admet : « Dans la culture africaine, battre un enfant, c’est le redresser56 ». De plus, les filles sont souvent considérées comme « une charge inutile57 » dans une société patriarcale où l’avantage est à une descendance masculine58.
Manka Grace est orpheline et élevée par une tante qui l’a battue à maintes reprises avec un porte-manteau comme le montre l’image. On assiste là aussi à un renversement des valeurs car, nous l’avons dit, les enfants ont peu de droits et la maltraitance est monnaie courante. Prendre le parti de dénoncer cette maltraitance dans un documentaire est inédit au Cameroun. En effet, il existe une hiérarchie très stricte au sein de la famille camerounaise et l’enfant figure au bas de l’échelle. Lorsque la famille de Manka, alertée par la police, prend les choses en main et demande à la tante fautive de présenter des excuses à l’enfant maltraitée, son action formalise le glissement de l’autorité dans la famille. Qu’un parent plus âgé présente des excuses à un enfant est proprement révolutionnaire. La tante se met même à genoux pour demander pardon à l’enfant. Le spectateur peut cependant s’interroger sur une telle théâtralisation des cas de maltraitance supposés filmés sur le vif.
Mais ce qui est encore plus étonnant, c’est que ce cas fera l’objet d’un jugement au tribunal et que la tante fautive sera condamnée à plusieurs années de prison : tout d’abord un an de prison pour n’avoir pas retourné l’enfant au gardien de famille, aggravé par dix-huit mois de prison pour avoir battu cruellement Manka Grace et encore dix-huit mois de prison assortis de travaux forcés pour avoir utilisé Manka Grace à des travaux contre son gré (soit quatre ans de prison en tout).
Il est intéressant de noter la transformation qui se produit dans la société camerounaise au travers des paroles de Béatrice Ntuba, présidente du tribunal de première instance : « En Afrique, il est sous-entendu que taper un enfant, c’est le remettre sur le droit chemin. Mais quand cela va au-delà de la correction, il s’agit d’un acte criminel59 ».
En sa qualité de juriste, elle n’est pas sans savoir que le Cameroun a signé, le 25 septembre 1990, la Convention internationale des droits de l’enfant et l’a même ratifiée le 11 janvier 1993, acceptant ainsi d’être juridiquement lié par ses dispositions. Un tournant législatif qu’elle est chargée de faire respecter par la population. Les paroles du juge confirment qu’il existe toujours une tendance à légitimer la maltraitance, mais aussi une volonté de rationaliser les comportements, de limiter la violence. Par conséquent, le renversement des valeurs présupposé s’applique strictement aux abus. En effet, la présidente du tribunal qualifie la tante de Manka de tyran et de sadique, elle trouve difficile dans ces circonstances de tempérer la justice par la miséricorde. Aussi, l’initiative est revenue à la famille, ce qui acte tout de même dans la société d’une certaine prise de conscience de la maltraitance, au risque de braquer les générations les unes contre les autres. Cette parole qui se délie petit à petit sur les maltraitances familiales est une tendance plutôt récente vis-à-vis d’une autre tradition, celle du silence.
Pour faire avancer les mentalités, il est impératif de considérer la place de la corruption dans la société camerounaise. Dans un « Rapport sur l’état de la lutte contre la corruption au Cameroun » en 2011 figure une appréciation de Paul Biya, président du Cameroun qui en dit long sur l’étendue du problème :
C’est la corruption qui, pour une large part, compromet la réussite de nos efforts. C’est elle qui pervertit la morale publique. Chacun […] doit se sentir responsable de ce combat dans son domaine de compétence […]. Le détournement de l’argent public, quelle qu’en soit la forme, est un crime contre le peuple qui se voit privé de ressources qui lui reviennent. Il doit donc être sanctionné avec la plus grande sévérité60.
Lors d’un entretien pour Le Monde, la procureure Vera Ngassa déclarait, quant à la corruption : « Il suffit de refuser. En plus, une fois qu’on a donné l’exemple, les collègues sont très gênés pour la pratiquer61 ».
Quelques années avant la sortie de Sisters in Law, le journal camerounais Mutations révélait, avec ironie, le degré de corruption du Cameroun en 2014 dans le contexte mondial et à l’échelle de l’Afrique :
Champion du monde deux fois de suite, en 1998 et 1999, c’est au 6ème rang, sur l’échiquier des pays les plus corrompus du monde, que le Cameroun entre dans le 3ème millénaire, en l’an 2000. Depuis lors, son classement n’a cessé de s’améliorer. Notre pays, qui pointait en 9ème position l’année dernière, vient de gagner 7 nouvelles places, selon le rapport rendu public hier au siège de Transparency International à Yaoundé, par Me Akéré Muna, le représentant de cet organisme au Cameroun. Un 16ème rang mondial (7ème en Afrique) qui n’est certainement pas pour déplaire aux pouvoirs publics camerounais62.
En mars 2006, peu après la sortie de Sisters in Law, un dispositif a été mis en place au Cameroun pour lutter contre la corruption. Il s’agit de la Commission nationale anti-corruption (CONAC), organisme public indépendant chargé de contribuer à la lutte contre la corruption au Cameroun. En 2015, le Cameroun a été recensé deuxième pays le plus corrompu en Afrique après le Liberia63. Il semblerait que ni la commission mise en place par Paul Biya pour lutter contre la corruption, ni le film Sisters in Law, n’aient eu un impact sur ce fléau endémique.
Conclusion
Nous avons démontré qu’il s’opère un certain glissement des modèles d’autorité au sein de la société camerounaise, tant dans la famille que parmi les magistrats investis du pouvoir de juger les cas de maltraitance. En effet, bien que le statut de la femme dans la société camerounaise soit toujours incertain, le documentaire Sisters in Law signale que la société traditionnelle camerounaise est en train d’évoluer sous l’influence de la modernité et de la dénonciation de plus en plus forte de la domination abusive des hommes sur les femmes. La hiérarchie sociale, et en particulier l’asservissement des femmes, proviendrait selon Ranger de traditions inventées par les Européens :
Les hommes ont tendance à faire appel à la « tradition », afin de veiller à ce que le rôle croissant des femmes dans la production en zones rurales n’ait pas entraîné de diminution du contrôle des hommes sur les femmes en tant qu’actifs64.
Les modèles européens de domination seraient donc la cause du mal65 et la solution avancée par Ranger, en parlant des femmes, est de retourner au patrimoine culturel africain : « […] elles pourraient chercher à utiliser les contre-propositions disponibles au sein de la culture africaine66 ». Toutefois, bien que la thèse de l’origine coloniale des traditions et des ethnies africaines née dans l’élan postmarxiste des années 60 ne résiste pas à l’histoire ancienne du continent africain67, elle met le doigt sur le déséquilibre, à nos yeux d’Occidentaux, de la relation entre homme et femme. Le remède passe certainement par le syncrétisme entre patrimoine culturel ancestral et modèle occidental d’où pourra enfin surgir la modernité à laquelle aspire la société africaine, une modernité qui suppose la considération de la parole de la femme.
Mais le glissement de l’autorité n’est pas sans conséquence et éveille des résistances au changement puisque les deux femmes ont finalement été chassées de la ville de Kumba. La corruption a-t-elle changé au Cameroun et les actes de maltraitances perpétrés envers les femmes ont-ils diminué ? Selon le Huffington Post, la réalité n’est pas très encourageante :
De là où je vous écris en 2016, les femmes sont liées par la corruption, les pots-de-vin et le chômage, et surtout, par des pratiques culturelles violentes perpétrées contre les femmes et les filles. Grand-mères et mères aplanissent les seins de leurs filles avec des pierres chaudes pour les maintenir le plus longtemps possible dans l’enfance ; c’est une faible tentative pour empêcher le regard masculin de tomber sur leurs proches. Dans ma vie, il est difficile de protéger les filles contre le viol et le mariage des enfants68.
Notre analyse a montré la possibilité d’un déplacement social et culturel au Cameroun dont les effets se ressentent pleinement sur le système judiciaire de Kumba. Même si les caméras sont ici braquées sur un cas isolé qui n’est pas représentatif du rapport général de la population avec l’administration judiciaire, l’exposition de telles affaires de maltraitance de femmes et d’enfants et les jugements rendus bouleversent autant l’autorité que les conventions sociales et culturelles de la société camerounaise. Par le relais que ce documentaire assure au travail des magistrates, il joue un rôle éminemment pédagogique. Bien que les cas de maltraitance sévissent toujours, par la rupture du silence qu’il initie, Sisters in Law accomplit un effort de prise de conscience. C’est déjà un grand pas en avant vers un avenir plus serein.