Dans un article consacré aux modalités de la citation propres à la poésie italienne de la seconde moitié du xxe siècle, la chercheuse italienne Adele Dei a opportunément souligné que l’acte de citation y est devenu généralement affectif1 ; en d’autres termes, en citant leurs auteurs préférés, les poètes les enrôlent en tant que « personnes, interlocuteurs, pèlerins, guides, porteurs d’eau2 ». Ce besoin de renouer avec la tradition s’explique par de multiples facteurs aussi bien historiques que plus proprement littéraires. Le contexte historique y est certes pour beaucoup, car la fin de la Seconde Guerre mondiale constitua une ligne de démarcation incontournable. À cette époque, tout écrivain se devait de choisir entre autonomie et hétéronomie3 de l’art, autrement dit entre la poésie hermétique qui avait dominé les années 1930-1940 et une poésie réaliste, qu’elle fût dans sa version dite néoréaliste ou neosperimentale4. La fin de l’histoire est connue : bien que la source hermétique n’eût pas tari, les nouveaux poètes s’y étant abreuvés, cette poésie fut détrônée par une poésie davantage en phase avec la soif de renouveau qui traversait un pays entier. Il s’ensuivit que la poésie ouvrit ses portes à des langages et des discours qui en étaient traditionnellement bannis.
Il va de soi que cette ouverture hétérologique eut pour effet d’élargir le champ d’action de la citation, en modifiant aussi la nature de l’« énonciation répétante5 ». En effet, depuis la « perte d’auréole » proclamée par Baudelaire, la figure du poète, en Italie comme ailleurs, n’a eu de cesse de subir un processus d’amenuisement indissociable de la diminution de la « signification sociale6 » de la poésie. Cette double précarité engendra chez les poètes italiens de l’après-guerre une quête du sens perdu d’une part et d’autre part le désir de redorer le blason d’une tradition bafouée par les avant-gardes du début du siècle, en poursuivant ainsi le travail entamé par certains poètes7 dans les années 1920. Ce désir se traduisit par un recours à l’allusion extrêmement accentué8.
L’allusivité chez Volponi
Le poète et romancier Paolo Volponi, auquel je m’intéresse, ne fait pas exception. Dans ses deux premiers recueils, à savoir Il ramarro [Le lézard vert9] et L’antica moneta [L’antique monnaie], publiés respectivement en 1948 et 1955, le réseau d’allusions comprend à la fois les « lectures confuses et fragmentaires de l’école10 » (notamment G. D’Annunzio et G. Pascoli), la poésie moderne découverte après 1945 : l’hermétisme, « Ungaretti, Quasimodo, Montale, l’Anthologie de Spoon River de Lee Masters11 », et pour finir l’influence « du peintre, aquafortiste et poète […] Luigi Bartolini et de ses modèles liés à la revue La Voce12, de Campana à Cardarelli13, tangible notamment dans les “séquences figuratives14” ».
Au début des années 1950 Volponi mène des enquêtes sociologiques dans le sud de l’Italie pour le compte de l’entrepreneur éclairé Adriano Olivetti. L’allusivité15 volponienne acquiert ainsi un caractère plurivoque, car, à partir de la section finale de L’antica moneta, Il giro dei debitori (Rue Giro dei debitori), et surtout dans son troisième recueil, Le porte dell’Appennino [Les portes des Apennins], l’être humain et son quotidien font leur apparition.
Pour les trois recueils successifs, Foglia mortale [Feuille mortelle], publié en 1974, Con testo a fronte [(Con) Texte en regard], de 1986 et le dernier, Nel silenzio campale [Dans le silence suivant la bataille] de 1990, Volponi ajoute également des maillons à son univers d’allusions. D’une part les grands classiques tels que Dante et Leopardi : « tic mémoriel16 » le premier, véritable modèle le second ; concernant ce dernier, la rime en -ale de son poème Chant nocturne d’un berger errant d’Asie constitue la référence pour plusieurs titres de romans volponiens : Memoriale, La macchina mondiale, Corporale, etc. D’autre part, Volponi accueille le poète américain contemporain Wallace Stevens et ses réflexions acérées sur le monde contemporain, comme l’iconoclastie de la nouvelle avant-garde du Gruppo 63 (Groupe 63). À une différence près. Bien que Volponi convoque dans sa page les langages de la philosophie, de la publicité, de l’industrie ou encore de l’économie néolibérale, leur emploi n’a pas pour but de revendiquer une défiance totale à l’égard de la tradition poétique, tandis que le Gruppo 63 était persuadé que le grand canon poétique vieux de huit siècles ne pouvait que sonner creux dans un monde, celui du capitalisme triomphant et de l’industrie culturelle, qui court-circuite toute centralité du je poétique. L’ouverture hétérologique volponienne relève au contraire d’une expérience composite, celle d’un lecteur aux vastes horizons, mais aussi celle de cadre chez Olivetti et FIAT entre 1950 et 1975 et de militant politique dans les rangs communistes, dans les années 1980 et 1990.
En définitive, en adaptant à l’allusion l’une des définitions de la citation fournies par Antoine Compagnon, on peut affirmer que « toute allusion est d’abord une lecture17 » aussi bien des auteurs que du monde.
La citation proprement dite
Si l’on considère à présent les citations proprement dites, c’est-à-dire celles issues d’un véritable travail aux ciseaux et à la colle18, l’acte de citation volponien semble s’inscrire dans l’hétérogénéité des pratiques de son temps. Citation érudite, qui ne peut être reconnue que par un public averti, montage19 de citations, citation d’un auteur considéré comme proche (ce que Compagnon appelle l’image20), autocitation ; voilà quelques-unes des modalités de mobilisation des textes que l’on peut retrouver au fil des pages des poètes italiens d’après-guerre. Volponi en emprunte certaines.
Concernant la citation d’auteurs proches, la place qu’il réserve à Pasolini ne peut pas être passée sous silence. Volponi a souligné à maintes reprises le rôle fondamental dans sa formation humaine, littéraire et politique que joua son « maître et ami » Pasolini. Quant au magistère strictement littéraire, il ne se borne certainement pas à la structure du petit poème que Volponi adopte à compter des derniers poèmes de L’antica moneta. En effet, dans le poème « Pasolini da cinque anni è morto… » [Pasolini est mort depuis cinq ans] de Con testo a fronte, Volponi reconnaît sa dette envers le poète frioulan. Il introduit une citation sans doute excentrique, l’extrait d’un échange oral ayant réellement eu lieu entre les deux amis à la fin des années 1950, lorsque Volponi tâchait de passer au roman, qu’il considérait comme un écueil majeur car le roman, par rapport à la poésie, demande une opinion aboutie sur les choses21 :
Mon cher Pier Paolo, tes imperturbables qualités sont si nombreuses
que tu parviens à remplir tes journées
de joie laborieuse, de poésie,
en dépit même de ces choses si bêtement concrètes…
Toi aussi – m’interrompit-il – toi aussi t’es fort…
tu es capable de sentir ce que pensent ce sel et ce poivre
dans leurs faux cristaux.
Eh bien, toi, tu saurais me dire
exactement et simplement
ce que pensent et ce que sentent et ce qu’imaginent entre eux – oui, j’en suis sûr !
ce sel et ce poivre.
Je prévois donc que toi aussi
tu écriras un vrai roman, un roman honnête.
Il suffit que tu n’aies pas peur ;
ton humilité d’écrire clairement,
à la manière dont te parlent ce sel et ce poivre,
ça te suffira22.
Volponi commence par louer les qualités humaines et littéraires de l’ami, ce à quoi Pasolini répond en reconnaissant la capacité de Volponi à percevoir « ce que pensent ce sel et ce poivre » (les deux amis sont assis à une table, nous est-il dit au début du poème). Aux yeux de Pasolini, l’ami est destiné à devenir l’auteur d’un « roman honnête » car il sait écouter même de simples éléments naturels tels que « le sel » et « le poivre », en dépit de leur contenant artificiel (« les faux cristaux23 ») ; il suffira que son écriture soit aussi humble et claire que la voix de la nature. Doublement image, à la fois d’une conversation réelle et au sens de Compagnon, cette citation a une valeur capitale dans l’économie de l’œuvre volponienne, car elle témoigne de l’adoubement de Volponi en tant qu’auteur.
Une autre citation pasolinienne figure dans Il cavallo di Atene [Le cheval d’Athènes], un long poème appartenant au dernier recueil, Nel silenzio campale [Dans le silence suivant la bataille]. Citation d’autant plus manifeste que l’« énonciation répétante » affleure dans le texte, en nous donnant également la référence bibliographique :
Je suis communiste par esprit de conservation.
Je le répète souvent à moi-même,
ce vers d’une poésie de Pasolini du début des années 196024 […]
Placé en incipit, en position prééminente, donc, ce vers n’a pourtant pas de domicile dans l’œuvre pasolinienne25 : en écartant toute volonté de parodie, on attribuera cela à une défaillance mémorielle. Il n’en reste pas moins qu’ici il est question de paternité politique. En effet, dans les vers suivants, Volponi parle des années 1960 en ces termes :
[…] une saison
de doutes et de recherche, de désir anxieux de compréhension,
d’idéologie vive et implacable,
de passion turgide et rebelle26
En employant les termes « passion » et « idéologie », Volponi fait allusion au célèbre recueil d’essais pasolinien Passione e ideologia, publié en 1960. Cette allusion se double d’une autre : dans une lettre destinée à l’ami, Volponi avait déjà reconnu l’importance de ce livre non seulement pour lui, mais aussi pour l’histoire des idées27. Contenant en somme une citation-image, une allusion et une sorte d’autoallusion, ces vers pourraient figurer dans un manuel consacré aux modalités citationnelles de la poésie de l’après-guerre.
Chez Volponi, on trouve également l’autocitation. En 1978, l’auteur publie La Planète irritable. Au croisement entre la fable allégorique, le roman post-apocalyptique et la petite œuvre morale léopardienne, La Planète irritable est l’histoire d’un voyage de refondation du monde qui se déroule dans un avenir assez proche. Les quatre protagonistes de cet itinéraire post-apocalyptique, dont l’hypotexte est le voyage infernal dantesque, sont pour le moins atypiques : un babouin, un éléphant, une oie et un nain, dernier vestige humain. Constellé de citations allant de Dante à Shakespeare, de Leopardi à Baudelaire en passant par Édith Piaf et la chanson napolitaine, La Planète irritable nous livre une autocitation proleptique. En effet, sur la fin de leur voyage, afin d’échapper à une « pluie de sable28 » et à d’autres phénomènes météorologiques étranges, les quatre personnages font une halte dans la cavité d’un arbre. Après avoir entonné un couplet modifié d’une chanson italienne des années 1960 très célèbre, le nain se fait réprimander par l’éléphant qui estime que le besoin de chanter du camarade, tout en étant « physique29 », relève d’une condition humaine dont le nain n’a toujours pas su se débarrasser. Vexé, ce dernier proteste et éprouve le désir de mesurer sa bestialité : « Le nain éprouva sa force en arrachant une branche de chêne et en la lançant plus loin qu’à mi-distance du lac, vers lequel la végétation déclinait30 ». Mais le texte original connote davantage le geste du nain : dans le texte original, Volponi nous dit qu’il la lance « come un giavellotto31 » [comme un javelot], syntagme d’autant plus intéressant si l’on pense que trois ans plus tard Volponi publia un roman intitulé Le Lanceur de javelot, et que ce titre traduit le mot grec acontistès, qui signifie aussi « lanceur de dards, lanceur de regards, lanceur de désirs…, lanceur de soi-même32 ». Or, cela éclaire l’affinité existant entre la volonté du nain de se reconnaître comme animal et la quête de soi de Damiano Possanza, le jeune protagoniste du roman suivant. D’ailleurs les dates de publication sont si proches que l’on peut supposer une rédaction concomitante, ou tout au moins une constante thématique.
Icône du comment : deux épigraphes volponiennes
Dans l’univers citationnel volponien figure aussi « la citation par excellence, la quintessence de la citation33 » : l’épigraphe. Attardons-nous sur deux d’entre elles : la première accueille le lecteur à l’orée de L’antica moneta en lui offrant le distique de Martial Sur Névia ; la deuxième, constituée de cinq vers extraits des Géorgiques de Virgile, ouvre la section « Gli Dei compagni » [Les dieux camarades] de Le porte dell’Appennino [Les portes des Apennins] :
Scripsi, rescripsit nil Naevia, non dabit ergo; |
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J’ai écrit à Névia : mais elle n’a pas répondu : je |
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Sed puto quod scripsi legerat: ergo dabit. |
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ne l’aurai donc pas. Mais, je pense, ce que j’ai écrit, |
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elle l’a lu : donc j’aurai la belle34. |
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Felix, qui potuit rerum cognoscere causas |
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Heureux qui a pu connaître les principes des choses, |
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Atque metus omnis et inexorabile fatum |
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qui a foulé aux pieds toutes les craintes, |
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Subiecit pedibus strepitumque Acherontis [avari. |
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l’inexorable destin et tout le bruit fait autour de |
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Fortunatus et ille, deos qui novit agrestis, |
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l’insatiable Achéron ! Bienheureux aussi celui qui |
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Panaque Silvanumque senem Nymphasque |
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connaît les dieux champêtres, et Pan, et le vieux |
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[sorores. |
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Silvain et les Nymphes sœurs35 ! |
Manifestation du topos de l’amour aveugle et dément que Martial raille dans plusieurs textes36, cet épigramme constitue l’un des volets du cycle de « Rufus et Névia », c’est-à-dire celui de l’amant « pathétique et démodé37 » épris d’une fille qui ne partage pas le même sentiment. Les vers virgiliens, quant à eux, célèbrent d’une part le sage, Lucrèce, qui put connaître les lois de l’univers entier en foulant aux pieds les faiblesses humaines, et notamment la peur38 de sa finitude ; d’autre part, Virgile célèbre l’humilité du paysan « bienheureux », qui se contente de vivre en phase « avec la nature et ses rythmes, sans aucune exigence de compréhension ni encore moins de domination sur la nature39 ».
Au premier abord, ces deux citations n’ont guère d’éléments en commun, si ce n’est leur provenance latine. Cependant, le motif de la dementia, de la démence, sert de pont entre elles. En effet, ce dérèglement de la raison définit la quête de l’amant fou par antonomase, le poète Orphée, qui contrevient d’abord aux préceptes de Proserpine en se tournant pour regarder son Euridice bien-aimée, et ensuite à ceux de la nature et de la société en optant pour une vie isolée40. Mais la démence d’Orphée, dont le voyage infernal est évoqué dans l’« insatiable Achéron », s’apparente à celle de l’« heureux » écrivain du De rerum natura ; sa quête du bonheur épicurien par l’appréhension du sens de l’univers relève d’un acte de « superbe de la raison41 », car, aux yeux de Virgile, nul ne peut pénétrer le sens ultime de la vie. D’où la préférence qu’il accorde au bonheur humble de l’agricola.
La démence est également la clé pour comprendre le lien métapoétique unissant les deux épigraphes volponiennes. En effet, lorsque Martial s’attache à définir la finalité de ses épigrammes, il affirme qu’ils ont pour objet la vie quotidienne, sa page ayant le « goût de l’homme » (« sapit […] hominem ») ; sa poésie s’oppose donc à l’hermétisme des poètes alexandrins tels que Callimaque, qu’on ne peut lire, dit Martial, que si l’on refuse de connaître ses propres us et coutumes et soi-même42. Or, si l’on considère que la poésie hermétique italienne dont s’inspira le jeune Volponi hérite son appellation de l’hermétisme alexandrin, on peut saisir le dessein qui sous-tend l’acte citationnel volponien : celui-ci est moins le résultat d’un je narcissique43 qu’une abjuration44 d’une manière poétique, Volponi déclarant ici son passage du lyrisme des deux premiers recueils au réalisme du troisième.
En définitive, les deux épigraphes volponiennes ne sont pas des simples icônes permettant « une entrée privilégiée dans l’énonciation45 ». Elles appartiennent plus précisément à ce que Bacchereti appelle la sous-catégorie des icônes du comment, dont le rôle est de « révél(er) des intentions d’auteur46 ».
La citation comme « sommation à comparaître47 »
Quoique parfois excentrique, l’« énonciation répétante » volponienne est tout de même bien ancrée dans son temps. Cependant, se limiter à ce constat signifierait en oublier un caractère fondamental : sa valeur politique.
Grand partisan de l’industrie, ce qui n’était pas monnaie courante chez les intellectuels, Volponi découvrit tard les dérives de l’ordre néocapitaliste, coupable, à ses yeux, de se l’être appropriée au détriment de l’intérêt collectif48. Compte-rendu de ce désenchantement, le poème Canzonetta con rime e rimorsi [Chansonnette avec rimes et remords] de 1966 arbore une citation de Spinoza49 qu’en réalité Volponi reprend dans la version légèrement modifiée d’Hegel :
« Toute détermination est une négation50 »
tu répétas un matin en regardant
au-delà de la fenêtre immobile de l’école :
[…]
« Négation » car hors et dans ta chambre
toute substance est une totalité infinie :
y compris ce désert sidéral
de la page de ton cahier
ou le désert acide du tableau ;
y compris ton gland,
coloré pour une raison à lui connue,
avec sa grosse tête qui s’impose et s’oppose,
au goût de laiton51.
Contrairement à Descartes, qui croyait que l’âme et le corps provenaient de deux substances différentes créées par Dieu, Spinoza postule que ces deux substances ne sont en réalité que deux attributs de Dieu, sans lequel « rien ne peut être, ni être conçu52 ». Totalité infinie, Dieu ne peut être déterminé car « toute détermination est une négation ». Volponi reprend cette idée de totalité (« hors et dans ta chambre / toute substance est une totalité infinie ») qui comprend également l’homme, composé de l’âme, que l’école devrait affiner, et du corps (le « gland »). Cependant, Volponi dénonce la mutation survenue dans cette totalité :
Le potager et la poésie, l’usine et la campagne
la ville et les voyages, la maison et les rencontres,
l’anxiété et la cure, la langue et la parole,
la bite et la chatte, les pensées et la mort et…
la mort, à son tour, parente plus proche et enjôleuse
de Vénus davantage mi-nue et d’Œdipe,
mon p’tit, tout cela appartient maintenant au capital
et tout le monde naît, travaille, chante et meurt
le long de la chaîne de la peine
pour grandir et se souder
dans le capital du capital53.
La totalité n’est pas régie par Dieu, mais par la nouvelle « norme de la divinité54 », c’est-à-dire l’argent, le capital qui s’en est approprié : « tout cela appartient maintenant au capital » écrit Volponi.
Soucieux d’étayer son réquisitoire, le poète fait appel au canon littéraire. En effet, dans La Planète irritable, lorsque l’éléphant s’adresse à « deux petites poignées d’or55 » retrouvées dans les décombres d’un édifice à mi-chemin entre une usine et une école, il profère les paroles suivantes :
Ô pierre de touche des cœurs ! Tiens pour rebelle l’humanité, ton esclave, et plonge-la de toute ta puissance dans le chaos de ses discordes – il eut une pause et se fit grave en chacun de ses replis et chacune des besaces de sa peau tremblotante – afin que les bêtes fauves puissent régner sur le monde56 !
Sans doute fourvoyé par l’incise décrivant la posture oratoire du pachyderme, Francesco Muzzioli a vu dans cet éloge de l’or « l’imitation stylistique de l’allocution rhétorique57 ». En réalité, il s’agit d’une citation que Volponi a puisée dans la pièce shakespearienne La Vie de Timon d’Athènes, c’est-à-dire l’histoire du noble Timon, un misanthrope qui s’isole de la société jusqu’à se donner la mort car il estime qu’elle n’adore qu’une seule divinité, l’or.
Et puisque toute divinité, tout empire a sa propre langue58, le capital s’en est donné une : « Contre toi / tout parle la langue de l’ordre59 », écrit Volponi dans le même poème, en rejoignant les réflexions de Pasolini sur la neolingua et le génocide culturel60. Volponi en dénonce les mécanismes au tribunal de sa page. Dès lors, il explore d’autres territoires de la géographie citationnelle, comme par exemple la stylisation et la parodie, deux termes que nous employons dans une acception bien précise, celle de Bakhtine, qui a inscrit ces deux typologies de représentation du discours dans la même case, celle destinée au discours représenté dysphonique passif ; mais tandis que le discours stylisant est convergent par rapport à l’hypotexte, la parodie, elle, en diverge61.
Styliser « la langue de l’ordre »
Pour ce qui est de la stylisation, le poème le plus pertinent est sans aucun doute Il pomeriggio di un dirigente [L’après-midi d’un dirigeant] de Con testo a fronte [(Con) Texte en regard].
Nevicava |
|
Il neigeait |
per nevicare ancora. |
|
et il allait continuer à neiger. |
Così scrisse di un pomeriggio |
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Ainsi écrivit |
che egli era vespero intero |
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un dirigeant-poète |
un dirigente poeta, come |
|
un après-midi où il était vêpre entier |
adesso per me: |
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comme c’est le cas à présent pour moi : |
che nevica tutt’ora |
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il neige toujours |
sempre con l’aria |
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et toujours en ayant l’air |
di smettere presto. |
|
de cesser bientôt. |
It was snowing |
|
It was snowing |
and it was going to snow, |
|
and it was going to snow, |
provo a ripetere lentamente |
|
j’essaie de répéter lentement |
cercando con ogni suono |
|
en cherchant par n’importe quel son |
di dare un motivo alla neve |
|
à donner un motif à la neige |
per scendere più celermente. |
|
pour qu’elle descende plus rapidement. |
|
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The black-bird non viene |
|
The black-bird ne se pose pas |
sopra un albero esistente |
|
sur un arbre existant |
al posto di quel cedro lembo; |
|
à la place de cette branche de cèdre ; |
becca tra la mia mente |
|
il picore dans mon esprit |
e scacazza nel mio grembo. |
|
et il chie dans mon ventre. |
Io sto imitando |
|
Moi, j’imite |
e per questo non mento; |
|
et donc je ne mens pas ; |
finta è la mia neve |
|
ma neige est fausse |
quale la mia pianta, |
|
tout comme mon arbre, |
vero |
|
vrai |
l’uccello nero |
|
l’oiseau noir |
che non s’incanta. |
|
qui ne s’enraye pas. |
|
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In questa falsa cultura |
|
Dans cette fausse culture |
del perenne vespero |
|
du vêpre pérenne, |
che come vera millanta |
|
qui vante et parjure |
e spergiura, impone: |
|
que c’est du vrai, qui impose : |
the black-bird è il nome |
|
the black-bird est le nom |
di un presidente |
|
d’un président |
seated |
|
seated |
non in the cedar-limbs |
|
non pas in the cedar-limbs |
ma |
|
mais |
in the branch-veins |
|
in the branch-veins |
cattedra e nembo. |
|
chaire et nimbus62. |
Ce poème est en réalité la réécriture d’un poème du poète américain Wallace Stevens, dont le titre est Treize façons de regarder un merle63. Dans la totalité capitaliste, nous dit Volponi, il règne un « vêpre pérenne » dans lequel il neige sans cesse. Le poème s’ouvre sur la traduction en italien de deux vers de l’hypotexte stevensien : « Il neigeait / et il allait continuer à neiger ». L’« énonciation répétante » se manifeste également un peu plus loin, lorsque le poète nous dit qu’il essaie de répéter « lentement » les deux vers originaux, qu’il reproduit aux vers 10 et 11. L’hypotexte apparaît par syntagmes, par ailleurs bien inscrits dans la syntaxe italienne, en d’autres lieux du poème : « The black-bird » (v. 16 et 32) et « in the cedar-limbs » (35) ; en revanche, « seated » (v. 34) et « in the branch veins » (v. 37) sont des créations volponiennes stylisant Stevens.
Ce jeu volponien entre création directe et stylisation rend compte d’une falsification en cours ; dans l’ordre néocapitaliste le rapport entre vrai et faux est bouleversé, à tel point que « ma neige est fausse / tout comme mon arbre », et que le black-bird, c’est-à-dire le merle « ne se pose pas / sur un arbre existant / à la place de cette branche de cèdre ». D’ailleurs, le merle lui-même n’en est pas vraiment un, car la « fausse culture » au pouvoir « impose » une mutation linguistique : désormais, le merle « est le nom / d’un président » assis non pas sur les branches d’un cèdre, mais sur un filon d’or ramifié. Désormais, cet oiseau humain « mécanisme, qui ne s’enraye pas » est « vrai » alors que les vrais animaux ne sont plus que des simulacres du pouvoir64. Déjà présent dans le poème de Stevens65, ce renversement total touche aussi la création artistique, ce qui amène Volponi à brandir sa stylisation comme gage de vérité : « Moi, j’imite / et donc je ne mens pas ».
Parodier « la langue de l’ordre »
Si dans Il pomeriggio di un dirigente Volponi unit sa voix à celle de Stevens pour accuser l’ordre néocapitaliste, il opte ailleurs pour la parodie. Dans La Planète irritable, par exemple, on trouve la parodie caustique des avatars du régime, et d’abord du juge qui doit décider du sort du seul être humain positif, un jeune technicien capable d’imiter le chant des oiseaux :
Lors du procès, un juge fort érudit avait rappelé qu’au cours de l’ère précédente, en des temps manifestement peu civilisés, l’on crevait les yeux des oiseaux pour empêcher ceux-ci de chanter ; mais il s’était ravisé par la suite en disant que peut-être les moineaux n’étaient pas des oiseaux et qu’on les aveuglait afin qu’ils chantassent plutôt que pour les en empêcher66.
Érudition (le juge est « fort érudit ») et pique moraliste (ces « temps manifestement peu civilisés ») connotent le discours de ce cuistre à l’esprit étriqué qui change de version au sujet du chant des oiseaux, en alléguant la non-appartenance des moineaux à la catégorie des volatiles, ce qui renvoie à la relation vrai/faux évoquée précédemment67.
Comme si le nom qu’elle porte n’était pas assez parlant, le langage de l’oie Plan Calcule est à son tour une parodie. Ayant été envoyée « inspecter » un lieu, l’oie revient et annonce au babouin une nouvelle invasion après celle des rats : « Elle essaya aussi d’expliquer que cette fois la horde était, primo, plus haute en épaisseur, mais, secundo, de moindre longueur et, tertio, de couleur blanche ». Faite d’une phrase trop longue, étant donné la simplicité des informations, et de latinismes, l’explication tentée par l’oie parodie le langage ampoulé de l’administration et des technocrates.
Dans un autre cas, comme l’a bien souligné Muzzioli, « la voix du narrateur s’amplifie et se déforme, de manière parodique, pour imiter le ton vantard et le lexique de la gloriole contemporaine68 ». C’est au moment où, devant sauter une crevasse, l’éléphant tombe et atterrit sur « une masse moelleuse69 » :
C’était le grand fauteuil de cuir et à roulettes expressément conçu pour le directeur général des Fabriques Européennes Réunies par l’éminent designer Frantz Karl von… ezzédéra, ezzédéra… pourvu que ce fût toujours la pipe au bec et la mèche rebelle… en lavallière et chemise d’anar… compas d’or, prix Nobel pour la production et la synthèse des arts de la décennie 1985-1995, maître designer de la Biennale de Venise (nouveau statut présidentiel 1986), stipendié à vie, au même titre que les autres maîtres en programmation, mise en scène, méridionalisme mondial, sociologie, statistique, dissidence, diagrammes, consensus, documentaires, cash-flow, taux d’escompte, management et video tape70.
La parodie en question sert aussi à déclencher une attaque virulente contre les intellectuels et les artistes, bref, les experts de tout bord qui ont conclu un pacte faustien avec cette émanation du pouvoir qu’est l’industrie culturelle. Habillés en simulacres anticonformistes, ils lui ont vendu leur âme contre une rémunération à vie.
Mais le mécanisme parodique travaille à plein régime dans un autre poème de Con testo a fronte [(Con) Texte en regard], dans lequel Volponi reporte une lettre en vers du naturaliste et écrivain italien du xvie siècle Lucio Felici, passant en revue de nombreux types d’oiseaux et leur comportement. Mais puisque « la parole d’autrui comprise dans un contexte, si exactement transmise soit-elle, subit toujours certaines modifications de sens71 », les deux derniers vers du texte de Felici acquièrent une tout autre lumière dans la page volponienne. En effet, une fois terminée la liste des oiseaux, Felici conclut ainsi : « Et s’il y a encore quelque chose d’intéressant / que j’estime que vous n’avez pas vu72… ». Or, en connaissant le sort que le nouvel ordre néocapitaliste a réservé aux animaux, on peut supposer que derrière ce « vous », bien que de politesse, car Felici s’adresse au seul destinataire de la lettre, il y a les contemporains de Volponi, ignares de ce qu’est un oiseau réel73.
Ce crescendo accusatoire atteint son apogée dans un autre texte fondamental du même recueil : La deviazione operaia74 (La déviation ouvrière). Dans cette « poésie vraie sur le “calvaire” ouvrier75 », Volponi emploie « le langage de l’organisation technique du travail76 » qu’il a puisé, comme l’a démontré Gian Luca Picconi, dans un essai du psychanalyste Cesare Musatti : Studio sui tempi di cottimo in un’azienda metalmeccanica77 [Étude sur la cadence du travail à la pièce dans une entreprise métallurgique]. Selon Picconi, la lecture de quelques pages de cet essai permet de « remarquer que les variables et une partie du matériel lexical employé par Volponi dans son petit poème sont tirées de ce texte, malgré quelques variations78 ». En effet, il suffit de mettre en regard quelques extraits des deux textes pour s’en rendre compte79 :
Studio sui tempi di cottimo in un’azienda metalmeccanica |
|
La deviazione operaia |
« Majoration, ou génériquement correction, de ces temps minimaux, que l’on obtient en les multipliant par un coefficient K, fonction de la déviation (d), qui est à entendre comme le rapport entre le temps moyen – c’est-à-dire la moyenne arithmétique de tous les (n) temps relevés (TM) – et le temps minimal (Tm) » |
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« d est déviation, en italique » (v. 1) ; |
« En divisant 1 h par le temps par pièce on obtient la production horaire de pièces » |
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« La productivité est mesurée / sur la base de la production horaire de pièces » (v. 14-15) |
Le coefficient K est le « coefficient de correction du temps minimal » |
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« K, correction du temps minimal » (v. 2) |
Si jusqu’à présent l’opération volponienne relève d’une stylisation d’un « genre intercalaire80 », en l’occurrence d’un traité de psychologie du travail, elle se transforme en parodie, en contre-chant de la « parole des pères81 », qui exige par ailleurs une « écriture spéciale82 », lorsque le poète en démontre les conséquences sur le langage « de ceux qui doivent en subir les sens et les indications83 », c’est-à-dire les ouvriers :
unico sentimento di affezione e simpatia |
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unique sentiment d’affection et de sympathie |
per l’Azienda il lavoro il d meno di uno |
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pour l’Entreprise le travail le d inférieur à un |
per il TM più basso del Tm « a mia » |
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pour le TM plus bas que le Tm « à moi », |
a sua, cioè, personale misura et volumno |
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c’est-à-dire à sa propre mesure et fier volumno |
orgoglioso di produttore e maestria |
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de producteur et maestria |
di operaio fino artigiano scolaro alunno |
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d’ouvrier artisan fin écolier élève |
di bravi e buoni maestri di una triarchia |
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des maîtres bons et gentils d’une triarchie |
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di forte generosa autorità uno |
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d’une autorité forte et généreuse |
ingegnere due chimico tre in sociologia |
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ingénieur un chimiste deux trois ès sociologie |
dottore… (v. 75-84) |
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docteur… |
Au troisième vers, le régionalisme sicilien « a mia » (en italien « mio », « à moi »), qui évoque l’exode rural lié au Miracle économique, est la dernière marque naturelle d’un locuteur qui ressasse la langue de l’ordre. En définitive, La deviazione operaia est ce que Bakhtine appellerait une construction hybride volontaire « concrèt[e] et social[e]84 » ; un hybride qui nous donne un aperçu du totalitarisme de la parole.
La citation entre rêve olivettien et « immortalité sauvage »
Affublée d’une fonction profanatrice85, la citation volponienne ne s’en contente pas. Le désir volponien de démystifier la parole sacrée de l’ordre industriel a dû d’abord passer par un échec, celui du rêve olivettien. Adriano Olivetti dirigea l’entreprise familiale jusqu’à sa mort prématurée en 1960. Capable de réunir esprit de géométrie et esprit de finesse, Olivetti s’entoura de collaborateurs pour le moins atypiques : poètes, sociologues, psychologues, anthropologues, designers, etc. Persuadé que l’industrie devait être liée aux territoires sur lesquels elle était installée, il donna le la à de nombreuses activités pour que ses usines soient un facteur de développement territorial et culturel. Il rêvait d’un jour où la société (la « communauté86 » disait-il) posséderait la production industrielle pour qu’elle soit toujours en phase avec les besoins collectifs. Un projet audacieux partagé par Volponi, pour qui la planification, un mot-clé de la pensée olivettienne, deviendra une constante philosophique et politique.
Cette petite parenthèse permet de mieux comprendre l’épigraphe virgilienne dont il était question dans la première partie de mon intervention. Éloge de la vie paysanne en harmonie avec les cycles naturels, les Georgiques constituent aussi le pan littéraire d’un projet politique, car Virgile « tient surtout […] à évoquer la vie agricole pour la faire aimer et désirer, pour lui redonner un lustre perdu87 », en s’inscrivant ainsi dans la propagande politique d’Auguste. Or, dans la section introduite par l’épigraphe virgilienne figure un poème intitulé L’Appennino contadino [Les Apennins paysans] qui est à son tour un long itinéraire à travers le calendrier paysan. Cependant, si l’opération virgilienne est de nature conservatrice, celle de Volponi est progressive88 : la condition des paysans, dit-il, est à plaindre et elle nécessite une solution qui sache concilier leur culture ancestrale avec la modernité industrielle. En définitive, il faut planifier un « ordre différent89 » que Volponi voit dans le rêve olivettien90. Toutefois la mort prématurée d’Adriano Olivetti sonna le tocsin de son projet, en emportant avec elle l’épigraphe virgilienne qui de fait disparaît des éditions postérieures du recueil.
La poésie lyrique prise au jeu du capital
Malgré cet échec, il n’est pas question pour Volponi de se retrancher dans la posture solipsiste propre à la poésie lyrique, comme le prouvent ces deux citations baudelairiennes proférées par le nain de La Planète irritable :
Et les Pléiades, allez savoir dans quelle poubelle elles ont fini… La solitude… si je voulais parler la belle langue de mon siècle… Aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? Il déclamait […] le texte français que lui avait appris la danseuse unijambiste, surnommée « la foreuse » ou « le clou » par ses assistants mauvaises langues91.
Les deux citations alignées renversent de fait le message original. Alors que Baudelaire rêve d’être seul pour s’abriter de cette « rac[e] jacassièr[e] » qu’est l’homme et accéder ainsi à « une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience92 », le nain, lui, sait que son salut dépend de celui de ses camarades. De même, Volponi sait-il que le salut du poète dépend de celui des autres, auquel il doit par ailleurs contribuer. Une conviction qui est du reste confirmée par une autre citation. Dans les pages conclusives de La Planète irritable, alors que la guerre entre les quatre protagonistes et les troupes du gouverneur Fric touche à sa fin, Volponi met dans la bouche d’un des hommes du gouverneur les paroles suivantes :
« Ah ! la beauté des plantes et celle des jardins ! La magie de l’heure matinale propice aux exploits ! La royale couronne de cette pluie, l’air odoriférant, tendre à l’instar… », déclamait l’officier en second en s’approchant du Gow qui n’arrêtait pas de tirer. « Ahí están los jardines, los templos » affirma-t-il songeur, mais avec un sourire93.
Chantre de la beauté naturelle lorsqu’elle est propice à cet « étron thésaurisé d’une circulation forcée94 » qu’est l’homme, le « second officier » du gouverneur (le « Gow ») se dirige vers son chef et cite l’incipit du poème de 1969 El guardiàn de los libros (Le Gardien des livres) de Jorge Luis Borges95. Dans ce poème, un alter ego de Borges poursuit le travail commencé par son père : protéger les livres des hordes des « tartares » venus du nord qui ont mis la ville à feu et à sang. Il protège l’harmonie du monde (« El concierto del orbe », v. 12) de la furie capitaliste. Mais pour Volponi, tant que la poésie reste enfermée dans une tour, elle est de facto inoffensive, un autre produit culturel consommable que n’importe quel sbire peut prononcer « songeur ». Et pour peu que ce sbire ait ne serait-ce qu’un brin de conscience de cette innocuité, il peut même accompagner sa récitation d’un « sourire96 ».
La poésie comme mémoire de la tradition et de la nature
Cependant, cela ne veut pas dire que la poésie doit être absolument moderne. En effet, une poésie d’avant-garde n’est pour Volponi qu’« un exercice, un laboratoire97 », car balayer la tradition signifie amputer la poésie, et c’est d’ailleurs une danseuse « unijambiste » qui a transmis les vers baudelairiens au nain.
Roboam, l’éléphant de La Planète irritable, symbolise parfaitement la place que Volponi réserve à la tradition et par conséquent à sa transmission à travers la citation :
Roboam savait par cœur et en entier La Divine Comédie de Dante, à laquelle il vouait une telle dévotion que jamais il n’aurait consenti à en tirer profit pour faire carrière dans le cirque. Mais quel numéro plus que mondial c’eût été ! Ce fleuve de poésie n’en continuait pas moins de le traverser intérieurement, aussi bien au travail que dans la cage. Il se mit donc à réciter :
E come in fiamma favilla si vede,
e come in voce voce si discerne,
quand'una è ferma e altra va e riede,
vid'io in essa luce altre lucerne
muoversi in giro
Comme en la flamme on perçoit l’étincelle,
Comme une voix d’une voix l’on discerne,
Quand l’une est fixe et l’autre vient et va,
Je vis d’autres lueurs en la lumière
Alentour se mouvoir…]
(« Le Paradis », chant VIII. Pour cette citation et les suivantes, version du traducteur.)
« Qu’avait été pour lui “Le Paradis” au-delà de la confirmation joyeuse de la capacité d’apprendre ? »
Si elle ne veut pas être désamorcée, la citation ne peut pas se borner au divertissement, mais tel un fleuve, elle doit traverser intérieurement l’être humain, en l’accompagnant « au travail » et même « dans la cage », c’est-à-dire dans la vie.
Aux paroles de l’éléphant font écho celles de Volponi en personne :
Si seulement je parvenais à faire une poésie épique avec de nombreux sujets, de nombreuses voix, en faisant tomber beaucoup de cieux. À présent, ceci est mon effort. Sinon épique, que la poésie soit au moins exhortative, telle une cantilène, que l’on peut réciter ensemble. Et non seulement pour condamner ou dénoncer quelque chose, mais surtout pour une proposition commune, pour avancer ensemble en travaillant, en déclarant, en dessinant.
La mémoire poétique doit être partagée, comme une rengaine, pour que l’humanité puisse aller de l’avant. Il faut que la poésie contribue à formuler « une proposition commune ». Cependant, la mémoire poétique ne peut obtenir cette place d’honneur qu’à une condition :
J’ai une mémoire de fer, reprit Roboam en pavillonnant après une nouvelle pause, je me souviens même des temps d’avant le grand effondrement et d’avant la grande famine ; mais je n’éprouve aucune nostalgie. Pense si tu veux et sers-toi du passé, mais ne te laisse pas prendre à ses liens.
Doué d’une mémoire… d’éléphant, Roboam tient à admonester le nain : la mémoire poétique ne peut en aucun cas être nostalgie du passé. Les paroles de Roboam vont bien au-delà du simple conseil, elles sous-entendent une idée clé de la pensée volponienne. En effet, l’éléphant invite le nain à abandonner l’anthropocentrisme dont la nostalgie du passé fait partie. À la veille de la bataille finale, Roboam ajoute ceci :
Aucun animal ne se répète : au contraire, chacun est toujours nouveau, car il sait qu’avec le moindre de ses gestes et de concert avec les autres animaux il va vers sa finalité. Et cette finalité, c’est la vie.
Il invite donc le nain à être « un des leurs », ce qui explique l’épigraphe léopardienne qui ouvre La Planète irritable : « Immortalité sauvage », icône du comment, certes, mais surtout philosophie de vie, dans laquelle le poète idéal est celui qui sait imiter à la fois Dante et le chant des oiseaux.
En définitive, l’acte citationnel volponien est à la fois un facteur d’ordre et de désordre. D’ordre, car il porte le flambeau de la grande tradition littéraire ; de désordre, car Volponi s’en sert pour sommer le (dés)ordre capitaliste de comparaître devant le tribunal de sa page. Un double rôle qui constitue par ailleurs le premier palier que la création littéraire doit atteindre pour mieux servir le projet palingénésique de l’auteur.