Introduction
Ma vieni omai con li occhi sì com’ io
andrò parlando, e nota i gran patrici
di questo imperio giustissimo e pio.
Quei due che seggon là sù più felici
per esser propinquissimi ad Agusta,
son d’esta rosa quasi due radici (Par. XXXII, 115-120)1
Juste avant de s’adresser directement à la Vierge Marie pour que Dante puisse enfin d’accéder à la vision de Dieu, Bernard invite son protégé à parcourir une dernière fois du regard les plus hauts gradins de la Rose des élus. Sans que rien n’ait pu le laisser prévoir, c’est à ce moment-là que plusieurs termes spécifiques de la Rome impériale font leur apparition, sous forme de latinismes (avec réduction de la diphtongue pour Agusta) qui ne figurent nulle part ailleurs dans le poème sacré (ce sont tous des hapax), comme si l’auteur voulait marquer cet instant solennel par une ultime évocation de l’institution politique pour laquelle il s’était tant battu, aucune autre n’étant capable à ses yeux de garantir aux hommes leur félicité sur terre2. « Agusta » indique Marie qui domine ce nouvel empire (« imperio ») en impératrice, et « gran patrici » ceux qui ont l’honneur de l’entourer comme de nobles patriciens ; les deux plus proches d’elle (« propinquissimi ») manifestent une joie supérieure à celle des autres. Bernard précise qu’il s’agit d’Adam à sa gauche (père de tous les hommes et premier de tous les croyants au Christ à venir), et de Pierre à sa droite (père de l’Église et chef des croyants au Christ venu sur terre)3. Étant considérés comme les deux racines de la Rose des élus (v. 120), ces deux patriciens se présentent ici comme les deux plus nobles représentants de l’empire céleste (après l’empereur et l’impératrice) : non par l’ancienneté de leur lignage comme dans la Rome antique (l’un n’ayant pas d’ancêtre et l’autre étant simple pécheur), ni par la perfection absolue de leur vie comme pour la sagesse antique (l’un a commis le péché originel et l’autre a renié trois fois son Seigneur), mais par la grâce d’une élection divine qu’ils ont pleinement accueillie.
Ce passage est souvent resté dans l’ombre de la prière finale et peu d’études ont relevé son importance. Dans le cadre d’un ensemble de contributions sur le thème des institutions revendiquées ou dénigrées, il fallait bien sûr éviter l’écueil d’un sujet trop général et déjà amplement traité comme peut l’être celui de la conception que Dante avait de l’Empire. En effet, la pensée politique de l’auteur de la Monarchia4 a intéressé nombre de chercheurs au cours des siècles, souvent d’ailleurs pour trouver en lui le précurseur d’une pensée qui allait éclater au grand jour à la Renaissance. Par exemple, selon certains, sa lutte contre le courant théocratique de son époque5 aurait anticipé les revendications de la Réforme, et la mise à l’index en 15596 de l’opuscule (imprimé en milieu protestant) en serait la preuve. L’étude la plus complète et novatrice sur ce sujet a été publiée en 2004 par Umberto Carpi7. Avant cette date, une référence importante était constituée par la mise au point que Pier Giorgio Ricci avait établie pour l’article « Impero » de l’Enciclopedia dantesca8, où il mettait en évidence les différentes interprétations contradictoires auxquelles la pensée politique de Dante fut sujette au fil du temps, tout en cherchant à la resituer dans son contexte historique. Ce critique en concluait que la conception dantesque de l’Empire n’avait rien d’une utopie, mais qu’au contraire, il faudrait parler, dans son cas, d’un « réalisme conservateur »9. Selon un point de vue opposé, dans son introduction à la traduction française de la Monarchia10, Claude Lefort reprenait à son compte la célèbre analyse d’Ernst Kantorowicz11 pour qui « le dualisme de Dante est radical » :
Justement frappé par l’extraordinaire audace avec laquelle il forge l’idée d’une béatitude en cette vie et d’un paradis terrestre, et de même l’idée que l’homme entre en possession de son humanitas par le seul exercice des vertus intellectuelles et morales, Kantorowicz voit dans l’ouvrage de Dante la tentative de « construire un secteur entier du monde qui est indépendant, non seulement du pape mais aussi de l’Église, et même virtuellement de la religion chrétienne »12.
Ainsi, contrairement aux défenseurs du thomisme de Dante13, ou même à un Étienne Gilson, qui considérait que le pouvoir politique se présente chez l’auteur de la Monarchia comme une troisième autorité chargée de faire respecter à la fois la vérité des philosophes et celle des théologiens14, Claude Lefort n’hésitait pas à souligner l’étonnante fécondité d’une pensée qui, à ses yeux, contenait déjà en elle les germes de la modernité. Alain de Libera avait une position plus nuancée mais qui laissait entendre elle aussi la possibilité d’un héritage que Dante aurait transmis aux générations futures15.
La critique n’est pas non plus d’accord pour reconnaître qu’il existe une évolution certaine de la pensée politique de Dante entre le Convivio, la Monarchia et La Divina Commedia16 : selon la place spécifique qu’il accorde ou non à la théologie, la philosophie change de fonction, mais en est-il de même pour la politique ? En s’appuyant sur une vaste documentation historique qui lui permet de retracer l’ensemble du parcours intellectuel et politique du poète, Umberto Carpi tranche désormais en faveur d’une Monarchia écrite tardivement et qui constituerait le sommet de sa réflexion17. Nous n’entrerons pas non plus dans ce débat très complexe18, tout du moins pas directement.
Notre objectif reste plus modeste : clarifier le sens de la résurgence en plein ciel d’un titre impérial aussi marqué qu’Agusta, attribué précisément à la Mère de l’Église triomphante. Pour Michelangelo Picone (qui écrit avant que Carpi ne publie l’ensemble des résultats de ses recherches19), c’est une métaphore qui ne peut être uniquement expliquée par la pensée politique de Dante car, à ses yeux, elle s’inspire surtout de deux expériences littéraires fondamentales pour le poète-exilé (celle de la Vita nova et celle d’Ovide) :
Non è stato rilevato con il dovuto vigore il fatto che Dante rappresenta l’Empireo non tanto come la vera Gerusalemme bensì come la Roma celeste: e questo ci confermano espressioni tipo «patrici», «imperio» (e empireo) o «Agusta» (riferito alla Vergine); a spiegare il ricorso ad una tale metafora non basta certo la teoria politica esposta nella Monarchia (come crede Russi, p. 1173-1174). Bisogna coinvolgere due esperienze letterarie: la prima è quella dantesca della Vita Nova (dove il poeta-amante viene alla fine descritto come un «romeo» alla ricerca della sua Veronica), e la seconda è quella di Ovidio poeta dell’esilio, autore dei Tristia (dove l’aspirazione fondamentale del poeta esule è proprio quella di tornare a Roma e di essere perdonato da Augusto)20.
Il ne s’agira pourtant pas pour nous de développer ces références littéraires, ni d’analyser l’autorité de la Reine du ciel en tant que telle21, mais de chercher à reconstituer une vision d’ensemble, à rebours – comme Charles S. Singleton l’avait préconisé dans un article célèbre, « The vistas in retrospect »22 –, en décelant, au long du parcours, les indices précurseurs de cette corrélation finale entre la présence de Marie et celle de l’institution impériale, et en précisant à chaque fois leur signification. Quel rôle a-t-elle joué dans les scènes où son apparition semble liée à celle de l’Empire ? Ce lien sert-il uniquement à magnifier l’importance de l’une et de l’autre, ou bien à en modifier le sens et la portée ?
La tradition liturgique pouvait considérer Marie comme une reine ou une impératrice depuis les premiers siècles du christianisme23, et Dante reprend le même terme Augusto pour désigner à la fois l’empereur Auguste (appelé « buon Augusto » par Virgile24), et son successeur médiéval Frédéric II25 (tandis que Henri VII sera appelé « alma […] agosta » par Béatrice26). Dieu lui-même sera qualifié non seulement de « Sire », mais aussi d’« Imperador », dont l’empire s’étend sur l’univers entier mais qui règne en particulier sur le paradis (comme l’Empereur de l’époque ne règne à proprement parler que sur une partie de son empire terrestre)27, tandis que les saints sont d’abord appelé « conti », Pierre et Jacques des « baroni », avant de devenir « gran patrici ». Cette évolution-transposition lexicale entre la dévotion mariale, les cours féodales, l’empire et le royaume céleste tel qu’il est décrit au long du récit pourrait faire l’objet d’une étude spécifique pour déterminer l’influence du contexte liturgique, historique et littéraire sur les termes choisis par Dante. Nous avons préféré nous situer d’abord sur un plan structurel et porter notre attention sur les trois épisodes (ou séries d’épisodes) les plus significatifs qui mettent à la fois en présence la figure mariale et celle de l’Empire dans des fonctions complémentaires, avant l’étape finale. Le premier permet au protagoniste d’accéder sans encombre à la porte du purgatoire (probablement grâce à l’aide conjointe du symbole de l’Empire et de la Reine du ciel), les deux suivants concernent les exemples d’humilité et de sollicitude offerts sur la première et la quatrième corniche (Marie revêt alors une fonction morale comme la figure de l’empereur qui lui fait suite), et le dernier a lieu au ciel de Jupiter (où la présence de Marie pourrait être décelée dans l’une des phases d’apparition de l’aigle impériale).
Sur les ailes d’un aigle
À la fin de la scène qui s’est déroulée dans la vallée des princes (Purg. VIII)28, durant laquelle sont intervenus deux anges issus du « grembo di Maria » avec une épée dont le tranchant et la pointe étaient émoussées (selon les deux attributs de Dieu, la justice tempérée par la miséricorde, dont le second est considéré comme une prérogative de la Vierge Marie29), le protagoniste s’est endormi. Dans son sommeil, il a l’impression de voir un aigle tournoyer au-dessus de lui et se précipiter comme un éclair pour l’enlever jusqu’à la sphère du feu. C’est la chaleur intense qui finit par interrompre son rêve :
In sogno mi parea veder sospesa
un’aguglia nel ciel con penne d’oro,
con l’ali aperte e a calare intesa […].
Poi mi parea che, poi rotata un poco,
terribil come folgor discendesse,
e me rapisse suso infino al foco.
Ivi parea che ella e io ardesse;
e sì lo ’ncendio imaginato cosse,
che convenne che ’l sonno si rompesse (Purg. IX, 19-21 ; 28-33)30.
Enseigne romaine devenue symbole de l’Empire – qui figure dans les Épîtres V et VI où est annoncée la « descente » imminente de Henri VII en Italie31, et au ciel de Jupiter pour que puisse s’exprimer directement la justice divine – ou image biblique de la grâce qui vient en aide au pécheur32, l’aigle a effrayé Dante, qui se crut enlevé par Zeus comme Ganymède33. Ce mythe avait depuis longtemps pris un sens mystique dans la tradition chrétienne, qui y voyait l’âme humaine emportée par Dieu pour participer au banquet céleste : le narrateur spécifie ainsi qu’il s’agit aussi pour lui d’une « élection » divine. Virgile le rassure, en lui expliquant ce qui s’est réellement passé pendant qu’il dormait : c’est Lucie qui est venue jusqu’à eux dans la vallée des princes et a dit qu’elle souhaitait l’aider pendant qu’il dormait :
Dianzi, ne l’alba che procede al giorno,
quando l’anima tua dentro dormia,
sovra li fiori ond’ è là giù addorno
venne una donna, e disse: «I’ son Lucia;
lasciatemi pigliar costui che dorme;
sì l’agevolerò per la sua via» (Purg. IX, 52-57)34.
Ensuite elle l’a emporté encore endormi jusqu’à la hauteur de la porte du purgatoire, en montrant de ses beaux yeux à Virgile la direction à suivre :
Qui ti posò, ma pria mi dimostraro
li occhi suoi belli quella intrata aperta;
poi ella e ’l sonno ad una se n’andaro (Purg. IX, 61-63)35.
Lucie est ici le symbole de la grâce illuminante (ou illuminatrice), mais elle n’a certainement pas pu intervenir sans que la reine ne le lui demande : c’est en quelque sorte l’action opérante de la foi qui vient en aide à la raison (Virgile) en éclairant son chemin vers le salut36.
Cet épisode aux références multiples peut être interprété à différents niveaux, mettant en lumière la richesse de la pensée de Dante. Comme le souligne Erich Auerbach37, l’aigle peut même représenter, parmi d’autres interprétations, une figura Christi. Certes, la description du vol trouve surtout son sens dans le raptus, l’enlèvement jusqu’à la sphère du feu et l’embrasement final, qui constitue une annonce du futur parcours de Dante au paradis, de son élection. Mais en marge de cette lecture mystique (renforcée par le symbolisme du sommeil), il est difficile de passer sous silence la ressemblance flagrante entre la description de l’intervention de l’aigle dans le rêve (« mi parea che […] / terribil come folgor discendesse »38), et les expressions utilisées par Dante dans ses épîtres pour annoncer la venue foudroyante de l’empereur Henri VII (en opposition avec la négligence de son prédécesseur Rodolph de Habsbourg, condamné précisément à attendre dans la vallée des princes, lui qui n’était pas descendu à Rome après son élection en 1273 pour se faire couronner par le pape39). L’intervention de la grâce divine (figurée par Lucie), qui agit au niveau de la conscience personnelle, pourrait trouver son pendant au niveau politique et historique, avec l’intervention providentielle du symbole de l’Empire. Pendant la durée de l’histoire, l’empereur a pour rôle de guider les hommes vers la félicité terrestre, mais l’auteur indique ici que son action favorise aussi l’accès à la béatitude de la Jérusalem céleste : la porte du purgatoire est en réalité la seule porte imaginée par Dante, et son rêve la situe à une telle hauteur, celle de la sphère du feu, qu’elle se trouve pour ainsi dire déjà au-delà du domaine terrestre. Si l’on se réfère au discours que Marco Lombardo fera sur la corniche de la colère, par sa vue perçante l’aigle ressemble ainsi au monarque qui peut discerner de loin les tours de cette cité céleste40, régie directement par l’« Imperador » divin. Comme au début du récit, le protagoniste pourrait donc représenter à la fois lui-même et toute l’humanité, et il serait aidé dans son ascension du purgatoire par les deux forces qui viennent au secours des hommes dans leur chemin vers la perfection et la béatitude : l’Empire et la grâce divine41, que l’on peut supposer être accordée sur intercession de Marie (qui devance souvent toute prière et tout mérite42). La délicatesse et la courtoisie de Lucie venant se superposer à la violence de l’enlèvement, la réalité décrite par Virgile pourrait aussi traduire le sens caché de l’intervention fulgurante de la justice et se référer de nouveau à la présence discrète mais décisive de la miséricorde divine (dont l’initiative revient encore implicitement à Marie). L’institution politique terrestre d’une part et la figure mariale d’autre part exerceraient ainsi deux fonctions complémentaires, la justice et la miséricorde, à deux niveaux différents, collectif et individuel, que Dante réunit grâce au seul et unique protagoniste-bénéficiaire : lui-même.
Humilité et sollicitude
Les deux épisodes que nous aborderont conjointement dans notre deuxième partie concernent les exemples de vertu morale à imiter : comme sur toutes les corniches du purgatoire la première place est réservée à la Vierge Marie, mais dans chacun des deux cas envisagés une figure impériale lui est associée, ouvrant la question du rapport entre morale païenne et morale chrétienne dans la pensée de Dante (ce qui permettra de prolonger les remarques conclusives précédentes).
Après avoir péniblement gravi une pente escarpée (située juste derrière la porte d’entrée du purgatoire) en suivant une sorte d’étroit couloir sinueux taillé dans le roc, Dante et Virgile accèdent à une large corniche (trois fois la taille d’un homme), complètement déserte43. Harassé et désorienté, Dante s’aperçoit que face à eux la paroi est sculptée avec un art qui surpasse miraculeusement la perfection de la nature (modèle inégalable même pour les meilleurs artistes)44 : il reconnaît alors facilement la scène de l’Annonciation45. En admirant cette œuvre de pierre directement taillée par Dieu, Dante croit vraiment entendre la salutation de l’ange et la réponse de Marie « Ecce ancilla Dei » :
L’angel che venne in terra col decreto
de la molt’anni lagrimata pace,
ch’aperse il ciel del suo lungo divieto,
dinanzi a noi pareva sì verace quivi
intagliato in un atto soave,
che non sembiava imagine che tace.
Giurato si saria ch’el dicesse «Ave!»;
perché iv’era imaginata quella
ch’ad aprir l’alto amor volse la chiave;
e avea in atto impressa esta favella
«Ecce ancilla Dei», propriamente
come figura in cera si suggella (Purg. X, 34-45)46.
Cet épisode de la vie de la Sainte Vierge, choisi comme premier exemple d’attitude vertueuse capable de purifier l’orgueil, constitue le moment le plus mystérieux de toute l’histoire du salut : c’est le moment où l’humilité d’une femme acquiert une telle puissance que Dante pense à une clé capable d’ouvrir le cœur de Dieu (« quella / ch’ad aprir l’alto amor volse la chiave »)47, qui s’était fermé devant l’orgueil de la première femme48. Les Pères de l’Église ont d’ailleurs fait remarquer que l’Ave de l’ange inverse les lettres du nom latin Eva.
Deux autres scènes sculptées sur la paroi à la suite de la première permettent d’évoquer chacune, là aussi de façon très « parlante » et de plus en plus théâtralisée, un personnage particulièrement remarquable dans l’exercice de la vertu d’humilité : d’abord le roi David, « umile salmista [humble psalmiste] » sautant et tournoyant devant l’arche de Yahvé à son entrée à Jérusalem, comme exemple tiré de l’Ancien Testament49, puis l’empereur Trajan, héros d’une légende très répandue au Moyen Âge50. La figure de cet empereur, retardant son départ à la guerre car pris de compassion pour une veuve qui demande qu’on lui fasse justice sans délai, réapparaîtra au ciel de Jupiter, juste après David, lorsque l’aigle indiquera à Dante le nom des âmes formant son œil51 : cette scène anticipe donc la réponse à la grande question du salut des païens, en établissant un lien, indirect et mystérieux, entre l’humilité de Trajan et son admission parmi les bienheureux, grâce exceptionnellement accordée par Dieu en réponse aux ferventes prières du pape Grégoire I52.
Les exemples proposés sur la quatrième corniche évoquent la vertu qui s’oppose au terrible vice (ou déficience) appelé acédie (considérée comme une maladie de l’âme qui affaiblit gravement dans la marche vers le Bien suprême), à savoir la sollicitude (ou l’empressement), tout en faisant comprendre qu’elle puise son énergie dans la conscience de participer à un dessein extraordinaire.
Deux exemples seulement, criés au milieu des pleurs par les deux âmes en tête du groupe qui passe en courant devant Dante et Virgile53, illustrent rapidement cette vertu capable de s’opposer à la langueur spirituelle (qui n’est plus seulement physiologique, puisque la part du libre arbitre est désormais indéniable54). Il faut d’ailleurs remarquer que c’est précisément cette part de liberté, si souvent contestée, qui fait toute la différence entre les innombrables55 paresseux du vestibule de l’enfer (les « ignavi »), et ces âmes qui subissent apparemment la même peine de contrappasso, à savoir une course incessante : ceux-là, qui n’ont jamais risqué leur liberté pendant leur vie pour atteindre un objectif tant soit peu blâmable ou louable (« che visser sanza infamia e sanza lodo »56), sont entraînés malgré eux dans une course absurde derrière un drapeau probablement non identifiable57, pour l’éternité ; tandis que ceux-ci, qui ont certes manqué de vigueur dans leur quête, avaient du moins identifié où se trouvait le Bien et s’étaient déjà tournés vers lui : ils courent donc à présent de toutes leurs forces, avec la certitude d’être sauvés et d’accéder un jour au paradis. De plus, contrairement aux corniches précédentes, ils crient d’eux-mêmes les exemples de vertu à imiter, sans qu’aucune suggestion extérieure ne soit plus nécessaire.
Comme toujours, l’exemple de Marie vient en premier, mais cette fois-ci, comme pour les noces de Cana données comme exemple à la deuxième corniche, un seul vers suffit (« Maria corse con fretta a la montagna »58), calqué sur l’Évangile de saint Luc59, pour évoquer la hâte et la détermination avec lesquelles elle s’est mise en route à travers des chemins de montagne pour aller aider sa cousine Élisabeth (qui habite une ville de Judée, donc assez distante de Nazareth). En effet, c’est au moment de l’Annonciation que l’ange Gabriel lui avait révélé que sa cousine aussi avait reçu une grâce particulière, puisque ses prières avaient enfin été exaucées et qu’elle était enceinte, malgré son âge avancé. L’empressement de la Vierge Marie est donc intimement lié à l’importance des deux nouvelles qui viennent de lui être annoncées : c’est cette joie débordante qui lui donne des ailes pour aller la trouver.
De même le second exemple, crié par la deuxième âme en tête du groupe, évoque sur deux vers seulement la rapidité du passage de Jules César à Marseille en justifiant la hâte de l’empereur par son projet de conquête plus important en Espagne60. Aux yeux de Dante, l’expansion de l’Empire romain faisait partie d’un dessein providentiel car il allait favoriser l’expansion du christianisme. De ce fait, cet épisode est digne d’être apporté en exemple car il préfigure l’empressement des apôtres à répandre la bonne nouvelle du salut. Lorsque Stace se joindra à Dante et à Virgile sur la corniche suivante, après l’effroyable tremblement de terre et l’explosion de joie de toutes les âmes du purgatoire signalant la fin de ses peines, il leur expliquera qu’il était devenu chrétien, mais en secret, et qu’il a dû purger cette « tepidezza [tiédeur] » pendant quatre cents ans sur la quatrième corniche61. L’acédie peut donc être une faute grave lorsqu’elle correspond à un manque de courage dans l’annonce du christianisme, car dans ce cas elle fait obstacle à ce qui constitue sa lymphe vitale.
Sans perdre de temps avec un troisième exemple, le groupe des âmes crie tout de suite ce qui mobilise désormais toute leur énergie :
«Ratto, ratto, che ’l tempo non si perda
per poco amor!», gridavan li altri appresso,
«che studio di ben far grazia rinverda» (Purg. XVIII, 103-105)62.
Les âmes se stimulent les unes les autres à ne pas relâcher leur effort et à revigorer ainsi l’efficacité du secours de la grâce : voilà résumée en quelques mots toute la nouveauté du christianisme, qui ne s’appuie ni exclusivement sur les forces de l’homme, affaiblies par le péché originel, ni exclusivement sur la grâce, conçue comme le soutien et non comme un substitut de sa liberté, qui reste le fondement inaliénable de sa dignité.
Parmi les nombreuses études qui ont cherché à mettre en évidence et à expliquer les rapports que Dante a voulu établir entre morale païenne et morale chrétienne, nous pouvons, pour approfondir notre analyse, en citer trois qui nous semblent particulièrement significatives. La première remonte aux années cinquante : il s’agit de la célèbre thèse de Paul Renucci, Dante disciple et juge du monde gréco-latin63, qui vise à « établir […] que Dante a dressé, après Orose et saint Augustin, une interprétation nouvelle du monde antique » et à « prouver que cette tentative confirme l’avènement de l’humanisme comme la Cité de Dieu préparait l’avènement du Moyen Âge ». Ce critique conclut la partie dédiée à l’Enfer en affirmant que « la vertu païenne et la vertu chrétienne se rencontrent en une morale de la raison, autonome par rapport à l’Évangile comme à la foi des Gentils »64 ; puis, dans la partie concernant le Purgatoire, il renchérit en soulignant que « partout la vertu idéale de la Vierge trouve un précédent chez quelque Gentil », et que cela forme une « continuité »65 ; pour en conclure que « si le chemin du Ciel a été rouvert par le Christ, encore faut-il mériter de le gravir en observant une morale déjà connue et pratiquée par les Gentils »66.
Il est intéressant de remarquer que la même année où cet ouvrage était publié en France, un autre paraissait aux États-Unis, qui allait lui aussi devenir célèbre, bien qu’orienté vers une conclusion quelque peu différente. Dans ses Elements of structure, Singleton montrait en effet qu’au sommet du Purgatoire, là où se situe le Paradis terrestre, Dante avait distingué deux points d’arrivée distincts, l’un correspondant à la justice des païens (avant le Léthé), l’autre à celle des chrétiens (après avoir bu et franchi le Léthé), et qu’en cela l’auteur florentin était resté fidèle à l’enseignement de Thomas d’Aquin, qui considère la première comme une prémisse de la seconde67. Le poète avait d’ailleurs bien précisé que les quatre vertus cardinales – qu’il ne pourra rejoindre que dans un deuxième temps – étaient vêtues de pourpre (« di porpora vestite », Purg. XXIX, 131) : c’est la couleur de la charité, vertu spécifique du paradis, qui indique de façon explicite cette transformation.
La troisième étude que nous voulons citer a permis à Sergio Cristaldi d’approfondir la question en examinant de plus près la façon dont les exemples mettant en scène la Vierge Marie étaient traités. Il remarque ainsi que la suavitas mariale peut assouplir la rigidité des figures antiques, dont la « perfection est le fruit d’une tension inflexible et autonome de la volonté », car la « qualité différente des attitudes de Marie […] trouve sa justification dans un horizon spirituel marqué par l’action de la grâce, où le salut est un don et demande seulement à être accueilli »68. Cristaldi ne manque pas de remarquer une contamination inverse69, ce qui l’amène à conclure sa partie dédiée à la comparaison entre morale évangélique et morale païenne d’une façon nuancée mais nette :
Il Vangelo compie, non annulla, l’ethos antico, lo presuppone, anzi lo contiene in sé, ordinato ad un orientamento altro, inserito in una economia soprannaturale70.
La fonction des exemples d’empereurs comme Trajan et César ne peut donc être réduite à un simple couronnement céleste de la morale païenne : Dante opère une transposition, une réorientation qui suppose également une re-sémantisation71 des termes employés, comme nous le verrons dans l’épisode sur lequel se base notre troisième partie.
Un M en forme de lis
L’épisode est très célèbre car il fait apparaître en plein ciel de Jupiter (le ciel des justes), la figure de l’aigle impériale, qui aura pour mission de parler d’une seule et unique voix au nom de la justice divine. Les âmes ont d’abord dansé au rythme de leur chant, en s’arrêtant sur chacune des trente-cinq lettres qui correspondent aux cinq premiers mots (le premier verset) du Livre de la Sagesse (« Aimez la justice, vous qui jugez la terre »), avant de s’immobiliser sur la dernière lettre, le « M » :
«DILIGITE IUSTITIAM», primai
fur verbo e nome di tutto ’l dipinto;
«QUI IUDICATIS TERRAM», fur sezzai.
Poscia ne l’emme del vocabol quinto
rimasero ordinate; sì che Giove
pareva argento lì d’oro distinto (Par. XVIII, 91-96)72.
D’autres âmes sont ensuite descendues pour se réunir au sommet de cette lettre (sans doute de forme gothique) et elles s’arrêtent quelque temps dans cette position tout en chantant une hymne de louange ; puis, comme des étincelles jaillissant de bûches que l’on frappe, une multitude d’entre elles s’élèvent, plus ou moins selon la place que Dieu leur a assignée, pour former la tête et le cou d’un aigle (v. 100-108). La fin de la description insiste sur le fait que Dieu seul guide le dessin qui se forme alors (les aigles issus des nids terrestres n’en sont qu’un exemplaire, et non l’inverse), et que, pour évoluer d’une figure à l’autre (dont la deuxième évoque un lis par le néologisme « ingigliarsi »), les âmes suivent docilement ses ordres :
Quei che dipinge lì, non ha chi ’l guidi;
ma esso guida, e da lui si rammenta
quella virtù ch’è forma per li nidi.
L’altra bëatitudo, che contenta
pareva prima d’ingigliarsi a l’emme,
con poco moto seguitò la ’mprenta (Par. XVIII, 109-114)73.
Ce dernier aspect que souligne Dante n’est en rien secondaire, si l’on se réfère à l’histoire de Salomon, le roi qui surpassa en sagesse tous les autres rois74 et qui était justement considéré à l’époque médiévale comme l’auteur du Livre de la Sagesse. Dans le Premier livre des Rois, il est dit en effet que, au moment de succéder à son père David, Salomon encore tout jeune homme fit un songe75 où Dieu lui offrit la possibilité étonnante de lui accorder ce qu’il voulait ; il n’avait alors demandé ni le succès, ni les richesses, ni une longue vie, ni l’élimination de ses ennemis, mais tout simplement « un cœur docile », véritable fondement du discernement et de la capacité à gouverner76. Cette qualité qui permet d’obtenir le discernement indispensable pour exercer la justice correspond à la « royale prudence » (« regal prudenza ») dont Thomas affirmait au chant XIII qu’elle n’avait pas eu son égal chez d’autres rois que lui, Salomon77.
Formulé en d’autres termes dans l’invitation initiale du Livre de la Sagesse, c’est ce même souhait qui est adressé à tous ceux qui régissent les peuples. De même, lorsque Dante cherche à démontrer que la Monarchie est la forme de gouvernement la plus juste, il n’oublie pas la recommandation du Christ à ses apôtres (qui se disputent la première place) et affirme que le monarque lui-même doit se faire le « serviteur de tous »78, pour « le but qu’il s’est fixé dans l’établissement des lois » :
[…] les hommes vivant selon la loi ne sont pas ordonnés en vue du législateur, mais plutôt celui-ci l’est en vue de ceux-là ; c’est également ce que le Philosophe enseigne dans les livres qu’il nous a laissés sur ce sujet [Aristote, Politique, IV, 1]. On voit par là que le consul ou le roi exercent certes leur autorité sur les autres quant au chemin à suivre ; toutefois, quant au but à atteindre, ils sont les serviteurs des autres et en premier lieu le Monarque, qu’il convient assurément de considérer comme le serviteur de tous. Aussi peut-on comprendre, dès à présent, que le Monarque est déterminé par le but qu’il s’est fixé dans l’établissement des lois79.
L’humilité du chef révèle ainsi son amour profond de la justice et offre la garantie qu’il établira des lois justes pour le peuple qui lui est soumis.
Parmi les nombreuses interprétations successives de la symbolique du « M » et de ses transformations, c’est d’une certaine façon l’une des premières, celle de Francesco da Buti (†1406), qui reprend cette notion fondamentale en attribuant à la dernière lettre de « terram » le sens qu’a le mot dans le verset biblique, à savoir « monde », et en distinguant, dans l’ensemble des âmes éprises de justice présentes dans le ciel de Jupiter, celles qui n’ont pas eu de hautes responsabilités et qui forment le corps de cette lettre (qui désigne ainsi le corps politique), de celles des souverains, qui viennent ensuite surmonter cette lettre d’un cou et d’une tête d’aigle (comme les bustes figurant l’empereur)80 : Dante parlera plus loin du « segno del mondo e de’ suoi duci »81. En fait, ce n’est qu’à partir du xxe siècle que se répandit l’assimilation du « M » à l’initiale de « Monarchie », perdant ainsi la distinction entre le désir de justice d’un côté et sa réalisation institutionnelle de l’autre, distinction certainement pertinente à l’époque de Dante où l’espérance de voir se reformer l’Empire était bien présente, tout en étant continuellement déçue82. Umberto Carpi associe l’expression de cette attente à une troisième et dernière phase de la pensée politique de Dante, après celles du guelfe puis du guelfe blanc alliés aux gibelins83.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’au ciel de Mercure l’empereur Justinien a déjà fait l’éloge des bienfaits de l’Empire en retraçant l’histoire providentielle de l’aigle impériale (dans un discours qui couvre l’ensemble du chant VI), tout en spécifiant que les « âmes actives » de ce ciel restent à un degré de béatitude inférieure parce que leur désir de gloire terrestre a diminué l’intensité de leur amour des biens célestes84. La vertu de l’humilité (le « cœur docile ») révèle ainsi toute son importance quant à la destination finale des souverains : la corniche des orgueilleux donnait en exemple cette attitude essentielle, déjà présente dans l’Ancienne Alliance et même chez les païens puisque, comme nous l’avons vu, le roi David et l’empereur Trajan y figuraient juste après l’exemple suprême de la Vierge Marie. C’est donc bien grâce à cette même vertu que les deux souverains se trouvent parmi les bienheureux les plus remarquables du ciel des « justes », ceux qui forment l’œil de l’aigle85.
Dans cette perspective, la figure de l’aigle directement tracée par le Créateur de l’univers ne peut que transcender l’emblème impérial (celui-ci n’étant qu’un reflet terrestre de son modèle céleste, comme les aigles nés sur terre), et il est donc difficile de réduire la portée du « M » à une apologie de la Monarchie, même idéalisée.
Certaines références bibliques nous semblent en revanche capables d’étayer une interprétation différente des transformations successives du « M » en lis puis en aigle, qui enrichirait son sens grâce à une évocation de Marie puis du Christ. C’est Joseph Chierici qui, en 1962, a affirmé le premier que le « M » pourrait être l’initiale de « Marie » et l’aigle l’emblème du Christ86, mais devant le nombre croissant de critiques qui approuvaient cette thèse, d’autres spécialistes s’y sont opposés avec force, notamment Giovanni Iorio en 198987. La discussion reste pourtant ouverte88 : nous ne cherchons bien sûr pas à trancher la question de façon exclusive et définitive, mais à défendre une pluralité de sens possibles (selon la polysémie traditionnelle dont parle l’auteur de l’Epistola à Cangrande89, digne d’intérêt – en tant qu’interprétation contemporaine de l’œuvre – même s’il n’est plus possible d’affirmer qu’elle a été écrite par Dante lui-même90).
Si l’on considère l’histoire d’Israël telle que la Bible la raconte, on voit que le peuple élu continue de subir les conséquences du péché d’orgueil du premier homme, visibles dans les trahisons et les faiblesses de ses rois (David et Salomon eux-mêmes avaient l’un et l’autre gravement péché « aux yeux du Seigneur »91). Aussi la justice ne pourra-t-elle trouver son plein épanouissement que dans la Nouvelle Alliance, grâce à l’humilité de Marie, qui permit d’engendrer le divin Fils. Les termes choisis pour décrire cette nouveauté nous intéressent particulièrement si l’on pense au terme « ingigliarsi » inventé par Dante, car Isaïe annonçait la venue du Sauveur comme celle d’un « rejeton » (« virga ») de « la souche de Jessé » (père du roi David), un « surgeon » (« flos ») poussant sur les racines de l’Ancienne Alliance92. L’Apocalypse de saint Jean, le dernier livre de la Bible93, termine en reprenant différentes formules prophétiques annonçant la venue du Christ, dont celle du « rejeton » issu du David : « Moi, Jésus, j’ai envoyé mon Ange publier chez vous ces révélations concernant les Églises. Je suis le rejeton de la race de David, l’Étoile radieuse du matin94. » Parmi les nombreux symboles de la Vierge Marie, certains sont attribués à la fois à la mère et au fils, en particulier cette image du bourgeonnement annonciateur de la fleur (comme l’Étoile du matin qui annonce la venue du Soleil), sans doute en raison de la similitude entre « virga » et « virgo » en latin ; toutefois une fleur telle que le lis (« giglio ») peut également représenter tour à tour la femme et l’homme (comme dans le Cantique des cantiques), sachant que Marie est à la fois mère, fille et épouse du Christ.
Ainsi, le « M » pourrait renvoyer à différents niveaux de lectures possibles, dont une plus profonde qui concerne l’attente messianique de tout un peuple (sous-jacente à l’espérance du « corps politique »), ayant trouvé réponse grâce à la Vierge Marie (le lis étant aussi un symbole de pureté) qui donna naissance au Christ, « surgeon » de la race de David devenu tête de l’Église (celle-ci permettant d’accéder à la béatitude céleste comme l’Empire peut conduire à la félicité temporelle) et Roi du ciel, celui qui trônera au jour du Jugement dernier.
Les chants XIX et XX confirment ensuite que cette figure d’aigle déployée dans le ciel de Jupiter revêt une signification plus profonde qu’une simple idéalisation d’un concept politique. En effet, il permet de faire entendre mystérieusement en une seule et unique voix l’inspiration qui fit de chacune des âmes qui la composent une « âme juste », à savoir la justice divine. L’aigle peut donc bien représenter le Fils, considéré comme la sagesse et la justice du Père, né d’une humble vierge destinée aux honneurs de la cour céleste95.
Conclusion
Les épisodes qui ont retenu notre attention prouvent donc tout d’abord que la présence implicite de Marie (« Auxiliatrice ») renforce la fonction d’adjuvant attribuée à l’institution impériale (représentée par son emblème) vis-à-vis de l’unique protagoniste-bénéficiaire. L’auteur peut ainsi montrer qu’avant même que les hommes n’accèdent définitivement à la béatitude céleste, l’Empire a une fonction sacrée (révélée par un rêve symbolique dont la prophétie se réalise simultanément, dans ce cas précis). Nous avons vu ensuite que l’exemplarité des empereurs tels que Trajan et César, associée à celle de Marie, ne constitue pas seulement le couronnement de la morale antique : celle-ci est réorientée, insérée dans une nouvelle hiérarchie des valeurs dont l’humilité et la grâce constituent les fondements principaux. Enfin, la figure de l’aigle elle-même peut assumer une nouvelle signification au ciel de Jupiter, où elle s’est manifestée comme l’aboutissement de la floraison d’un lis. Dante opère une véritable re-sémantisation, où le sens théologique vient s’ajouter au sens politique, sans pour autant l’éliminer : la justice divine peut s’exprimer à la suite de l’apparition fugitive du symbole marial transformé en aigle impériale, rappelant aussi que la providence divine avait décrété qu’au moment unique de toute l’histoire humaine où l’éternel allait entrer dans le temporel, le Sauveur devait s’incarner sous l’Empire romain.
Après avoir clarifié le sens des épisodes unissant de manière surprenante les fonctions de la Vierge Marie à celles de l’Empire, nous pouvons préciser à présent que Augusta, titre porté par les impératrices romaines96, est une appellation noble extrêmement rare dans la tradition mariale (latine et vulgaire) : pour exprimer ce titre, ce sont des termes comme « Imperatrix », ou « Dominatrix » qui étaient utilisés (en dehors de « Regina » et « Domina », plus courants)97. Aussi le Speculum du franciscain Conrad de Saxe (†1279)98 ne s’en sert-il jamais, même lorsqu’il exprime la plus haute souveraineté mariale, celle qui s’exerce sur les anges99. Et si l’auteur de la Légende dorée, Jacques de Voragine (†1298), l’inclut dans son lexique marial, il faut noter que sa diffusion resta semble-t-il limitée, puisque l’opuscule fut composé avant tout pour la dévotion personnelle de son auteur, dans les dernières années de sa vie100. En revanche, le terme convenait bien sûr parfaitement au titre d’Impératrice dans le cadre d’un pouvoir temporel. Cependant, le mode de gouvernement de l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen (†1250) qui avait suscité et encouragé les débuts de la poésie en langue vulgaire en Sicile, ne laissa guère de place aux épouses qui se succédèrent « à ses côtés »101 (ce qui réduit d’autant celle que les poètes siciliens accordèrent à la dame-souveraine, par rapport à la tradition de leurs modèles occitans).
L’attachement particulier de Dante à la fonction impériale révèle alors toute sa force novatrice, même sur un plan strictement poétique. Comme le montrent ses trois épîtres de 1311, adressées à la femme d’Henri VII, Marguerite de Brabant102, il sait parfaitement mettre en valeur ce titre à chaque captatio benevolentiae et à chaque peroratio, sans manquer de l’honorer par la proximité du titre suprême de Cesar dès que le contexte le permet103.
Cette vénération a donc maintenu sa forme tout en changeant de portée et de destinataire, puisque c’est la Reine du ciel qui reste à présent la seule Agusta digne de ce nom aux yeux du poète. Quant à la cour céleste, elle est elle-même considérée comme le seul « imperio giustissimo e pio » (Par. XXXII, 117) comme déjà l’aigle l’avait affirmé au ciel de Jupiter104 : la justice et la miséricorde étant les deux prérogatives divines, nous avons vu comment la seconde a pu manifester sa puissance par l’intermédiaire de Marie, sans qu’aucune loi humaine ne puisse le justifier.
Nous pouvons conclure notre étude en soulignant que les convictions politiques de l’auteur ont suivi un long chemin de transfiguration qui aboutit au sommet de la rose (une noble fleur, comme le lis) à ce titre suprême d’Agusta attribué à la Vierge Marie (Maria, qui est avant tout Mère de l’Église et Mater Misericordiae105). Dante transfère ainsi de façon audacieuse la terminologie impériale en plein cœur du paradis, pour en exprimer l’ordonnancement suprême, grâce à une ultime re-sémantisation. Cette transformation reflète en quelque sorte l’expérience amoureuse (et poétique) de l’auteur, qui n’a jamais renié sa production précédente mais a montré qu’il lui fut nécessaire d’affronter une longue purification, qui impliquait aussi une re-sémantisation de la terminologie courtoise106.