Le présent article s’inspire de notre thèse de doctorat1, qui fournit une édition critique d’un corpus de 144 lettres2 adressées par Benoît Cise de Grésy à Marie-Christine de France3 et à son secrétaire François Carron de Saint-Thomas4. Après avoir décrit l’importance et le succès des correspondances diplomatiques au xviie siècle, nous présenterons Benoît Cise de Grésy et son rapport privilégié avec Marie-Christine de France. Nous donnerons des exemples de la correspondance du diplomate avec la duchesse et son secrétaire, pour montrer que ses dépêches n’étaient pas seulement des comptes rendus officiels des faits, mais qu’il ajoutait souvent des commentaires personnels au récit des événements.
Nous mettrons en évidence la façon dont le rapport du diplomate avec ses destinataires pouvait influencer son écriture et comment le réseau de la diplomatie officieuse, dont Cise faisait partie, réussissait à transmettre des informations et des indiscrétions dans les différentes cours européennes. Cette correspondance diplomatique nous permet d’observer à quel point l’écriture de l’histoire peut être conditionnée par des conventions socio-linguistiques et comment celles-ci peuvent être brisées pour laisser libre cours à l’expression de sentiments d’attachement.
Les correspondances diplomatiques au xviie siècle
Au xviie siècle, la pratique de l’échange épistolaire se généralise en France, avec l’élargissement du service postal aux particuliers5. Beaucoup de personnages illustres de l’époque6 ont laissé des correspondances, destinées ou non à la publication, et certains écrivains doivent avant tout leur célébrité à des recueils de lettres.
En outre, à cette époque, paraissent un grand nombre de manuels et de traités7 qui indiquent les principes à respecter dans la rédaction d’une lettre, proposant des modèles à suivre classifiés selon les normes de la courtoisie en vigueur dans la société (lettres de consolation, de conciliation, de recommandation, de remerciements, de condoléances). Nous pouvons donc affirmer que l’exercice quotidien du commerce épistolaire a contribué à forger la prose française classique.
Parmi les différents types de correspondances, nous examinerons une correspondance diplomatique.
L’écriture des correspondances diplomatiques présente des caractéristiques spécifiques et doit respecter des pratiques socio-linguistiques scrupuleusement fixées. Par exemple elle emploie des formules plutôt conventionnelles et des termes et des structures morpho-syntaxiques figées.
Les missives diplomatiques sont réfractaires à l’innovation et témoignent que certaines règles et certains usages, réputés désuets, résistent et font même preuve d’une belle vitalité tout au long du siècle. En outre, leur ton et leur style peuvent varier en fonction de la familiarité qui se crée entre l’expéditeur et le destinataire de la lettre.
Sur le plan de la narrativité, le récit peut être très différent : simple compte rendu informatif si l’auteur de la lettre doit transmettre des rapports formels, ou comptes rendus assortis de commentaires, quand il s’agit d’informations moins officielles que privées. Dans le cas présent, nous pouvons affirmer que Benoît Cise pouvait compter sur une relation cordiale avec la duchesse, et sur plus d’intimité encore avec Guillaume Carron de Saint-Thomas. Comme on va le voir, ce rapport confidentiel lui permettait d’exprimer ses pensées dans l’exposition des événements.
Benoît Cise de Grésy, profil biographique
Fils d’un sénateur et avocat du Sénat de Savoie8, en 1638, Benoît Cise9 (1612-1701) débuta dans la carrière diplomatique grâce à son oncle (qui était diplomate des Ducs de Savoie), en accompagnant ce dernier en Angleterre lors d’une mission. Après la mort de son oncle, il lui succéda et, de 1642 à 1644, fut envoyé extraordinaire de la Cour de Turin en Angleterre. Après quoi, il se rendit à Paris et à Münster10. En septembre 1652, il fut nommé envoyé extraordinaire de la Cour de Turin à Paris et séjourna au Piémont et en Savoie jusqu’en 1656. Tout au long de sa vie, il se rendit à plusieurs reprises auprès des Cantons Suisses Catholiques, en tant qu’ambassadeur plénipotentiaire. En 1666, il reçut la charge de gentilhomme ordinaire de la chambre du duc de Savoie et fut ensuite nommé conseiller d’État. Il obtint, par la régente Marie-Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours, le collier de l’ordre de l’Annonciade11.
Cise et la duchesse de Savoie
Au cours de sa vie, Cise se déplaça à plusieurs reprises entre le Piémont, la France et la Suisse pour transmettre des renseignements à la duchesse de Savoie. Par exemple, dès ses premières missions, il envoya à Marie-Christine des informations concernant ses émissaires en France12 ou des personnages influents de la Cour13.
Cise fut ainsi une sorte de délégué privé de Christine de France, ce qui ne doit pas surprendre, car même si, au xviie siècle, le système diplomatique reposait sur les ambassadeurs, qui étaient les représentants permanents d’un gouvernement à l’étranger et sur des agents extraordinaires qui opéraient en marge de la diplomatie officielle, il y avait également des agents secrets qui avaient un champ d’action beaucoup plus précis et confidentiel14.
Désireuse d’être tenue au courant de tout ce qui se passait en France, la duchesse de Savoie, qui était originaire de France et résidait à Turin, avait su se créer un véritable réseau d’informateurs, constitué de personnes de confiance, prêtes à lui transmettre des nouvelles en tout genre, grâce à leurs relations avec des personnages influents15. Ces informateurs étaient très attentifs à rapporter non seulement les événements politiques, mais aussi les derniers potins mondains de Paris.
Cise et la duchesse furent toujours liés par un rapport de confiance et un respect qu’ils exprimèrent à plusieurs reprises dans leur correspondance. Tout au long de sa vie, le diplomate put dire très librement ce qu’il pensait et, même en gardant un style respectueux et formel, il écrivit avec une grande spontanéité à Marie-Christine en lui manifestant toujours son profond contentement de pouvoir la servir, comme en témoigne la lettre qui suit :
La suppliant de croire que c’est la plus forte passion que j’aye en ce monde, luy faisant trés humble reverence et du ciel luy souhaitte les bonnes festes pour longues annés, accompagnés de toutte santé et prosperité et à moy la grace de me dire pour jamais16.
La duchesse elle-même, dans ses lettres, exprima toujours son affection et sa satisfaction envers les actes du diplomate :
Au baron de Gresy tres cher bien-aimé et fial. Vous nous avez fait plaisir de nous informer par votre lettre du 13 de ce mois des informations que vous avez apprises17.
4 janvier 1653 M. R. au Baron de Gresy. Tres cher bien amé et feal. Nous avons receü vostre lettre du 20 du passé et veu avec satisfaction de voz soins les avis que vous nous y donnez18.
D’autres agents de Christine de France dirent leur estime pour Benoît Cise, tel Albert Bailly, évêque d’Aoste (qui fut un informateur dévoué et assidu de Madame Royale) :
Ce qui a comblé vostre grace, Madame, est le choix de la personne que V.A.R. leur a envoyé, qu’elles sçavent avoir esté en ambassade en Suisse et ils s’en tienent si fort honorés, et obligés, qu’ils pensent de ne pouvoir reconoistre cette faveur qu’en faisant election du premier de leur maison, pour vous aller temoigner leur gratitude, et leur ressentiment. […] Il me dit agreablement que si votre Cour est composée de ministres, et d’officiers de la force, de la douceur, du merite de Monsieur le baron de Gresy V.A.R. se peut vanter d’avoir une Cour féé19.
La correspondance de Benoît Cise de Grésy avec la Cour de Savoie : exemples de lettres
Dans sa correspondance, Cise ne s’éloigne pas des caractéristiques propres des dépêches diplomatiques, ayant une visée fondamentalement informative et descriptive, mais le rapport de confidence qu’il eut avec ses destinataires lui permit de s’exprimer avec beaucoup de liberté. La correspondance que nous avons examinée en fournit plusieurs exemples. En effet, souvent Cise écrivait à la duchesse de Savoie et à son secrétaire, en relatant les mêmes événements ; la lecture de ces lettres nous donne un témoignage des différents registres employés par le diplomate.
Généralement, Cise écrivait au secrétaire Saint Thomas d’une manière très directe, en exprimant ses considérations personnelles ou ses besoins pratiques très librement.
Par exemple, dans une lettre du 14 octobre 1652 à Madame Royale et à son secrétaire, le diplomate rapporte ce que fut la réaction de la Cour parisienne en apprenant la perte de la ville de Casale. Quand il écrit à la Régente, il semble vouloir lui témoigner de l’engagement pris par Louis XIV envers la ville piémontaise :
Hyer je receu celle que V. A. R. m’ai fait l’honneur de m’escrire du 5e du courant et veu les advis qu’elle contient, lesquels l’on avoit desja icy recu par les lettres que l’ordinaire de la semaine passé [sic] a aportés, si bien que l’on ne considere plus Cazal20 que comme une place perdue puisqu’en l’estat où ell’est /[f° 2 r°] et celuy où sont les affaires de France, il ne reste aucune esperance de la pouvoir secourir ny d’empescher les autres entreprises que pourroient aprés avoir les Espagnols, veu que la Cour ne pense qu’aux affaires du dedans du royaume ; lesquelles, sellon le sentiment de plusieurs personnes, luy dorront encores pour longtemps de l’occupation. Je feray neamoins considerer aux occasions les raisons que V. A. R. me fait sçavoir par sa dite lettre, et l’effort que l’on alloit faire avec les trouppes de S. A. R. pour secourir cette place là. Par là l’on connoitra que Vos Royales Altesses n’ont rien oblié de tout ce qui peut contribuer à la conservation d’ycelle21.
En revanche, en décrivant le même événement au secrétaire, Cise se dit bien moins certain de l’aide française :
L’on avoit désja icy receu \par/ les lettres qu’aportat l’ordinaire de la semaine passé, touttes les nouvelles que vous m’escrivés sur le sujet de Cazal. Elles sont, à la verité, de trés grande consequence, mais les occupations que la Cour a aux affaires du dedans du royaume font qu’elle ne considere en aucune façon celles du dehors. La perte de Dunkerke le justiffie assés et fait voir l’impuissance dans laquelle le Roy se retrouve de secourir ses places plus importantes, et ses alliéz. L’on ne met poin icy en doutte qu’aprés que les Espagnolz auront pris Cazal, ils n’attacquent de rechef les places de S. A. R., et qu’elle ne soit à la fin contrainte de s’accomoder avec eux ; ce qu’elle devroit desja avoir fait. Ainsy parlent ceux qui veulent temoigner avoir quelque zel pour les interestz et service de Leurs Altesses Royales. Dans ces termes m’en ont parlé Monsieur le marquis de Sevigny, Monsieur le baron /[f° 1 v°] de Sainte Frique, Monsieur l’abbé de Cruy, Monsieur l’abbé de Barclay, et plusieurs autres personnes qui me disent que quand ils sont dans quelque companie, où l’on parle des affaires d’Italie, l’on s’estonne des bontés que leurs Royales Altesses ont de sacrifier leurs estatz pour la France qui ne peut, ny presentement, ny de long temps, envoyer aucun secours, sellon touttes apparences22.
Cise employa souvent le secrétaire en tant qu’intermédiaire entre lui et la duchesse, pour lui faire connaître ses nécessités ou ses doléances :
Vous voyés, Monsieur, comme je suis traitté et consideré par ces deux Messieurs ce qui m’est un peu sensible, neamoins, je ne temoigne pas en avoir connoissance. […]. Je vous supplie, Monsieur, si vous le jugerés à propos de le faire adroittement connoitre à M. R. et luy dire que je n’ose plus, pour les causes cy devant representés, luy escrire aucunes nouvelles, si autrement elle ne me le commande. Il sçait bien que l’argent qui me fut donné n’estoit que pour venir à Paris, y sejourner sept ou huitz jours et pour mon retour, cependant il y a deux mois que je suis icy, outre qu’il m’a falu faire baucoup [sic] de despense que je n’attendois pas et celle qu’il me faut faire pour des habitz d’hyver. Je luy ay desja escrit deux fois, sans qu’il m’aye honnoré d’aucune response, si cellecy n’aura pas plus de bonheur que les autres, j’observeray aprés cela le silence en son endroit. J’ay creu, Monsieur, vous devoir informer de touttes choses, cependant je vous supplie trés humblement que Monsieur le comte Philippe, et Monsieur Amoretti n’ayent poin connoissance de cette lettre, autrement ils me feroient des pieces23.
Dans sa correspondance, on note qu’il donne des informations détaillées à la duchesse, alors que, le même jour, il écrit aussi, beaucoup plus succinctement, au secrétaire, en lui demandant de lire la lettre adressée à Madame Royale (« Monsieur, par celle que j’ay l’honneur d’escrire à M. R., vous verrés les difficultés que j’ay eu pour venir à Paris, à cause des grandz dangers qu’il y a sur les chemins24 » ; ou encore « Monsieur, je ne vous repeteray pas ce que j’ay l’honneur d’escrire à M. R.25 »). D’autres fois Cise fait au secrétaire des résumés des événements, comme par exemple dans une lettre du 20 décembre 1652, où il apprend à la Cour de Turin l’emprisonnement de Retz :
Altesse Royale,
la Cour voyant qu’elle n’avoit peut, avec une conduitte estudiée disposer Monsieur le cardinal de Retz à se reunir d’amitié avec Monsieur le cardinal Mazarin, ainsy que j’ay eu l’honneur d’escrire à V. A. R. par ma precedente, ny se disposer au voyage de Rome que l’on luy faisoit proposer, prit hyer resolution, comm’il fut au Louvre voir Leurs Majestés, de s’asseurer de sa personne par l’emprisonnement qui s’en est fait, ainsy que l’Amy (que je vins de visiter) en rend compte à V. A. R., que fera [que je] ne luy repeteray touttes les circonstances de cette detention26.
Il le résume au Secrétaire Saint-Thomas en une seule phrase :
Monsieur,
Monsieur le cardinal de Retz fut hyer arresté prisonnier et conduit au bain de Vincennes27.
Mais il arrive aussi le contraire, c’est-à-dire que le diplomate écrive plus brièvement à Marie-Christine qu’à son secrétaire. C’est le cas dans ses lettres du 14 février 1653, par lesquelles il apprend à la Cour de Savoie qu’il a perdu sa mère. Cise écrit à Christine de France :
Je luy rens graces trés humbles de celle dont elle m’a honnoré du premier du courant et de l’agreement qu’elle se daigne me temoigner de mes services. Ce m’a esté une consolation bien grande dans le fort de l’affliction que me cause la perte que j’ay faitte de celle dont je tiens la vie, laquelle je ne desire rien plus que de sacriffier au service de V. A. R., avec la fidelité qu’elle doit attendre28.
Et, le même jour, il raconte ce drame à Saint-Thomas, mais en entrant davantage dans les détails :
Je vous remercie, Monsieur, des honneurs et accueils qu’il vous plait faire à Monsieur le patrimonial Gaud, je vous supplie de luy recommander, avec chaleur, tous mes interestz de Savoye, puisque la perte que j’ay fait de ma mere, ainsy que j’ay apris par ce dernier ordinaire, m’afflige si fort que je ne crois pas de pouvoir de quelque temps y aller faire sejour. Si le dit Sieur Gaud se veut appliquer de la bonne façon aux dittes affaires, il fera plus dans un an que moy dans quattre, puisqu’il en a une parfaitte connoissance, ce que je n’ay pas la seule consolation qui me reste, Monsieur, aprés la perte de ceux qui m’avoient donnés la vie, c’est d’estre /[f° 3 r°] honnoré de votre protection et de vostre amitié, pour le reste de mes jours. C’est la grace que vous ne refuserés pas à une personne qui aura tousjours pour vous une parfaitte obeissance et qui ne respire que les occasions de se rendre digne de la qualité qu’il porte de, Monsieur29.
Alors qu’avec la duchesse Cise se limitait à relater les événements, avec le secrétaire il se laissait aller à partager craintes et préoccupations. Il le fit notamment en rapportant un discours de Monsieur de Rheims30. Si, à cette occasion, il écrivit juste à la duchesse :
Un discour aprochant de celuy là, me fit hyer au soir Monsieur l’archevesque de Rheims, que j’allay visiter et me dit que touttes choses estant remises au retour du cardinal Mazarin, cela faisoit que l’on le souhaittoit avec impatience, mais que l’on ne croioit pas qu’il revint devant festes, ny /[f° 1 v°] mesme ci tost après ; que cependant, il s’occuperoit à reprendre Rhetel et Sainte Menou et qu’il se passe les huict ou dix jours sans que l’on reçoive de ses lettres à la Cour31.
Dans la lettre adressée à Saint-Thomas, il ajouta :
Le mesme discours me fut fait hyer, au soir, par Monsieur de Rheims que j’allay visiter, si bien que chacun prevoit que si nous attendons d’icy les moyens de nous garentir des maux que nous menassent les grandes preparatives que les Espagnolz font, nous nous trouverons trompé dans notre esperance32.
Tout au long de sa correspondance, le diplomate semble toujours libre de dire à Christine de France ce qu’il pense des événements qu’il lui relate. Par exemple, dans une lettre du 30 octobre 1654, il se montre perplexe quant à la possibilité d’un mariage entre la Princesse Marguerite, fille de Madame Royale, et le Roi Louis XIV33, et le fait comprendre à la duchesse : « Je crain plus que les Francois ne prenient des quartiers d’hiver en Piedmont, que je ne crois le mariage dont ilz parlent de la Princesse Marguerite avec le Roy34 ».
Les exemples donnés témoignent que les dépêches diplomatiques sont loin d’être de simples comptes rendus événementiels. À travers une lecture et une analyse précise, ils révèlent des informations qui se superposent aux événements transmis par l’historiographie officielle. En outre, les différents rapports entre les correspondants permettent de nuancer le récit d’un même épisode. Les lettres de Cise font connaître des pratiques linguistiques scrupuleusement codifiées ; elles font comprendre l’état de la langue française à une période où elle est en pleine transformation. Pour toutes ces raisons, les correspondances sont des mines d’informations, tant pour les historiens que pour les linguistes. Nous laissons le mot de la fin à Anne Blum :
La diplomatie se fait en premier lieu « par correspondance ». La dépêche diplomatique qui est la première et l’évidente source de l’historien des relations internationales est avant tout le premier et quasi unique instrument de la communication d’une cour à l’autre […]. La lettre du souverain, des ministres et des diplomates de tout rang, nourrie des correspondances qui sont parvenues à son auteur, forme le moyen premier du gouverneur et se trouve être un fondement principal de la décision politico-diplomatique. […] L’instruction, la dépêche, l’écrit diplomatique au sens le plus large, sont ainsi au cœur d’une politique de la négociation qui est une pratique de l’écrit35.