Le Moniage Guillaume est une chanson de geste qui raconte la fondation du monastère de Gellone dans la vallée de l’Hérault – connu aujourd’hui sous le nom de St-Guilhem-le-Désert – par Guillaume d’Orange ainsi assimilé au comte Guillaume de Toulouse qui fonda effectivement le monastère au tournant du viiie et du ixe siècle, après avoir été l’un des proches conseillers du jeune roi Louis Le Pieux, fils de Charlemagne.
Cette assimilation n’est pourtant pas évidente dans les autres textes dont Guillaume d’Orange et ses proches sont les protagonistes et qui forment un véritable cycle, en fait, un petit cycle, dont les récits sont strictement attachés au personnage de Guillaume alors que le grand cycle se compose de récits associant à Guillaume ses ancêtres et ses collatéraux.
Parmi les textes les plus connus qui forment ce cycle, on retiendra en particulier La Chanson de Guillaume, Le Charroi de Nîmes, La Prise d’Orange, Le Couronnement de Louis, Le Moniage Guillaume et Aliscans, apparus dès le xiie siècle, et Aimeri de Narbonne, Girart de Vienne et Les Enfances Guillaume, qui témoignent de la popularité de ce thème encore au xiiie siècle.
Le texte du Moniage Guillaume est conçu pour achever ce cycle en évoquant la retraite de Guillaume1 : après avoir longtemps combattu contre les Sarrasins, en particulier auprès du roi Louis qui a épousé Blanchefleur, la sœur de Guillaume, et après avoir perdu son épouse Guibour, Guillaume décide de se retirer dans le monastère d’Aniane ; mais sa difficile cohabitation avec les moines le conduit assez vite à se retirer au désert dans un ermitage qu’il fonde, comme il se doit, au milieu d’un espace sauvage, après avoir, par miracle, chassé les bêtes immondes qui y abondaient et combattu un géant.
Il représente donc non seulement la fin d’un cycle mais aussi une réorientation du récit qui passe de la chanson de geste à l’hagiographie et c’est donc très naturellement par ce biais que l’œuvre est généralement étudiée comme en témoigne une revue rapide de la bibliographie qui s’y rapporte2.
Pourquoi alors parler de conflit d’autorité à propos du Moniage Guillaume qui décrit ce parcours vers la sainteté du personnage principal et où le conflit d’autorité semble d’autant moins probable que le personnage se retire du monde pour vivre seul sous la seule autorité qui ne soit pas discutable, celle de Dieu ? Tout simplement parce que ce parcours commence par une transgression : Guillaume se rebelle contre l’autorité de l’abbé et même si cette rébellion peut paraître justifiée au regard de l’attitude très discutable des « moines perfides3 », elle n’en est pas moins une contestation du « convent » (accord, pacte) qui rassemble les moines et qui fonde leur communauté, un acte frondeur qui est un même temps fondateur.
Son retrait au désert est-il alors le moyen de se racheter et de commencer un chemin de sainteté ? ou cette rébellion est-elle plutôt le signe d’une sainteté qui distingue Guillaume déjà lors de son arrivée à Aniane ?
Il convient donc d’interroger cette première partie de l’œuvre qui met en scène le rapport d’autorité qui existe entre le moine Guillaume, sa communauté et son abbé pour comprendre ce que représente la force brutale dont il fait preuve : la faute dont il doit se racheter ou, déjà, la volonté divine ?
Cette première partie du récit (v. 1-2101) se démarque en effet assez nettement des 3 suivantes – la retraite de Guillaume au désert (v. 2102-2861), son rapt et sa captivité à Palerme (v. 2862-4923), l’invasion sarrasine et l’appel à Guillaume (v. 4924-6962) : en effet, les principales étapes de cette partie – l’arrivée de Guillaume au monastère d’Aniane, son envoi par l’abbé sur la côte en traversant le Val de Sigré, repaire notoire de dangereux brigands pour tenter de se débarrasser de lui, son séjour sur la côte, le combat contre les brigands lors du voyage de retour et le saccage du monastère – donnent de Guillaume encore l’image d’un héros guerrier alors que les parties suivantes, sans l’ombre d’un doute, évoquent une figure de sainteté selon un accomplissement dont on peut voir un écho dans les combats que livre Guillaume : le combat contre le géant est certes le préalable à l’installation de son ermitage mais le géant représente les forces telluriques, païennes pourrait-on dire, alors que le dernier combat, celui contre le diable qui empêche la construction du pont4, est bien le combat contre le démon, la fin de Satan, du diviseur, engouffré dans l’eau qui coule sous le pont. De l’installation de Guillaume dans son ermitage à la fin du récit, il y a donc bien une conversion qui élève le personnage vers une figure christique en même temps que le texte se dégage d’un merveilleux quotidien et vaguement païen au profit d’un merveilleux chrétien qui fait de Guillaume un double du Christ au désert.
Pour comprendre comment s’articule la rébellion de Guillaume avec son cheminement vers la sainteté, on étudiera d’abord la façon dont le récit évoque la subversion du couvent d’Aniane par Guillaume, puis le portrait que cet épisode permet de faire de ce personnage hors du commun et enfin la figure de sainteté qui se constitue au cours de cette rébellion.
1. La subversion du couvent
L’arrivée de Guillaume à Aniane est un bouleversement parce que c’est celle d’un guerrier comme se plaît à le rappeler le narrateur : en effet, bien que la retraite de chevaliers dans un monastère ne soit pas chose rare au Moyen Âge, celle de Guillaume est présentée sous un jour particulier qui accentue sa dimension guerrière. Lorsqu’il arrive, « marriz » (accablé ; v. 32) de la perte de sa chère épouse Guibour, il offre en gage à l’abbaye les attributs du guerrier :
Je vous donnerai une somme de mille livres, / Et j’emploierai mon bon haubert à double rang de mailles, / Mon heaume, mon cheval et ma bonne épée d’acier / À pourvoir les moines du monastère5.
Certes, il s’agit d’objets précieux qui contribuent à égalité avec les mille livres à la dot de Guillaume lors de son entrée au monastère (l’épée de Guillaume n’est autre que Joyeuse, l’épée de Charlemagne qui la lui a donnée (« C’était Joyeuse, qui avait appartenu à Charlemagne6 ») mais le geste se lit aussi assez naturellement comme un acte de renoncement, Guillaume abandonnant alors à la communauté l’équipement qui fait de lui un chevalier et renonçant du même coup à cet état auquel il a été appelé lorsqu’il a été adoubé. Pourtant, le narrateur continue de l’appeler « noble comte » (gentil conte, v. 255) ou « marquis aux bras puissants » (marchis fierebrace, v. 975) : à chaque fois, « conte » et « marchis » (qu’il ne faut pas comprendre comme de simples titres honorifiques, ce que ces deux vocables finiront par désigner sous l’Ancien régime) mettent en évidence le lien de vassalité qui unit encore Guillaume à son souverain, auquel il doit par son serment le consilium et l’auxilium (le conseil et le soutien militaire), lien dont il ne semble finalement pas délié malgré l’abandon de ses armes et son entrée au couvent où il se distingue des autres moines par cet état chevaleresque et guerrier surdéterminé par le recours aux adjectifs « gentix » et « fierebrace ». L’adjectif « fierebrace » n’est employé qu’une seule fois dans le passage mais il fonctionne alors comme une véritable épithète de nature constitutive de la locution figée qui finit par désigner Guillaume dans la plupart des textes du cycle selon un procédé si fréquent au Moyen Âge qui veut que le nom ne désigne pas seulement une personne mais dise ce qu’elle est : Guillaume est le « Marchis Fierebrace » c’est-à-dire qu’il est défini par la puissance de son bras qui fait de lui un guerrier si puissant qu’il peut défier le Roi Corsolt (« ce démon,/ Laid, hideux et surchargé d’armes ;/ S’il le craint, personne ne doit s’en ébahir7 ») et le vaincre, mais qu’il est aussi à lui seul le bras armé qui secourt le Pape et le jeune roi Louis auquel des traîtres veulent ravir son trône8. Quant à l’adjectif « gentix / gentil », il est récurrent à propos de Guillaume dans toute cette première partie (v. 255, 298, 1036, 1570, passim) et insiste à la fois sur sa noblesse et le prestige de son lignage évoqué par l’expression « haut parenté » (haut parage ; v. 1036) et sur les qualités associées à cette noblesse : sa vaillance guerrière est la conséquence de sa noblesse en même temps que l’exercice de cette vaillance sur le champ de bataille au service de son souverain renouvelle cette noblesse manifeste aux yeux de tous, à l’exception des moines ; ainsi, les pêcheurs et les bourgeois du littoral doivent s’accorder sur le fait que « Ce moine est très brave9 », quand l’un des brigands dit de lui : « Il est courtois et l’a fait volontiers ; c’est un homme noble10 », la collocation des deux adjectifs « courtois » et « gentix » renforçant encore l’excellence de Guillaume.
Par les qualités propres à son milieu dont il ne se départit pas vraiment et qui rappellent en permanence à l’impétrant sa vie d’avant qu’il est censé avoir abandonnée en même temps qu’il a remis ses armes à l’abbé, il se démarque du reste de la communauté. Il témoigne ainsi d’une largesse qui est davantage le fait d’un sentiment aristocratique que d’un souci de charité ; c’est en particulier le cas à l’égard des pêcheurs auxquels il accorde un prix avantageux pour leurs provisions en échange d’une reconnaissance qu’il pense aller non seulement à sa personne mais à celle de l’abbé et donc au monastère tout entier lorsqu’il dit à son serviteur : « Mais payez-les de façon à ce qu’ils m’en soient gré,/ Pour qu’ils ne se plaignent ni de nous, ni de notre abbé11 » ; il reçoit alors l’épithète de « moine généreux » (larges moines, v. 1037) de la part de l’un d’eux en même temps que la reconnaissance de toute la population du port :
Ce moine a bien parlé, que Dieu le bénisse ! / Si jamais il revient sur ce rivage,/ Il serait injuste qu’il soit privé de nos poissons,/ Il mérite d’en avoir sans payer ni denier ni maille12.
Ainsi assume-t-il davantage le rôle d’un grand seigneur que d’un simple moine dont tout semble le distinguer :
il mange […] et consomme plus / Que les trois plus importants de l’abbaye. / Quand on leur donne frocs et étoffes, / Chaperons et robes délicates,/ S’il en faut à l’un quatre aunes et demie,/ Au noble comte il en faut quinze13.
Le portrait que fait alors le narrateur donne toute la démesure du personnage ; et il ne s’agit pas seulement d’évoquer son appétit ou sa prodigalité ; tout en lui semble démesuré comme le suppose la multiplication des adverbes ou des déterminants qui disent la grande quantité quand il faut le décrire ou évoquer ses actes : « Il eut en très grande quantité mulets et bars14 », « De sa nourriture il a offert largement,/ Tant de plats, tant de hanaps de vin clair15 » ; et cette démesure confine parfois à l’excès : « Compter les deniers lui déplaît tellement / Qu’il se met à les jeter aux marins16 ».
Et c’est cet aspect excessif du personnage qui provoque le chaos au sein du couvent et d’abord la jalousie : « Mais le couvent lui porte grande envie17 » ; on remarquera d’ailleurs qu’envie rime alors avec vie au vers précédent, comme si c’était la vie même de Guillaume qui était digne d’envie et de jalousie. Et c’est ce caractère exceptionnel de Guillaume qui finit par lui attirer la haine des autres moines, comme le signale avec tant de naturel le narrateur par ce système consécutif surprenant puisqu’il fait d’un péché – la haine des moines – la conséquence d’une grâce – l’exceptionnalité de Guillaume :
Il est si grand […]/ Que tous ses compagnons le haïssent extrêmement,/ Car il mange trop de viande et de poisson,/ Il en consomme plus que trois à la fois./ Et il en distribue tant tout autour de lui,/ Qu’écuyers et valetaille en sont comblés18.
On pourrait bien sûr considérer fondée l’animosité des moines à l’encontre de Guillaume qui se démarque tant de leur mode de vie si le narrateur n’adoptait un point de vue qui justifie toujours sa position. Certes, Guillaume est un personnage excessif mais cet excès n’est pas condamnable comme l’est en revanche le ressentiment des moines. C’est d’ailleurs leur haine à son endroit qui provoque chez lui les débordements les plus incontrôlables : c’est en réaction à leur attitude qu’il leur parle « irieëment » (avec colère ; v. 367), en les traitant de « Fil a putein » à plusieurs reprises (v. 358, 365), et c’est au retour de sa mission, que les moines ont conçue comme le moyen de l’éliminer, que sa colère atteint son comble, ce dont le narrateur rend compte en évoquant la façon dont il se saisit d’une poutre pour défoncer la porte du monastère :
En entendant cela il a une montée de colère ;/ Il avise une poutre gisant à terre,/ Provenant d’un maison dont on refaisait la charpente ;/ Trois paysans robustes auraient été incapables de la lever, même en y prenant des mois ;/ Le comte, lui, la soulève comme un pieu de palissade19.
La mort du prieur semble alors la conséquence de cet emportement qui échappe encore à toute condamnation (mais il est vrai que Guillaume exprime alors un repentir sincère) ; au contraire, il y a dans le récit de sa mort une sorte de profusion, d’excès, qui confine à l’amusement : « Avec la personnne de l’abbé, il a frappé le prieur de telle sorte,/ Que le prieur va heurter un pilier ;/ Ses yeux ont volé hors de ses orbites ;/ La cervelle du prieur a jailli,/ Et l’abbé fut un peu contusionné20. » Et si la violence de Guillaume échappe à tout jugement, c’est peut-être que tout semble alors gouverné par la folie : folie de Guillaume à qui le serviteur qu’il veut entendre chanter au milieu des bois remplis de brigands répond « estez vos forsené ? » (êtes-vous fou ?, v. 1172) ou dont les brigands disent : « On dirait que le moine perd la tête21 », ou « Je crois que ce moine a perdu la tête22 » ; folie des moines dont Guillaume dit, presque dès qu’il arrive à Aniane : « Ma parole ! ils ont perdu la tête23 ! », suivi dans ce jugement, mais pour d’autres raisons, par les brigands qui disent à Guillaume que « Ils étaient vraiment fous, ceux qui vous ont fait moine24 ».
L’excès du personnage semble alors donner lieu à un style particulier qui touche à une certaine trivialité ; les personnages semblent ceux d’une farce. Lorsque Guillaume se voit chargé d’aller chercher des poissons sur la côte en traversant le Val de Sigré, notoirement connu pour être un repaire de dangereux brigands, sa conversation avec l’abbé est ainsi marquée d’un comique de répétition rendu particulièrement évident par l’anaphore de « Et s’ils » — « Et s’il m’asaillent ? » (Et s’ils m’attaquent ?, v. 480), « Se il me fierent » (s’ils me frappent, v. 489), « Et s’il me fierent ? » (Et s’ils me frappent ?, v. 529), « Se il me tolent mon autre chaperon ? » (S’ils me prennent mon autre chaperon ?, v. 549), « Et s’il me fierent ? » (Et s’ils me frappent ?, v. 560) —, et de « que ferai-je ? » : « Que ferai ge s’il me tolent ma gonne ? » (Que ferai-je s’ils m’ôtent ma robe ?, v. 570), « Que ferai ge s’il me prennent ma pelice ? » (Que ferai-je s’ils me prennent mon manteau ?, v. 595), « Que ferai ge s’il me tolent mes botes… ? » (que ferai-je s’ils m’ôtent mes bottes ?, v. 638), « Que ferai ge s’il me tolent mes braies ? » (Que ferai-je s’ils m’ôtent mes culottes ?, v. 667). Les répétitions si nombreuses ne concourent pas seulement à cette esthétique de la liste si propre aux textes du Moyen Âge (ce long passage va du v. 430 au v. 694) : il y a bien là un effet comique qui fait contraster l’apparente naïveté de Guillaume avec la détermination coupable de l’abbé. Le comique de la scène tient aussi aux situations que le narrateur évoque, que ce soit lorsqu’il oppose la ruse de l’abbé à celle de Guillaume qui imagine le « braier » fabuleux, cette ceinture ornée de pierreries, dont la convoitise doit obliger les brigands à lui demander de se déshabiller et le mettre ainsi dans le seul cas où l’abbé l’autorise à se défendre, ou la mort du prieur qui ressemble si peu à un combat chevaleresque. C’est sans doute ce cadre farcesque qui rend la colère de Guillaume supportable, ses malédictions — « Honni soit un ordre semblable !/ C’est un ordre mauvais que celui qui cause la mort d’un homme de bien ;/ Que Dieu confonde celui qui l’instaura ! », « C’est un ordre trop cruel ;/ Que tous les diables emportent cet ordre25 ! » — ne semblant guère performatives alors mais participant plutôt d’un excès du discours.
Le chaos que provoque l’arrivée de Guillaume au sein de la communauté d’Aniane n’est pas la conséquence d’une contestation délibérée de l’autorité et de l’ordre par Guillaume : il a beau maudire à plusieurs reprises cet ordre et son fondateur, Guillaume veut lui être fidèle, à commencer par l’abbé auquel il s’en remet :
Très cher et très doux maître, dit Guillaume le farouche,/ Je suis votre moine — Dieu en soit remercié ! — /, C’est à vous de m’apprendre et de me donner des ordres / Et je dois faire très volontiers vos commandements26.
Ce n’est donc pas par un défaut de volonté qu’il provoque ce chaos mais peut-être davantage par sa nature même.
2. La nature subversive de Guillaume
Il est vrai que c’est un personnage hors du commun, par son physique exceptionnel et en particulier sa taille, qui impressionne les gens qu’il rencontre, que ce soient les moines dont l’un s’exclame : « Jamais, sous la voûte du ciel, on ne vit moine si grand27 ! », ou les brigands : « Par Dieu ! Regardez donc ! Jamais mère n’engendra moine si grand28 ! » ; c’est d’ailleurs presque par la même formule que le narrateur rend l’étonnement des uns et des autres, comme si tous étaient confondus dans la même stupéfaction. Évidemment, l’aspect physique de Guillaume le désigne dès lors comme un personnage hors du commun et donc volontiers merveilleux au point que les brigands le prennent pour un géant, « un géant du royaume d’Outremer29 », le complément du nom renforçant l’impression d’extraordinaire que fait naître Guillaume. Son aspect physique est évidemment associé à une force exceptionnelle selon une contiguïté du signe et du signifié elle aussi caractéristique de la pensée médiévale : cette force n’est pas seulement celle qui lui permet de soulever si facilement la poutre qui lui sert à défoncer la porte du monastère comme on l’a vu précédemment, c’est proprement une force affolante par sa puissance exceptionnelle comme le reconnaît l’un des brigands pris de panique : « Par le Dieu de majesté ! il n’y pas d’homme sous la voûte du ciel,/ Qui, s’il lui donnait un seul coup / D’un de ses poings, ne tombât mort30. » Et si la force de Guillaume produit cette impression de folie, c’est qu’elle confine à une violence inouïe dont témoigne la façon dont il arrache la cuisse de son cheval pour en faire une arme contre les brigands : « Il voit son cheval qui s’arrête sur le chemin,/ Le comte veut le saisir par une patte / Et il lui arrache une cuisse, la droite31 » ; si l’on reste en deçà du merveilleux auquel cet épisode invite (surtout après la résolution de l’aventure qui voit Guillaume miraculeusement rendre sa cuisse au cheval), l’épisode dit une force brutale et sans limite, forcenée, qui produit chez les brigands « espoantés » (épouvantés, v. 1311) une impression de folie. La colère de Guillaume, ce sentiment que le narrateur désigne par ces vocables équivoques pour le lecteur moderne que sont « ire », « duel » et « maltalent32 », semble surgir brutalement comme le suggère ce passage où le chef des brigands s’approche de Guillaume pour s’emparer de sa ceinture faisant naître une rage dont le caractère subit semble être rendu par le seul vers « Quand Guillaume le voit, il manque devenir fou de rage33 », qui conduit incessamment le lecteur de ce que voit Guillaume à la rage qu’il éprouve et au déchaînement de violence qu’elle inaugure. Et comme le suggère plus loin la rime « peör » (peur, v. 1881) : « iror » (colère, v. 1882), c’est bien le spectacle de cette rage qui produit la peur chez ses adversaires.
Guillaume est donc perçu comme un personnage étrange, si formidable et redoutable qu’il est presque normal qu’on le prenne pour un diable ; c’est ainsi que les moines d’Aniane le désignent dès qu’il arrive, le portier affirmant : « Je crois qu’il est sorti du puits de l’Enfer / Ou qu’il est le maître de Belzébuth34 », suivi par d’autres qui voient en Guillaume « l’Antecrist » (v. 135) ; ce sont alors toutes les figures du démon qui sont convoquées après Belzébuth et l’Antéchrist, de l’« aversier » (v. 153) au « deable » (v. 403). Et c’est en conséquence de cela qu’il est alors volontiers soupçonné d’intentions malignes : si, pour l’abbé, Guillaume est « crüeux » (cruel, 417), pour les brigands, il cherche à les tromper par son habit : « C’est pour nous abuser qu’il s’est vêtu ainsi35 ». Mais surtout, Guillaume fait peur et le narrateur multiplie à loisir l’emploi des vocables qui l’évoquent : « peör » (v. 138, 589, 633, 1821, 1881), « esmaier » (v. 208, 538, 543) et « espoanter » (v. 1311, 1995).
Mais ce sentiment de peur qu’il provoque chez la plupart des moines et chez les brigands n’est pas unanime et partage les personnages que Guillaume rencontre selon ce commentaire du narrateur : « Tous les bons l’aiment, mais le méchant le hait36 ». Au rejet des moines, tous épouvantés par la force brutale de Guillaume est ainsi opposée l’affection des simples gens, que ce soient les pêcheurs, le portier qui « l’aimait du fond du cœur37 », ou les autres serviteurs du monastère, « Tous les serviteurs [qui] / De chagrin commencent à pleurer,/ Car ils l’aimaient beaucoup pour sa grande générosité38 ». Eux ne voient en Guillaume que le grand seigneur généreux et prodigue. Et sans doute n’est-ce pas un hasard si les seuls qui semblent échapper à ce sentiment de peur sont d’abord les brigands, avant que Guillaume n’exerce contre eux sa force exceptionnelle : jusque-là, sa physionomie d’habitude si impressionnante n’empêche pas leurs railleries, l’un l’accusant de couardise : « Vous semblez vraiment plein de grande vilenie39 », l’autre de perfidie : « Votre esprit recèle beaucoup de félonie40 ». Mais sans doute est-ce là l’inconscience de ceux qui ne craignent pas Dieu et qui n’ont pas reconnu dans la force de Guillaume le signe de sa sainteté.
3. La nature subversive de Guillaume comme signe de sa sainteté
Le fait est que Guillaume n’est jamais comptable de sa brutalité qui jamais ne rompt son lien avec Dieu ; au contraire, sa brutalité est équilibrée par des miracles qui manifestent une sorte d’approbation divine, comme si l’action de Guillaume préparait l’accomplissement de l’œuvre de Dieu. Et le narrateur se plaît à mettre en évidence la protection divine dont jouit Guillaume : avant qu’il ne reprenne le chemin d’Aniane, le narrateur évoque ainsi la traversée du Val Sigré par une sorte de prolepse : « Ils le tueront, si le Seigneur Dieu n’y veille41 » ; la prolepse n’en est pas une puisqu’elle est soumise à la condition que Dieu abandonne Guillaume ; elle inverse donc la prophétie puisqu’il faut bien entendre que Dieu se préoccupe de Guillaume et que les brigands ne sauraient alors le tuer mais la formulation rend cette élection encore plus manifeste. Dès lors, cette traversée du Val de Sigré est bien la manifestation de la sainteté de Guillaume par laquelle s’accomplissent des miracles, que ce soit celui que le narrateur désigne explicitement comme tel quand il dit que « Dieu accomplit là un grand miracle42 », lorsqu’il évoque comment Guillaume échappe à la mêlée des brigands sans recevoir un seul coup sur la tête ou celui dont Guillaume est l’instrument lorsqu’il remet au cheval la cuisse qu’il lui avait arrachée : le narrateur évoque alors la prière que Guillaume adresse à Dieu, « de verai cuer » (d’un cœur sincère, v. 1678), une sorte de profession de foi où s’incarne la puissance performative du verbe divin puisque « Sur ces mots, que nous vous avons dit,/ Cuir, nerfs et muscles se reforment,/ La chair guérit instantanément,/ Si bien qu’il fut plus sain que jamais il ne l’avait été43. » Il peut alors reprendre son chemin vers Aniane qui sera l’autre objet de sa colère sans qu’on puisse douter un instant désormais de la justesse de cette révolte ; mais ce couvent qu’il a subverti d’abord par sa nature excessive et qui sera bientôt l’objet de son ressentiment n’incarne pas la loi divine et c’est en cela que la subversion du couvent ne met pas à mal la relation du Guillaume à Dieu ; tout au plus exprime-t-elle l’impossibilité pour lui d’y rester et donc l’obligation qui lui est faite d’aller fonder son ermitage. D’ailleurs, au Moyen Âge, le couvent est d’abord une « convention », un « accord », une « promesse », avant d’être le lieu où vivent des moines ; le vocable désigne donc ce qui fonde leur vie communautaire, la règle que tous ont acceptée et qui organise leur vie. Bien qu’il relève d’un champ lexical où figure aussi loi, il n’en est pas pour autant synonyme, ce dernier vocable désignant la religion ou seulement une manière d’être, un usage, une coutume ; c’est avec ce dernier sens qu’il est employé dans le texte lorsque Guillaume prend congé de l’abbé pour partir chercher des poissons sur la côte, « À la façon (loi) d’un moine vêtu et équipé44 ». La contestation du convent n’est donc pas la contestation de la loi et c’est sans doute dans cet espace notionnel que peut se développer l’idée d’une contestation, d’une force brutale néanmoins sanctifiante. Lorsqu’il arrive à Aniane et sème le trouble parmi les moines, Guillaume subvertit donc cet espace communautaire et la règle qui le fonde mais il ne remet évidemment pas en cause les principes fondamentaux de la foi chrétienne.
Ainsi sa brutalité peut-elle être comprise comme l’accomplissement de sa nature de chrétien, la force dont Guillaume est capable pouvant être réconfortante, en particulier à l’endroit de son serviteur lorsqu’ils traversent tous deux le Val Sigré en direction de la mer : « Frere… ne soiez effraé » (n’ayez pas peur, v. 1188), lui dit-il ; et cette confiance en Guillaume tient à la confiance de Guillaume en Dieu qui semble lui donner la force nécessaire de se protéger du mal et d’en protéger ses proches comme il le suggère un peu plus tôt lorsqu’il tente une première fois de réconforter son serviteur : « Frère, ne sois pas épouvanté / Car s’il plaît à Dieu qui créa l’homme et la femme,/ Nous franchirons sans encombre la vallée solitaire45. » La peur que provoque Guillaume est dès lors comprise comme la peur que Guillaume doit faire à la terreur : ce ne sont pas les hommes que Guillaume effraie mais ce qui en eux est source de terreur. Dès lors, on comprend mieux pourquoi cette force brutale est indissociable de la largesse et de la charité que lui rappelle le bourgeois qui l’héberge sur la côte :
Jadis vous m’avez fait traiter avec beaucoup d’honneur / Dans la ville d’Orange, votre admirable cité,/ Quand je m’en revenais, fort pauvre, d’Outremer ;/ Je vous reconnais bien, par la sainte Charité ;/ Vous m’avez fait du bien, je ne l’ai pas oublié ;/ Vous m’en avez tant fait que je ne vous en aime que davantage,/ Toute ma vie, je vous en serai reconnaissant, / Seigneur Guillaume, que Dieu vous bénisse46.
Certes, la locution « par sainte Charité » est figée dès le Moyen Âge et ne fait pas nécessairement explicitement référence à l’amour Divin mais cet exemple de l’attitude de Guillaume à l’égard des pauvres en remotive le sens. Comme c’est souvent le cas à son propos — dans Le Couronnement de Louis, après avoir délivré les prisonniers, il implore le Pape de les vêtir et de les doter : « Donnons-leur donc des tissus, des fourrures et des manteaux,/ Que chacun soit pourvu d’or et d’argent, / Afin qu’ils puissent s’en retourner dans leurs domaines47 » —, Guillaume adopte une posture évangélique voire christique : après tout, le Christ lui-même s’est emporté contre les marchands du Temple qui défiguraient Dieu. Et c’est dans cet espace de violence qu’autorisent l’exemple du Christ et les Évangiles que Guillaume semble trouver sa place de chrétien : il est, par sa force, le glaive que Matthieu évoque lorsqu’il prête à Jésus ces paroles : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mt, X, 34). L’exercice de la force contre les brigands, que le narrateur désigne par le substantif « larrons » qui évoque bien sûr les deux compagnons de souffrance de Jésus sur le Golgotha, conduit d’ailleurs l’un d’entre eux à la conversion, comme subjugué par la puissance de Guillaume : « Quels qu’aient pu être mes actes et mes erreurs auparavant,/ Je me suis tourné vers Dieu du tout au tout48. »
Sa force permet en fait l’accomplissement de la volonté divine parce qu’il la met au service des humbles comme le suggère leur récurrente bienveillance à son égard ; si la présence de Guillaume produit un désordre inouï dans le monastère dès son arrivée, tous les serviteurs échappent à l’exaspération craintive générale des moines et lorsqu’il quitte Aniane pour se rendre sur la côte en s’exposant au danger que nul n’ignore, le narrateur insiste sur leur commune consternation : « Et les serviteurs en sont très affligés49 », et leur prête ce propos où transparaît toute leur reconnaissance pour Guillaume qui renouvelle le geste christique de charité en vêtant et nourrissant ceux qui n’ont de quoi ni se vêtir ni se nourrir : « Que Dieu ait le comte en Sa sainte garde,/ Qu’Il nous le rende sain et sauf / Car maintes fois il nous a abreuvés / Et bien vêtus, et traités avec grand respect50. » Même la folie qui s’attache à lui, la même qui le rend tout à la fois cabot lorsqu’il discute avec l’abbé des possibilités de se défendre contre les Brigands avec une légèreté étrangère à la figure habituelle du saint, et qui lui fait arracher la cuisse de son cheval pour s’en faire une massue — geste qui lui vaut ce commentaire de l’un des brigands : « Je crois que ce moine a perdu l’esprit51 » —, ou défoncer la porte du monastère et projeter l’abbé contre le prieur au point de tuer ce dernier qui s’écrase contre une colonne (v. 1981-1984), semble au service de Dieu : elle impose, au prix du repentir sincère des souffrances qu’elle entraîne — lorsque l’abbé lui reproche la mort du prieur, Guillaume répond ainsi : « J’en suis marri… / Pardonnez-le moi donc52 » — la crainte de Dieu ; après tout, c’est devant la terreur que la folie de Guillaume produit chez l’abbé qu’il reconnaît avoir essayé de le perdre en l’envoyant chercher du poisson en traversant le Val Sigré. La folie a donc son utilité comme le dit Guillaume lui-même : « Je l’ai tué, seigneur, par absolue nécessité53 » ; certes, dans ce contexte, il parle du cheval qu’il s’apprête à guérir miraculeusement de la mutilation qu’il lui a infligée mais le propos vaut tout au long du passage où la folie de Guillaume est comme l’expression de l’urgence de l’Évangile. En ce xiie siècle travaillé par les réformes monastiques et les luttes entre grands féodaux que l’Église s’est efforcée d’endiguer par la paix de Dieu à partir du xe et du xie siècle, la figure de Guillaume s’impose comme le prototype de ce « miles Christi » (soldat du Christ) qui détourne sa force destructrice des vains combats pour protéger les « pauvres », soit ceux qui ne peuvent se défendre. La subversion du couvent qu’entraîne son arrivée est donc bien une remise en cause du pacte qui fonde la vie communautaire des moines d’Aniane :
Que Dieu honisse un ordre semblable !/ Celui qui l’instaura, que Dieu le maudisse !/ C’était un mauvais homme, et un fameux lâche./ Mieux vaut l’ordre de chevalerie / Car ils font la guerrre aux peuples païens /[…]/ Et convertissent les païens à notre foi (loi)54.
Mais le retrait de Guillaume dans l’ermitage n’est-il pas alors contradictoire avec l’urgence qu’il exprime ainsi lors de son arrivée à Aniane ? Quel sens peut-on donner à l’expression de cette violence que Guillaume oriente vers la mise en œuvre du discours évangélique ? Cette première partie de l’œuvre est-elle une sorte de préhistoire dont Guillaume va se racheter dans son ermitage ? Au contraire, c’est l’épisode qui manifeste la vocation de Guillaume : sa rébellion contre l’ordre n’est pas une contestation de l’ordre divin mais d’une règle humaine qui tente d’en transposer l’esprit parmi les hommes ; elle est le signe qu’il est appelé à fonder un nouvel ordre comme il le dit à son abbé en lui demandant congé : « Ge vueil or une autre ordre esprover » (« Je veux maintenant tenter un nouvel ordre », ibid., v. 2054), le verbe « esprover » qui dit à la fois la volonté de mettre en œuvre et de s’essayer à un ordre nouveau, contribue à faire de Guillaume cette sorte de missionnaire qui, en établissant son ermitage, gagne à Dieu de nouveaux espaces.