L’essai fondateur d’Edward Said, L’Orientalisme, a bien montré le rôle de l’impérialisme européen et de tous les attributs de son autorité (notamment épistémologique) dans les constructions de l’Orient par l’Occident1. Parmi les discours scientifiques qui fondent l’autorité européenne se trouve également la géographie ; ainsi, Georges Hardy (1884-1972), administrateur colonial dans l’entre-deux guerres, opposait la passivité des indigènes qui s’adaptent aux milieux, à l’action du colonisateur qui opère une « retouche des paysages » pour modeler la terre colonisée2. L’hégémonie européenne tient au pouvoir de représentation et la carte constitue un instrument privilégié de la maîtrise / métrise du territoire de l’Autre, lui-même sujet à une expropriation. Tantôt l’autochtone est représenté de manière caricaturale pour faire couleur locale, tantôt il est purement et simplement escamoté, le cartographe faisant comme si le colonisateur s’emparait de terres vierges et inhabitées. Dans The New Nature of Maps (2001), Brian Harley étudie ce phénomène à partir de la mise en carte du Nouveau Monde – « nouveau » parce que tout ce qu’il y avait d’« ancien » – notamment la civilisation amérindienne – a été soigneusement gommé. Les cartes deviennent alors « des relais subliminaux de la légitimation coloniale3 ». Dans son étude Mapping Men and Empire4, Richard Phillips montre comment le récit d’aventures, dans le contexte victorien de culte de la virilité, permet à l’énergie masculine occidentale de se déployer pour dominer le monde découvert tandis que le texte, à forte dimension géographique, cartographie un territoire jusqu’alors terra incognita, contribuant ainsi à former et à sculpter l’espace impérial.
Si le récit d’aventure du XIXe siècle participe à la consolidation du pouvoir européen en se faisant l’auxiliaire de la colonisation, le récit de voyage repose également sur des fondements impérialistes selon Mary Louise Pratt, qui insiste sur le caractère démiurgique du regard impérial. Elle évoque des zones de contact, des espaces sociaux où se rencontrent, s’affrontent et interagissent des cultures différentes dans une relation de pouvoir souvent asymétrique5. Ce faisant, elle montre comment les récits de voyages européens ont littéralement inventé le « reste du monde », participant à la création du sujet colonisé.
Je voudrais montrer dans cet article, comment le récit de voyage qui a pu contribuer à l’édification de l’autorité des empires européens, sert aussi parfois d’antidote et participe, aux XXe et XXIe siècles, à une redéfinition des rapports de pouvoir entre l’Europe et les pays postcoloniaux.
Variations sur la scène panoramique
À partir d’une description du Lac Tanganyka dans Lake Regions of Central Africa de Richard Burton (1860), Mary Louise Pratt définit un archétype des récits de voyage britanniques du XIXe siècle, qu’elle appelle « The monarch-of-all-I-survey scene » ou « scène du promontoire ». Le colonisateur y adopte une position dominante, un point de vue panoramique, afin d’en embrasser l’essentiel du regard. Ce type de représentation obéit à une stratégie d’innocence de l’Européen qui, en éludant la conquête militaire, entérine l’hégémonie de l’Europe (position d’« anti-conquest » pour M. L. Pratt). La découverte consiste, il est vrai, en une conversion des savoirs locaux et une insertion de ceux-ci au sein des normes et des cadres occidentaux, afin de les contrôler et de les inféoder à l’autorité de l’Europe. Entre esthétique et idéologie, le point de vue panoramique, « bird’s eyes views » selon l’expression d’Elleke Boehmer, constitue un moyen narratif de s’arroger le regard du colonisateur sur la terre indigène, regard qui nomme et identifie le pays dominé, « the cartographic and metaphoric authority of the colonizer6 ». Mary Louise Pratt observe trois stratégies à l’œuvre dans le récit de voyage : une esthétisation du paysage qui permet de le faire entrer dans les canons artistiques européens, une densification du sens qui rattache le lieu à la culture et aux savoirs européens, l’établissement d’une relation de domination (du voyeur sur ce qui est vu)7.
Pour étudier les avatars de la scène du promontoire dans le récit de voyage du XXe siècle, je choisirai deux textes évoquant le Ghana : Black Power (1954) de Richard Wright8 et A quale tribù appartieni (1972) d’Alberto Moravia9. Les deux écrivains se trouvent dans une situation de relative extériorité : Richard Wright est un Afro-américain qui effectue un retour aux sources de la diaspora noire, Alberto Moravia est un Européen visitant une colonie anglaise d’Afrique, non ressortissant du pays colonisateur. Tous deux proposent une scène de balcon à Accra, la capitale du Ghana, l’équivalent urbain de la scène du promontoire. Loin de l’esthétisation pratiquée par Richard Burton à partir de la nature africaine, Alberto Moravia se heurte à la laideur, au désordre et à la pauvreté d’une ville du Tiers-Monde : « La ville ressemble à une immense soupe aux choux de cette espèce dite chou noir, dans laquelle on aurait mis des tas de petits macaronis blancs » (QT 5). L’eurocentrisme du regard s’explique ensuite dans l’analogie totalement anti-exotique qui assimile arbres tropicaux et choux, bâtiments de ciment armé et macaronis. Alberto Moravia ne manque pas d’explications et déploie tout un savoir sur la culture ou la mentalité africaines. Il reconnaît et regrette les méfaits du colonialisme et notamment les problèmes d’acculturation, mais n’hésite pas à affirmer que, par son « infantilisme », l’Africain se trouve livré aux séductions du « néo-capitalisme » (QT 9). Par la reprise d’un certain nombre de stéréotypes sur l’Africain enfermé dans une croyance magique, Alberto Moravia marque la supériorité de l’Européen et de son savoir. Quant au paysage africain, il est jugé « monotone » et répétitif, appartenant à la préhistoire – c’est le cas de « la savane, qui ceinture l’Afrique sur des centaines de kilomètres de l’ouest à l’est, de l’Océan Atlantique à l’océan Indien » (QT 13). C’est pourquoi Alberto Moravia préconise l’avion – encore un point de vue panoramique – qui permet de dominer l’itération et de surmonter la monotonie du paysage (QT 133). À la manière d’Hegel, le voyageur semble rejeter l’Afrique hors de l’Histoire et reproduit le discours normatif de l’autorité européenne malgré quelques concessions.
Richard Wright, lui, visite le Ghana à la veille de son indépendance alors que le pays est encore une colonie britannique appelée Gold Coast. Il se présente comme « un des fils perdus de l’Afrique » et, quoique supposé appartenir à la même histoire que les Africains restés sur le continent, il ne parvient pas à les comprendre (BP 77) : « After all I was a stranger in a strange land » (BP 108). Le panorama offert sur Accra et l’Atlantique n’est pas aussi stimulant que pouvait l’être le spectacle offert par le lac Tanganyka pour Richard Burton : « I stood on my balcony and saw clouds of black buzzards circling slowly in the hazy blue sky. In the distance, I caught a glimpse of the cloudy, grayish Atlantic » (BP 51). L’Atlantique « grisâtre » paraît constituer un écho sinistre au « Middle passage », à la navette génocidaire du vaisseau négrier dans la mouvance océanique. En effet, les promontoires sur l’Atlantique comme Elmina ou Kumasi portent des forts en ruine, « the crumbling slave castles » (BP 6), qui ne suscitent nulle rêverie romantique mais renvoient à la tragédie de la traite des Noirs. Une seconde scène de balcon offre une vision synthétique sur l’Afrique « in all its squalor, vitality and fantastic disorder » (BP 80), qui traduit toute la fascination-répulsion de l’observateur. Avant son départ, les trois paragraphes de l’article « Gold Coast » de l’Encyclopaedia Britannica qu’il avait lu lui avait pourtant fourni un tout autre savoir sur un pays « rempli de reptiles dangereux, d’or et de diamants » et peuplé d’habitants de « race nègre10 ».
En fait, Richard Wright n’éprouve pas la jouissance du « seeing-man » : il sent que l’on ne peut pas juger correctement depuis le balcon et souhaite trouver des lieux alternatifs. Il a ainsi du mal à poser son regard, souvent aveuglé par le soleil et obligé de cligner des yeux. Si le fait que tout le monde soit noir à Accra le soulage de ne plus se sentir dans une minorité11, si la terre lui rappelle le Sud des États-Unis, Richard Wright est irrité par le « pidgin English » qu’il ne comprend pas (BP 47), choqué par la nudité des habitants et heurté par les marques de tribalisme telles que la scarification des corps (BP 40) ou le cannibalisme supposé (BP 16). Par ailleurs, il est confronté à des Américains noirs qui rejettent l’Afrique, un continent dont ils ont honte et qu’ils ressentent comme barbare, une terre où les Africains ont vendu leurs frères. Lui-même associe ses interrogations identitaires à une éventuelle culpabilité : « But am I African? Had some of my ancestors sold their relatives to white men? » (BP 66). Bien qu’il soit porteur d’une idéologie supposée progressiste – il est communiste –, Richard Wright a du mal à surmonter les préjugés qu’il partage finalement avec les Américains blancs.
Dans les deux exemples étudiés, la scène panoramique – devenue urbaine – semble avoir perdu ses vertus romantiques comme si la position coloniale n’était plus tenable. Néanmoins, les traces de l’autorité européenne affleurent dans les discours – notamment dans les stéréotypes – et les normes occidentales restent l’horizon d’attente prédominant. L’eurocentrisme est loin d’être totalement démantelé.
Un nouvel exotisme fin de XXe siècle ?
Parmi les récits de voyage occidentaux contemporains, on peut distinguer deux tendances, la réécriture d’un récit de voyage de l’ère coloniale, d’une part, et la revisitation postcoloniale des géographies impériales, d’autre part, les deux acceptant ou revendiquant même une perte d’autorité sur l’espace visité.
Une version postmoderne du récit de voyage, que Jean-Marc Moura a appelée « métafiction du voyage12 », consiste en l’exploration critique d’un voyage antérieur. Ce voyage du voyage se fait parfois à l’intérieur d’un roman, comme Le Chercheur d’Or de Le Clézio (1985), relatant un voyage effectué au XIXe siècle vers l’île de Rodrigues, ou dans un autre récit de voyage, mais fictionnalisé, comme In Search of Conrad de Gavin Young (1991), dont le titre annonce les pérégrinations de l’auteur en Orient, sur les traces de Joseph Conrad. Gavin Young entreprend une œuvre qui entrecroise trois types d'itinéraires : ceux du marin polonais, T. J. K. Korzeniowski alias Joseph Conrad en Asie du Sud-Est, ceux des nombreux personnages que le romancier Joseph Conrad y a fait vivre et ses propres voyages « à la recherche » de son héros, en 1961 puis en 1977. Le début du texte superpose deux cartes, l’une représentant les voyages de Gavin Young et l’autre les voyages du marin Korzeniowski entre 1881 et 1889. Pour Gavin Young, le récit est l’histoire d’une passion pour un écrivain née d’une devise entendue à l’école – « Saisis la vie au vol, vite13 » – et le voyage se veut un pèlerinage littéraire sur les lieux conradiens. Ainsi, le récit joue sur une intertextualité serrée qui fait de constants allers-retours entre le passé et le présent : le lieu visité ressuscite la mémoire d’un personnage ou d’un événement, Lord Jim ou le naufrage du Palestine14. Le titre de la première partie, « Youth » (« Jeunesse »), est d’ailleurs une allusion transparente à la nouvelle parue en 1898, récit autobiographique dans lequel Joseph Conrad, embarqué à bord du Palestine, raconte comment il dut abandonner son vaisseau en flammes, à proximité du détroit de la Sonde, et gagner Muntok sur un canot de sauvetage. Le récit de voyage vaut également comme enquête et le narrateur se fait détective, par exemple à Singapour pour retrouver l’acte de décès d’un certain A. P. Williams, qui a inspiré le personnage de Lord Jim. À la fin du volume, la sixième et dernière partie (Home) nous ramène au Kent, à la tombe de Joseph Conrad et à son épitaphe. Le voyage rétrospectif est une manière de ranimer l’exotisme expirant, mais il s’agit aussi d’un nouveau regard européen qui scrute un regard antérieur, européen lui aussi. Si l’Asie du Sud-Est possède un « génie du lieu », il est étroitement dépendant des constructions littéraires de Joseph Conrad et l’espace asiatique ne reste qu’un médium.
Le récit de Bruce Chatwin, The Songlines (1987) joue sur l’imaginaire impérial des Britanniques en mettant en scène des lieux familiers des récits d’aventure tel le Désert central australien, qui se situent aux marches de l’Empire, avant-poste de la civilisation européenne au cœur du continent australien15. Le récit tend ainsi à valoriser les limes de l’Empire et donc les positions marginales. En créant « un continuum entre récit de fiction et récit de voyage16 », le texte de Bruce Chatwin, qui tient à la fois de la fiction et du journal de bord, adopte les formes narratives de la postmodernité, qu’il s’agisse de reprises intertextuelles de récits antérieurs – une caractéristique du récit de voyage –, de la remise en cause de certaines valeurs occidentales17 ou encore de la subversion du rapport entre centre et périphérie par un narrateur nomade, qui dessine un nouvelle géographie en privilégiant un point de vue antipodique.
Bruce Chatwin tente de reconstruire la vision du monde aborigène, des chasseurs-cueilleurs d’Australie, à travers le réseau des « itinéraires chantés » ou « pistes des rêves », un labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire australien, où chaque chant sacré évoque un chemin, une voie, et constitue le récit d’une genèse, fondatrice d’une cosmologie. Les valeurs proclamées par ces songlines s’opposent à celles de l’Occident : il s’agit de conserver le monde tel qu’il est et non de souscrire à un hypothétique progrès18, d’ignorer toute idée de propriété – notamment foncière, au profit des principes de déplacement et de parcours. Tout ce que le nomade possède, c’est son itinéraire. Hostile à l’idée même de limite ou de frontière, le parcours est celui de la déprise de soi, de la dépossession d’autant plus que le récit se termine sur la mort acceptée de trois aborigènes moribonds : « Ils savaient où ils allaient, souriant à la mort dans l’ombre d’un gommier-spectre19 ».
Si l’Australie a longtemps figuré le Far West dans la cartographie mentale des Britanniques, en fait une tabula rasa, les songlines correspondent en réalité à une cartographie orale et musicale – à l’opposé de la pratique européenne tendant à figer et délimiter les territoires par une représentation graphique –, mais qui a été transposée en art pictural par la demande faite aux aborigènes de les peindre. Ainsi, les Pintupi fondent-ils malgré aux « une école australienne d’art abstrait » avec un tableau dédié au totem « Fourmi à miel » (« Honey-ant »), composé de « touches pointillistes dans diverses nuances d’ocre », de cercles bleus et d’un « lacis de lignes ondulées rose vif », où se déchiffre toute une topographie des « sentiers du rêve », emblème d’un art nomade pour Bruce Chatwin20. Le récit de ce dernier met en scène une culture occidentale rendue modeste par la perte de ses repères, malgré ses tentatives d’assimilation culturelle et son insinuation invasive dans la vie quotidienne des aborigènes, et reconnaissant implicitement l’altérité radicale des mythes fondateurs ainsi que l’étrangeté inscrite au sein des rapports du moi au monde aborigène. La confrontation à cette culture nomade génère une réflexion sur la condition de l’homme, invité à répondre à l’appel du désert et à marcher le plus léger possible dans une nouvelle « métrise21 » du monde.
Contre-récit de voyage
Depuis la fin du Moyen Âge, l’Europe est restée au centre de la mise en mouvement du monde et, quand l’autre, naguère colonisé se met à voyager et à écrire le voyage, c’est souvent pour en inverser l’objet et le trajet, ce qui maintient une relation duelle voire antagonique. L’Europe tend à rester un centre magnétique, mais à la manière du « writing back » des études postcoloniales, on peut parler d’un « voyager contre » des non-Européens, qui peut prendre des formes diverses.
Romuald Fonkoua parle de « voyage à l’envers22 » : il s’agit d’inverser la trajectoire empreinte d’ethnocentrisme, de centre à périphérie, de Paris à Jérusalem pour reprendre l’itinéraire de Chateaubriand. Selon Romuald Fonkoua, le discours du « voyageur à l’envers » emprunte rarement les formes canoniques du récit de voyage européen, mais s’écrit à travers une pluralité des genres : roman, poésie, essai, autobiographie, privilégiés par rapport à la « relation » ou au « récit » de voyage23.
On l’a vu, le voyage comporte une charge traumatique pour les Noirs, victimes de la Traite, et qui, dans les pays colonisés par les Français, étaient interdits de voyage en métropole. Pendant l’ère coloniale, les rares Noirs autorisés à se rendre en Europe sont les plus brillants sujets, miroirs complaisants et flatteurs de la métropole, évoquant les mimic men décrits par Homi Bhabha24. Ainsi, le voyage en Europe se situe dans une perspective d’éducation et d’initiation à la pratique de la littérature, comme c’est le cas avec Un nègre à Paris de Bernard Dadié. Le texte consiste en fait en une série de neuf lettres (correspondant aux neuf chapitres), commencée symboliquement un 14 juillet et adressée par un personnage nommé Tanhoe Bertin à un destinataire anonyme resté au pays. L’intention est affichée dès le début : il s’agit de scruter Paris – « je vais là-bas ouvrir tout grands les miens [yeux] », mais aussi de renvoyer une image critique à la ville lumière : « je les ouvrirai si grand que les Parisiens en auront peur 25 ». À l’inverse, Tanhoe Bertin éprouve sa propre opacité et regrette son invisibilité : « On ne peut lire en moi, parce que Noir » (NP 74). Pétri de culture française et féru d’histoire, il affiche un savoir qu’il confronte à la réalité de la France des années 1950, tout en adoptant un point de vue qui rappelle celui des Persans de Montesquieu, regard faussement naïf qui articule un discours à visée ethnographique. Néanmoins, la comparaison implicite présente dans le récit ne se fait pas avec un empire perse imaginaire, mais avec une Afrique bien connue de l’auteur. Bernard Dadié établit ainsi des rapprochements cocasses entre les cultures africaine et française en faisant des journalistes « une tribu turbulente », dont « un seul article fait plus de bruit que huit tam-tams déchaînés » (NP 111). Ce faisant, il répond à l’invention de l’Afrique comme « dark continent » par le discours ethnologique en construisant la représentation d’une France « ethnicisée » par le regard d’un supposé primitif. Cette posture est d’une certaine manière est celle de Caryl Phillips, écrivain caribéen, dans The European Tribe (1987). Ancien sujet de l’empire, l’écrivain jette un regard en retour sur l’espace originel du regard maître en utilisant son vocabulaire même dans le titre de The European Tribe, qui renvoie l’Europe à une primitivité et à un tribalisme dont elle pensait être exempte par la civilisation qu’elle a largement exportée26.
Inversant le regard colonial, le héros de Bernard Dadié fait des Parisiens une peuplade exotique aux mœurs curieuses et multiplie les observations sur leur « mécanisation » – « N’auraient-ils pas des ressorts dans les jambes ? » –, sur leur individualisme exacerbé et leur maison « aux portes constamment closes » ou sur l’air parisien « surchargé d’esprit et d’électricité 27». Bernard Dadié n’a pas recours au romanesque à la manière des histoires érotiques de sérail des Lettres persanes – même s’il reste fasciné par le baiser sur la bouche (NP 76) – mais il multiplie les stéréotypes ou ethnotypes, avec la Parisienne coquette, le Parisien frondeur ou « ce peuple de logique » (NP 131) et son inévitable cartésianisme. Par sa maîtrise d’une culture et des représentations collectives d’un imaginaire européen, l’écrivain révèle son autorité, sa force d’assertion, répondant ainsi aux stéréotypes largement véhiculés par les récits de voyage européens sur l’Afrique. Pour autant le récit de Bernard Dadié ne devient guère subversif par rapport à la doxa : la satire reste moins mordante que chez Montesquieu et recouvre en fait une réelle admiration pour les valeurs de liberté héritées de la Révolution et incarnées par la France. Bernard Dadié croit encore en 1956 en une colonisation pacifique, par laquelle les « nations tutrices » renonceraient au « sabre » et feraient « un retour sur elles-mêmes pour comprendre les aspirations légitimes des territoires et s’en faire des amis fidèles et non d’éternels ennemis » (NP 208).
Les écrivains francophones, contrairement aux anglophones, pratiquent peu le récit de voyage au sens propre : ainsi, Tout-monde d’Édouard Glissant est un roman baroque, somme de tous les voyages possibles, irrigué par une pensée archipélique. L’auteur y évoque un voyage « latéral », des Antilles en Égypte, qui lui permet de créer « de nouveaux rapports Sud-Sud28 » (TM 541). À l’instar du Partage des eaux de Carpentier où la remontée du fleuve vaut comme retour à un âge premier, la remontée du fleuve Nil, « Le Nil à revers » (TM 540), constitue un voyage de retour aux origines. Mais le voyageur n’est pas là pour célébrer la grandeur monumentale de l’Égypte pharaonique et une civilisation trop éloignée de ses aspirations à la pluralité du divers. En Égypte, le voyageur découvre une « autre Afrique », le continent originel, mais où il est perçu comme autre : « Je ne saurais passer pour un Égyptien » (TM 541). En effet, à Assouan, le voyageur est interpellé comme « Nubian », ce qui le renvoie une nouvelle fois à la question de l’esclavage, celui des Nubiens auquel le voyageur peut s’identifier – « Les princes d’Assouan m’ont jadis exhibé » – et qui vaut comme « préface de l’histoire mondiale de l’esclavage des Noirs » selon Véronique Bonnet29. L’Afrique forme ainsi pour l’Antillais un territoire où le rapport du moi aux autres trouve une autre expression qu’en Europe, sur un continent lié au traumatisme originel de l’esclavage et au grand voyage forcé imposé par les Européens30.
À propos de The Atlantic Sound (2000) de Caryl Phillips, Kathleen Gyssels parle de « contre-voyage31 » : le récit correspond au modèle du voyage latéral de Glissant, qui tend à annuler la centralité de l’Europe. Le texte s’inscrit dans le concept d’Atlantique noir de Paul Gilroy, qui décrit la généalogie de la diaspora noire dans l’hémisphère occidental, abordée dans une perspective transnationale et interculturelle. L’Atlantique noir correspond donc à une culture initiée par la communauté noire transatlantique, transcendant les approches strictement nationalistes ou ethniques et privilégiant « les formes culturelles stéréophoniques, bilingues ou bifocales32 ». Fondé sur les questions d’appartenance identitaire et culturelle, The Atlantic Sound de Caryl Phillips peut donc se lire comme une révision du rôle historique de l’Europe dans le commerce triangulaire, mais aussi de l’Afrique.
Le point de départ du voyage est les Antilles, où le narrateur s’embarque sur un cargo à destination de Liverpool. Caryl Phillips fait d’abord resurgir l’histoire cachée de Liverpool à travers le récit de l’aventure d’Emmanuel Ocansey, fils d’un riche marchand ghanéen du XIXe siècle escroqué par un marchand de Liverpool (paiement d’un bateau à vapeur jamais livré). L’esclavage est désormais hors-la-loi, mais les relations économiques restent sur une structure d’exploitation, de dominant à dominé. Dans la seconde partie consacrée à la visite de la ville contemporaine, la topographie et l’urbanisme de Liverpool sont relus dans une perspective coloniale et permettent d’évoquer l’histoire monumentale, le décor de marbre qui sécrète à son tour un temps monumental, dont relèvent, selon Paul Ricœur33, les figures d’Autorité et de Pouvoir. Le texte déploie une véritable herméneutique architecturale, par exemple, à propos du Cunard Building sur la façade duquel se lit une liste de ports, notamment africains, engagés dans le commerce triangulaire, ou encore Town Hall, près duquel est construit un monument dédié à Nelson avec quatre statues d’hommes à moitié nus et enchaînés, représentant normalement des soldats français et quatre victoires significatives de Nelson, mais où Melville a vu des figures d’esclaves de Virginie et de Caroline (AS 82-83).
Dans la section africaine du travelogue intitulée « Homeward bound », Caryl Phillips explore les lieux de mémoires34, éparpillés sur la côte occidentale de l’Afrique et partage les rituels de commémoration de la déportation des esclaves africains. Toutefois le voyage n’a rien de thérapeutique ni de cathartique et le travail de remémoration entrepris par Caryl Phillips est critique à plus d’un titre. Il vise à la fois la muséification du passé pratiquée par les autorités africaines, le commerce de la commémoration, l’exploitation des débris de l’holocauste noir, les rapprochements trop rapides avec la Shoah. Le Fort d’Elmina, un des forts de la côte africaine dévolu au commerce des esclaves, est ainsi transformé en lieu de pèlerinage historique35, « shrine of tourism for Africans in the diaspora36 » et culturel – c’est le lieu d’un festival panafricain37. Critique face aux manifestations radicalisées de l’identité, dont témoignent par exemple les inscriptions sur les tee-shirts : « Never forget, never forgive » (AS 148), Caryl Phillips ne sent pas l’Afrique comme sa terre natale, mais comme le lieu d’une fraternité forcée et artificielle, uniquement axée sur le phénotype, constamment rappelé – « To view history from the narrow prism of pigmentation » (AS 178). Bouclant la boucle, le voyage atlantique reprend le trajet du « middle passage », mais qui se trouve être ici le tronçon terminal puisque c’est le continent américain qui est appelé « Home ».
Dans le récit de Caryl Phillips, l’Europe devient périphérique – elle ne constitue plus le début et la fin du voyage – et s’efface dans un dialogue entre Amérique et Afrique à travers la communauté noire, même si les vestiges de l’histoire rappellent sa responsabilité dans le drame historique auquel a abouti le commerce triangulaire. Cette investigation sur la responsabilité de l’Europe entraîne en retour des interrogations chez les Noirs de la diaspora sur le rôle de leur communauté et sur leur statut de Noir en Europe ou aux États-Unis. Ainsi, le point de vue de Caryl Phillips est complexe, critique vis à vis de toute exacerbation identitaire et, pas plus qu’Édouard Glissant38, il ne privilégie un rapatriement vers une terre d’Afrique qui ne saurait être revendiquée.
Conclusion
La littérature de voyage du vingtième siècle donne désormais à voir « l’Ailleurs de l’Autre39 », qui voyage et écrit ses voyages. Les voyageurs extra-européens tendent à inverser la trajectoire et à opérer un retour vers le centre européen, selon lequel la métropole devient l’objet du regard et des critiques, ou à déporter le voyage pour contourner l’Europe, devenue espace périphérique, ethnicisée (cf. la tribu) et « provincialisée » comme le dirait Dipesh Chakrabarty. Dans le dialogue avec l’Europe, l’écrivain postcolonial revendique le droit à une image de soi qui ne soit pas préemptée par un regard européen phagocytaire. Quant aux écrivains occidentaux de la fin du XXe siècle, ils ne portent plus les valeurs européennes comme étendard, qu’ils replongent dans la nostalgie de l’ère coloniale tel Gavin Young, ou qu’ils redessinent une nouvelle géographie post-coloniale, subvertissant les anciens centres de pouvoir, comme Bruce Chatwin, figure de nomade intellectuel traversant les frontières identitaires et culturelles. Cependant, même si elle n’est plus une figure d’autorité, l’Europe reste une référence implicite dans les discours, en dépit du décentrement opérée par la postmodernité et les théories postcoloniales.