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Dossier thématique
Discussions

Questionner la norme à travers le religieux : le dialogue entre l’histoire du droit et la science politique

Badr Karkbi

Notes de la rédaction

Cette discussion fait suite au compte rendu publié par Maxime Blachon dans ce numéro.

Texte intégral

  • 1 S'il n'est pas de notre ressort ici de détailler la discussion sur l'étymologie du mot religion, i (...)

1Opium du peuple, sublimation plus ou moins réussie pour Freud, mensonge à finalité politique pour Nietzsche, et vérité partielle sous les oripeaux de l’imagination pour Spinoza, le récit marxiste qui a longtemps dominé la sphère académique a éclipsé toute recherche sérieuse sur la religion. Éclipsée par la sécularisation et effacée par la trame de la modernité, elle est reléguée au second rang comme un phénomène résiduel. Sa réhabilitation doit plus à l’actualité qu’à sa puissance. Le retour du religieux, sa visibilité pour reprendre Olivier Roy, ne cesse de réactiver en permanence la thèse du choc des civilisations (Huntington, 1997). Si elle est capable de fournir un sens aux individus, sa définition est pourtant multiple. Elle opère dans le domaine de l’invisible et de l’émotionnel, échappant ainsi au domaine où la raison a établi son empire. Structurant la société en tant que système normatif de valeurs, la religion entend dans un premier temps, suivant une étymologie défendue par Lactance et Tertullien, religare, c’est à dire relier et établir un lien1. Virtuel certes, ce lien consiste selon Cicéron dans le fait de se soucier d'une certaine nature supérieure qu'on appelle divine et de lui rendre un culte (Debray, 2001, p. 375). Dans la même veine, Littré définit la religion comme « un ensemble de doctrines et pratiques qui constituent le rapport de l'Homme avec la puissance divine », Benjamin Constant la définit quant à lui comme l'ensemble des rapports qui existent entre l'homme et le monde invisible (Dubuisson, 1998, p. 89).

2Transcendant ces définitions, le mérite des communications qui ont été soumises est de se positionner dans et dehors dans le champ religieux. C’est dire que le religieux, en tant que norme politique, a activé au sein des sociétés encore conservatrices une contre-réaction, qui s’est elle-même formalisée comme une norme identitaire dans le cas de la Turquie contemporaine à titre d’exemple. Ce croisement entre le champ politique et la référence religieuse est instructif à bien des égards pour une science politique qui est hantée en permanence par le théorème de la sécularisation. Dans cette suite, le recours à l’histoire du droit pour aborder la formation de la paix de Dieu, comme une « norme pacificatrice », peut s’avérer heuristiquement utile. L’histoire est dans ce sens le témoin d’une constitution normative au service de la société, des pauvres et leurs biens.

3S’ils répondent bien à l’enjeu qui a constitué le colloque de jeunes chercheurs dont est issu ce dossier, celui de croiser la science politique et l’histoire du droit, le dossier s’est assigné comme objectif d’aborder la formation de la norme d’un point de vue religieux. Non pas que la théologie soit mentionnée ici comme une grille de lecture, mais c’est dire que la religion dans sa forme normative permet de mieux comprendre des espaces géographiques distincts dans le temps et dans l’espace, leurs mutations et leurs structurations. Sur une échelle micro, en interrogeant la Turquie contemporaine comme un espace où se déploie un jeu de représentations normatives, nous allons tenter d’analyser ses points forts et ses limites. Le cas du christianisme est également intéressant si on déplace le curseur vers le xe siècle et au xie siècle pour scruter la genèse du mouvement de la paix de Dieu, et l’élaboration d’une norme religieuse, visant une fin d’utilité sociale.

I – L’intérêt heuristique d’une réflexion : l’intrusion de la norme

4C’est dans le sillage des bouleversements sociaux que nous nous situons. Rompant avec la stabilité, les deux communications s’intéressent à la rupture, le changement et la nouveauté. Ce registre porteur de dynamique, érige la norme en guide des sociétés en pleines mutations. Ainsi, la République turque nouvellement instaurée par Mustapha Kamal s’est tournée vers le modèle français, pour réguler les liens entre religion et politique, encore imagés par l’institution califale. L’abolition de cette dernière au profit d’une laïcité autoritaire (Luizard, 2008) a achevé le processus continu d’une modernisation des structures et d’une réforme des mœurs, à travers l’introduction d’un modèle normatif plus qu’un régime politique, où le religieux, remodelé et refaçonné, intervient comme élément moteur d’une transformation politico‑sociale. L’exemple de la construction de la République en Turquie témoigne d’une percée importante d’une nouvelle variable, corollaire à la norme religieuse, celle de la modernité. Elle est la conséquence de la force, dans sa narration par le récit national kémaliste, qui considère les formes institutionnelles occidentales comme nécessairement supérieures à tout ce qui est ottoman, et la réalisation des réformes républicaines comme un progrès en soi. Ce dualisme entre une norme « à l’occidentale » et un passé « ottoman » semble caractériser le passé, présent et devenir d’une jeune République, qui oscille et navigue l’incorporation d’une norme importée et la préservation des normes héritées.

5Le poids de ce passé religieux est également observable dans le cas du catholicisme, où l’Église, en tant que corps social, a favorisé l’introduction d’une norme sociale, créée par un corps religieux. L’exemple de « la paix de Dieu » incarne cette tentative historique de l’institution ecclésiale d’intervenir dans la sphère politico-sociale, en actant la cessation progressive de la violence à travers des dispositifs rituels comme les grandes cérémonies et les conciles, que les archevêques, évêques et abbés réussissent à contraindre les grands qui jurent sur des reliques de respecter la paix à l’égard des clercs, des plus pauvres, des travailleurs et leurs biens. On sera tenté à ce stade de faire un parallèle avec le pacte social, dont Hobbes et Rousseau l’ont élucidé, et convoquer le registre de la théorie politique tout en restant fidèle à une logique d’historien du droit, qui s’intéresse à la genèse d’une norme historique, dont le but est essentiellement « politique ». La violence et la paix, étant deux normes sociales, sont ici concurrencées dans leurs formations par une institution religieuse, qui, soutenue par le pouvoir civil, ordonne l’agencement de la paix depuis l’Auvergne jusqu’à Charroux puis le royaume de Bourgogne.

6Il en ressort à travers les deux exemples que la norme intervient ici comme régulateur des relations sociales, c’est-à-dire « une régularité qui enferme de surcroît une injonction à faire ou à ne pas faire » (Prairat, 2012, p. 42). Son caractère contraignant rejoint sa dimension collective, ce qui lui permet de créer un nouvel ordre social.

7L’intérêt poursuivi jusqu’ici, louable dans son esprit, soulève toutefois des insuffisances qu’il convient de mentionner. En se focalisant sur la norme, il importe également de mettre en exergue ce qui se déroulait « en marge » de la norme, puisque celle-ci par définition génère des outsiders, d’où le rôle de la « comparaison ». S’inspirant d’Adam Przeowrski, Giovani Sartori estime que la méthode comparative « ne consiste pas à comparer mais à expliquer. L’objectif général de la comparaison transnationale est de comprendre. » Il ajoute que « comparer c'est apprendre de l'expérience des autres, et inversement, celui qui ne connaît qu'un seul pays n'en connaît aucun » (Sartori, 1994, p. 20‑22). Ainsi, la démarche comparative permet d’objectiver le regard monolithique de l’observateur tout en enrichissant la matière étudiée.

II – La marge de la norme : un impensé académique

8Toute définition de la norme renvoie également à ses contours d’où la difficulté de la cerner. Dans le cas de la Turquie, la laïcité apparaît comme la clé de voûte d’une République naissante sur les édifices d’un passé religieux qui ne génère plus des formes de production de sens. La linéarité du schéma choisi est à priori contestable. De quelle modernité parle‑t‑on ? Cette question absente tout au long du développement a fait l’objet d’une brillante réflexion de la part de Shmuel Noah Eisenstadt, qui refuse l’unicité d’une modernité équivoque, et souligne la nécessité d’un regard pluriel des chemins de la modernité (Eisenstadt, 2004). Étant un produit humain, la modernité certes s’est construite sur les autels des Dieux, mais elle emprunte plusieurs trajectoires dont chacune convient à une nation donnée. Sur les pas de Montesquieu, un autre travail novateur est instructif à cet égard. Dans son livre The roads to modernity (Himmelfarb, 2008), l'historienne américaine s’est intéressée à la formation de la modernité à travers les trois grandes révolutions qui ont jalonné l'histoire.

9Selon l'historienne, la révolution anglaise de 1688 est avant tout une « révolution de la vertu », où l'éthique et les idéaux du travail et de la justice théorisés par John Locke et Adam Smith sont le leitmotiv d'une nouvelle philosophique qui récuse le fatalisme et les inégalités. Sur un autre socle fut bâtie la révolution américaine de 1776. Celle‑ci se voulait le moteur d'une « révolution de liberté », conformément au rapport rédigé par Thomas Jefferson, envoyé aux délégués de Virginie du premier congrès continental, où il insistait sur le principe du choix libre des citoyens de leurs représentants comme fondement du pouvoir républicain, et qui a trouvé écho chez les pères fondateurs tels que Benjamin Franklin, James Madison, George Washington, etc. 1789 en revanche fut une date encore plus déterminante pour la France comme pour notre propos. Cette « révolution de la Raison » pour reprendre Himmelfarb, a osé toucher le sacré, le transposer et l'absorber dans un nouvel ordre, où seules la raison et la suprématie de la loi sont maîtresses. Professée par les Lumières de Rousseau, Voltaire, Montesquieu ou encore Diderot, la révolution française a ébranlé les fondements de la légitimité sacro‑sainte du prince, en appuyant le libre arbitre des citoyens et le développement des sciences.

10Il s’ensuit que la survalorisation du modèle français en contexte turc a provoqué une contre réaction, que l’AKP symbolise. L’islam politique en Turquie est bien une contestation de cette « révolution passive » pour reprendre l’expression d’Antonio Gramsci, en voulant refonder l’identité turque sur la base d’un contrat divin, qui rappelle le califat ottoman. Par ailleurs, il convient également de convoquer le rôle de Mustapha Kamal, dont la vie est indissociable de la norme esquissée. La personnalité du leader permet en temps de crise de fournir une approche plus globale que la méthode historique. Ainsi, il est primordial de prendre en considération le rôle de la biographie qui permet « de rendre compte d’une trajectoire en s’efforçant de comprendre le champ de vision de l’acteur et le mode sur lequel il pensait son action » (Pudal, 1989, p. 238).

11Si l’usage de la biographie apparaît vain dans le cas de « la paix de Dieu », il est notoire d’établir, en revanche, le fil de causalité entre la formation d’une norme et la dynamique des acteurs. Aussi, dans l’esprit du colloque, une tentative d’initier une sociologie du mouvement social peut profiter à la science politique, en abordant la motivation des acteurs, les opportunités d’engagement. En tant qu’organisation, les débats formels et informels au sein du mouvement, la personnalité des leaders et les registres d’actions sont des dispositifs qui peuvent enrichir la recherche sur un sujet encore appréhendé par le prisme historique.

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Bibliographie

R. Debray, 2001, Dieu, un itinéraire, Paris, Odile Jacob.

D. Dubuisson, 1998, L’Occident et la religion, Paris, Complexe.

S. Einsenstadt, 2004, « La modernité multiple comme défi à la sociologie », Revue du MAUSS, n° 24, p. 189‑204.

G. Himmelfarb, 2008, The Roads to Modernity, New York, Random House.

S. Huntington, 1997, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob.

P. Luizard, 2008, Laïcités autoritaires en terres d'islam, Paris, Fayard.

B. Pudal, 1989, Prendre parti : pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

G. Sartori, 1994, « Bien comparer, mal comparer », Revue internationale de politique comparée, n° 1, p. 20‑22.

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Notes

1 S'il n'est pas de notre ressort ici de détailler la discussion sur l'étymologie du mot religion, il faut tout de même noter qu'une autre étymologie existe, celle que Jean-Baptiste Hoffmann et Émile Benveniste illustrent et qui voit dans relegere « cueillir et rassembler » l'origine du mot (Beneveniste, 1969).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Badr Karkbi, « Questionner la norme à travers le religieux : le dialogue entre l’histoire du droit et la science politique »Cahiers Jean Moulin [En ligne], 6 | 2020, mis en ligne le 13 novembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cjm/1069 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cjm.1069

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Auteur

Badr Karkbi

Doctorant en science politique
Université de Bordeaux, IRM, EA 7434, F‑33600, France

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

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