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Comptes rendus

Erri De Luca, La parole contraire

Paris, Gallimard, 2015
Chrystelle Gazeau
Référence(s) :

Erri De Luca, La parole contraire, trad. de l'italien par Danièle Valin, Paris, Gallimard, 2015, 43 p.

Texte intégral

  • 1 Le 21 septembre 2015, après plusieurs renvois d’audience, le parquet de Turin a requis une peine de (...)

1C’est au cours du tristement célèbre mois de janvier 2015 que paraît La parole contraire d’Erri De Luca, texte de quarante-trois pages par lequel l’écrivain italien défend son droit à l’expression, ou plus précisément « sa liberté de parole contraire ». Et pour cause : inquiété par la justice de son pays en raison de propos tenus dans la presse, le romancier risque cinq ans de prison ferme à l’heure de la publication1.

  • 2 DIGOS : Division des enquêtes générales et des opérations spéciales.

2Le pamphlet débute par un rappel des faits. Le 24 février 2014, à Rome, l’unité spéciale italienne antiterroriste2 lui notifie sa mise en examen à la suite d’une plainte déposée par la société privée de construction de la ligne ferroviaire Lyon-Turin (LTF-TAV). Contre l’écrivain engagé auprès des opposants du val de Suse, sont retenues les paroles suivantes prononcées en septembre 2013 et parues dans le Huffington Post : « la TAV doit être sabotée » ; puis dans l’ANSA: « je continue à penser qu’il est juste de la saboter ». Par la diffusion de ses opinions et par la force suggestive de ses paroles, Erri De Luca serait ainsi coupable d’incitation à la délinquance, et de fait, responsable des manifestations et destructions ayant eu lieu sur le chantier placé sous haute garde policière et militaire. Les procureurs de rappeler d’ailleurs le passé anarchiste de l’homme comme preuve supplémentaire d’une propension naturelle à la violence.

3L’écrivain se prépare ici à la condamnation en précisant que, le cas échéant, il n’interjettera pas appel de la décision ; mais s’attendre à être condamné ne signifie pas pour autant s’avouer coupable : « Si mon opinion est un délit, je continuerai à le commettre […] Subir une condamnation pour mes opinions est une offense suffisante pour ne pas y revenir avec un autre procès […] Je continuerai mon opposition derrière le mur prescrit par le jugement […] » (p. 33-34).

  • 3 Erri De Luca, qui se dit « non-croyant », a également entrepris de traduire et commenter la Bible a (...)

4Sans détours, le ton est donné : la plume lumineuse de l’auteur d’une soixantaine de poèmes et récits contant Naples, les hommes et les sommets, cette fois, ne romancera pas3. Il est ici question de témoigner, dénoncer et combattre ; et par ces actes, il s’agit de faire valoir un droit aux lointains accents Lockiens, celui de résister à l’oppression.

5On se souvient des lignes de Jean-Paul Sartre en ouverture du premier numéro des Temps modernes : « Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain » (Sartre, 1945, p. 13-14).

6Erri De Luca semble prendre acte de cette responsabilité ; et s’il se refuse à employer l’expression, c’est bien une réflexion sur l’engagement intellectuel qui transparaît dans cet ouvrage. Sur cette base, il convoque ceux qui l’ont influencé – au premier rang desquels Orwell et Pasolini – et interroge le sens des mots, la suite du livre déclinant les variables du terme incitation.

7Qu’est-ce qui anime l’action ?
Non sans ironie, l’écrivain expose les raisons de son engagement : « Il se peut qu’une prédisposition à la résistance contre les autorités soit inscrite dans mon éducation émotive napolitaine ». Bien sûr, l’essentiel ne réside pas là.

8Pour premier fondement, il y a la volonté de combattre une injustice : un « J’accuse » contemporain où il dénonce un désastre environnemental et humain (les scientifiques ont décelé dans la montagne d’importantes traces d’amiantes et de pechblende, matériau radioactif) couplé à un problème éthique (il n’hésite pas à parler de corruption et de mafia) (p. 24 à 29).

  • 4 Il se réfère tout d’abord ici au cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli, mort en 1969 après être tomb (...)

9Cette volonté répond d’un sentiment irrésistible et vital nourrit par des lectures, des rencontres littéraires et par l’actualité italienne qui a été celle de sa jeunesse4. Erri De Luca rappelle donc qu’il a été incité à ouvrir les yeux, et il aspire aujourd’hui à être l’incitateur de cet éveil des consciences : « c’est bien ça, je voudrais être l’écrivain rencontré par hasard qui a mêlé ses pages aux sentiments de justices naissants, formateurs du caractère du jeune citoyen » (p. 13).

  • 5 En substance, il s’agit là d’une approche à même d’illustrer les analyses de Jean-François Sirinell (...)

10Pour second fondement, il y a la dépersonnalisation de la cause, une forme de dépassement de soi au service d’autrui. C’est bien le propos de Sartre, qui a pu dire encore que l’intellectuel « est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » (Sartre, 1972, p. 12). Si le père de l’existentialisme n’est pas ici mentionné, il est pourtant incontestable qu’Erri De Luca fait sienne sa pensée en s’engageant pour une cause qui lui est initialement étrangère. L’auteur italien rappelle à cet effet que l’écrivain peut être entendu quand d’autres ne le peuvent pas. Il a donc « le devoir de protéger le droit de tous à exprimer leur propre voix ». L’usage collectif de ses mots, « être le porte-parole de celui qui est sans écoute » est même la « raison sociale de l’écrivain » (p. 37)5.

11Enfin, derrière l’action, il y a la réalité de la confrontation à l’ordre établi : avoir conscience du risque et assumer l’expression « d’une parole contraire ». À la manière de Voltaire ou de Zola qui connaissaient les enjeux de leur prise de position, Erri De Luca maintien ses propos malgré les poursuites et l’éventualité d’une condamnation. Il le fait pour deux raisons : la première, déjà évoquée, tient à l’affirmation réitérée de la légitimité de son action ; la seconde, qu’il entend ensuite démontrer, tient à l’injustice dont il est lui-même victime.

  • 6 Il souligne les irrégularités de procédure : une plainte déposée non pas devant le parquet mais dev (...)

12Entre autres arguments6, il en évoque un essentiel. Le juge devra prouver le lien direct entre sa parole et l’action, démarche qu’il juge forcément interprétative sur la base de plusieurs éléments : l’un juridique et philosophique, l’autre linguistique.

13Tout d’abord, l’article 21 de la Constitution italienne rappelle le droit pour tous de s’exprimer. Sur ce fondement, Erri De Luca dénonce la position des procureurs qui ont fait savoir qu’il était possible de passer outre les propos d’un anonyme, alors qu’on ne pouvait pardonner à un intellectuel. Par conséquent, « les procureurs se sont attribué le pouvoir spirituel du pardon […] Mais l’action pénale est-elle obligatoire ou bien soumise à l’humeur sentimentale du magistrat ? » (p. 26-27).

14Ensuite, le verbe saboter est-il exclusivement synonyme de dégradations matérielles ? L’auteur répond par la négative en s’employant à rappeler l’effective polysémie du terme (p. 29-30). Et refusant une réduction de vocabulaire, il termine son ouvrage en revendiquant l’usage du mot : « Je suis et je resterai, même en cas de condamnation, témoin de sabotage, c’est-à-dire : d’entrave, d’obstacle, d’empêchement de la liberté de parole contraire » (p. 41). On ne doit guère être surpris tant la sémantique traverse l’œuvre déluchienne.

15À la suite de la parution de cet opuscule aux airs de plaidoirie, et derrière la démarche de nombreux citoyens, le monde des lettres, des arts et du spectacle a apporté son soutien à l’écrivain. Après plus d’un an et demi de procédure judiciaire, le verdict est tombé ce 19 octobre 2015 : Erri De Luca a finalement été relaxé. Heureuse issue mais ne doutons pas que sa plus grande victoire est ailleurs. L’écrivain a bien été l’incitateur d’un « sentiment de justice », de ces sentiments qui font « se mettre debout et lâcher le livre en cours parce que le sang est monté à la tête, que les yeux piquent et qu’il est impossible de continuer à lire. Aller à la fenêtre, l’ouvrir, regarder dehors sans rien voir, parce que tout se passe à l’intérieur. Respirer profondément pour sentir la circulation d’une volonté nouvelle en même temps que l’oxygène. Commencer à être un apprenti d’une justice nouvelle, qui se forme au bas de l’échelle et se heurte à la tout autre justice qui siège au tribunal » (p. 14).

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Bibliographie

É. Montel-Hurlin, 2013, « Entre ré-écriture et re-présentation bibliques : Erri De Luca et la « coalescence des mythes » », in Cahiers d’études romanes – 27, p. 393-404.

S. Rials, 2008, Oppressions et résistances, Paris, PUF, coll. Quadrige, 368 p.

J.-P. Sartre, 1945, « Présentation des Temps modernes », in Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 13-15.

J.-P. Sartre, 1972, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, Idées.

J.-F. Sirinelli et P. Ory, 1997, Les Intellectuels en France : de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Perrin, 3e édition, 282 p.

M. Winock, 2015, Le siècle des intellectuels, Paris, Points, coll. Points Histoire, 928 p.

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Notes

1 Le 21 septembre 2015, après plusieurs renvois d’audience, le parquet de Turin a requis une peine de 8 mois de prison ferme contre l’auteur. Le verdict est tombé le 19 octobre de la même année : Erri De Luca a été relaxé, cf infra.

2 DIGOS : Division des enquêtes générales et des opérations spéciales.

3 Erri De Luca, qui se dit « non-croyant », a également entrepris de traduire et commenter la Bible après avoir appris l’hébreu ancien en autodidacte. Élise Montel-Hurlin montre qu’il s’agit là, pour lui, d’un « texte littéraire pluriel avec lequel et sur lequel écrire » (2013, p. 393).

4 Il se réfère tout d’abord ici au cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli, mort en 1969 après être tombé d’une fenêtre du poste de police de Milan ; ensuite, il renvoie au massacre de la Banque de l’Agriculture de Milan la même année, lequel a été attribué à tort aux anarchistes.

5 En substance, il s’agit là d’une approche à même d’illustrer les analyses de Jean-François Sirinelli et Pascal Ory qui se sont efforcés de définir les contours de l’engagement intellectuel (1997).
Notons également que l’ouvrage de Michel Winock, paru en première édition chez Seuil en 1997 et publié récemment en version poche, est sur ce point particulièrement éclairant (2015).
Quant à la réflexion sur la finalité de la résistance, entendue comme une démarche au péril de sa vie plutôt que comme la conservation de soi dans un sens hobbesien, voir les travaux de Stéphane Rials (2008).

6 Il souligne les irrégularités de procédure : une plainte déposée non pas devant le parquet mais devant deux procureurs choisis par la LTF. En outre, il lui est reproché des faits qui se sont produits à la suite de ses déclarations, mais que dire, alors, de ceux qui leur étaient antérieurs ? Enfin, il perçoit le rappel automatique de son passé anarchiste comme un véritable abus de pouvoir (p. 22, 29 et 35).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Chrystelle Gazeau, « Erri De Luca, La parole contraire »Cahiers Jean Moulin [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cjm/88 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cjm.88

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Auteur

Chrystelle Gazeau

Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3

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