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Caton d’Utique : résister jusqu’à la mort

Emmanuel Lazayrat

Résumés

En quoi la figure de Caton d’Utique constitue-t-elle un modèle, voire « le » modèle par excellence de la résistance politique ? D’après les sources antiques, résister commence très tôt pour Caton le Jeune, puisqu’il s’agit d’une affaire de famille. Cette résistance s’exprime par divers degrés d’expression, depuis la résistance oratoire jusqu’à sa modalité la plus violente : la résistance militaire. Cela aboutit à un « point de rupture », moment où la résistance se radicalise dans la mort de l’homme (ou pour certains du sage) qui forge l’image d’une âme éternellement libre.

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Texte intégral

1Il existe deux conceptions différentes de l’idée de résistance. D’un côté une conception physique, foncièrement quantitative et objective dont la mesure expérimentale procède d’une opposition entre deux forces mécaniques antagonistes. D’un autre côté une conception politico-juridique, foncièrement qualitative et subjective où la résistance consiste en une réaction plus ou moins violente contre une autorité jugée illégitime et injuste.

  • 1 Le physicien Georg Simon Ohm (1787-1854) a également formulé une définition électrique de la rés (...)
  • 2 Bellifortis de Konrad Kyeser (1405), manuscrits de Donaueschingen (1410), de Cennini (1437), Mar (...)

2Ainsi pour le physicien, « la résistance caractérise l’aptitude à supporter une charge sans subir de rupture » (Hecht, 1999, p. 377). L’expérience est assez simple : on soumet un corps matériel à une contrainte, c’est-à-dire une force dont on augmente progressivement l’intensité jusqu’à ce que l’intégrité du corps soit altérée et qu’il finisse par rompre. La résistance se conçoit alors comme une qualité intrinsèque des choses, une « propriété » de la matière elle-même dont le physicien peut mesurer très précisément (en N/m²) le point de rupture. On dit alors que l’expérimentateur éprouve la résistance du matériau qu’il teste1. Conception mécanicienne que l’on voit surtout s’épanouir avec les premiers manuscrits techniques – prodromes de Léonard de Vinci – en Allemagne du Sud et en Italie au début du xve siècle2, même si certains balbutiements du concept sont perceptibles dès le Moyen Âge (Nicolas d’Oresme, à la fin du xive siècle). « Il est certain, pourtant, que l’homme du Moyen Âge a construit les cathédrales sans savoir calculer la résistance des matériaux et tiré du canon sans avoir étudié la balistique » (Taton, 1994, p. 638). D’ailleurs le concept scientifique de résistance, objectivable par la mesure, ne connaîtra son plein développement qu’à partir du moment où l’expérimentation elle-même deviendra une véritable méthode scientifique, et pour cela il faudra attendre Isaac Newton (Koyré 1973, p. 210-212). Retenons simplement ici le principe mécanique selon lequel pour un physicien la limite radicale de résistance est déterminée par le point de rupture du matériau éprouvé.

  • 3 « Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de (...)
  • 4 Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, q. 96, article 4 (trad. fr., Paris, CERF, 1984, t. 2, p.  (...)
  • 5 Par exemple l’appel à la résistance contre le droit romain, droit de Justinien, qui n’est plus a (...)
  • 6 Cf. notamment « Le calvinisme et la théorie de la résistance (1550-1580) » et son opposé « La th (...)
  • 7 Si l’abus de pouvoir de la part des gouvernants justifie la résistance à l’oppression, celle-ci (...)
  • 8 Pour la genèse révolutionnaire de ce texte, voir Rials, 1998 (p. 399-404).

3Car c’est en un sens beaucoup plus diffus et subjectif que l’historien des idées politiques définit la résistance. Notons qu’il faut attendre le xvie siècle pour que le terme lui-même « s’emploie avec une valeur politique, s’appliquant au fait de tenir tête à une autorité établie, à une limitation de sa liberté (1530) » (Rey, 1992, p. 1782). Mais, si dans la langue française le sens politique du mot est moderne, on trouve clairement les prémices d’une théorie du droit de résistance dès le Moyen Âge (Burns, 1988, p. 466-470) avec notamment l’une de ses expressions les plus célèbres chez saint Thomas d’Aquin. L’illustre docteur commente saint Paul et sa défense de « résister » contre l’autorité voulue par Dieu3. Pour saint Thomas d’Aquin cette interdiction ne doit pas être entendue au sens strict car il faut d’abord distinguer entre la « loi de Dieu » et la « loi humaine ». Quand cette dernière « opprime injustement ses sujets », situation que par définition Dieu n’a pas voulue, alors « l’homme n’est pas obligé d’obéir à la loi, si sa résistance n’entraîne pas de scandale ou d’inconvénient majeur »4. Doctrine équilibrée et subtile qui sera en partie reprise à la Renaissance où naîtra une véritable théorie de la résistance qui s’émancipera rapidement du cadre juridique5 pour prendre avec la Réforme, une dimension politico-religieuse déterminante6. Puis les monarchomaques et les doctrines du contrat social renforceront le concept autour de la notion de résistance à l’oppression, thème central du Traité du gouvernement civil de John Locke7. La théorie s’épanouira particulièrement au siècle des Lumières et pour trouver finalement sa légitimation dans le droit naturel. Cette idée sera alors exprimée solennellement dans l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression »8. Consécration ultime de l’idée politique de résistance.

4Ce bref survol d’histoire des idées scientifiques et politiques appelle une remarque importante : la formulation théorique des deux conceptions de l’idée de résistance que nous venons d’évoquer date de l’époque moderne. Dans ces conditions comment justifier une transposition sur des périodes plus anciennes ? Comment analyser le concept de résistance sans risquer l’anachronisme ?

  • 9 Nous rappelons que l’indo-européen ne constitue pas une langue déterminée mais le catalogue étym (...)
  • 10 César, Guerre des Gaules, IV, 7, 3 : Germanorum consuetudo haec est, quicumque bellum inferant, (...)

5La perspective étymologique peut constituer une première piste de recherche. Ainsi l’idée de résistance apparaît avec la racine *st(h)a qui est présente dans les verbes indo-européens reconstitués9 *stistami, *stayo, *stinami signifiant « être debout » ou « se tenir » (Delamarre, 1984, p. 285). On voit clairement émerger ici l’idée de stabilité. Puis, à partir de ces verbes sources se formeront les verbes latins sto et surtout, pour ce qui nous intéresse ici, sisto caractérisé par un double sens. D’abord un sens inertiel d’« être immobile » proche de sto ; ensuite un sens plus dynamique d’« arrêter », « mettre un terme à quelque chose ». On entrevoit ici une signification qui sera renforcée dans les verbes composés sub+sisto et re+sisto signifiant « faire face à » (Ernout & Meillet, 2001, p. 654) et annonçant clairement l’idée de résistance. Néanmoins il faut noter que le verbe latin qui donnera ensuite le mot français « résister » revêt plutôt à Rome un sens militaire que politique : « c’est la coutume des Germains, quand on leur déclare la guerre, de résister (resistere) et de ne pas chercher à l’écarter par des imprécations »10. Enfin, il faut noter que le substantif resistantia que l’on peut traduire par « résistance » ne fait pas encore l’objet d’une véritable théorisation politique. Il n’en reste pas moins que tous les attributs de la résistance politique sont déjà visibles dans certains comportements caractéristiques en sorte que, même s’il n’existe pas encore dans l’Antiquité de théorie politique explicite de la résistance, on peut en dégager déjà certaines manifestations implicites.

  • 11 Sénèque, Lettre à Lucilius, 104, 29-30.

6On peut reprendre – en excluant bien entendu la précision de la mesure mécanique – l’idée physique d’un couple de forces antagonistes qui s’éprouvent mutuellement jusqu’à la rupture finale. On peut aussi retrouver l’idée politique d’une rébellion violente, causant désordre et anarchie politique, au nom de la justice, de la liberté et de la légitimité politique, bref au nom d’une certaine idéologie politique. On peut enfin remarquer que ces deux éléments implicites convergent avec la signification plus statique et militaire du verbe resistere, substrat étymologique de l’idée même de « résister ». On peut reprendre toutes ces idées pour les retrouver exprimées d’une certaine manière dans l’histoire de Caton le Jeune (vers 95 à 46 avant notre ère). Ce dernier deviendra, à l’issue d’un mémorable affrontement avec Jules César, Caton d’Utique, citoyen d’honneur de la cité dans laquelle il se suicidera, par « résistance », au nom de sa conception de la république romaine. Ajoutons à cela, que Caton d’Utique fut stoïcien et que plus encore, il acquit parmi eux le statut de modèle politique. Par exemple, pour Sénèque, Caton s’est battu jusqu’à la mort au nom d’une certaine conception de la liberté et de la justice, apparaissant ainsi comme une sorte de parangon du résistant : « tout seul il servait la liberté » écrit-il à Lucilius, avant d’ajouter « personne ne vit changer Caton, quand la République changeait sans cesse »11. Relevons ici la dynamique du militant qui lutte pour sa conception républicaine (et aristocratique) de la liberté romaine ; mais nous relevons aussi la statique de l’opposant qui tente par tous les moyens de maintenir l’ordre qui lui semble le plus juste. En ce double sens, Caton paraît un candidat idéal pour une étude consacrée à la résistance.

7C’est pourquoi nous allons tenter de montrer en quoi la figure de Caton d’Utique constitue un modèle, pour ne pas dire, « le » modèle par excellence de la résistance politique.

  • 12 Dans l’histoire ancienne et notamment romaine, l’unité dramatique du récit prévalait sur la crit (...)
  • 13 La notion même d’homme illustre, idée sélective et passablement moralisatrice, qui fonde le choi (...)

8Mais avant cela, quelques remarques historiographiques s’imposent. En effet, s’il n’est pas contestable que Caton défendit la liberté républicaine jusqu’à la mort, nous devons cependant nous rappeler tous les écueils idéologiques que comporte une image trop idéalisée, léguée par une histoire qui se rapproche souvent de la légende. Il s’agit là bien sûr d’une méfiance historique habituelle dans le portrait de ces « héros » présentés par l’histoire comme des résistants. Il appartiendra donc à chacun de se faire une idée quant au degré réel d’exemplarité que peut représenter la vie de Caton. Ici, notre rôle se borne surtout à montrer que cette vie (en partie légendaire et idéalisée) constitue un cas très intéressant pour réfléchir, analyser et discuter le concept historico-politique de résistance dans la perspective philosophique du stoïcisme. À Rome, où l’histoire ne s’écrivait pas comme les historiens s’efforcent de le faire aujourd’hui. L’histoire relevait davantage de la narration que de la critique12. Phénomène d’autant plus amplifié lorsqu’on choisit d’esquisser un portrait : quelle est exactement la part de vérité en ces légendes tellement remplies de matière humaine ? Question d’autant plus pertinente quand les pinceaux du peintre plongent essentiellement dans les couleurs de Plutarque13. Toutefois nous espérons que « l’homme passionné de vérité, ou du moins d’exactitude, est le plus souvent capable de s’apercevoir, comme Pilate, que la vérité n’est pas pure » (Yourcenar, 1974, p. 327). L’image de Caton d’Utique a tellement marqué l’Antiquité romaine et l’histoire de la résistance qu’il nous semble impossible d’en tracer un contour totalement objectif. En effet, éviter tout caractère hagiographique reviendrait à vider de sa substance et de sa puissance illustrative le message politique que Caton a voulu léguer à l’histoire. Pour tempérer le registre de l’admiration, nous devons simplement nous rappeler que les intransigeances et la conception rigide de la République romaine dont Caton fit preuve jusqu’au bout n’a laissé d’orienter son héroïsme. Nous pensons toutefois que notre rôle n’est pas ici d’en instruire la critique mais d’en signaler le relativisme car notre but est plutôt de dégager des pistes dans l’expression d’une théorie de la résistance à partir d’un de ses parangons historiques. Or, il est évident que la résistance des uns apparaîtra comme une réaction aux yeux du parti adverse. Il n’en reste pas moins que Caton fut toujours présenté comme l’un des modèles de la résistance, c’est ce que nous tenterons ici d’illustrer et d’expliquer.

9Pour cela, nous verrons d’abord que chez Caton le Jeune, résister commence très tôt et qu’il s’agit même d’une affaire de famille (I). Après quoi, nous passerons à la résistance proprement dite avec ses différents degrés d’expression, depuis la résistance oratoire jusqu’à sa modalité la plus violente : la résistance militaire (II). Enfin, nous terminerons par ce que les physiciens appellent le « point de rupture », moment où la résistance se radicalise dans la mort de l’homme (ou pour certains du sage) qui forge l’image d’une âme éternellement libre (III).

I. La résistance en germe

10Le potentiel de résistance se manifeste-t-il dès l’enfance ? Est-il plus ancien encore, inscrit au cœur même de l’héritage familial ? Les réponses à ces questions semblent positives pour le jeune Caton, dont l’enfance (1) éclairée par ses racines familiales profondes (2) constitue une bonne illustration de ce que peut être la résistance en puissance.

1. Un apprenti stoïcien

  • 14 Hadot, 1995, p. 18 : « le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et (...)

11Avant d’aborder les indications biographiques proprement dites, nous commencerons par quelques remarques d’ordre général. Les stoïciens, sont parmi les philosophes – ces « amants de la sagesse » – ceux qui se sont le plus investis dans les affaires publiques. On en rencontre exerçant des magistratures, d’autres conseillant des princes et plus encore accédant à la dignité impériale. Plus que tout autre penseur, le stoïcien semble vivre sa pensée au sein de la cité, pour réaliser ses idées, pour agir et non se contenter de réfléchir. Certes toutes les « sectes » philosophiques de l’Antiquité ont activement pratiqué leur doctrine, ne limitant pas leur enseignement à un discours mais le réalisant dans un mode de vie concret. Pour qualifier cette participation aux exigences de la doctrine, le philosophe historien Pierre Hadot14 parlait d’« option existentielle ». Or, cette notion d’option existentielle qualifie assez bien Caton qui enfant déjà avait choisi d’adopter une posture morale d’une grande fermeté ; posture qui nous le verrons guidera et inspirera tout son parcours politique. Cette « option existentielle » qui se confirma tout au long de sa vie consista à défendre la conception romaine traditionnelle et aristocratique de la liberté et de la justice. Elle prenait ses racines dans un tempérament politique précoce que ne laissa de cultiver ce jeune républicain issu de la gens Porcia et profondément influencé par le stoïcisme. Certes Caton ne fut pas un pur philosophe mais surtout un homme d’action, un citoyen et sénateur épris de sagesse. Épris d’une sagesse qu’il tenta toute sa vie de mettre en œuvre à la manière de ces hommes de biens (boni uiri) si chère à l’identité culturelle romaine (Cicéron, L’amitié, V, 18).

  • 15 Plutarque, Caton le Jeune (2001, p. 1387 sq.). Ce sobriquet a été choisi pour le différencier de (...)
  • 16 Plutarque, 2001, p. 1387. Marcus Livius Drusus fut tribun de la plèbe en 91 avant notre ère. Il (...)
  • 17 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 55.
  • 18 Le terme logos/λόγος en grec signifiant à la fois parole et pensée. À ce titre, pour les stoïcie (...)
  • 19 C’est ainsi que le jeune Caton « mettait dans ses entreprises une force et une efficacité bien a (...)
  • 20 Pline l’Ancien, XXXV, 6 : « …les imagines, destinées à figurer dans le cortège des funérailles d (...)
  • 21 Marrou, 1948, p. 201 : « Les Anciens se seraient bien moqué de la gravité avec laquelle nos spéc (...)
  • 22 Quintilien, Institution Oratoire, I, 1, 16 : qui nullum tempus uacare cura uolunt, ut Chrysippus(...)

12Marcus Portius Cato, appelé Caton « le Jeune »15 par Plutarque naquit vers 95 avant notre ère. Orphelin (ses parents moururent probablement avant 91), il fut confié à son oncle maternel Marcus Livius Drusus, « un homme très éloquent qui dans l’ensemble de sa conduite montrait une grande sagesse et, pour la grandeur d’âme, ne le cédait à aucun Romain »16. Homme d’action, engagé dans la vie de la cité, Livius Drusus ne pouvait donc qu’encourager ce qui apparut très tôt chez son neveu comme une sorte d’inclination politique naturelle. Naturelle puisque « dès l’enfance, dit-on, Caton révéla dans sa voix, sur son visage et jusque dans ses jeux un caractère inébranlable, inaccessible aux passions et ferme à tous égards » (Plutarque, Caton le Jeune, I, 3). Plutarque précise « dit-on », s’agit-il d’un doute qui participe à la légende du personnage ? Il est vrai que l’on rencontre ici tous les traits caractéristiques d’un futur grand homme, d’un bonus uir, typiquement romain. Ce genre d’homme qui se compose lui-même, se forge librement au contact des réalités politiques, puissamment partisanes, qui émergent quotidiennement sur le forum. « Dès l’enfance » nous dit Plutarque comme pour signaler le prestigieux destin qui s’annonçait déjà. Le mouvement descriptif de la phrase procède par un rapprochement progressif allant des traits extérieurs vers la personnalité profonde. Ainsi, « dans sa voix », ce qui est le plus éloigné et nous rappelle que le masque de l’acteur (persona) cache le visage individuel pour ne laisser entendre que le « son », c’est-à-dire la « voix à travers » (per-sona). Or, la mention de cette voix laisse à supposer que le jeune Caton possède déjà la voix indispensable d’un grand orateur. D’ailleurs, sa résistance sera d’abord oratoire, affrontant virulemment César devant la haute assemblée romaine tandis que « le Sénat était suspendu à leurs lèvres » (Plutarque, Caton le Jeune, XXIV, 1). Notons que pour les stoïciens, la « voix » était une composante fondamentale de l’action, « car tout ce qui agit est un corps ; or le son vocal agit, procédant vers les auditeurs à partir de ceux qui l’émettent »17. En outre, l’homme se distingue de l’animal par le fait que le son vocal est articulé, preuve qu’il existe un lien direct entre la voix humaine et l’intelligence, preuve d’une identité entre la parole-logos et la pensée-logos18. Signalée comme trait saillant, la voix du jeune Caton tendrait à confirmer que ce dernier avait une maturité en avance sur son âge : le phénomène de la « mue » imprimant la gravité dans la voix étant un signe caractéristique du passage à l’adolescence19. Dans la progression descriptive, après la voix, Plutarque évoque « son visage ». On se rapproche de la singularité du personnage. Le masque de cire du visage est l’image-souvenir (imago) que les familles romaines conservent pieusement pour rappeler, dans la maison ou lors des funérailles, l’importance de leur lignage ; chacune des « images » (imagines) constituant une vertèbre dans la puissante colonne qui soutient tout le corps historique de sa gens20. Et pour finir, Plutarque nous dit que le destin exceptionnel du jeune Caton s’annonce « jusque dans ses jeux ». Il ne s’agit plus des éléments externes et oratoires qui portent l’action (voix, visage) mais de l’action en elle-même. Or, se distinguer par le jeu n’était pas une chose anodine mais le signe d’une différence marquante par rapport aux autres enfants. En effet, dans les années consacrées aux jeux, on ne se préoccupait guère des modalités ludiques de l’enfant dont le jeu demeurait pour les Anciens, un « enfantillage »21. Raison pour laquelle, la mention de Plutarque sur les jeux de Caton semble particulièrement significative. Voire révélatrice quand on sait que le stoïcien Chrysippe aurait invité ses disciples, d’après Quintilien, à prendre très au sérieux le moment de l’enfance. Moment qu’il faudrait considérer avec la même attention que tout autre moment de la vie car « il n’est aucune époque de la vie qui ne réclame des soins »22. Autrement dit, l’enfant Caton, inflexible, futur grand Romain, se trouve bel et bien décrit par Plutarque comme un stoïcien en puissance.

  • 23 L’ataraxie (ataraxia/ἀταραξία) caractérise la sérénité d’une âme devenue maîtresse d’elle-même. (...)
  • 24 La fin (telos/τἐλος) désigne ici le but ultime pour tous les biens, à savoir le « souverain bien (...)
  • 25 « Comme toutes les écoles de son temps, le stoïcisme admet comme un principe de base que toute a (...)
  • 26 Dans le court traité que Cicéron consacre à l’amitié, l’auteur nous dépeint un Laelius (ami de S (...)
  • 27 Zénon de Citium, fondateur de l’école stoïcienne aux ive-iiie siècles avant notre ère.
  • 28 Cicéron, Tusculanes, IV, 6, 11 : Est igitur Zenonis haec definitio, ut perturbatio sit, quod πάθ (...)
  • 29 C’est en pratiquant des « exercices spirituels » que les stoïciens entendent renforcer leur rési (...)

13Il est vrai que tous les signes (voix, visage et attitude) de la progression descriptive de Plutarque convergent rappelons-le vers « un caractère inébranlable, inaccessible aux passions et ferme à tous égards » (Plutarque, Caton le Jeune, I, 3 [2001, p. 1387]). Ce sont là les qualités premières d’un bon stoïcien : un homme dont le but est d’atteindre sinon la sagesse (inaccessible dans les faits, cf. Lazayrat, 2014, p. 241 sq.) au moins un certain degré de sérénité intellectuelle par l’absence de troubles (ataraxia/ἀταραξία)23 ou tranquillité de l’âme ; états permettant finalement d’accéder au bonheur (eudaimonia), la fin (telos/τἐλος)24 par excellence25. Or, les passions représentent le plus grand écueil pour « l’homme bon » (bonus uir)26 ou « honnête » (honestum) tentant de parvenir à cet absence de troubles qui mène au bonheur. La passion est un élan irrationnel de l’âme qui s’oppose à sa tendance naturellement rationnelle. Cicéron résume ainsi l’opinion courante des stoïciens : « la définition que donne Zénon27 [de la passion] qu’il appelle πάθος/pathos est une perturbation [violente] de l’âme opposée à la droite raison et contre nature »28. Cette définition manifeste clairement l’effort de résistance qui anime l’âme même de tout stoïcien et qui consiste à commencer par résister intérieurement à ses propres passions ; autrement dit par résister à soi-même29. Cela signifie qu’à une grande maturité pour son âge, Caton ajoute une certaine capacité de résistance qui le prédispose à suivre son destin exceptionnel lequel sera précisément de « résister » aussi bien philosophiquement que politiquement, et cela jusqu’à en mourir.

  • 30 Valère Maxime, Faits et dits mémorables, III, 1, 2.

14Cette force de résistance, imprimée dans le destin du jeune Caton est d’ailleurs expressément indiquée par Plutarque. Deux épisodes dont l’un est devenu célèbre témoignent du caractère précoce de son aptitude à résister. Deux épisodes qui montrent clairement que sa capacité à se dominer intérieurement se projette dans l’action extérieure par excellence : l’action politique. Chez Caton le Jeune, l’idée de résister politiquement apparaît dès l’enfance. Le premier épisode se serait déroulé en 91 avant notre ère, alors que l’enfant venait tout juste de perdre ses parents30. Un certain Pompédius Silo, ami de son oncle Drusus et allié de Rome, vint rendre visite à ce dernier afin d’obtenir son aide pour acquérir le droit de cité. Silo s’adressa alors à Caton et à son frère, Caepio pour qu’ils intercèdent en sa faveur auprès de leur oncle. Voici la réponse et l’épreuve qui s’en suivit :

« Caepio sourit et fit un signe affirmatif, mais Caton, sans rien répondre, jeta aux hôtes un regard dur et sévère. Pompédius reprit : "Et toi, mon garçon, que dis-tu ? N’es-tu pas capable d’assister tes hôtes auprès de ton oncle, comme ton frère ?" Caton ne dit pas un mot, mais on voyait bien, à son silence et à son visage, qu’il repoussait cette demande. Alors Pompédius le souleva au-dessus de la fenêtre, comme s’il allait le lâcher, et lui ordonna d’accepter, sinon il le jetterait en bas ; il avait pris une grosse voix et, tenant l’enfant à bout de bras, il le pencha à plusieurs reprises au-dessus de la fenêtre. Caton soutint l’épreuve longtemps, sans se laisser ébranler et sans montrer de crainte. Alors Pompédius, le reposant à terre, dit à ses amis : "quelle chance pour l’Italie qu’il soit encore enfant ; s’il était adulte, je crois que nous n’obtiendrions pas un seul suffrage aux comices". » (Plutarque, Caton le Jeune, II, 3-5 [2001, p. 1388])

  • 31 Voir note supra sur Drusus et Hinard, 2000, p. 607 sq. Remarquons que Quintus Pompaedius Silo me (...)

15L’épreuve parle d’elle-même et témoigne concrètement de ce qu’il y a de ferme et d’inébranlable dans le caractère du jeune garçon. Quant à la suite pour l’Italie, l’assassinat de Drusus qui avait effectivement soutenu les alliés, sera l’une des causes de la guerre sociale puisque le Sénat refusa d’abord catégoriquement l’intégration des socii au droit de cité31. Notons que la position « résistante » du jeune Caton incline déjà vers le Sénat et le parti des optimates alors même que son oncle, tribun de la plèbe, soutenait les populares. Cela montre aussi la grande autonomie politique dont fait déjà preuve l’enfant. Faut-il voir dans cette obstination précoce l’annonce de la future opposition à César ? Autant de signes qui marquent là encore l’empreinte du destin, autre composante essentielle de la pensée stoïcienne sur laquelle nous reviendrons plus tard.

16Un second épisode, sans doute plus connu, témoigne là encore de la force de caractère de l’enfant, prêt à résister seul contre l’un des plus cruels tyrans de Rome, Sylla. Un jour où Caton, vint avec son précepteur lui rendre visite dans sa maison, le jeune garçon assista à cette terrible scène que nous raconte Plutarque :

« Caton avait treize ans. Voyant qu’on emportait des têtes, dont on lui disait que c’étaient celles d’hommes en vue, et que les assistants se lamentaient en secret, il demanda à son pédagogue pourquoi personne ne tuait Sylla. Sarpédon répondit : "On le craint, mon enfant, plus encore qu’on le hait. – Pourquoi donc, s’écria Caton, ne m’as-tu pas donné une épée ? Je l’aurais tué et j’aurais délivré ma patrie de cet esclavage". En entendant ces mots et en voyant les yeux et le visage de Caton pleins de colère et de fureur, Sarpédon eut si peur que par la suite il surveilla Caton avec attention et le tint sous bonne garde, pour l’empêcher de se porter à quelque acte téméraire. » (Plutarque, Caton le Jeune, III, 5-7).

  • 32 Bréhier, 1971 p. 258 : « La passion vient de nous, au même titre que l’acte raisonnable : on a t (...)

17Posture héroïque pour un acte de résistance qui serait beaucoup trop présomptueux. Surtout quand on entrevoit les passions irrationnelles (colère, fureur) qui sourdent dans les yeux du jeune homme et l’écarte ainsi sensiblement du contrôle stoïcien. Mais il faut se rappeler que la doctrine du Portique est avant tout une discipline du perfectionnement moral, une sorte de thérapeutique de l’âme qui prend tout son sens avec le temps ; c’est par le temps et les exercices spirituels que l’âme apprend à adoucir ses passions et que se réalise finalement ce précepte central de l’éthique stoïcienne qu’énonce si bien Émile Bréhier : « nous devons nous transformer nous-même. »32 Autrement dit, la morale stoïcienne ne constitue pas un bloc systématique qu’il suffirait d’appliquer comme un catéchisme dogmatique. Il s’agit avant tout d’un apprentissage de la vertu sur fond d’humanité, à savoir d’imperfection. Caton enfant a donc encore besoin de son pédagogue (Sarpédon), à la fois son guide et son gardien. Reste que le sentiment de révolte qu’il éprouve spontanément devant l’injustice de Sylla contribue à démontrer toute l’intensité et la lucidité de sa conscience politique. Il y a là encore le signe précoce de sa détermination future – quand la colère sera canalisée – à résister.

2. La mémoire du « Grand Ancêtre » (Cato Maior)

  • 33 En 44 avant notre ère, Cicéron écrivit un Caton l’Ancien (Cato Maior) qui servit à renforcer l’é (...)
  • 34 Cicéron, De finibus, V, 38 : animi uirtus corporis uirtuti anteponitur (« les mérites de l’âme p (...)
  • 35 Comme un écho à la véhémence de son illustre et sourcilleux ancêtre, Caton le Jeune aussi se méf (...)
  • 36 Pour évaluer l’exactitude de cette idée, voir Roman, 1994. Quant à l’ancienneté même de l’influe (...)

18L’engagement patriotique constitue sans doute l’une des motivations les plus classiques de la résistance. Or, pour Caton le Jeune, un tel engagement relevait de l’histoire familiale inaugurée par son prestigieux modèle ancestral. Car comment ne pas voir se répéter ici l’impressionnante figure de Caton l’Ancien, Cato Maior33, censeur en 184, et qui, à la fin de sa vie, comme le prétend la légende, aurait achevé tous ses discours par le fameux Delenda est Carthago (« il faut détruire Cathage »). Obstination qui relève là aussi d’un caractère et d’une idée motrice : la uirtus romana. La « vertu romaine » trouvait ses racines dans la virilité martiale du soldat et ses mérites, à la fois physiques et moraux. Ce second aspect étant le plus fondamental34 car la uirtus romana fonde une certaine manière de vivre, une forme de discipline héritée des ancêtres et véhiculée par cette puissance socio-organique que représentait le mos maiorum. La « coutume des Anciens » avait pour fonction d’assurer la cohésion autour de l’identité profonde de la cité, de sa justice (fides) et de sa piété (pietas). Ces « méta-valeurs » s’inscrivaient dans une sorte d’idéal collectif (Cizek, 1990) garantissant l’intégrité de Rome. Dès lors, toute atteinte à la uirtus romana risquait de provoquer une crise profonde susceptible de remettre en cause la puissance romaine. Il fallait donc à tout prix maintenir les mœurs anciennes dans leur pureté morale. Pour Caton l’Ancien, le citoyen romain ne devait pas se laisser emporter par l’attrait démesuré des richesses ; le luxe contribuait à amollir les mœurs dont la sobriété martiale avait fait la grandeur et l’originalité de Rome. Le vieux Romain s’en prend ainsi à l’excès de raffinement35 qu’accompagne l’influence corruptrice de l’hellénisme qui commence à envahir la mentalité romaine (Astin, 1978, p. 157-181). Caton l’Ancien, moraliste et conservateur, exhorte à « résister » contre ce qui constitue à ses yeux une véritable dissolution de la « vertu romaine ». À l’opposé de cette pensée conservatrice et rustique se présente celle de Scipion l’Africain (236-183 avant notre ère) grand vainqueur de la seconde guerre punique. Lui estime au contraire que Rome doit étendre ses conquêtes au-delà de l’Italie afin de pacifier l’ensemble de la méditerranée. Fervent défenseur de l’hellénisme, Scipion pense à l’opposé que l’influence grecque a toujours joué un rôle fondamental dans le développement de la civilisation romaine36. Caton contre Scipion, lutte de deux idéologies antagonistes qui sont loin de s’épuiser avec leurs champions respectifs : « ainsi, au conservatisme moral et politique de l’un s’oppose l’impérialisme pacificateur de l’autre. On voit poindre l’ébauche de la pensée impériale qui s’épanouira, un siècle et demi plus tard, dans le cercle des penseurs et des politiques formé autour d’Auguste. » (Grimal, 1953, p. 115) Épilogue d’une autre résistance, d’une autre lutte, qui opposera Caton le Jeune et Jules César, oncle et père adoptif (posthume) du futur Auguste. La vertu sera présentée, là encore, comme un instrument de résistance contre la faillite de la République. À sa façon, et avec ses différences, puisqu’il est favorable à l’hellénisme. Mais les temps changent, Caton le Jeune contient en lui et poursuit l’œuvre de son prestigieux ancêtre. Le véritable aboutissement de la résistance n’est pas de rester germe ou puissance, elle est de se confirmer dans l’acte.

II. La résistance en acte

19Il existe plusieurs formes de résistance active selon le degré d’intensité que l’on veut imprimer à son action. La manière de résister constitue l’aspect dynamique de la résistance. La première modalité se manifeste par la voix, c’est la résistance oratoire, dont Caton montre un bel exemple dans son réquisitoire contre Catilina (1). Le second mode, plus physique encore, se caractérise par un trouble plus ou moins important à l’ordre public, c’est la résistance par obstruction que Caton n’hésite pas à employer toutes les fois que la parole ne suffit plus (2). Et pour finir, il y a le troisième mode de résistance, le plus violent, le plus terrible tant il est difficile d’en inverser la charge ; il se justifie quand les deux autres modes ne fonctionnent plus et que le destin rend la guerre inévitable. C’est alors que commence la résistance par les armes (3).

1. La résistance oratoire : l’affaire Catilina

  • 37 Salluste, Conjuration de Catilina, XIV, 1.
  • 38 Cicéron, consul pour l’année 63, avait remporté les élections de 64 (César était alors consul) c (...)
  • 39 Cicéron, Premiers discours contre Catilina, II : […] nemo tam improbus, tam perditus, tam simili (...)
  • 40 Cicéron, Premiers discours contre Catilina, I : « Ô temps ! Ô mœurs ! » Exclamation soupirante q (...)

20Lucius Sergius Catilina (108-62 avant notre ère) n’a jamais réussi à se faire élire au Consulat. Patricien ambitieux, ancien lieutenant de Sylla, Catilina est prêt à tout, même à renverser la République, pour obtenir enfin la magistrature suprême. « Dans une cité aussi grande et aussi corrompue, Catilina n’avait pas eu de peine à grouper autour de lui tous les vices et tous les crimes, qui formaient comme ses gardes du corps »37. Soutenu par les populares, faction à laquelle appartenait César, Catilina se présenta aux élections de 63 afin d’être élu consul pour l’année 62. Cette fois encore il échoua. Il décida donc de prendre le pouvoir par la force en tuant le consul Cicéron38. Mais la conjuration fut découverte et le coup d’État évité de justesse. Catilina prit la fuite tandis que Cicéron, dans ses fameux Catilinaires, dénonçait autant la scélératesse du chef des conjurés – « …aucun homme aussi méchant, aussi pervers, aussi semblable à toi, ne pourra être trouvé »39 – que la faillite morale de la République (« O tempora ! O mores ! »40).

  • 41 Salluste, Conjuration de Catilina, LI.
  • 42 Plutarque, Caton le Jeune, XXII, 5 (2001, p. 1405).
  • 43 Suétone, César, XIV, 2. D’ailleurs Cicéron lui-même n’aurait pas cru à son implication puisqu’il (...)

21Catilina fut condamné à mort par contumace le 5 décembre 63 avant notre ère. Pour ce procès hautement politique, le Sénat décida de se réunir au temple de la Concorde symbolisant la paix civile. César, sans prendre ouvertement la défense de Catilina, exhorta néanmoins le Sénat à se montrer impartial : « tout homme, Pères conscrits, qui délibère sur un cas douteux (rebus dubiis), doit être exempt de haine, d’amitié, de colère et de pitié. L’esprit distingue malaisément la vérité à travers de pareils sentiments, et jamais personne ne sert à la fois sa passion et son intérêt »41. Cet appel à l’impartialité progressa peu à peu, au fil d’un discours, qui prouve au passage les grandes qualités oratoires de César, vers un véritable appel à la clémence. César, au nom de la légalité, demande qu’on confisque les biens des conjurés et qu’on les incarcère sans aller jusqu’à prononcer une condamnation à mort. Mais à qui servirait vraiment une telle indulgence ? Au Sénat, à la loi, à la République ou à César ? Plutarque prétend que si le beau discours, plein d’humanité de César, fit hésiter le Sénat, il ne fallait pas se fier à ses élans de bienveillance car en réalité César « était un orateur habile et, considérant tout changement et tout mouvement dans la cité comme un matériau favorable à ses desseins personnels, il préférait les voir se développer plutôt que de les laisser s’éteindre »42. Il est vrai qu’en ne condamnant pas à mort les conjurés, César maintenait une situation de troubles, un certain climat de danger, sans doute profitable à l’ascension d’un homme fort, un homme comme lui capable de remettre de l’ordre au nom du peuple et en s’appuyant sur le peuple. Simple opportunisme face aux circonstances, car rien ne prouve que César lui-même fut impliqué dans le complot, même si d’ailleurs il fut soupçonné et plus encore menacé physiquement à sa sortie du temple43. Derrière le plaidoyer de César se dessine clairement le schéma d’opposition qui anime toute la vie politique de la fin de la République. En cela, l’affaire Catilina apparaît comme une sorte d’élément accessoire dans une opposition plus profonde. Celle de l’affrontement historique qui naît alors, entre César (38 ans), champion montant des populares et Caton (32 ans), champion montant des optimates.

  • 44 Plutarque, Caton le Jeune, XXIII, 1-2 (2001, p. 1405-1406).
  • 45 Cicéron, Brutus, 65.
  • 46 Fragment 15 (éd. Jordan, Marcus Catonis praeter librum de re rustica quae extant, Lipsiae, Teubn (...)
  • 47 Idem, Fragment 14 : Orator est uir bonus dicendi peritus (« l’orateur est un homme de bien habil (...)
  • 48 Cette conception catonienne de la rhétorique sera défendue par Quintilien lui-même : « Il faut d (...)
  • 49 Salluste, Conjuration de Catilina, LII, 18.
  • 50 Salluste, Conjuration de Catilina, LII, 5.

22Caton le Jeune, est finalement celui qui emportera la décision du Sénat ; il est celui dont le réquisitoire enflammé conduira à la sentence capitale. C’est avec l’affaire Catilina que Caton ouvre le long chapitre de sa farouche résistance contre César dont il dénonce déjà vigoureusement la duplicité politique : « Sous tes airs démocratiques et tes propos pleins d’humanité, tu es en train de ruiner la cité et d’effrayer le Sénat. Pourtant ce serait à toi de trembler et tu pourras t’estimer heureux si tu te tires de la situation sans être attaqué ni soupçonné. En essayant si ouvertement et avec tant d’insolence, de soustraire à leur sort les ennemis publics, tu reconnais que tu n’as aucune pitié pour la patrie, si belle et si grande, qui a failli périr »44. À la subtilité oratoire d’un César qui dissimulerait habilement ses intentions véritables, Caton oppose une attaque directe et très claire. Cette franchise est un trait caractéristique de la résistance oratoire de Caton qui se fonde sur une lointaine tradition familiale. En effet, Caton l’Ancien (234-149 avant notre ère) fut un très grand orateur (Stin, 1978, p. 131-156) et sans doute l’un des premiers théoriciens de l’art oratoire45. Pour lui la rhétorique devait se montrer avant tout efficace : rem tene, uerba sequentur, « possède la chose, les paroles suivront »46. Par la chose, il faut entendre le sujet, à savoir un thème réel (res), qui doit exister vraiment, c’est-à-dire préexister avant les mots eux-mêmes. On dirait aujourd’hui que le signifié compte plus que le signifiant. Pour Caton l’Ancien, il ne s’agit pas de nier la rhétorique mais plutôt de ne pas la réduire à un pur langage qui se suffirait à lui-même (Pernot, 2000, p. 130-132). C’est un art du bien dire au service de l’homme de bien, du vertueux et intègre uir bonus47 dont la parole sert à éclairer non à dissimuler ses pensées48. Précisément tout l’inverse de ce que Caton le Jeune reproche ici à César. Mais le jeu des inversions est le moteur même de toute forme de résistance. À l’ordre républicain, défendu par Caton et incarné par le Sénat, tend à s’opposer le désordre plébéien, indirectement encouragé par le pseudo-humanisme et la clémence intéressée de César. Raison pour laquelle, Caton s’adresse aux pères conscrits en opposant au discours tempéré de César un discours radical quant à la nécessité de se montrer ferme : « plus vous agirez vigoureusement, plus leur courage [les conjurés] faiblira ; pour peu qu’ils vous voient chanceler, bientôt ils seront tous là, pleins d’insolence »49. Or, pour défendre ce point de vue, plutôt que de flatter son auditoire, Caton n’hésite pas à se montrer rugueux envers les sénateurs qu’il implique directement dans son discours (« c’est à vous que je m’adresse » – uos ego appello) pour critiquer leur passivité et les inciter à combattre, à résister : « si vous voulez vous livrer tranquillement à vos plaisirs, réveillez-vous enfin et prenez en main la défense de la République »50.

  • 51 Plutarque, Caton le Jeune, XXIII, 1.
  • 52 J. Brunschwig in Canto-Sperber, 1998, p. 561-562.

23L’argumentation de Caton est directe, sans masque, fondée sur le mode de l’invective et de la leçon de morale. Pour preuve de sa sincérité : il ne flatte pas mais sermonne. Résister à César, c’est résister à persuader, à user de douceur, de compassion, de modération, de mesure, comme le rapporte Plutarque : « …Caton se leva pour donner son avis. Il prononça aussitôt un discours plein de colère et d’émotion… »51. Passions inacceptables pour un stoïcien dira-t-on. Sauf si, en dehors du possible aspect rhétorique qu’elles revêtent simplement ici, l’émotion et la colère, se conçoivent dans l’esprit de progression, de perfectionnement, qu’enseigne le stoïcisme, « humble pour les individus, est extraordinairement orgueilleux pour l’espèce »52. Il est vrai, comme on le verra, que jusqu’à la fin de sa vie Caton conservera une certaine tendance émotive, surtout quand il s’agit de la liberté et de la justice au sens républicain des termes.

  • 53 Salluste, Conjuration de Catilina, LII, 22 (trad. CUF) : Pro his nos habemus luxuriam atque auar (...)
  • 54 Ibid., 23 : Neque mirum : ubi uos separatim sibi quisque consilium capitis, ubi domi uoluptatibu (...)

24Si l’on reprend le fil du discours, on peut rapidement constater que cette idée d’une progression vers plus de tempérance et de sagesse domine effectivement la pensée de notre orateur. La colère n’est peut-être finalement qu’une stratégie. Car, loin de se contenter de sermonner ses auditeurs, il va élargir le discours (nos habemus – « nous avons »). Par ce pronom d’insistance, il rejoint le groupe de ses auditeurs afin que sa cause devienne la cause de tous. Une cause commune dans ce qui a trop longtemps duré, dans cette faillite morale généralisée, cette faillite que « nous » partageons tous ; cette déliquescence des mœurs de « nos » ancêtres, dont les valeurs étaient le travail, la justice et la liberté d’esprit. « Au lieu de cela, nous avons (nos habemus) l’amour du luxe et de l’argent, la ruine des finances publiques, l’opulence des particuliers. Nous vantons les richesses, nous suivons la paresse. Point de distinction entre les bons et les méchants ; l’intrigue détient toutes les réponses dues au mérite »53. Constat d’une décadence générale qui exige de réagir, de résister. Mais à qui la faute ? Cette fois le sermon reprend de plus belle car il n’y a rien de surprenant à cette situation déplorable : « comment s’en étonner ? Chacun de vous (uos) ne pense qu’à sa propre personne, chacun de vous est esclave de ses plaisirs dans la vie privée, de la corruption ou de la faveur dans la vie publique : voilà qui explique cet assaut contre la république sans défense »54. L’invective est très audacieuse puisque Caton se place lui-même hors de la responsabilité ; hors de la faute qui cause la faillite de tous. Stratégie dangereuse ? Pas vraiment si l’on pense justement en termes de résistance.

25On pourrait même dire que cette stratégie oratoire est admirable. D’une part Caton le Jeune joue parfaitement son rôle historique de Caton. Comme son ancêtre, le Censeur – et ici l’appellation n’est pas anodine –, il exhorte ses contemporains à sauver les traditions, il endosse tout naturellement la fonction politico-historique de résistant qui lui vaut la grandeur de son nom. Il reprend symboliquement la fonction censoriale qui fut l’apanage de son arrière-grand-père dont les virulentes harangues demeurent sans doute dans toutes les mémoires. Qui oserait critiquer un père conscrit qui élève la voix au nom des ancêtres, au nom des pères de chacun des sénateurs auxquels il s’adresse. D’ailleurs, le mimétisme était si fort dans la psychologie patriarcale romaine que ce n’est plus vraiment Caton le Jeune qui parle, mais plutôt une sorte de voix spectrale, une voix venue des profondeurs de la mémoire romaine. C’est un peu comme si Caton faisait parler les morts eux-mêmes ! Mais surtout, il y a cette audacieuse témérité qui consiste non seulement à s’élever contre César mais encore à s’élever contre toute l’assemblée. Devant elle, Caton se retrouve tout seul ! D’un côté César, de l’autre les sénateurs, et lui, seul entre/contre tous : Caton. Mais lorsqu’un homme ayant la réputation d’un homme de bien, résiste tout seul, à Rome, à quoi pense-t-on ? Que souhaite-t-on ? À l’admirer et à le suivre. Les orateurs antiques savaient combien le mode héroïque constituait un puissant vecteur de persuasion. Pour bien saisir toute la subtilité de la stratégie oratoire de Caton, il faut prendre en compte le genre du discours, en l’occurrence épidictique, appelé aussi en latin, démonstratif (demonstratiuum) : « le genre démonstratif concerne l’éloge ou le blâme d’une personne déterminée » (Rhétorique à Herennius, I, 2). Or, ici le blâme oscille entre Catilina et ses sbires, César et les sénateurs eux-mêmes. En face, Caton et la voix spectrale des ancêtres qui gronde à travers lui. Imaginons que je suis sénateur, membre de la plus prestigieuse et surtout de plus ancienne institution de la République, qui dois-je suivre ? Le héros archaïsant au courage inébranlable ou César, défenseur de Catilina ? La réponse fut immédiate et très claire : le parti de Caton. L’audace oratoire de Caton trouve donc toute sa justification dans son efficacité puisque le Sénat fait volte-face et condamne Catilina à mort. L’affaire Catilina marque le début effectif du processus de résistance et désormais du rôle de résistant que Caton endossera pour la République. Processus dont les modalités d’action ne cesseront de se durcir.

2. La résistance par obstruction : sur la tribune devant le peuple

  • 55 Sur la structure institutionnelle de la constitution romaine, voir Humbert, 2003.

26Quand les mots ne suffisent plus, faut-il en venir aux mains ou simplement se contenter d’arrêter de résister ? Par principe, Caton répugne à utiliser la violence dont le résultat est d’anéantir toute forme de débat politique et toute forme de justice. Nier le débat revient à refuser la liberté, de même qu’étouffer la justice amène le règne de la loi du plus fort. Il faut toutefois rester prudent en se rappelant que la liberté et la justice sont des concepts relatifs et que ces termes n’ont pas le même sens, non seulement selon les orientations politiques (différence entre optimates/populares) mais plus encore selon les époques considérées. Ainsi notre conception républicaine de la liberté et de la justice fondée sur une égalité des droits n’est pas comparable à celle d’un Caton, ardent défenseur d’une société aristocratique et patriarcale telle qu’on peut la trouver décrite, par exemple, dans le De Legibus de Cicéron55. Or, le degré de résistance varie selon ses modalités. L’affirmation oratoire d’une idéologie n’a pas le même impact que sa mise en œuvre dans une confrontation physique. La question est alors : jusqu’où faut-il résister ? Faut-il en venir aux mains ? Faut-il user de violences physiques ? Pour Caton, là encore fidèle à une certaine ligne stoïcienne, tout sera question de proportion. S’il craint de radicaliser la violence, en revanche il ne répugne pas à opposer une sorte de « violence légère » caractérisée par diverses méthodes d’obstruction, plus ingénieuses les unes que les autres.

  • 56 Beau-frère de Pompée. Il sera consul en 60 et en 57 avant notre ère.
  • 57 Il avait été élu en juillet 63 avec Métellus.
  • 58 « Lui-même [Caton] avança aussitôt sans se troubler et s’assit entre Métellus et César, de maniè (...)

27Son engagement politique fourmille de ces petites actions de résistance par obstruction ; petits gestes, petites interventions, qui ont parfois tout de même viré à l’émeute générale, et que Plutarque nous rapporte d’une manière assez détaillée en sorte qu’ici son récit se suffit à lui-même. Il y a par exemple cet épisode des premiers jours de l’année 62 où Caton s’opposa à une proposition de loi de Caecilius Métellus Népos56 alors tribun. Ce dernier proposa de faire revenir d’urgence Pompée en Italie afin qu’il rétablisse l’ordre mis à mal par l’affaire Catilina. Caton s’éleva d’abord oralement contre ce projet. Mais, malgré un certain succès devant le Sénat, cette résistance oratoire ne fut pas suffisante. Alors Caton, au grand dam de son entourage, décida de se rendre aux Comices Tributes pour opposer son intercession à l’adoption du projet. La scène se déroule le 3 janvier 62 avant notre ère (Broughton, 1984-1986, 2, p. 173). Une grande tension régnait alors sur le forum où Métellus avait fait disposer des hommes en armes. Lui et César se tenaient, face au peuple, sur une tribune. Mais Caton, accompagné de son ami Thermus, s’avança très tranquillement, et étant lui-même tribun de la plèbe57, monta les marches de la tribune et alla s’assoir, ou plutôt s’interposer, entre César et Métellus qui en furent quelque peu décontenancés58. Le greffier tenta de proposer la loi :

  • 59 Ibid., XXVIII, 1-3.

« mais Caton l’empêcha de lire. Alors Métellus saisit le document et commença à en donner lecture. Caton le lui arracha. Cependant Métellus savait le texte par cœur et se mit à le réciter, mais Thermus lui mit la main sur la bouche et étouffa sa voix. Pour finir, Métellus, voyant qu’ils étaient tous deux résolus à combattre et que le peuple, subjugué, retrouvait le sens de l’intérêt général, fit venir de chez lui des hommes en armes qui chargèrent, au milieu de la terreur et des cris. Tout le monde se dispersa. Seul Caton tint bon, malgré la grêle de pierres et de bâtons qui le frappaient. »59

28Caton finit par se réfugier dans le temple des Dioscures. La proposition de loi ne fut pas adoptée et le soir même, le Sénat suspendit le tribun Métellus ainsi que le préteur César pour avoir été la cause d’un grave trouble à l’ordre public. César, présent aux côtés de Métellus, fut rapidement rétabli dans sa charge parce que durant l’échauffourée il était resté silencieux. Quant à son comparse Métellus, il ne fut pas rétabli et s’enfuit rejoindre Pompée en Orient.

  • 60 Une première loi agraire visant à récompenser les vétérans de Pompée fut quasiment imposée au Sé (...)

29Autre épisode quand César est devenu consul. Il fut alors beaucoup plus ferme à l’égard de Caton quand ce dernier résista par obstruction à sa seconde lex Iulia agraria en avril 5960. La première loi agraire en mars visait à récompenser les vétérans de Pompée et les prolétaires urbains, elle fut encore renforcée par la seconde au détriment des possessions campaniennes de l’aristocratie :

  • 61 Plutarque, Caton le Jeune, XXXIII, 1-4 (2001, p. 1415).

« César présenta une autre loi qui attribuait presque toute la Campanie aux indigents et aux pauvres. Nul ne s’y opposa, sauf Caton. César l’arracha à la tribune et le fit jeter en prison sans qu’il rabattit rien de son franc-parler : tandis qu’il marchait, il continuait à parler de la loi et suppliait les gens de ne plus accepter une telle politique. Le Sénat le suivit, en proie à un profond abattement, ainsi que la meilleure partie du peuple, qui s’indignait et s’affligeait en silence. Ce mécontentement n’échappa point à César. Cependant, il s’obstina, attendant le moment où Caton en viendrait aux prières et aux supplications. Lorsqu’il fut évident qu’il n’en n’avait même pas l’intention, vaincu par la honte et par la crainte de l’opinion, César envoya lui-même en sous-main un des tribuns pour libérer Caton. »61

30Certes, si Caton le Jeune n’avait pu empêcher l’adoption de la lex iulia agraria, sa détermination obstinée, jusqu’à subir l’incarcération pour défendre sa conception de la liberté républicaine, le faisait apparaître de plus en plus comme un résistant très actif ; un féroce militant contre la puissante ascension de César.

  • 62 César remet en place les Helvètes, bat Arioviste en 58, soumet les Belges, voir Livres I à III d (...)

31On sait combien cette puissance ne cessa d’augmenter avec les exploits militaires de César62. À cela s’ajoute le renforcement progressif de son pouvoir au travers du triumvirat avec Pompée et Crassus, consuls pour la seconde fois. Nouvel épisode de résistance par obstruction, quand au début de l’année 56, sous l’influence des triumvirs, le tribun

  • 63 Caius Trébonius fut d’abord proche des optimates avant de rejoindre par opportunisme les triumvi (...)
  • 64 En 56 avant notre ère, l’Égypte n’est pas encore une province : anachronisme de Plutarque.

« Caius Trébonius63 proposa une loi pour répartir les provinces entre les consuls : l’un aurait sous ses ordres l’Espagne et l’Afrique, l’autre la Syrie et l’Égypte64 ; tous deux seraient libres de combattre et d’attaquer qui ils voudraient avec des forces terrestres et navales. Les autres citoyens avaient renoncé à lutter et à protester, et même à parler contre cette loi ; seul Caton monta à la tribune avant le vote et demanda la parole. On ne lui accorda que deux heures, et encore à grand-peine. Quand il eut épuisé son temps en multipliant les arguments, les remontrances et les prophéties, on voulut lui couper la parole et, comme il refusait de bouger, un licteur s’avança et l’arracha à la tribune. Dès qu’il fut en bas, il se remit à crier, et les auditeurs s’associèrent à son indignation. Le licteur porta de nouveau la main sur lui et l’entraîna hors du forum. Mais Caton ne fut pas plus tôt relâché qu’il fit demi-tour et s’avança vers la tribune, invitant à grands cris ses concitoyens à le défendre. La scène s’étant reproduite à plusieurs reprises, Trébonius, exaspéré, ordonna de le conduire en prison, mais Caton continua à parler en marchant tandis que la foule le suivait et l’écoutait. Alors, Trébonius prit peur et le relâcha. Caton parvint ainsi à faire perdre cette journée à ses adversaires. » (Plutarque, Caton le Jeune, XLIII, 1-7)

32Dion Cassius rapporte également avec beaucoup de détails cet épisode d’obstruction en montrant bien que si Caton savait qu’il ne parviendrait pas à infléchir la décision finale, il espérait au moins la retarder le plus possible en empêchant les tribuns de parler (Dion Cassius, Histoire romaine, XXXIX, 33-35). Ce dernier épisode illustre bien la méthode que Caton utilise pour résister passant ici de la résistance oratoire à la résistance par obstruction. Si la première s’avérait inefficace, il employait la seconde. Or, une telle manière de procéder peut s’avérer très dangereuse et dégénérer rapidement, sous l’effet de foule, vers la violence.

  • 65 « Chaque jour, trois armées cernaient le forum, le mal était presque irrémédiable », Plutarque, (...)
  • 66 Voir supra Salluste, Conjuration de Catilina, LII, 5 ; Plutarque, Caton le Jeune, XXIII, 1-2 (20 (...)
  • 67 Ibid., XLIII, 9.

33Ce qui nous ramène à notre question initiale : jusqu’où faut-il résister ? L’obstruction comporte un certain degré de violence. Quelle en est la limite ? Sachant que les coups d’éclats de Caton ne laissent pas indifférents la foule. En le voyant résister, les spectateurs éprouvent une certaine admiration pour lui et aspirent à l’émeute. Or, pour Caton, fidèle à sa morale stoïcienne, la violence pour résister doit-être proportionnée sans jamais devenir extrême. Quel extrême ? Ce que Caton craint le plus, c’est l’anarchie provoquée par la guerre civile. C’est ainsi qu’il persuade Cicéron, furieux d’être exilé, de ne pas prendre les armes et de « ne pas plonger la cité dans les luttes armées et les massacres » (Plutarque, Caton le Jeune, XL, 1 [2001, p. 1416]). De même, quand sur le forum, éclata une émeute et que la foule voulut renverser les statues de Pompée, « Caton survint et les en empêcha » (ibid., LIII, 5-6). Encore plus tard, lorsqu’il se ralliera à Pompée contre César, Caton demandera de « ne saccager aucune cité soumise à Rome, ne tuer aucun Romain, sauf en bataille rangée ». Car, préférant la mesure de la patience à la démesure des armes, Caton « espérait en effet une réconciliation et ne voulait pas voir la cité se combattre elle-même et se jeter dans les pires dangers en laissant le fer arbitrer le conflit » (ibid., LIII, 5-6, p. 1433). Résister certes, mais en évitant à tout prix de sombrer dans la guerre civile ; cette situation de crise radicale où il n’y a plus ni droit, ni liberté, ni justice. Or, Caton préfère encore sacrifier sa conception idéale de l’ordre républicain si c’est pour éviter un désordre absolu. Un désordre susceptible de détruire définitivement toute forme d’autorité. Un désordre extrême conduisant, pour un aristocrate patricien, à la pire des situations : l’anarchie politique. Raison pour laquelle en 52 avant notre ère, quand la situation à Rome devint véritablement intenable65, « Caton décida de ne pas attendre la dernière extrémité et de confier les affaires à Pompée, par une faveur volontaire du Sénat : il choisissait ainsi l’injustice la plus modérée pour guérir les maux les plus graves, et préférait accepter une monarchie (monarchian/μοναρχίαν) plutôt que de laisser la sédition tourner à l’anarchie (anarchian/ἀναρχίαν) » (ibid., XLVII, 2). Telle est donc la limite que Caton donne à sa résistance. Pompée constitue un moindre mal, une solution acceptable car pour Caton « n’importe qu’elle domination était préférable à l’anarchie (anarchias/ ἀναρχίας) » (ibid., XLVII, 4). Mais pourquoi Pompée plutôt que César ? Sans doute parce que Caton considère, comme on a pu le voir dans son réquisitoire contre Catilina66, que César au contraire, ne désire qu’une seule chose : plonger Rome dans l’anarchie et la guerre civile. D’ailleurs, Caton, dans une de ses fameuses prophéties, aurait prédit à Pompée : « tu portes César sur tes épaules ; pour le moment tu ne t’en rends pas compte, mais quand tu commenceras à trouver ce fardeau lourd et accablant, tu ne pourras ni le déposer à terre, ni le supporter, et tu t’effondreras sur la Cité avec lui »67. Dès lors, le soutien de Caton à Pompée se justifie-t-il, même si l’avenir semble déjà écrit. Car pour un stoïcien, il existe des circonstances contre lesquelles on peut agir même s’il n’y a rien à espérer, des évènements dictés par le destin lui-même. Une force qui dépasse la volonté humaine. Dans ce cas, même Caton ne pourra rien sinon accepter tranquillement les choses et se résigner à la violence : « Oui, Brutus, rien n’est plus néfaste que la guerre civile. Mais si les destins (fata) le veulent, ma vertu suivra dans la tranquillité : le crime en incombera aux dieux de m’avoir rendu coupable. » (Lucain, Pharsale, II, 286-288.).

3. La résistance par les armes : au-delà du Rubicon…

  • 68 Dion Cassius, Histoires, XLI, 55-61 ; César, Sur la guerre civile, III, 85-99 ; Plutarque, Vie d (...)

34Le 9 août 48 avant notre ère, César, avec une armée inférieure en nombre et après une bataille incertaine, remporta la victoire contre Pompée à Pharsale68. Apprenant l’assassinat de Pompée en Égypte, Caton accepte le commandement des armées qu’il déléguera à Quintus Metellus Scipio. Elles seront poursuivies par César jusqu’à sa victoire complète en Afrique. Les dieux avaient donc voulu la guerre civile et peut-être même la victoire de César. Or, l’événement fatidique se produisit moins d’un an avant, le 12 janvier 49 quand César, bravant tous les interdits du droit sacré, décida de franchir le Rubicon. À partir de cet instant fatidique, Caton n’eut plus le choix : les dieux le voulaient, alors il fallait faire la guerre.

  • 69 « Octave n’hésitait pas à insister sur son ascendance divine : diui filius, “fils du divinisé [C (...)

35La résistance devient ainsi la mission d’un héros en armes, jeté presque malgré lui dans une guerre civile qu’il accomplit par devoir, une guerre voulut par les dieux eux-mêmes. C’est ainsi que débute souvent l’épopée traditionnelle. Par un coup du sort, coup des dieux. Comme le dit Priam, roi de Troie, à Hélène : « je ne te mets point en cause ; ce sont les dieux que je mets en cause : ils ont sur moi lancé la guerre, source de tant de larmes, avec les Achéens » (Homère, L’Iliade, II, 164-165 [1995, p. 39]). Raison pour laquelle, la ville de Troie ne livre pas Hélène aux grecs mais résiste car le siège et la résistance qui le caractérise sont la volonté des dieux. Même si cela peut sembler injuste, cela est, cela doit être : il faut comprendre que le divin procède d’un mystère qui outrepasse les capacités de la compréhension humaine. Ce schéma homérique est repris par Virgile dans son épopée romaine, quand la déesse Vénus se manifeste, dans une lumière surnaturelle, pour expliquer à son fils Énée que ce ne sont pas Hélène ou Pâris les fauteurs de guerre mais les dieux eux-mêmes : « non, ce n’est pas, sache-le, l’odieuse beauté de la Lacédémonienne, de la fille de Tyndare, ni la faute de Pâris qui renversent toute cette opulence et précipitent Troie du faîte de sa grandeur : c’est l’inclémence (inclementia) des dieux, oui, des dieux. Regarde, je vais écarter de tes yeux de mortel le nuage dont la vapeur humide les couvre et les émousse ; de ton côté, ne crains rien de tout ce que va t’ordonner ta mère et ne regimbe pas, mais obéis à ses instructions » (Virgile, L’Énéide, II, 601-607 [2013, p. 111]). Ces vers nous apprennent deux choses. D’une part, la guerre de Troie fut l’œuvre des dieux. Et d’autre part, la déesse Vénus va éclairer son divin fils sur ce qu’il va devoir entreprendre dans l’avenir. L’épopée virgilienne fut écrite entre 26 et 19 avant notre ère pour justifier et glorifier le régime impérial qu’Auguste mettait progressivement en place. Or, chacun savait que le nouvel imperator était le fils adoptif de César. Il fallait donc illuminer cette ascendance en montrant notamment toute sa profondeur mythique en insistant pesamment sur l’ascendance divine69.

  • 70 Dans son discours funèbre à sa tante Julia, il explique sa double ascendance, royale par sa mère (...)

36Mais il est vrai que Jules César lui-même se présentait comme le descendant d’Énée, et prétendait que par cette généalogie mythique, il se raccrochait à la déesse Vénus elle-même70. C’est pourquoi, à l’instar d’Énée – chanté plus tard par Virgile – César aurait été, au moment le plus décisif de sa vie, guidé par des signes divins ; signes qui l’engageaient contre les lois sacrées de la République dans la plus terrible des guerres civiles de toute l’histoire romaine. Les dieux auraient ainsi, le 12 janvier 49, poussé et donc autorisé César à franchir le Rubicon scellant ainsi le sort sanglant de la République. Voyons l’édifiant récit qu’en a proposé Jérôme Carcopino :

  • 71 Célèbre formule qui a été rapportée par Suétone : « Eatur, inquit, Quo deorum ostenta et inimico (...)

« sûr de l’avenir, il sentait déjà affluer en lui le numen de la divinité. Arrivé devant la rivière fatidique […] il ne l’avait franchie qu’après avoir reçu d’en-haut un avertissement qui le libérait des interdits terrestres […]. "Allons, s’écria-t-il, allons où nous appelle le langage des dieux et l’injustice de nos ennemis. Les dés sont jetés"71. De cette phrase fameuse, on ne retient d’ordinaire que la finale, ce cri du joueur qui va tenter sa chance. Il serait temps de comprendre aussi les mots qui précèdent. Issu de la race des dieux et grand pontife de la religion romaine, César y a simplement exprimé cette mystique de la force qui inspirait son audace et sur laquelle sa victoire dans la guerre civile instituerait plus tard sa royauté de droit divin » (Carcopino, 1965, p. 255).

37Bien sûr il ne s’agit peut-être là que d’« un rideau de propagande » (Étienne, 1997, p. 155) d’abord tissé par César et ses partisans avant de recevoir la prestigieuse teinture augustéenne qui en fera le diuus Iulius, le « divin Jules ». Il n’en reste pas moins que, si le franchissement du Rubicon en armes constituait un véritable sacrilège au sens du droit romain, il pouvait aussi faire l’objet d’une mythification héroïque au nom de la déesse Vénus, mère d’Énée, ancêtre des Iulii. Discours religieux et mythologique s’entremêlent ici pour inaugurer tout un système de représentation épique qui voilait les faits et leur sanglante crudité en enracinant poétiquement les événements dans les origines merveilleuses de Rome.

  • 72 Marcus Annaeus Lucanus, était le neveu de Sénèque. Il naquit à Cordoue en Espagne en 39 mais se (...)
  • 73 « C’est Caton qui sera le personnage surhumain, symbole complexe de toutes les anciennes vertus (...)

38À l’opposé, pour ne pas dire en résistance, cette dimension merveilleuse est précisément ce que refuse d’écrire le poète Lucain72 dans La Pharsale, épopée qui met en scène César, Pompée et surtout Caton. Ici le poète se fait « historien », il renonce délibérément à faire intervenir les dieux dans l’action de son poème : « c’était prendre le contre-pied de ses contemporains, fanatique de Virgile, et qui ne concevaient l’épopée que légendaire et mythologique. L’audace était d’autant plus grande que le sujet choisi, presque actuel et connu par maint ouvrage (histoires ou mémoires), touchait aux origines du régime impérial » (Bayet, 1996, p. 343). Le poème de Lucain progresse ainsi en construisant un éloge de plus en plus affirmé de la liberté républicaine en plein régime impérial et quel régime : celui de Néron ! C’est alors que, derrière les mots de Lucain, se profile, comme un spectre, surgit d’une histoire encore récente, non pas quelque Énée mythique, mais la figure résistante d’un personnage qui fut bien réel, Caton. Celui-ci, après l’assassinat de Pompée en Égypte, devient le chef des armées républicaines. Si pour Lucain le personnage n’est pas un dieu et n’aspire pas à être divinisé, il apparaît néanmoins comme l’incarnation du sage stoïcien résistant contre César, le tyran en devenir, tandis que Pompée tente vainement racheter ses erreurs73. C’est là une caractéristique fondamentale de La Pharsale poème héroïque qui contraste fortement avec les schémas épiques habituels : « un modèle d’épopée où la légende est remplacée par l’histoire réelle, voire encore récente, et le merveilleux divin au profit d’un fatum stoïcien caché sous l’apparence d’une Fortune aveugle » (Laurens, 2014, p. 260).

  • 74 Ibid., vers 554-555 : nam cui crediderim superos arcana daturos /dicturosque magis, quam sancto, (...)

39Or, il se trouve que la geste démythifiée de Lucain débute par le même événement que la geste césarienne : le franchissement du Rubicon. Événement fatidique qui fait basculer Rome dans le chaos et pousse Caton le Jeune à entrer dans la résistance en armes. C’est cette âpre et dure résistance que Lucain raconte en montrant un Caton qui traverse le désert de Libye, lieu hostile, infesté de serpents, envahi par les nuages de sable, au point d’ensevelir l’armée, conduisant les soldats de la République vers la province d’Afrique (Lucain, Pharsale, IX). Mais le sage Caton n’avait-il pas déjà tout prédit ? « Car à qui les dieux souffleraient-ils plus leur mystère et diraient leur vérité, qu’à la sainteté de Caton ? »74.

  • 75 Brun, 2002, p. 68 : « La croyance en la possibilité de la divination ne traduit pas quelque créd (...)
  • 76 Bréhier, 1971, p. 178. La définition de Chrysippe : « le destin (fatum) est une suite et un ench (...)

40Si les stoïciens replaçaient sans conteste le merveilleux mythique dans le registre du fabuleux, ils estimaient en revanche que la divination constituait une science des plus sérieuses75. Ainsi pour Chrysippe, « la divination est une preuve du Destin ; car elle n’est possible que si tous les événements futurs sont déterminés d’une façon rigoureuse »76. Mais si tout ce qui doit arriver est déjà inscrit, quelle place reste-t-il pour la liberté humaine ? Comment concilier le fatalisme et la liberté ? Et plus encore, à quoi bon connaître l’avenir si l’on ne peut rien y changer ?

  • 77 Aulu-Gelle, Les Nuits Attiques, VII, 15 : point de vue que Chrysippe lui-même peinait à défendre
  • 78 Telle aurait été, selon Cicéron, une réponse de Chrysippe pour préserver la liberté : « Causarum (...)
  • 79 « Le puissant démon, qui l’avait [César] aidé au cours de sa vie, l’accompagna également après s (...)

41Cette aporie se résout de deux façons. La première, assez peu satisfaisante77, consiste à définir deux ordres de causes (causarum genera distinguit). Cette dualité causale permettrait ainsi de dégager une voie moyenne entre contingence absolue et nécessité absolue. Il y aurait d’un côté les causes parfaites et principales (perfectae et principales), relevant de la nécessité pure, et de l’autre les causes adjuvantes ou auxiliaires (adiuuentes et proximae), moins contraignantes car ouvrant la possibilité d’un choix78. Il existe un second point de vue qui préserve toute la puissance de la fatalité et assure l’intégrité du destin, qui serait trop écornée par l’hypothèse d’un moyen terme dans les causes (Sénèque, Questions naturelles, II, 35-36). Ce point de vue est celui de la connaissance envisagée dans la perspective du sage. Ainsi, les « Stoïciens affirment que personne d’autre que le sage ne peut être devin » (Cicéron, De la divination, II, 63, 129). Dans ces conditions la capacité d’anticiper l’avenir en interprétant les signes divins serait un critère de reconnaissance ; un moyen permettant aux hommes du commun d’identifier le sage susceptible de les guider. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le rôle que joue la divination dans la vie fatidique du stoïcien Caton. Sa relation au divin, à l’opposé de celle (soi-disant filiale) de César, n’est pas une relation de pouvoir mais une relation de savoir, pour ne pas dire de prescience. César provoque la guerre civile et l’anarchie par un acte de démesure ratifié par les dieux. En cela César agit. Ainsi par exemple, en juillet 48, À Dyrrachium Caton exhorta les soldats au combat : « il évoqua avec passion la liberté, la vertu, la mort et la gloire et, pour finir, il invoqua les dieux et déclara qu’ils étaient présents et contemplaient ce combat livré pour la patrie » (Plutarque, Caton le Jeune, LIV, 8 [2001, p. 1434]). Mais ils perdirent en partie car « le démon de César (Kaisaros daïmon/Καίσαρος δαίμων) les empêcha de remporter une victoire complète » (ibid., LIV, 10). S’il existe des démons bénéfiques, celui de César était maléfique : être intermédiaire entre les hommes et les dieux, le démon était capable de conférer une puissance surhumaine (une passion de l’ambition inadmissible pour les stoïciens) à celui qu’il habitait, et ce même au-delà de la mort79.

  • 80 Pompée fut lui-même d’abord poussé par le mauvais démon de l’ambition, jusqu’à qu’il ouvre enfin (...)

42Caton, quant à lui, sait. Il sait que quelque en soit l’agent véritable, l’action de César est fatale80, il la prophétise et l’accepte, car on ne peut rien contre le destin, sinon lui donner son assentiment. Tel est le signe suprême de la sagesse et nombreux furent les oracles de Caton le Jeune. Quand il s’adresse aux citoyens : « Caton avertit les citoyens… » (Plutarque, Caton le Jeune, XXXIII, 5 [2001, p. 1434]). Quand il montre l’avenir aux ambitieux : « …tel un inspiré des dieux, il prophétisa tous les événements qui attendraient Rome… » (ibid., XLII, 6) ; « … ce qu’il leur avait prédit était maintenant arrivé… » (ibid., LI, 7). Quand il prédit le futur à Pompée en personne : « …il le conjura de l’écouter et lui annonça l’avenir… » (ibid., XLIII, 8). Un Pompée qui d’ailleurs reconnaîtra, juste après le franchissement du Rubicon, la prescience de ces propos : « tes propos étaient plus prophétiques… » (ibid., LII, 3). Car en effet, face à la suprême menace que représentait désormais César : « tout – le peuple et Pompée lui-même – tournèrent alors les yeux vers Caton, voyant qu’il était le seul à avoir pressenti la situation dès le début et le premier à avoir prédit clairement ce que César projetait » (ibid., LII, 1).

  • 81 Dion Cassius, Histoire romaine, XXXIX, 15, où par exemple Caton révèle au peuple l’interprétatio (...)
  • 82 Il était courant dans l’Antiquité de distinguer entre la divination artificielle ou technique (i (...)
  • 83 Plutarque, Caton le Jeune, XLII, 6 : « […] tel un inspiré des dieux, il prophétisa tous les évén (...)
  • 84 Ibid., XXXV, 7.
  • 85 Cicéron, De la divination, I, 18, 34, p. 117 : « Point de technique, en revanche, quand on press (...)

43C’est ainsi que se trouve justifiée toute la farouche résistance de Caton le Jeune. Elle est ancrée et consacrée par la prescience d’un visionnaire, d’un prophète, d’un oracle. Mais d’où lui vient cette capacité oraculaire ? Certes Caton fut, en 75 avant notre ère, admis au collège des Quindecemuiri sacris faciundis (« quinze hommes chargés des cérémonies sacrés » ibid., IV, 1 ; 2001, p. 1390), prêtres qui devaient consulter les livres sibyllins lors de prodiges81 ou avant toute décision importante pour la cité (Bouché-Leclercq, 2003, p. 1013 sq.). Mais la fonction du collège était moins de rechercher des prophéties que de « trouver des moyens d’expiation en cas de prodiges et de calamités extraordinaires » (ibid., p. 1018 ; Marquardt, 1890, p. 51). Aussi, le génie divinatoire de Caton procède-t-il moins d’une technique que d’une capacité intuitive qui lui est personnelle82. Raison pour laquelle, sa parole apparaît comme celle d’un être directement inspiré par les dieux83 : « les propos d’un homme de bien, ou plutôt l’oracle d’un dieu »84. Or, l’oracle, à l’instar du prophète, dispose d’une faculté divinatoire innée85.

44Que conclure après ce détour dans l’univers troublant du divin, tant démoniaque qu’oraculaire ? Au premier abord les propos pourraient paraître déroutants à un lecteur moderne. Mais oublier cette dimension reviendrait à oublier que dans le monde antique :

« les relations des hommes avec les dieux sont des rapports internationaux de deux races (gens deorum disaient les prêtres romains) qui sont indépendantes, mais inégales, et la piété consiste à reconnaître en acte et en parole la supériorité de la race divine. Ces rapports mutuels sont discontinus et circonstanciels, si ce n’est qu’en vertu de leur supériorité et de leur puissance les dieux attendaient des hommes des honneurs (timai, honores) qu’il serait imprudent de ne pas rendre en permanence, car les dieux châtient tôt ou tard les impies, en se faisant justice à eux-mêmes. Rome se flatte de les leur rendre scrupuleusement, vit ainsi en état de paix avec les dieux et conserve leur bienveillance (pax et uenia deum) » (Veyne, 2005, p. 420).

  • 86 Même si Caton avait, d’après les auteurs antiques, la capacité de prévoir l’avenir, le dessein d (...)

45C’est sur le fond de cette trame divino-humaine que doit s’évaluer la résistance militaire, la liberté et la volonté de Caton le Jeune. Nous l’avons déjà souligné, Caton, en tant que stoïcien, républicain et patriote, répugne à entrer dans une guerre qui divise le peuple romain, une guerre civile ; guerre où la cité sera perdante, quoiqu’il arrive : « que son parti fut victorieux ou vaincu, il garda jusqu’à sa mort la même attitude de deuil, d’abattement et de tristesse devant les malheurs de sa patrie » (Plutarque, Caton le Jeune, LIII, 1). Raison pour laquelle, à la résistance par les armes, Caton a toujours préféré la résistance oratoire ou la résistance par l’obstruction, instruments politiques et non militaires. Mais les dieux en ont désormais décidé autrement. Si leur dessein n’est pas toujours facile à interpréter86, une chose au moins est certaine. Devant le caractère inéluctable et irrésistible de la guerre civile, Caton aurait pu choisir de basculer vers le parti du futur dictateur, mais il préfère suivre ce qu’il considère être son destin et résister à César pour défendre sa conception de la liberté. Cette attitude combative face à un avenir écrit d’avance et toujours plus sombre constitue le ressort fondamental de l’héroïsme de Caton le Jeune. Son épopée démythifiée par Lucain ne fait que renforcer son image de sage résistant ; stoïcien parfait, qui accepte tranquillement l’avenir dont il connaît déjà l’issue. Il ne manquait plus qu’un seul acte, attendu, pour que la tragédie de sa résistance marque à jamais la postérité. Geste final d’une résistance ultime...

III. La résistance ultime

46C’est par sa mort que l’histoire de Caton d’Utique entrera dans la légende. Sa mort héroïque, expression d’un certain idéal de liberté, nous montre un homme hors du commun dont l’engagement impressionne les notables d’Utique sans pourtant empêcher leur lâcheté tellement humaine (1). Car le sage n’est pas un homme ordinaire, sa mort témoigne de l’âme courageuse (c’est-à-dire vertueuse) qui a depuis toujours animé son corps (2).

1. La lâcheté des hommes

  • 87 Un messager vint avertir Caton qu’« une grande bataille avait été livrée près de Thapsus, que to (...)

47Le 6 avril 46 avant notre ère, la bataille de Thapsus en Afrique, marque la défaite définitive des Pompéiens87. La nouvelle qui arrive en pleine nuit déclenche aussitôt un vent de panique parmi les habitants de la ville d’Utique où s’étaient repliés Caton et ses amis. Chacun savait que César aller venir pour châtier la cité insoumise. Que faire ? Résister ou se rendre ? Caton prit la parole et fit un long discours dans lequel il demanda aux habitants et plus particulièrement aux notables de choisir eux-mêmes entre la reddition et la liberté. Si la reddition était sans doute l’option la plus raisonnable, ce n’était pas la plus courageuse. Or, Caton tenta de montrer que s’ils choisissaient l’option la plus vertueuse, leur courage pourrait peut-être impressionner les dieux et ainsi infléchir l’issue du combat. D’ailleurs pour Caton, l’enjeu n’était pas tant Utique ou Hadrumète, autre grande cité d’Afrique, mais Rome elle-même. Un extrait très important de Plutarque nous raconte cet ultime dilemme :

« Il [Caton] les invita à délibérer sur leur propre sort [les notables et habitants]. Quel que soit le parti qu’ils prendraient, il ne les en blâmerait pas. S’ils changeaient de sentiment en fonction de la Fortune (Tykhé/τύχη), il imputerait ce revirement à la Nécessité (Anankhé/ἀνάγκη). Mais s’il faisait face au danger et acceptaient de risquer leur vie pour la liberté, il les en louerait et, bien plus, plein d’admiration pour leur courage (arété/ἀρετή), il se mettrait à leur disposition comme chef et compagnon de lutte, jusqu’au moment où ils auraient soumis à l’épreuve ultime la Fortune (Tykhé/τύχη) de leur patrie – il ne s’agissait pas d’Utique, ni d’Hadrumète, mais de Rome que bien souvent sa grandeur avait relevé d’épreuves plus redoutables » (Plutarque, Caton le Jeune, LIX, 7-8).

48Mais qu’est-ce que le « courage » tel que formulé dans ce texte ? En grec, le mot arété/ἀρετή regroupe plusieurs nuances de signification autour de l’idée de « mérite » (Bailly, 2000, p. 263). En un sens immédiat et « physique », applicable très concrètement ici à ceux que Caton exhorte à résister contre César, le mérite, ce sera le « courage » ; traduction qui a été à juste titre choisie ici. Mais, en un second sens, plus moral et applicable d’une manière plus abstraite à la situation présente, le mérite sera la « vertu ». D’ailleurs pour un Romain, la vertu/uirtus (qui dérive du uir, l’homme-mâle) se confond avec la notion de force et de courage. On peut donc dire sans trop d’approximation, que dans cet extrait, le mot arété/ἀρετή revêt effectivement les deux valeurs. Aussi la résistance devra-t-elle être à la fois physique et morale, autant par le courage que par la vertu. Quel en est l’enjeu ? la réponse est plus complexe. Le texte précise que Caton comprendrait tout à fait que son auditoire choisisse de faire volte-face et décide finalement de se rendre à César. Pour lui, une telle décision serait à mettre sur le compte de la Nécessité : l’Anankhé/ἀνάγκη. Notion délicate qui exprime ici à la fois l’idée d’une contrainte et l’idée d’un calcul rationnel face des causes contraignantes que chacun peut clairement envisager. En simplifiant un peu cette notion métaphysique assez complexe, on pourrait dire que pour les habitants d’Utique suivre l’Anankhé/ἀνάγκη leur assurerait un résultat certain, un résultat que chacun d’eux peut aisément entrevoir pour ne pas dire calculer. La Fortune, sans s’effacer, leur offre ici une solution prévisible, une solution où son rôle serait minimisé au maximum.

  • 88 Anaxagore, in Diels-Kranz, 1934, 59 A 66 (= Aetius, Opinions, I, XXIX, 7). Cf. Salem, 2002, p. 8 (...)
  • 89 Swain (S.), « Plutarch : Chance, Providence, and History », AJPh, 1989, n° 110, pp. 272-302.

49Car en effet, il y a une seconde possibilité. À savoir celle qui consisterait à s’en remettre totalement à la Fortune elle-même. Alternative qui reviendrait alors à ne pas réduire cette dernière à la pure Nécessité. Cependant, s’en remettre à la Tykhé/τύχη, signifie aussi faire confiance à quelque chose qui outrepasse la compréhension de chacun, qui transcende les capacités du calcul humain. C’est d’ailleurs pourquoi on traduit parfois le mot Tykhé/τύχη par le terme « hasard ». En suggérant par ce dernier qu’un événement n’aurait pas de cause déterminée, ou du moins pas de détermination connaissable par les simples capacités de la raison humaine. Autrement dit la cause indéterminée (fortuite) s’oppose ici à la cause contraignante (nécessaire). Néanmoins pour les philosophes du Portique, il n’y aurait pas de hasard : « les Stoïciens disent que la fortune (τύχη) est une cause invisible à la raison humaine (ἄδηλον αἰτίαν ἀνθρωπίνῳ λογιςμῷ)88 ». Dans cette conception, s’en remettre à la Fortune revient pour l’être humain à ne pas connaître l’enchaînement causal qui existe bel et bien, et qui va donc se produire. La « logique » apparemment irrationnelle de la Fortune n’étant pas réductible à la logique rationnelle humaine. Remarquons au passage qu’ici le terme Fortune écrit avec une majuscule ne signifie pas qu’il faut en limiter la définition à la déesse éponyme. D’une part, il n’est pas écrit avec une majuscule dans le texte grec (c’est une simple insistance de la traduction française pour souligner le concept) et d’autre part, la suite du texte montre, qu’en attendant la décision des notables, Caton, va prier « les dieux » (Plutarque, Caton le Jeune, LIX, 11) et non pas une seule déesse (Fortuna ou Tύχη). Il s’agit donc bien ici de la Fortune-fortuite en tant que concept stoïcien, causalement inscrit dans un destin inconnu et quasiment inconnaissable pour l’être humain. Il s’agit d’ailleurs d’un concept qui est très fréquemment utilisé chez Plutarque et souvent mis en opposition avec la Nécessité89.

  • 90 Qui est nécessité (même s’il peut exister une marge d’indétermination) visible et compréhensible (...)

50Autrement dit, l’alternative entre la Nécessité et la Fortune qu’évoque Caton dans son discours revient pour les habitants à choisir entre une solution acquise et une solution incertaine. Dès lors, suivre la voie du courage-vertu (arété/ἀρετή) revient à s’en remettre, et partant à affronter la décision finale de la Fortune. C’est la voie de la résistance, la voie qu’il faut suivre « jusqu’au moment où ils auraient soumis à l’épreuve ultime la Fortune de leur patrie » nous dit le texte de Plutarque. Une formule de Démocrite résume fort bien le dilemme auquel sont confrontés les notables et la population d’Utique : « la fortune (τύχη) est prodigue de dons, mais inconstante. Au contraire la nature90 se suffit à elle-même. C’est pourquoi celle-ci l’emporte par ses dons moindres, mais assurés, sur les dons plus grands qu’on peut espérer <de la fortune> » (Démocrite, DK, B 176 [= Stobée, Choix de textes, II, IX, 5] in Salem, 2002, p. 88). Or, pour en revenir à notre question de départ, c’est précisément là que réside tout l’enjeu du dilemme : obtenir plus par une Fortune incertaine ou recevoir moins d’une Nécessité plus assurée. Ce don de la Fortune n’étant autre chose que la liberté elle-même. En d’autres termes, Caton demande aux notables et aux habitants d’Utique de « risquer leur vie pour la liberté » mais en sachant, et la nuance est considérable, que rien ne garantit l’issue de ce pari ordalique soumis aux enchaînements inconnaissables, d’aucuns diraient aux caprices, de la Fortune. La récompense, qui implique directement le sort de Rome, dépendra peut-être du courage déployé par les résistants d’Utique sans que le résultat soit pourtant assuré. Car Caton ne fait ici aucune prophétie, il ne rend aucun oracle. L’avenir est totalement ouvert sur l’alternative, la décision leur appartient complétement : « ils devaient délibérer de tout cela entre eux ; pour sa part, il priait les dieux qu’en récompense de leur vertu (arété/ἀρετή) et de leur dévouement passé, leurs décisions tournent à leur profit » (Plutarque, Caton le Jeune, LIX, 11).

  • 91 On peut citer par exemple la terrible défaite de Cannes le 2 août 216 avant notre ère (Tite-Live (...)

51Utique, dernier bastion de la République romaine, pourrait donc apparaître désormais comme le lieu d’une résistance totale ; une résistance fondée sur un courage et une vertu dont le seul espoir serait de réussir à impressionner les dieux ; une résistance qui se ferait épique et grandiose. On peut aussi interpréter la solution de la confiance en la fortune comme une sorte d’inversion ou de retournement du iacta alea est césarien. Un appel au sort antithétique à celui de César face au Rubicon. Il est vrai que jusqu’à présent César a remporté toutes ses batailles bien que ses armées aient été inférieures en nombre à toutes celles de ses adversaires. Jusqu’à présent, la Fortune semble donc avoir été de son côté. Ne faut-il pas lui opposer, comme un ultime recours, la Fortune d’Utique ? Ou plutôt la Fortune de Rome ? Sort qui, par le passé, fut soumis à des « épreuves plus redoutables »91. Il faut noter que derrière le pari ordalique transparaît aussi une question de légitimité. Caton et le reste du Sénat sont à Utique comme si Rome elle-même était à Utique. Cette légitimité, portée par le courage des notables et des habitants, pourrait peut-être contribuer à séduire les dieux et justifier une récompense de la Fortune. Reste que le dilemme, totalement ouvert sur l’avenir et sur la possibilité d’une victoire demeurant très incertaine, appelle un courage immense qui fonde l’acte même de toute résistance.

  • 92 Le parallèle avec Scipion l’Africain à Zama (voir note précédente) est ici manifeste (sur Scipio (...)

52Quelle fut la réponse des habitants d’Utique à Caton le Jeune ? « La plupart, voyant son courage, sa noblesse et son humanité, oublièrent presque la situation dans laquelle ils se trouvaient : le considérant comme le seul chef invincible, qu’aucun coup de la Fortune ne pouvait abattre, ils lui demandèrent d’employer comme il le jugerait bon leur personnes, leurs biens et leurs armes, car ils préféraient mourir en lui obéissant que se sauver en trahissant une vertu comme la sienne » (Plutarque, Caton le Jeune, LX, 1-2)92. Telle fut la réponse immédiate. Immédiate et enflammée par le discours car « les corps mous reçoivent facilement de la chaleur, mais à l’inverse, ils la perdent et se refroidissent dès qu’on les éloigne du feu » (ibid., LXI, 3). C’est ainsi, qu’éloignés de l’influence de Caton, les notables d’Utique, très soucieux de leurs affaires, perdirent vite leurs bonnes résolutions initiales : « aucun de nous n’est un Scipion, ni un Pompée, ni un Caton » (ibid., LXI, 5).

  • 93 Voir Sénèque, Lettres à Lucilius, XXV, 6 qui parle du « Grand Caton » et surtout Montaigne qui s (...)

53La résistance se manifeste ici clairement comme devant être fondée sur un idéal. Car comment ne pas l’être quand la résistance devient pure vertu, pur courage, au nom d’une idée pure : la liberté, présentée ici comme récompense d’un avenir incertain. Ici, le stoïcien Caton, à la fois philosophe et politique, s’oppose à l’homme du commun93, au notable qui oublie vite les grandes idées pour retrouver ses petits profits. Raison pour laquelle « Caton s’attendait à un tel revirement » (ibid., LXII, 1). Il savait donc qu’il en demandait certainement trop et que la décision des hommes n’emporte pas leur résolution. Car finalement seul un sage peut prétendre à une telle constance, à une telle vertu capable d’impressionner la Fortune elle-même. Pour l’heure, les notables d’Utique, demandèrent à ce grand homme « d’avoir pitié de leur faiblesse s’ils n’étaient pas des Caton et n’avaient pas la force d’âme d’un Caton » (ibid., LXIV, 5). À partir de cet instant, Caton devient un modèle hors norme. Au sens antique, il devient un exemplum (Bouche, 2001) dont la légende se poursuivra durant tout le Moyen Âge (Faivre, 2010). Certains lecteurs des Vies parallèles appelleront d’ailleurs ce genre de personnage, « un homme de Plutarque » (Sirinelli, 2000, p. 335 sq.), archétype d’un être hors du commun, possédé par une mission qui transcende la Nécessité pour séduire la Fortune et marque par son action l’histoire. D’ailleurs les habitants d’Utique reconnurent la grandeur de Caton le Jeune qui serait désormais connu sous le nom de Cato Uticensis, « Caton d’Utique ». Mais avant cela, Caton devait accomplir l’acte ultime qui ferait de lui « un », sinon « le » modèle de la résistance antique.

2. Caton : modèle d’une âme courageuse

  • 94 Pour une analyse de la vie de Caton dans la perspective de sa fin politique et plus encore philo (...)
  • 95 Le récit en est donné par Phédon d’Elis, un fidèle de Socrate, qui raconte à Échécrate de Phlion (...)
  • 96 Grise, 1982, p. 202 : « Avec Caton, le suicide se pose donc comme l’acte noble par excellence, e (...)
  • 97 « Pour me décider, je consulte les discours dont vous vous servez vous-mêmes quand vous philosop (...)
  • 98 Grise, 1982, p. 202-204 : « Le suicide de Caton s’est imposé à Rome comme le parfait exemple de (...)
  • 99 La plus importante étant que Socrate répond à une condamnation à mort de la cité qu’il accepte p (...)
  • 100 Platon, Phédon, 64c : Ἡγούμεθά τι τὸν θάνατον εἶναι ;
  • 101 D’où la formulation « croyons-nous que la mort soit quelque-chose ? » Socrate tentera de convain (...)
  • 102 Platon, Phédon, 64c : « Rien d’autre, n’est-il pas vrai, que la séparation de l’âme et du corps  (...)
  • 103 Thème récurrent chez Platon dont les plus belles expressions se trouve dans L’Apologie de Socrat (...)

54À Utique, tout le monde savait ce que préparait Caton94 : « on n’ignorait pas en effet l’élan qui le portait vers la mort, même s’il n’en disait rien » (Plutarque, Caton le Jeune, LXIV, 4). Ce fut dans le plus grand calme qu’il régla ses dernières affaires politiques avant de dîner tranquillement avec ses proches. Après quoi, on disserta de questions philosophiques autour de la liberté, et il le fit « si bien que nul ne pouvait plus ignorer qu’il avait décidé de renoncer à la vie pour se délivrer des maux présents » (ibid., LXVII, 2). D’ailleurs, après sa promenade habituelle, il s’installa dans sa chambre et choisit de relire le récit des derniers instants de Socrate : le fameux texte de Platon sur l’âme ; dialogue indirect qui sera connu par la suite sous le nom du récitant : Phédon95. Si le choix du texte entrait effectivement dans le décorum aristocratique96 de l’acte qu’il préparait, il n’en était pas un simple accessoire symbolique mais constituait un élément fondamental de sa décision97. Pour un stoïcien, la mort volontaire est avant tout un acte philosophique qui n’est pas moralement condamnable et qui n’est pas non plus un signe de lâcheté quand il exprime l’autonomie d’une pensée qui est menacée dans sa liberté. Dès lors, pour un stoïcien, le suicide devient le seul moyen de préserver cette liberté98. Le suicide apparaît donc comme une fin parfaitement légitime qui est d’ailleurs dictée par la raison elle-même (Muller, 2006, p. 220 sq.). Certes entre Socrate et Caton, il y a de très nombreuses différences99. De plus, le Phédon, ancré dans la théorie platonicienne des idées-formes (Couloubaritsis, 1998, p. 275 sq.) ne correspond pas vraiment aux principes de la doctrine stoïcienne, fondée sur la conception naturelle du logos-monde (Bréhier, 1981, 1, p. 273 sq.). Il n’en reste pas moins que dans le Phédon, Socrate pose une question métaphysique fondamentale, une question susceptible de dépasser tous les clivages doctrinaux : « croyons-nous que la mort soit quelque chose ? »100 Pour Socrate, la réponse est très simple : non seulement c’est quelque chose, mais plus encore, ce peut-être un bien pour celui dont l’âme est juste. Car si la mort apparaît comme un fait corporellement indiscutable, elle est aussi « vraisemblablement »101 – tel est l’objet de l’argumentation du Phédon – l’instant d’une séparation, l’instant où l’âme quitte le corps pour retrouver sa forme pure et isolée102. Et c’est cette forme qui constitue l’être idéel (Platon, Phédon, 99d-101d) de l’homme qui est mort. Autrement dit le véritable Socrate est cette âme en route vers l’Hadès, non son cadavre qui reste-là, gisant parmi les vivants. Or, la destinée positive ou négative de cette âme, qui sera finalement jugée, dépend entièrement de la vie qu’elle a menée. En cela, l’amant de la sagesse, le philosophe n’a rien à craindre de la mort, bien au contraire : « l’âme, en effet, se rend chez Hadès sans posséder rien d’autre que sa formation morale et ses habitudes de vie, c’est-à-dire […] ce qui est le plus utile ou le plus nuisible au mort dès qu’il est en route vers là-bas » (ibid., 107d). Le plus utile étant dans la vertu de justice, le plus nuisible, dans son contraire, l’injustice103.

55La « leçon » – à prendre ici au sens ancien de lecture – du Phédon ne pouvait donc qu’inspirer les derniers instants de Caton dont tout le monde louait depuis toujours la grande vertu, son idéal de liberté et de justice (Cicéron, Traité des devoirs, I, 31, 111-112). Autrement dit, à l’instar de Socrate, Caton n’avait pas à craindre la mort. La séparation du corps et de l’âme entraînée par la mort constituera même pour ce dernier l’ultime libération face à César. Pour Caton cette libération, bien que philosophique, apparaît surtout politique. Car ce qui manifeste un réconfort métaphysique pour les amis de Socrate, devient une ultime expression politique de liberté et de justice pour Caton qui se fait ici ultime résistant. Raison pour laquelle, le récit très détaillé et fort impressionnant que Plutarque nous donne des derniers instants de Caton commence d’abord par une intense réflexion rythmée par la lecture du Phédon, pour ensuite devenir un terrible acte de violence qui s’est construit progressivement tout au long de cette lecture. L’acte final, d’abord symbolisé par son instrument, l’épée, se dessine peu à peu à mesure que la « leçon » (lecture) du Phédon progresse.

  • 104 Contraste stupéfiant entre ce petit esclave qui apporte l’épée et son maître puisque c’est cette (...)
  • 105 Légende ou histoire ? Voir le récit chez Appien, Les Guerres civiles, II, 99, 410.
  • 106 Le lourd sommeil de Caton contraste avec le tumulte des événements, pour un autre exemple tout à (...)

56C’est ainsi que Caton avait déjà lu une grande partie du dialogue quand il constata que son épée n’était plus à sa place. Il appela un esclave pour savoir qui l’avait prise. Mais ce dernier ne lui répondit rien. Caton, apparemment imperturbable, continua tranquillement sa lecture avant d’ordonner à l’esclave de lui rapporter son épée. Mais le temps passa sans que personne ne vînt. Caton termina calmement son livre. Mais, ne voyant rien venir, il se mit à élever la voix. Plus encore, il s’emporta contre ses esclaves et « frappa même l’un d’eux sur la bouche d’un coup de poing, si fort qu’il se mit la main en sang » (Plutarque, Caton le Jeune, LXVIII, 5). Caton, légèrement blessé, comprit alors que son fils et ses proches avaient dissimulé son épée. Il condamna gravement une telle atteinte à sa sécurité : que pourrait-il faire face à César sans son épée ? Sans compter l’atteinte à sa liberté et à son autonomie. Il exigea donc qu’on lui rende immédiatement son arme. « On fit porter à Caton son épée par un petit esclave ; il la prit, la dégaina et l’examina. Voyant que la pointe était bien droite et que l’arme avait gardé son tranchant, il s’écria : "Maintenant, je m’appartiens !"104 Puis il reposa l’épée, reprit son livre et le parcourut deux fois en entier, dit-on105. » (Plutarque, Caton le Jeune, LXX, 1-2) Après cette ultime lecture Caton s’endormit d’un sommeil profond et serein106. Ses proches furent un temps rassurés quand il vit qu’il s’inquiéta pour ceux qui avait quitté la ville. Mais quand il sut que tout allait bien pour eux et que tout était calme autour de lui, alors que s’annonçait le matin du 13 avril 46 avant notre ère :

  • 107 Il s’agit là peut-être d’une allusion à la place fondamentale accordée aux mathématiques dans l’ (...)

« Il tira son épée et se l’enfonça dans la poitrine. Sa main blessée était plus faible que d’habitude, de sorte qu’il ne se tua pas sur le coup. Comme il n’arrivait pas à mourir, il tomba du lit et fit grand bruit en renversant une planche de géomètre107 qui se trouvait près de lui. Les esclaves l’entendirent et se mirent à crier ; son fils et ses amis entrèrent aussitôt. En le voyant tout couvert de sang, les entrailles largement répandues, mais encore vivant et les yeux ouverts, tous furent horrifiés. Le médecin s’approcha et comme les entrailles n’avaient pas été touchées, il essaya de les remettre en place et de recoudre la blessure. Mais lorsque Caton revint à lui et reprit conscience, il repoussa le médecin, déchira ses entrailles avec les mains, rouvrit la blessure et mourut » (Plutarque, Caton le Jeune, LXX, 8).

  • 108 Comme il avait déjà déclaré à son fils qui avait dissimulé l’arme : « je n’ai pas besoin d’une é (...)

57Caton qui, pour obtenir son épée s’était mis en colère au point de frapper un esclave, ne meurt pas de sa lame mais de ses propres mains. S’agit-il d’une punition du destin pour s’être emporté ? Ou faut-il plus voir là une nouvelle épreuve de sagesse ? Ce qui est sûr, c’est que Caton n’accepte pas d’être sauvé. Il confirme sa volonté de mourir et prouve qu’il n’a pas besoin d’une épée pour se tuer108. Cette extrême détermination est le propre du caractère de Caton. Depuis son enfance, il ne cessa d’affirmer ce tempérament inébranlable ; il ne cessa de le confirmer tout au long de sa résistance contre César. Sa mort illustre ainsi magnifiquement sa vie. Une mort héroïque, qui en étant inscrite dans le prolongement naturel de sa vie, répond donc parfaitement aux exigences de sagesse posées par le Phédon. Cet acte ultime de résistance à César marque bien l’affirmation de son autonomie philosophique mais plus encore de sa liberté politique. Quand il arrivera à Utique et qu’il apprendra la fin héroïque de son plus vieil opposant, César s’exclamera : « Caton, je t’en veux de ta mort : tu n’as pas voulu me laisser te sauver ! » (Plutarque, Caton le Jeune, LXXII, 2).

  • 109 Comme par exemple l’imposante statue de Jean-Baptiste Roman (1840) où Caton, en partie recouvert (...)
  • 110 La plus ancienne représentation de la mort de Caton d’Utique est la célèbre fresque de Domenico (...)
  • 111 Une sculpture de l’auto-éviscération de Caton a été réalisée par Philippe-Laurent Roland en 1782 (...)

58Toujours est-il que l’acte final de Caton vise à témoigner pour la postérité du courage inaltérable de son âme, de sa sagesse, et donc de sa suprême vertu. D’ailleurs, c’est ainsi que l’histoire de l’art le représentera en sculptant109 ou en peignant110 le geste ultime de sa mort. Or, c’est surtout le premier geste, celui du coup d’épée manqué que les peintres et les statuaires retiendront. Alors que pour Montaigne, au contraire, le second geste, celui de l’auto-éviscération, qu’il appelle le « second meurtre », est celui qu’il faudrait plutôt représenter111 pour bien montrer le courage de Caton :

  • 112 Montaigne, Les Essais, II, 13 (éd. P. Villey, rééd. 1992, p. 610). Pour une analyse de cette rep (...)

« Mais, afin que le seul Caton peut fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin luy fit avoir mal en la main dequoy il se donna le coup, pour qu’il eust loisir d’affronter la mort et de la coleter, renforceant le courage au dangier, au lieu de l’amollir. Et si ç’eust à moy à le représenter en sa plus superbe assiette, c’eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles, plustost que l’espée au poing, comme firent les statueres de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus furieux que le premier »112.

Conclusion

59(En quête de quelques repères pour définir la résistance)

60Aux yeux de la postérité, toute la gloire de Caton semble tenir dans le fait qu’il résista à l’irrésistible, qu’il tenta fermement d’éviter l’inévitable, qu’il s’efforça en vain de freiner l’ascension de celui que rien ne pourrait arrêter : l’ascension du divus Iulius (« divin Jules ») porté par l’aura la puissante déesse Venus Genetrix ; promu par une ascension divine dans laquelle la monarchie impériale devait trouver son fondement de droit divin et ainsi avoir nécessairement raison de la vieille République romaine. « Avec Caton, qui sera désormais Caton d’Utique, tombaient, non seulement le dernier croyant des "Républicains", mais la "République" elle-même qu’ennoblit son trépas » (Carcopino, 1965, p. 337). Or, voilà bien une résistance éminemment stoïcienne puisque désespérée ! Une résistance à laquelle Caton le Jeune semblait lui-même prédestiné. Car, existait-il vraiment une chance d’arrêter le vainqueur des Gaulois ? Un espoir d’empêcher la monarchie ? Caton « l’oracle » n’avait-il pas déjà lui-même prévu sa défaite dès le début de l’ascension de César ? N’avait-il pas prédit ou, comme le dit Plutarque, « prophétisé » qu’il ne pourrait que résister sans possibilité de l’emporter ? Résister pour finir par céder comme un corps physique soumis à l’épreuve ultime ? Mais la résistance sans espoir de vaincre n’est-elle pas la plus glorieuse des résistances ? En fait, Caton n’appartenait pas au monde que les entreprises et les violences de César tentaient de faire naître. Un monde où les vieilles valeurs de la République patricienne n’avaient plus leur place. Un monde nouveau en gestation qui n’atteindra une relative stabilité que sous Auguste. Caton n’appartenait pas à ce monde en devenir, les dieux eux-mêmes en avaient décidé ainsi. Alors, en bon stoïcien, posé devant l’irrémédiable, il ne lui restait plus qu’à l’accepter, à demeurer inébranlable dans ce qu’il représentait et à mourir en défendant sa conception désormais caduque, d’une liberté et d’une justice aristocratiques. Là encore, mieux que quiconque, Plutarque nous offre une excellente synthèse de cette résistance de Caton, si tenace et si impertinente pour les nouveaux « grands personnages » :

« En vérité, il n’est pas de vertu dont la gloire et le crédit suscitent d’avantage d’envieux que la justice : c’est elle surtout qui donne de l’influence et permet d’obtenir la confiance de la multitude. Non seulement on honore les hommes justes à l’égal des braves, non seulement on les admire à l’égal des hommes intelligents, mais en outre on les aime, on a confiance en eux, on les croit, tandis que les braves font peur et les hommes intelligents suscitent la méfiance. De plus, on attribue la bravoure et l’intelligence à une supériorité naturelle plutôt qu’à la volonté : on rapporte l’intelligence à une vivacité, le courage à une force de l’âme. En revanche, pour être juste, il suffit de le vouloir, et la honte la plus grande s’attache à l’injustice, que l’on considère comme un vice inexcusable. 
[XLV] Voilà pourquoi tous les grands personnages s’en prenaient à Caton : sa conduite les condamnait. » (Plutarque, Caton le Jeune, XLIV, 12–XLV, 1)

61De cette conduite nous pouvons peut-être – au-delà du cas historique et de son exemplarité – tirer quelques enseignements généraux, quelques critères ou sinon, au moins quelques repères pour tenter de définir le concept de résistance.

621/ Tout d’abord, le concept de résistance semble comporter une dimension statique. On trouve l’idée dans le fond étymologique du mot résistance (racine indo-européenne *ST(h)A) mais aussi dans la conception physicienne du corps matériel soumis à une contrainte (voir introduction supra). Or, au plan des idées politico-philosophiques, la résistance de Caton témoigne également de cette dimension statique. Notre sénateur romain résiste à la transformation de ce qu’il considère être l’ordre républicain légitime. Et à l’instar de son prestigieux ancêtre, Caton le Censeur, il critique fortement la décadence des mœurs de son temps ainsi que les manœuvres et combinaisons politiciennes qui visent à détourner le pouvoir de la « chose publique » (res publica) au profit des intérêts privés et des ambitions personnelles. La résistance se présente donc ici comme une sorte de contre-effort visant à sauvegarder une idéologie jugée préférable à celle qui tente de s’imposer. Elle fonde son message sur les valeurs de justice, de liberté et de respect du droit. Or, pour l’historien, ce point soulève une importante difficulté axiologique car les valeurs en cause sont éminemment relatives et souffrent mêmes, dans le cas romain, de deux conceptions diamétralement opposées. En effet, comme le souligne Pierre Grimal, chacun des camps en présence revendique « sa » conception de la liberté car, « évidemment, il ne s’agit pas de la même liberté. Du côté des “aristocrates”, elle signifiera le maintien de leur privilège de fait, du système politique qui leur garantit la prééminence dans l’État. En face, les “populaires” s’attachent à dénoncer ce même système, qui leur interdit, en pratique, sinon en droit, l’accès aux magistratures et, ce qui est plus important, les profits que l’on en tire […]. Et dans ce vaste conflit, qui déchirait l’État, tous les arguments étaient invoqués » (Grimal, 1989, p. 66). C’est l’antagonisme radical des valeurs qui induit donc les forces contraires qui font naître la résistance. Le résistant, en vertu de sa posture statique, défend l’idéologie de l’ordre en place ; ordre qui pour lui, garantit la stabilité. Dès lors, si l’historien peut « admirer » Caton d’Utique, il doit en même temps se souvenir qu’une telle admiration relève du point de vue personnel et surtout pas d’une quelconque vérité historique définitive. En effet, les notions de progrès et d’évolution ajoutées à la subjectivité de l’historien impliquent une certaine prudence à l’égard des valeurs, prudence qui rend suspect toute affirmation d’une vérité historique (Marrou, 1954, p. 222-244). Ainsi par exemple, la liberté aristocratique qui fonde la société très inégalitaire que défend Caton ne correspond en rien à notre conception contemporaine de la justice fondée sur les droits de l’homme. La différence des conditions et plus encore l’esclavage sont aujourd’hui radicalement condamnés par notre système juridique. C’est pourquoi, une certaine « admiration », pourrait aussi aller vers celui contre lequel Caton résiste, c’est-à-dire César (Canfora, 2009). Il semble donc préférable de définir la résistance à partir de sa composante statique (maintenir un ordre en place au nom d’une conception relative de la justice et de la liberté) plutôt qu’en termes de valeur. Autrement dit, présenter Caton d’Utique comme le défenseur ultime de liberté et de la justice, suppose que l’on définisse préalablement de quelle liberté et de quelle justice il s’agit.

  • 113 Sur Janus, dieu typiquement romain ; ses rites et les scrupules entourant son culte qui rythmait (...)

632/ À côté de sa composante statique, la résistance comporte aussi une dimension dynamique. Elle consiste en une lutte, un combat. À ce titre, l’exemple de Caton nous en a bien montré les différentes modalités de cette dualité agonistique. La résistance politique rejoint ici aussi en partie la résistance au sens où l’entendent les physiciens puisque toute lutte suppose l’accomplissement d’un effort matériel et physique. À son plus faible degré d’intensité, la résistance commence par s’exprimer dans le discours. C’est un effort oratoire : Caton le Jeune, à l’instar de son ancêtre, en fut une très belle illustration. Vient ensuite la résistance par l’obstruction, effort plus intense, plus physique et plus dynamique. Enfin, le mouvement et l’effort se démultiplient dans la résistance armée. Cette dernière caractérise le mode le plus intense de la résistance. Il rejoint l’étymologie militaire du verbe resistere. Elle constitue le plus haut degré de l’échelle dynamique de la résistance. Cette échelle répond à la question : comment, par quels moyens, peut-on résister ? Ici encore, l’exemple de Caton constitue une excellente illustration des différentes manières de résister. Ici, la volonté est centrale. Toutefois le contexte général de l’époque et des mentalités nous oblige à réfléchir différemment à la notion de volonté. Si cette dernière est un important facteur dynamique (autant pour Caton que pour César), on ne doit pas oublier de la remettre dans le contexte des représentations psychologiques de l’Antiquité. Ainsi par exemple, pour Suétone, c’est la divine fortune qui précipitera le destin de Rome quand le 12 janvier 49 avant notre ère, Jules César – le plus grand adversaire de Caton – franchit le Rubicon (Suétone, Vie de César, XXXI-XXXIV). Or, après ce jour « ce fut comme si les portes de la guerre avaient été largement ouvertes […] » (Plutarque, César, XXIII, 1). On doit penser ici au dieu Janus Quirinus113 dont on ouvrait les portes du temple pour signifier la guerre. On a vu que dans chaque action la volonté des dieux comptait. Nous avons également vu le rôle du destin et de la divination pour un stoïcien comme Caton. Tout cela nous rappelle que si le dynamisme de la résistance repose sur une certaine manifestation de la volonté, le contexte de la Rome antique diffère radicalement de certaines de nos philosophies volontaristes modernes qui, elles aussi, ont marqué des résistances contemporaines. « Quand j’étais petit, et que j’eusse vu la mer, je croyais que les barques allaient toujours où le vent les poussait. Aussi, lorsque je vis comment l’homme de barre en usait avec les lois invariables et bridait le vent, je ne pris point coutume pour raison, il fallut comprendre. Le vrai dieu m’apparut, et je le nommai volonté » (Alain, 1942, p. 20-21). À l’instar des valeurs, la conception de la volonté aussi subit un certain relativisme. Autre temps, autre définition de la volonté. Autrement dit, pour définir la résistance, nous nous contenterons seulement d’en constater le critère dynamique.

643/ Mais alors, jusqu’où la dynamique de la résistance peut-elle aller ? On sait bien que la résistance a une limite : elle ne peut se poursuivre indéfiniment. Son point ultime est la rupture. En cela l’expérience du physicien s’avère particulièrement éloquente. Imaginons une tige d’acier soumise à une traction dont on augmente progressivement l’intensité. À un moment plus ou moins précisé par la mesure, la structure interne du matériau soumis à la force se trouve tellement altérée que le corps finit par céder et rompre sous l’effort de traction. Transposons l’image dans le champ de la pensée politique, on dira simplement qu’il y a un vainqueur et un vaincu. À propos de Caton, le poète Lucain a pu ainsi chanter : « la cause du vainqueur a plu aux dieux, celle du vaincu à Caton » (uictrix causa deis placuit, sed uicta Catoni ; Lucain, Pharsale, I, 128). Bien entendu, le poète ne prétend pas que Caton lui-même fut perdant mais qu’il a décidé de choisir d’embrasser le camp de Pompée. Or, la mort de ce dernier constitue la première rupture du parti des résistants. L’effort de guerre continua, et les ruptures se multiplièrent du côté des pompéiens. Après Pharsale, il y eut les défaites en Afrique, dont celle de Thapsus. Mais surtout, pour finir, l’ultime acte de résistance, à Utique : la mort de Caton lui-même. En politique comme en physique, la « rupture », matérialisée ici par la mort du résistant, constitue un critère pour estimer la résistance. En cela, le suicide de Caton, peu importe ici l’idéologie qui le sous-tendait, constitue un modèle du genre. Il pose l’équation absolue du résistant : « ma » liberté jusqu’à la mort ! Avec cette fin glorieuse, Caton d’Utique fournira à la postérité un modèle pour définir, pour éprouver, au-delà de la notion très relative de victoire et des valeurs défendus, ce que peut-être la résistance ultime. La résistance d’un seul homme, d’un sage ou plus symboliquement encore, d’une âme :

Et la terre entière fut soumise,
Mais pas l’âme inflexible de Caton.
Et cuncta terrarum subacta,
Praeter atrocem animum Catonis.
(Horace, Odes, II, 1, 23-24)

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Notes

1 Le physicien Georg Simon Ohm (1787-1854) a également formulé une définition électrique de la résistance qui caractérise l’aptitude plus ou moins grande des corps à conduire l’électricité.

2 Bellifortis de Konrad Kyeser (1405), manuscrits de Donaueschingen (1410), de Cennini (1437), Mariano (1438), etc. Cf. Gille, 1964.

3 « Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu », Romains 13, 1-2.

4 Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, q. 96, article 4 (trad. fr., Paris, CERF, 1984, t. 2, p. 607).

5 Par exemple l’appel à la résistance contre le droit romain, droit de Justinien, qui n’est plus adapté aux réalités juridiques « modernes », chez Hotman, Antitribonian (1567) et Francogallia (1573).

6 Cf. notamment « Le calvinisme et la théorie de la résistance (1550-1580) » et son opposé « La théorie catholique de la résistance, l’ultramontanisme et la réponse royaliste (1580-1620) » (Burns, 1997, p. 175-229).

7 Si l’abus de pouvoir de la part des gouvernants justifie la résistance à l’oppression, celle-ci doit toutefois connaître certaines limites qui évitent à la révolte de sombrer dans l’anarchie. Aussi à la question, peut-on s’opposer aux commandements et aux ordres du prince ? « Je réponds [Locke] qu’on ne doit opposer la force qu’à la force injuste et illégitime, et à la violence ; que quiconque résiste dans quelque autre cas, s’attire une juste condamnation, tant de la part de Dieu que de la part des hommes » (Locke, 1992, p. 293).

8 Pour la genèse révolutionnaire de ce texte, voir Rials, 1998 (p. 399-404).

9 Nous rappelons que l’indo-européen ne constitue pas une langue déterminée mais le catalogue étymologique d’une source linguistique reconstituée artificiellement et identifiée par la comparaison de plusieurs langues plus ou moins apparentées entre elles (indien ancien, iranien, vieil arménien, grec, albanais, italique d’où dérive le latin, celtique, germanique, baltique, slave, tokharien, anatolien). Raison pour laquelle les racines issues de l’indo-européen sont précédées d’un astérisque (voir note suivante) afin de rappeler qu’il s’agit d’un mot reconstitué par comparaison et non pas directement issu d’un texte ou d’un énoncé précis (Meillet, 1908).

10 César, Guerre des Gaules, IV, 7, 3 : Germanorum consuetudo haec est, quicumque bellum inferant, resistere neque deprecari.

11 Sénèque, Lettre à Lucilius, 104, 29-30.

12 Dans l’histoire ancienne et notamment romaine, l’unité dramatique du récit prévalait sur la critique des sources ; l’historien ancien cherchant plus à convaincre ses contemporains, à frapper leur mémoire, qu’à déconstruire le passé. L’histoire devait avant tout transmettre un message en passant au besoin par la légende. Il faut avoir présent à l’esprit, comme le dit si bien Jacques Gaillard, que « les données culturelles sur lesquelles l’historiographe ancien bâtit son analyse sont, en fait, irréductibles à nos concepts modernes » (Martin & Gaillard, 1990, p. 111).

13 La notion même d’homme illustre, idée sélective et passablement moralisatrice, qui fonde le choix de Plutarque et hante sa doctrine, est évidemment sujette à controverse dans le cadre des perspectives historiographiques modernes. Nous ne saurions entrer ici dans le débat qui nécessiterait de très longs développements. Nous renvoyons à l’excellente préface ainsi qu’à l’éclairant dictionnaire de l’édition des Vies parallèles sous la direction de François Hartog aux éditions Gallimard Quarto, Paris, 2001. Nous nous appuyons essentiellement sur cette édition aussi bien pour la traduction que pour les commentaires critiques. Voir également l’édition bilingue des Vies, CUF-Belles Lettres. Pour la méthode historique, se reporter à l’ouvrage classique, Marrou, 1966, et d’un point de vue moins général mais très révélateur de la manière dont on peut écrire l’histoire, Hartog, 1988. Voir également la très belle biographie de Plutarque par Sirinelli, 2000.

14 Hadot, 1995, p. 18 : « le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option existentielle et non l’inverse ».

15 Plutarque, Caton le Jeune (2001, p. 1387 sq.). Ce sobriquet a été choisi pour le différencier de son arrière-grand-père, le célèbre et intransigeant Caton l’Ancien dit le Censeur qui vécut entre 234 et 149 avant notre ère. À son sujet, voir Plutarque, 2001, p. 633 sq. (Caton l’Ancien). Plutarque contribue à montrer l’envers du grand homme dont la légende tend à atténuer quelque peu l’autoritarisme borné d’un avare au cœur froid.

16 Plutarque, 2001, p. 1387. Marcus Livius Drusus fut tribun de la plèbe en 91 avant notre ère. Il est célèbre pour avoir soutenu les populares ainsi que la candidature des socii, alliés de Rome, au droit de cité. Son assassinat fut l’une des causes de la terrible guerre sociale qui opposa Rome à ses alliés Italiens durant plus de deux ans et qui fut elle-même la cause d’une guerre civile qui dura près de dix ans, voir Hinard, 2000, p. 607 sq.

17 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 55.

18 Le terme logos/λόγος en grec signifiant à la fois parole et pensée. À ce titre, pour les stoïciens, la voix apparaît comme l’un des éléments qui composent (huit parties) l’âme humaine, voir les quelques fragments transmis des Physica de Chrysippe, Arnim, 1905-1914, III, 204, 42.

19 C’est ainsi que le jeune Caton « mettait dans ses entreprises une force et une efficacité bien au-dessus de son âge », Plutarque, Caton le Jeune, I, 4.

20 Pline l’Ancien, XXXV, 6 : « …les imagines, destinées à figurer dans le cortège des funérailles de la gens ». De même Juvénal, Satires, VIII, 1-20 & Sénèque, De beneficiis, III, 28, 2. Pour une étude récente, Badel, 2005.

21 Marrou, 1948, p. 201 : « Les Anciens se seraient bien moqué de la gravité avec laquelle nos spécialistes du Jardin d’enfants ou de l’école maternelle […] scrutent les jeux les plus élémentaires pour en dégager la vertu éducative […] ». Les philosophes comme Platon, Aristote ou Chrysippe pensent qu’il faut prendre en considération les jeux d’enfants. Cependant, « les mœurs sont restés rebelles à ces appels : la petite enfance se développe dans l’antiquité sous le signe de la plus aimable spontanéité : l’enfant est laissé à ses instincts et se développe librement ; on a pour lui une indulgence amusée : tout cela a si peu d’importance ! » (ibid., p. 202).

22 Quintilien, Institution Oratoire, I, 1, 16 : qui nullum tempus uacare cura uolunt, ut Chrysippus. Ce philosophe estimait que le travail scolaire devait commencer à l’âge de trois ans et il recommandait de même que l’enfant soit entouré de nourrices vertueuses, parlant un langage correct (ibid., I, 1, 4).

23 L’ataraxie (ataraxia/ἀταραξία) caractérise la sérénité d’une âme devenue maîtresse d’elle-même. C’est une quête commune à la plupart des grandes écoles philosophiques. Ainsi pour les épicuriens, l’ataraxie s’obtient au prix d’une grande modération dans la recherche des plaisirs ; pour les sceptiques, par une suspension du jugement ; tandis que pour les stoïciens, il s’agit surtout d’apprécier la valeur exacte des choses afin de rechercher les vertus et de fuir les vices.

24 La fin (telos/τἐλος) désigne ici le but ultime pour tous les biens, à savoir le « souverain bien » qui est désiré pour lui-même en vue duquel tout le reste des biens est désiré.

25 « Comme toutes les écoles de son temps, le stoïcisme admet comme un principe de base que toute action est orientée, en dernière instance, par une fin unique, en vue de laquelle tout le reste n’est que moyen ou fin partielle, recherchée elle-même à titre de moyen […]. D’un commun accord […], cette fin ultime s’appelle l’eudaimonia/εὐδαιμονία, le « bonheur », ou, plus littéralement, la « bonne fortune » de celui qui est fortuné, non parce qu’il est favorisé par une chance hasardeuse, mais parce qu’il « vit bien » […], parce qu’il réalise pleinement et objectivement son humanité et son individualité. » (Brunschwig & Canto-Sperber, 1998, p. 550).

26 Dans le court traité que Cicéron consacre à l’amitié, l’auteur nous dépeint un Laelius (ami de Scipion l’Africain) pragmatique qui exhorte à penser à la vie de tous les jours, au quotidien des hommes et plus encore à l’utilité commune. Raison pour laquelle, Laelius préfère l’idée d’« homme de bien » (uir bonus) à celle trop idéale de « sage » (sapiens), Cicéron, L’amitié, II, 6. Conforme à la mentalité pratique des Romains, la notion de « quasi-sage » participant à la réalité politique constitue un modèle pour les valeurs défendues par l’aristocratie romaine. Caton le Jeune, en digne représentant de son ancêtre le Censeur, incarnera sans doute le dernier de ces « hommes de bien » au service de la République.

27 Zénon de Citium, fondateur de l’école stoïcienne aux ive-iiie siècles avant notre ère.

28 Cicéron, Tusculanes, IV, 6, 11 : Est igitur Zenonis haec definitio, ut perturbatio sit, quod πάθος ille dicit, auersa a recta ratione contra naturam animi commotio.

29 C’est en pratiquant des « exercices spirituels » que les stoïciens entendent renforcer leur résistance intérieure afin d’éviter que les passions de l’âme ne les submergent. Ces exercices leur permettaient d’exacerber leur « attention à soi-même » (prosokhé/προσοχή) qui permettait à l’homme vigilant d’envisager toute chose dans la perspective de la raison universelle, fondement de l’éthique existentielle des stoïciens. Sur ce sujet, voir Hadot, 1992, p. 210-220. Sur le même sujet, Hadot, 2002.

30 Valère Maxime, Faits et dits mémorables, III, 1, 2.

31 Voir note supra sur Drusus et Hinard, 2000, p. 607 sq. Remarquons que Quintus Pompaedius Silo meurt en 88 tandis que le Sénat accordera peu à peu la citoyenneté à toute l’Italie. Sylla sortira considérablement renforcé de cette guerre qui n’en fut pas moins l’une des pires que connut Rome, voir Hinard, 1985.

32 Bréhier, 1971 p. 258 : « La passion vient de nous, au même titre que l’acte raisonnable : on a tort d’y rechercher la trace d’une force irrationnelle qui est en dehors de nous, et que notre vrai moi doit comme dompter du dehors ; notre ennemi est en nous-même, et il est l’expression et le résultat de ce que nous sommes ; nous ne sommes pas dans la vie morale comme les spectateurs d’une lutte entre deux principes ; nous devons nous transformer nous-même. »

33 En 44 avant notre ère, Cicéron écrivit un Caton l’Ancien (Cato Maior) qui servit à renforcer l’éloge de Caton le Jeune, notre Caton d’Utique qui s’était suicidé en 46 (voir notre troisième partie) au nom de la liberté républicaine. Voir Astin, 1978, p 78 sq.

34 Cicéron, De finibus, V, 38 : animi uirtus corporis uirtuti anteponitur (« les mérites de l’âme passent avant ceux du corps »).

35 Comme un écho à la véhémence de son illustre et sourcilleux ancêtre, Caton le Jeune aussi se méfie du luxe en résistant à la nouveauté : « d’une manière générale, Caton pensait qu’il devait prendre le contre-pied des mœurs et des coutumes de son temps qui, selon lui, étaient mauvaises et devaient être considérablement modifiées », Plutarque, Caton le Jeune, VI, 5 (2001, p. 1392).

36 Pour évaluer l’exactitude de cette idée, voir Roman, 1994. Quant à l’ancienneté même de l’influence grecque par ses établissements en Grande Grèce, voir l’étude archéologique de Ridgway, 1992.

37 Salluste, Conjuration de Catilina, XIV, 1.

38 Cicéron, consul pour l’année 63, avait remporté les élections de 64 (César était alors consul) contre Catilina, voir Grimal, 1986, p. 139 sq.

39 Cicéron, Premiers discours contre Catilina, II : […] nemo tam improbus, tam perditus, tam similis tui, poterit inueniri.

40 Cicéron, Premiers discours contre Catilina, I : « Ô temps ! Ô mœurs ! » Exclamation soupirante qui répond à l’apostrophe interrogative de tout le discours : « jusqu’à quand enfin Catilina, abuseras-tu de notre patience ? » (Quousque tandem Catilina, abutere nostra patientia ?). Il faut comprendre que désormais, il ne doit plus être question de patience ; maintenant il faut frapper fort. Au procès qui suivra, Caton sera l’instrument oratoire de la condamnation de Catilina, devenu le symbole de la décadence morale de la République.

41 Salluste, Conjuration de Catilina, LI.

42 Plutarque, Caton le Jeune, XXII, 5 (2001, p. 1405).

43 Suétone, César, XIV, 2. D’ailleurs Cicéron lui-même n’aurait pas cru à son implication puisqu’il serait intervenu pour le protéger, Plutarque, Vie de César, VIII, 3. Voir également Horst, 1981, p. 121-133.

44 Plutarque, Caton le Jeune, XXIII, 1-2 (2001, p. 1405-1406).

45 Cicéron, Brutus, 65.

46 Fragment 15 (éd. Jordan, Marcus Catonis praeter librum de re rustica quae extant, Lipsiae, Teubner, 1860).

47 Idem, Fragment 14 : Orator est uir bonus dicendi peritus (« l’orateur est un homme de bien habile à parler »).

48 Cette conception catonienne de la rhétorique sera défendue par Quintilien lui-même : « Il faut donc que notre orateur (orator) soit comme le définit Marcus Caton : “un homme de bien, expert dans l’art de parler” (uir bonus dicendi peritus) […] Car si le talent de la parole n’est qu’un malicieux instrument du succès…nous aurions rendu un très mauvais service aux affaires humaines en fournissant des armes aux truands (latroni arma), et non aux soldats (non militi) » (Quintilien, Institution oratoire, XII, I, 1). Le soldat représente ici la légitimité du discours, le truand sa perversion. Il n’en reste pas moins que l’appartenance à une catégorie dépend du camp dans lequel on se trouve. En ce sens, Caton, orateur résistant, incarnerait le « soldat » défenseur de la République, face à un César, « truand » au service de son ambition personnelle. Pourtant ce dernier n’en fut pas moins, dans les faits, un grand soldat de la République ! Nous reviendrons plus loin sur cet épineux problème (peut-être insoluble) qui rend délicate toute axiologie de la résistance.

49 Salluste, Conjuration de Catilina, LII, 18.

50 Salluste, Conjuration de Catilina, LII, 5.

51 Plutarque, Caton le Jeune, XXIII, 1.

52 J. Brunschwig in Canto-Sperber, 1998, p. 561-562.

53 Salluste, Conjuration de Catilina, LII, 22 (trad. CUF) : Pro his nos habemus luxuriam atque auaritiam, publice egestatem, priuatim opulentiam ; laudamus diuitias, sequimur inertiam ; inter bonos et malos discrimen nullum ; omnia uirtutis praemia ambitio possidet.

54 Ibid., 23 : Neque mirum : ubi uos separatim sibi quisque consilium capitis, ubi domi uoluptatibus, hic pecuniae aut gratiae seruitis, eo fit ut impetus fiat in uacuam rem publicam.

55 Sur la structure institutionnelle de la constitution romaine, voir Humbert, 2003.

56 Beau-frère de Pompée. Il sera consul en 60 et en 57 avant notre ère.

57 Il avait été élu en juillet 63 avec Métellus.

58 « Lui-même [Caton] avança aussitôt sans se troubler et s’assit entre Métellus et César, de manière à les empêcher de parler entre eux. Les deux hommes ne savaient quel parti prendre ». Sur l’inquiétude de sa famille, la préparation et l’arrivée de Caton, voir Plutarque, Caton le Jeune, XXVII, 1-8.

59 Ibid., XXVIII, 1-3.

60 Une première loi agraire visant à récompenser les vétérans de Pompée fut quasiment imposée au Sénat qui dut s’engager par serment à la respecter. Or, cette première loi comportait des exceptions qui furent annulées dans la seconde loi d’avril 59. Sur tout cet épisode, voir Carcopino, 1965, p. 118-124. Ces deux lois marquent une étape décisive dans l’ascension de César : « ainsi en deux mois, les Patres avaient vu leur puissance diminuée et bafouée » (Étienne, 1997, p. 57). César n’avait plus qu’à consolider son amitié avec Pompée en lui donnant sa fille Julia avant de partir conquérir la Gaule.

61 Plutarque, Caton le Jeune, XXXIII, 1-4 (2001, p. 1415).

62 César remet en place les Helvètes, bat Arioviste en 58, soumet les Belges, voir Livres I à III de la Guerre des Gaules (CUF).

63 Caius Trébonius fut d’abord proche des optimates avant de rejoindre par opportunisme les triumvirs.

64 En 56 avant notre ère, l’Égypte n’est pas encore une province : anachronisme de Plutarque.

65 « Chaque jour, trois armées cernaient le forum, le mal était presque irrémédiable », Plutarque, Caton le Jeune, XLVII, 2 (2001, p. 1427).

66 Voir supra Salluste, Conjuration de Catilina, LII, 5 ; Plutarque, Caton le Jeune, XXIII, 1-2 (2001, p. 1405-1406).

67 Ibid., XLIII, 9.

68 Dion Cassius, Histoires, XLI, 55-61 ; César, Sur la guerre civile, III, 85-99 ; Plutarque, Vie de Pompée, LXVIII-LXXIII ; Appien, Guerres civiles, II, 49-59 ; Lucain, La Pharsale, VII.

69 « Octave n’hésitait pas à insister sur son ascendance divine : diui filius, “fils du divinisé [César]”, il assura le 18 août 29 la dédicace du temps de ce divin Jules » (Le Bohec, 2012, p. 29).

70 Dans son discours funèbre à sa tante Julia, il explique sa double ascendance, royale par sa mère, divine (Vénus) par son père (Suétone, Jules César, VI, 2). À Rome, toute gens avait ses cultes et ses sanctuaires privés. Les Iulii prétendaient ainsi descendre de Iulus, qui était le nom latin d’Ascagne, le fils d’Énée (Weinstock, 1971, p. 4 sq.).

71 Célèbre formule qui a été rapportée par Suétone : « Eatur, inquit, Quo deorum ostenta et inimicorum iniquitas uocat. Iacta alea est », inquit. (Vie de César, XXXII in fine) – « Allons », dit-il [César], « [Allons] où les signes des dieux et l’injustice de nos ennemis nous appellent ». « Les dés sont jetés », dit-il [César] ». Pour l’ensemble de l’épisode et les différents prodiges qui l’accompagnent (notamment le joueur de flûte à l’allure divine), voir Suétone, Vie de César, XXXI-XXXIV. Pour un commentaire sur les deorum ostenta (« signes des dieux »), la valeur sacrée de la personne du chef et l’interprétation de la phrase de César, Bloch, 1962, p. 142-145. À noter que certains historiographes antiques prétendent que César aurait prononcé le fameux Iacta alea est en grec : « Ἀνερρίφθω κύβος » (Plutarque, Vie de Pompée, LX ; Apophtegmes des Rois et des Grands Capitaines, 206 C ; Appien, Guerres civiles, II, 35).

72 Marcus Annaeus Lucanus, était le neveu de Sénèque. Il naquit à Cordoue en Espagne en 39 mais se rendit très jeune à Rome où il vécut jusqu’en 65. Compromis dans la conjuration de Pison contre Néron (qui jalousait sa poésie), il dut se suicider.

73 « C’est Caton qui sera le personnage surhumain, symbole complexe de toutes les anciennes vertus romaines, de la liberté expirante et du stoïcisme militant. En lui s’idéalisent la soumission à la Fatalité et l’orgueil de la morale stoïcienne, dont le poème est tout pénétré » (Bayet, 1996, p. 345).

74 Ibid., vers 554-555 : nam cui crediderim superos arcana daturos /dicturosque magis, quam sancto, uera, Catoni ?

75 Brun, 2002, p. 68 : « La croyance en la possibilité de la divination ne traduit pas quelque crédule superstition du genre de celle dont ferait preuve celui qui prétendrait que l’on doit regarder toute fissure dans un foie, ou n’importe quel cri d’oiseau comme un signe divin, mais elle se fonde sur l’organisation divine du monde et la sympathie universelle : le monde a été organisé de telle façon qu’il existe une harmonie préétablie entre un événement à venir et le signe qui l’annonce. »

76 Bréhier, 1971, p. 178. La définition de Chrysippe : « le destin (fatum) est une suite et un enchaînement éternel et immuable de faits se déroulant et nouant lui-même par un ordre constant de successions dont il est formé et tressé » (fatum est sempiterna quaedam et indeclinabilis series reum et catena, uolens semetipsa sese et inplicans per aeternos consequentiae ordines, ex quibus apta nexaque est ; Aulu-Gelle, Les Nuits Attiques, VII, 1). Cf. également sur Chrysippe, Cicéron, Traité du destin, XVIII, 41.

77 Aulu-Gelle, Les Nuits Attiques, VII, 15 : point de vue que Chrysippe lui-même peinait à défendre.

78 Telle aurait été, selon Cicéron, une réponse de Chrysippe pour préserver la liberté : « Causarum enim » inquit [Chrysippus] « aliae sunt perfectae et principales, aliae adiuuentes et proximae » (Cicéron, Traité du destin, XVIII, 41-44, qui reprend l’ensemble de l’argumentation). Pour un commentaire, voir Bréhier, 1971, p. 187-194.

79 « Le puissant démon, qui l’avait [César] aidé au cours de sa vie, l’accompagna également après sa mort, pour venger son meurtre » (Plutarque, César, LXIX, 2).

80 Pompée fut lui-même d’abord poussé par le mauvais démon de l’ambition, jusqu’à qu’il ouvre enfin les yeux et finisse par se retourner contre César. La révélation de Pompée (par un songe divinatoire) constitue à ce titre une tentative d’accéder à la sagesse, voir Lucain, La Pharsale, III.

81 Dion Cassius, Histoire romaine, XXXIX, 15, où par exemple Caton révèle au peuple l’interprétation en principe secrète d’un prodige fulgural (57 avant notre ère).

82 Il était courant dans l’Antiquité de distinguer entre la divination artificielle ou technique (interprétation méthodique de signes) et la divination intuitive ou spontanée (communication directe de l’âme avec la divinité), voir Cicéron, De la divination, I, 18 ; I, 30 et II, 11 ; Bouché-Leclercq, 2003, p. 66.

83 Plutarque, Caton le Jeune, XLII, 6 : « […] tel un inspiré des dieux, il prophétisa tous les événements qui attendraient Rome […] ».

84 Ibid., XXXV, 7.

85 Cicéron, De la divination, I, 18, 34, p. 117 : « Point de technique, en revanche, quand on pressent l’avenir non par raisonnement ou conjecture, après avoir observé ou consigné des signes, mais par une sorte d’ébranlement de l’âme ou dans un mouvement libre et sans entrave […]. Dans cette classe, il faut aussi inclure les oracles (oracla) ».

86 Même si Caton avait, d’après les auteurs antiques, la capacité de prévoir l’avenir, le dessein d’ensemble des dieux demeure toujours difficile à interpréter, surtout en contexte polythéiste : « Vraiment, s’écria-t-il [Caton], les affaires divines sont confuses et obscures ! Lorsque Pompée ne faisait rien de sain ni de juste, il était invincible et, maintenant qu’il veut sauver la patrie et qu’il combat pour la liberté, il est abandonné par la Fortune ! » (Plutarque, Caton le Jeune, LIII, 3).

87 Un messager vint avertir Caton qu’« une grande bataille avait été livrée près de Thapsus, que tout était perdu, que César s’était emparé des camps, que Scipion et Juba avaient fui avec un petit nombre des leurs et que le reste de l’armée avait péri » (Plutarque, Caton le Jeune, LVIII, 13). Les récits sur la bataille divergent mais il semble que César, là encore, aurait vaincu malgré son infériorité numérique, voir Appien, Guerres civiles, II, 87-98 ; César, Guerre d’Afrique, 86-88.

88 Anaxagore, in Diels-Kranz, 1934, 59 A 66 (= Aetius, Opinions, I, XXIX, 7). Cf. Salem, 2002, p. 87.

89 Swain (S.), « Plutarch : Chance, Providence, and History », AJPh, 1989, n° 110, pp. 272-302.

90 Qui est nécessité (même s’il peut exister une marge d’indétermination) visible et compréhensible au sens des atomistes antiques comme Démocrite. En tout cas la recherche des causes naturelles paraît moins vaine que les indéterminations causales de la fortune, voir la Lettre à Ménécée d’Épicure (Conche, 2009, p. 217-227, surtout p. 225).

91 On peut citer par exemple la terrible défaite de Cannes le 2 août 216 avant notre ère (Tite-Live, 22, 52, 6-9), événement traumatique dans l’histoire romaine (id., 22, 61, 9-10). Or, si Hannibal remporta cette bataille, Carthage ne sut pas profiter de cette victoire (id., 23, 12, 13) et finira même par perdre la seconde guerre punique (218-202) à Zama en Afrique. Bel exemple de revers de Fortune qui permettra à Rome d’écraser la puissance méditerranéenne de Carthage. Juste avant la bataille Scipion l’Africain fit d’ailleurs référence à la Fortune : « dans l’un et l’autre cas [victoire/défaite] la Fortune nous réserve la plus glorieuse des récompenses, nous serions les plus vils et les plus insensés des humains si, par amour de la vie, nous laissions échapper les biens les plus précieux et leur préférions les pires maux » (Polybe, Histoire, XV, 10, 5). Bloqué en Afrique, Scipion exhorte ses soldats au courage en considérant que la mort héroïque est aussi glorieuse que la victoire. À un siècle et demi d’écart, le parallèle entre les arguments de Scipion et ceux de Caton (lui aussi en Afrique) est assez troublant, à la différence près que Caton s’adresse à des civils, non à une armée ; qu’il est l’assiégé, non l’assiégeant.

92 Le parallèle avec Scipion l’Africain à Zama (voir note précédente) est ici manifeste (sur Scipion l’Africain, voir Polybe, Histoire, XV, passim).

93 Voir Sénèque, Lettres à Lucilius, XXV, 6 qui parle du « Grand Caton » et surtout Montaigne qui se juge lui-même si petit dans son éloge de Caton (Livre I des Essais, ch. 27) : « rampant au limon de la terre, je ne laisse pas de remerquer jusques dans les nuës, la hauteur inimitable d’aucunes âmes heroïques » (Montaigne, Les Essais, I, 27, éd. de P. Villey, Paris, PUF « Quadrige », rééd. 1992, p. 229).

94 Pour une analyse de la vie de Caton dans la perspective de sa fin politique et plus encore philosophique, voir Fehrle, 1983. Philosopher c’est apprendre à mourir. Or, en cela Cato Uticensis constitue sans doute l’un des plus beaux exemples.

95 Le récit en est donné par Phédon d’Elis, un fidèle de Socrate, qui raconte à Échécrate de Phlionte, les derniers instants de son maître. Alors qu’il s’apprête à boire la ciguë, Socrate, au beau milieu de sa prison, continue tranquillement son enseignement en choisissant de dialoguer sur la mort et l’existence de l’âme, voir la notice de L. Robin, in Platon, 1995, p. VII-LXXXII.

96 Grise, 1982, p. 202 : « Avec Caton, le suicide se pose donc comme l’acte noble par excellence, en vertu de la qualité du sujet et du but poursuivi, où le decorum est observé et la dignitas respectée. D’où cette conception aristocratique qui allait inspirer plus d’un Romain des classes supérieures et faire du suicide l’expression sublime de cette liberté si chère à leur cœur ».

97 « Pour me décider, je consulte les discours dont vous vous servez vous-mêmes quand vous philosophez » (Plutarque, Caton le Jeune, LXIX, 5).

98 Grise, 1982, p. 202-204 : « Le suicide de Caton s’est imposé à Rome comme le parfait exemple de la liberté intégrale. »

99 La plus importante étant que Socrate répond à une condamnation à mort de la cité qu’il accepte par respect pour les lois. En outre, Socrate évolue dans la connaissance philosophique et non directement sur la vie politique comme Caton, même si la philosophie comporte de nombreuses conséquences politiques et religieuses, cf. Cicéron, De la divination, II, 2, 4-7 : « Si je me suis mis à exposer en détail la philosophie, la raison en est le malheur de la cité…me trouvant dépossédé de mes fonctions antérieures, j’ai repris mes anciennes études car c’était le meilleur moyen d’affranchir mon esprit de ses chagrins, mais aussi pour me rendre utile à mes concitoyens par quelque moyen que je pourrais…C’est dans mes livres que j’exprimais mon suffrage, que je prononçais mes harangues, considérant que la philosophie était pour moi un substitut du gouvernement de l’État ».

100 Platon, Phédon, 64c : Ἡγούμεθά τι τὸν θάνατον εἶναι ;

101 D’où la formulation « croyons-nous que la mort soit quelque-chose ? » Socrate tentera de convaincre ce qui demeure l’hypothèse d’un « bel espoir », voir Platon, Phédon, 69c-70c. Raison pour laquelle le dialogue sur l’âme se termine par un mythe, expression de cette grande espérance philosophique qui exhorte l’homme à être vertueux plutôt que nuisible, ibid., 107d-114d.

102 Platon, Phédon, 64c : « Rien d’autre, n’est-il pas vrai, que la séparation de l’âme et du corps ? Être mort, c’est bien cela : à part de l’âme, séparé d’elle, le corps est isolé en lui-même, tandis que l’âme, séparée du corps, est isolée en elle-même ».

103 Thème récurrent chez Platon dont les plus belles expressions se trouve dans L’Apologie de Socrate, où transparaît l’injustice de sa condamnation ; dans le Gorgias où il est dit qu’il vaut mieux subir que de commettre l’injustice ; et enfin dans la République qui décrit ce que devrait être la cité des philosophes fondée sur l’idéal de la justice.

104 Contraste stupéfiant entre ce petit esclave qui apporte l’épée et son maître puisque c’est cette arme qui permet justement à Caton de redevenir, à cet instant précis, maître de lui-même : « νῦν ἐμός εἰμι » ! Le symbole est d’autant plus fort quand on sait que Caton s’illustra dans sa jeunesse, les armes à la main, lors de la guerre des esclaves, la guerre de Spartacus entre 73-71 avant notre ère (Plutarque, Caton le Jeune, VIII, 1-5). Il faut avoir présent à l’esprit (voir infra conclusion) que la liberté que défend Caton est une liberté aristocratique, excluant par nature les esclaves et réservée à des citoyens hiérarchisés entre eux selon leur degré de mérite.

105 Légende ou histoire ? Voir le récit chez Appien, Les Guerres civiles, II, 99, 410.

106 Le lourd sommeil de Caton contraste avec le tumulte des événements, pour un autre exemple tout à fait similaire de ce sommeil serein voir l’épisode qui précède son obstruction contre César et Métellus (supra), Plutarque, Caton le Jeune, XXVII, 3.

107 Il s’agit là peut-être d’une allusion à la place fondamentale accordée aux mathématiques dans l’argumentation dialectique du Phédon 72e - 77a, et passim.

108 Comme il avait déjà déclaré à son fils qui avait dissimulé l’arme : « je n’ai pas besoin d’une épée pour me tuer ; il me suffit de retenir quelque temps mon souffle ou de me frapper une seule fois la tête contre le mur pour mourir » (Plutarque, Caton le Jeune, LXVIII, 8).

109 Comme par exemple l’imposante statue de Jean-Baptiste Roman (1840) où Caton, en partie recouvert d’une toge, l’épée dans la main droite, le Phédon dans la main gauche, semble avancer vers sa fin d’une manière sereine et inébranlable. Musée du Louvre, cour Puget.

110 La plus ancienne représentation de la mort de Caton d’Utique est la célèbre fresque de Domenico Beccafumi au palais Bindi Segardi de Sienne. Elle date de 1519. Il existe de très nombreuses représentations picturales de la mort de Caton. Des très célèbres et d’autres moins connues, comme par exemple celle de Paul Chenavard, intitulée « Mort de Caton d’Utique et de Brutus » (notons que le parallèle est intéressant), réalisée en 1848 et que l’on peut voir au musée des Beaux-Arts de Lyon.

111 Une sculpture de l’auto-éviscération de Caton a été réalisée par Philippe-Laurent Roland en 1782. Mais cette œuvre a aujourd’hui disparue. On dispose d’une esquisse en terre cuite au musée du Louvre et d’une version en bronze au musée de Lille, pour une description, cf. Couturas, 2009.

112 Montaigne, Les Essais, II, 13 (éd. P. Villey, rééd. 1992, p. 610). Pour une analyse de cette représentation hypothétique de Montaigne, voir Couturas, 2009.

113 Sur Janus, dieu typiquement romain ; ses rites et les scrupules entourant son culte qui rythmait le temps et l’espace à Rome, voir Lehmann, 1999, p. 180 sq.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuel Lazayrat, « Caton d’Utique : résister jusqu’à la mort »Cahiers Jean Moulin [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cjm/92 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cjm.92

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Auteur

Emmanuel Lazayrat

Docteur en histoire du droit, Université Jean Moulin Lyon 3

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