Notre contribution s’intéresse aux enjeux d’équité liés aux usages du numérique, plus spécifiquement dans le cadre d’activités évaluatives1 à l’école primaire et secondaire. Alors que la crise sanitaire a accéléré l’achat d’équipements informatiques, de connexions internet et de pratiques novatrices, tout en soulevant des enjeux d’équité2, nous nous penchons sur la pérennité possible des pratiques d’enseignement et d’évaluation qui ont placé l’école en état de mutation. À cette fin, la cohérence entre les programmes scolaires, les pratiques d’enseignement et d’apprentissage (en transformation) et l’évaluation des apprentissages seront en filigrane de notre réflexion analytique, dans la mesure où ils constituent l’épine dorsale même qui régit tout mouvement progressif dans l’éducation formelle. Ce fut d’ailleurs la thématique centrale de l’EDUsummIT2019 (https://edusummit2019.fse.ulaval.ca/) tenu à l’Université Laval, un événement qui a regroupé quelque 150 participantes et participants de plus de 30 pays.
Des pratiques d’enseignement et d’apprentissage, soutenues par des outils et plateformes numériques, sont devenues plus répandues au cours de la crise sanitaire. Celles qui intensifient l’expérience de participation des élèves seront illustrées par deux cas québécois – l’initiative « École en réseau » (EER : https://eer.qc.ca) et le projet « L’évaluation collaborative réussie des apprentissages par le numérique » (L’ÉCRAN : https://frq.gouv.qc.ca/projet/levaluation-collaborative-reussie-des-apprentissages-par-le-numerique-lecran). C’est sur ces terrains que nous repérerons des enjeux d’équité scolaire perceptibles.
Cet article distingue d’abord les termes inégalité, iniquité et fracture numérique et reconnaît ensuite la cohabitation de technologies conventionnelles et de technologies numériques à l’école. Les deux cas présentés mettent en évidence les pratiques d’enseignement et d’apprentissage qui ont été observées dans des contextes innovants par voie de recherche participative. Des enjeux d’équité qui freinent l’usage des technologies numériques sont repérés et nous nous interrogeons sur les tensions persistantes et d’autres en développement, ainsi que sur des apprentissages futurs qui seraient signes d’une école en mutation.
Inégalités, iniquités, fractures numériques
Tout d’abord, une précision est nécessaire quant à ce que nous entendons par équité et iniquité. Ces notions ont fait l’objet de débats des deux côtés de l’Atlantique, avec des acceptions similaires. De manière simplifiée, l’iniquité correspond à un manque d’égalité des chances, fruit de différentes causes possibles, à une injustice3.
Dans un texte de synthèse publié en 2005, Demeuse et Baye, reprenant des conclusions de l’OCDE en 1993, en distinguent quatre formes : égalité d’accès ou égalité des chances d’accès à un niveau déterminé du système éducatif, égalité de moyens, égalité d’acquis ou de résultats, égalité de réalisation, c’est-à-dire équité de possibilités d’exploiter les compétences acquises (Demeuse, Baye, 2005, p. 12). Cette notion d’équité, dont Hagège (2017) note qu’elle relève du champ de l’éthique, est prise en compte par les textes officiels et fait partie des objectifs de développement durable énoncés par l’UNESCO, en relation avec la notion d’inclusion des groupes marginalisés.
S’agissant de technologies en éducation, la question a été introduite dès le début des années 2000 par l’intermédiaire de la notion de fracture digitale, qu’on a d’abord abordée par de simples considérations d’accessibilité aux technologies. Dès 2001, DiMaggio et Hargittai, dans un texte consacré aux « inégalités numériques », mais qui traite plutôt de différences d’équité, distinguent ainsi cinq dimensions critiques associées aux usages de l’Internet : la variation (maison, école, travail) dans les moyens techniques (technologies numériques) accessibles ; la variation dans le degré d’autonomie des personnes dans leur usage du Web (partage possible de la connexion dans certains lieux) ; l’inégalité de compétences dans l’usage d’Internet ; les différents types de soutien social disponibles ; et la variation dans les finalités d’usage des technologies.
Pour notre part, nous tâcherons de reproblématiser la question des relations entre technologies et iniquités en prenant comme point d’entrée les différences d’alignement se manifestant entre les systèmes scolaires tels que nous les connaissons dans les pays développés (suivant la forme scolaire telle que l’a précisée Guy Vincent [2008]) et les usages dont la recherche a montré qu’ils pouvaient jouer un rôle émancipateur, en particulier par une augmentation de l’agentivité des personnes.
Pratiques enseignantes, entre transmission de connaissances et accompagnement
Tout enseignant vise que les élèves atteignent, dans un avenir proche ou lointain, un niveau élevé de compréhension des savoirs et des situations tout en étant aussi à même d’exercer une pensée créatrice qui les amènera à résoudre des problèmes, examiner différentes situations ou les modéliser. Toutefois, l’interaction de type IRE (l’enseignant interroge, l’élève répond et l’enseignant évalue, Mehan, 1979) reste dominante en salle de classe.
Plusieurs chercheurs (Lewis, Colonnese, 2021 ; Maheux, Proulx, 2014) qui s’intéressent à la résolution de problèmes en mathématiques notent qu’il ne suffit pas d’introduire des concepts et de proposer des problèmes où ils devront être appliqués pour accroître la capacité des élèves à problématiser et analyser les phénomènes. Ceux-ci doivent apprendre à lire les situations, à reconnaître différentes variables et paramètres en jeu, à observer les changements, à reconnaître par eux-mêmes ce qui semble constant et ce qui semble varier, en vue de s’engager dans un processus dynamique de modélisation. Du même coup, les élèves devront apprendre à argumenter leurs idées et à s’enrichir de celles des autres, tout autant qu’appliquer correctement un processus mathématique.
Toutefois, les méthodes pour faire apprendre ont tendance à s’établir par opposition à d’autres et ainsi à se radicaliser. Par exemple, Rosenshine (2009) conteste les méthodes constructivistes en présentant des résultats en faveur de l’instruction directe. Celle-ci, aussi nommée enseignement explicite, se veut un « enseignement structuré, où l’activité enseignante – essentielle – a pour but de favoriser, par des explications claires, des démonstrations et une pratique guidée, un engagement actif des élèves et une meilleure compréhension de l’objet d’apprentissage » (Bressoux, 2022, p. 3 ; voir aussi Gauthier et al., 2013). Contextualiser l’apprentissage, le rattacher à des problèmes et à des projets, importe selon bien des points de vue constructivistes et ils associent la médiation de l’enseignant à de la facilitation plutôt qu’à de la transmission de connaissances.
Au Québec, les manuels scolaires qui sont de rigueur, même ceux au format numérique, exposent le plus souvent un contenu statique. La conformité l’emporte sur la créativité et les tests ou examens renforcent davantage le premier élément de cette nécessaire tension en matière éducative. La notion de passeur culturel était déjà mise en évidence, il y a plus de vingt ans, dans la première mouture du référentiel des compétences des enseignants du Québec alors que la tâche de l’enseignant était définie en ces termes : « créer, par la médiation des objets culturels, un rapport avec [les élèves] pour qu’un nouveau rapport au monde advienne et que se forment des êtres cultivés » (Gouvernement du Québec, 2001, p. 37). Son importance demeure dans la plus récente version du référentiel (Gouvernement du Québec, 2020).
Partant d’une perspective socioculturelle (Rogoff, 2014), qui suggère qu’apprendre, c’est participer de manière de plus en plus compétente dans une communauté donnée, Penuel (2021) souligne que tout apprentissage est un phénomène culturel. Interrogeant quelle(s) culture(s) est (sont) centrale(s) dans les classes multiculturelles d’aujourd’hui, il met en évidence l’enjeu d’équité qui est sous-tendu et nous invite à élargir notre vision des élèves et de leurs capacités de développement ainsi qu’à développer un système éducatif qui reflète une vision panoramique.
Le gain de flexibilité à des fins d’acculturation souscrit au principe d’égalité d’accès à de l’équipement informatique en salle de classe et, par conséquent, à des ressources informationnelles sous support numérique, voire à des personnes ou à des communautés culturelles à distance. L’affordance devient alors sociale (Allaire, 2006).
Ainsi, alors que les ressources documentaires courantes, sous format papier, tendent à refléter la culture dominante, des ressources numériques issues d’une pluralité de cultures permettent à l’enseignant de tenir compte de la diversité culturelle des élèves d’une même classe. Ce n’est là qu’un exemple de l’intérêt de faire cohabiter ces différents formats de ressources à des fins d’apprentissage. Ceci suppose, bien entendu, que l’enseignant soit formé et convaincu et investisse suffisamment de temps pour que les élèves n’en fassent pas qu’une utilisation passagère.
La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 est soudainement venue rompre l’horaire habituel et l’espace-temps a été renégocié pour assurer, par des moyens différents, ce que les ministères ont appelé la « continuité pédagogique ». Ce fut l’occasion d’acheter de l’équipement, d’acquérir ou de renforcer la connexion internet. Des enseignants en ont profité pour faire réaliser des activités et des projets aux élèves. Comment enseigner à distance, en se servant de technologies conventionnelles ou numériques, tout en maintenant l’attention et en minimisant la tricherie et en gérant ses propres obligations familiales ? Cela a été objet de préoccupations et source de stress.
Ce fut aussi néanmoins une période encapacitante, et qui le demeure en certains lieux et circonstances. On a en particulier documenté des situations d’entraide entre pairs utilisant les réseaux sociaux, allant au-delà de ce qu’on constate habituellement. Il en est ressorti l’idée de retenir le tutorat par les pairs (TuToP), favorisant les interactions cognitives, comme moyen de contribuer à la réduction des iniquités d’apprentissage exacerbées par la crise sanitaire. Au Québec, le ministère avait mis sur pied un programme de financement d’activités de tutorat, mais sans considérer explicitement le tutorat par les pairs. Bien documentée dans les écrits scientifiques (Marion et al., 2022), la rétroaction par les pairs est une innovation, relativement à la forme scolaire, qui refait surface ces récentes années via, entre autres, les plateformes numériques qui la soutiennent.
Nous allons maintenant illustrer notre point de vue par deux exemples québécois pour lesquels on dispose de données suffisantes pour étayer l’argumentation : l’« École en réseau » (EER)4 et le projet « L’ECRAN ». D’autres actions, menées de part et d’autre de l’Atlantique, notamment dans le cadre du projet « Tutorat par les pairs » entre le réseau PERISCOPE (Plateforme échange, recherche et intervention sur la scolarité, persévérance et réussite) au Québec et le GIS2if en France5, sont en cours de réalisation et devraient donner lieu à analyse.
Cas d’usages
L’initiative « École en réseau » (EER)
Cette initiative ministérielle vise essentiellement à mettre en réseau des écoles par l’intermédiaire du numérique en se fondant notamment sur une approche de coélaboration de connaissances par des élèves sous la guidance de leur enseignant, dans la lignée du Knowledge Forum (Scardamalia, Bereiter, 2010).
Cette initiative audacieuse, qui repose sur la capacité des enseignants à soulever le questionnement des élèves sur des problèmes réels et à les faire collaborer en classe et interclasses, s’est installée alors que l’opposition syndicale était forte envers l’enseignement à distance, car était crainte une réduction du nombre déjà restreint d’enseignants dans une petite école. C’est ainsi que l’EER a trouvé le moyen de tirer parti des technologies de l’information et de la communication (TIC) afin de favoriser l’égalité des chances et de réussite pour les élèves évoluant dans un environnement d’apprentissage qui comptait, somme toute, peu de ressources humaines et matérielles.
Il a donc été décidé de lancer ce qu’on appelle au Québec une expérimentation de devis (design experiment ou design-based research en anglais, Breuleux et al., 2002), ou recherche de conception en France (Sanchez, Monod-Ansaldi, 2015)6. Des enseignants volontaires ont été équipés de technologies numériques7 et d’une bande passante suffisante pour permettre des collaborations inter-écoles (trois sites, 15 écoles).
La mise en œuvre du devis EER a inclus dès le départ la téléprésence, durant les heures de classe et dans d’autres temps prévus à l’avance, au moyen du système de vidéoconférence adopté ; et un membre de l’équipe de recherche-intervention afin d’assister sur le plan pédagonumérique, de conseiller sur le plan pédago-numérique et de collecter des données. Dans l’EER d’aujourd’hui, des coordonnateurs, des collaborateurs et des enseignants-ressources remplacent cet intervenant tout en participant à la réalisation de recherches répondant à des questionnements de cette même infrastructure (Laferrière et al., 2015).
Des modes d’organisation de la classe accordant de la place aux interactions entre pairs et les valorisant ont été en émergence dans l’EER, avec notamment le déploiement de systèmes intégrés de visioconférence. Des enseignants, en collaboration avec ou bénéficiant de l’accompagnement d’autres collègues, ont mené des activités interclasses. On a observé que les idées partagées et la justification par l’élève sont explicitées. De telles modalités d’organisation viennent consolider une mutation du contexte d’apprentissage vers des formes de collaboration encore en émergence, mais certainement porteuses pour l’avenir.
Le projet « L’ÉCRAN »
La question du tutorat entre pairs fait, dès 2020, l’objet d’une coopération entre le réseau PERISCOPE8 et le GIS2if. Au Québec, une activité collective portant sur la rétroaction par les pairs a été lancée, notamment suite aux premiers résultats du projet « L’EÉCRAN »9.
Ce projet repère les conditions requises pour que l’évaluation des apprentissages au moyen d’outils numériques, et éventuellement des examens ministériels, se produise dans le respect des valeurs de justice sociale, d’égalité et d’équité mises en avant dans la politique d’évaluation des apprentissages du ministère de l’Éducation du Québec (2003). La posture de départ de l’équipe de recherche-intervention est que les usages du numérique, tant dans les activités d’enseignement-apprentissage que dans les démarches évaluatives, ne peuvent s’en tenir à reproduire – et apprécier – ce qu’il est possible de réaliser sous format papier, puisque le retour sur l’investissement ne sera alors pas au rendez-vous sur le plan pédagogique (coûts en équipements, connectivité, formation, outils, abonnements à des plateformes numériques et autres). L’intégration du numérique transforme les activités d’enseignement-apprentissage, tout comme elle ouvre de nouveaux possibles tant pour supporter les différentes fonctions de l’évaluation qu’au sujet des objets évalués (savoirs disciplinaires, compétences disciplinaires, aisance avec le numérique, stratégies métacognitives, habiletés sociales, etc.). Ainsi, l’expérimentation de devis, qui vise à créer des situations d’apprentissage qui ajoutent de la valeur plutôt que de s’en tenir à motiver ou à engager les élèves dans des tâches d’apprentissage conventionnelles, mise sur le codesign entre un membre de l’équipe de recherche et des enseignants dans chacun des cinq sites qui y participent.
Les acteurs locaux, qui incluent aussi des administrateurs scolaires et des représentants syndicaux, comme l’équipe de recherche, en tirent des leçons et en font bénéficier les nouveaux sites qui rejoignent le projet. Par exemple, les enjeux et défis d’accompagnement des enseignants repérés dans l’activité de codesign (Nadeau-Tremblay et al., 2022) ont informé l’an 2 du projet. Quand les écrits des élèves, rédigés au cours de tâches collaboratives sur une plateforme numérique (Knowledge Forum [KF]), s’avèrent des rétroactions utiles à leurs pairs, l’évaluation dans sa fonction d’aide à l’apprentissage prend alors de l’ampleur. La rédaction de rétroactions constructives par les élèves devient ainsi un objet d’enseignement en soi.
À cette nouvelle fonction de l’évaluation, les enseignants voient aussi de nouvelles opportunités pour exercer leur jugement évaluatif. En mathématiques, par exemple, le recours au numérique dans la résolution de problèmes en collaboration donne accès à des stratégies de résolution exprimées oralement ou dont les traces disponibles sur les plateformes permettent de documenter le processus dynamique de résolution qui était auparavant opaque aux enseignants. Par exemple, sur la plateforme DESMOS10, l’enseignant peut apprécier, s’il le souhaite, les avancées de ses élèves et rédiger une rétroaction personnalisée. Si les traces laissées par les élèves sont un premier objet potentiel à évaluer, les notes personnelles de l’enseignant et grilles complétées durant la résolution de problèmes, l’accès aux vidéos des actions menées par une équipe sur une plateforme ainsi que les notes de rétroaction formulées par d’autres élèves, deviennent de nouveaux objets sur lesquels l’enseignant peut exercer son jugement. Du même coup, cela vient à réduire simultanément la nécessité même de l’évaluation dite sommative pour apprécier les apprentissages réalisés. L’action se poursuivra en 2022-2023.
Enjeux d’équité liés à l’usage des technologies et des ressources numériques
L’initiative EER et le projet « L’ÉCRAN » sont des lieux d’expérimentation pédagogique avec le numérique qui illustrent la nature de la mutation de l’école, soutenue par le numérique, en cours ou dans la foulée de la présente crise sanitaire. Toutefois, « faire autrement » continue de s’avérer, tant pour les pratiques à mettre en œuvre que pour les enjeux d’équité qui se présentent, un défi de taille pour les acteurs concernés. Resta et Laferrière (2008, 2018) ont défini l’équité numérique sous cinq rubriques :
- Accès à l’informatique, aux logiciels et à la connectivité à l’Internet ;
- Accès à des contenus significatifs, de qualité et culturellement appropriés ;
- Accès à la possibilité de créer, de partager et d’échanger du contenu numérique ;
- Accès à des éducateurs qui savent comment utiliser les outils numériques et leurs ressources ;
- Accès à des recherches de qualité sur l’utilisation des technologies numériques afin d’améliorer l’apprentissage.
En appliquant cette définition, nous listons et illustrons (tableau 1) les enjeux d’équité fréquemment repérés et ceux révélés à travers notre analyse des deux cas d’usages esquissés ci-dessus.
Tableau 1. Illustrations d’enjeux d’équité selon les cinq composantes de la définition de Resta et Laferrière (2008, 2018)
Composants de l’équité numérique | Enjeux d’équité |
Accès à de l’équipement informatique, aux logiciels et à la connectivité à l’Internet. | Entre des élèves qui ont déjà eu, mais pas souvent, accès à une tablette ou à un ordinateur branché à Internet et des élèves en ayant fréquemment fait usage en classe. Des élèves manifestent une agilité technologique en combinant les avantages de plusieurs plateformes plutôt qu’en se limitant à un unique environnement. Des élèves ont le choix entre utiliser un cahier ou une tablette pour effectuer une opération ; la rapidité d’exécution est un critère. |
Accès à des contenus significatifs, de qualité et culturellement appropriés. | Entre des élèves ayant accès à des contenus préorganisés, traduits, sous forme d’exerciseurs la plupart du temps, et d’autres ayant accès à des contenus non préorganisés, sélectionnés ou pas à l’avance, adaptés à leur âge ou pas. |
Accès à la possibilité de créer, de partager et d’échanger du contenu numérique. | Entre des élèves non placés en situation de créer, de partager et d’échanger du contenu numérique, et d’autres qui n’en ont pas l’opportunité en salle de classe ou au cours des activités d’apprentissage réalisées à la maison. Des élèves prolongent les activités de collaboration en dehors de l’école en créant des fichiers partagés. Des élèves absents physiquement de la classe sont connectés avec leur équipe respective et participent à la résolution du problème sur l’espace DESMOS. |
Accès à des éducateurs qui savent comment utiliser les outils numériques et leurs ressources. | Entre des enseignants qui en sont à leurs premiers usages d’outils et de ressources numériques pour faire apprendre et ceux et celles qui ont une pratique de leurs usages en salle de classe, voire à distance. Des enseignants ont assuré la continuité pédagogique en poursuivant, avec peu d’adaptation, leur enseignement à distance. Des enseignants ont profité de l’équipement additionnel accessible aux élèves pour les engager dans des démarches de résolution de problèmes. |
Accès à des recherches de qualité sur l’utilisation des technologies numériques afin d’améliorer l’apprentissage. | Entre des enseignants qui reproduisent des activités promues sur la base de leur faisabilité technologique et celles et ceux qui se tiennent informés en s’associant à des activités de recherche. Des enseignants ont participé à une recherche portant sur des pratiques avancées d’usage du KF en soumettant à l’équipe de recherche leurs interprétations de données collectées. Des enseignants participant aux activités de codesign se sont concentrés sur la formulation de cibles claires pour leurs élèves, une évaluation au service des apprentissages des élèves et les outils de recueil de traces. |
Tensions persistantes et en développement
Parmi les tensions persistantes, nous en retiendrons sept concernant :
- L’élève manifestement attentif ou actif ;
- L’élève obéissant ou créatif ;
- L’enseignant reconnu pour sa discipline de classe ou pour l’engagement débordant des élèves dans un projet d’apprentissage ;
- L’évaluation des connaissances ou l’évaluation des compétences ;
- L’évaluation sous format papier-crayon ou numérique ;
- L’évaluation d’un élève résolvant seul ou en équipe ;
- L’évaluation sous la responsabilité de l’enseignant en cours d’apprentissage ou à la fin d’une séquence d’enseignement-apprentissage, ou une évaluation qui croise de multiples traces recueillies lors de résolution de situations ou lors de la formulation de rétroactions à un pair.
Les tensions suscitées par les tentatives d’« étirements » de la forme scolaire traditionnelle ont souvent tendance à forcer le retour à sa forme initiale. Ainsi, lorsque des iniquités11 surgissent, les bénéfices obtenus sont dépréciés, notamment quand des expérimentations conduites sur le terrain jouissent de conditions difficilement reproductibles en situation ordinaire, sans pour autant entraîner une réduction des iniquités inhérentes à la forme scolaire traditionnelle.
Il en fut ainsi, par exemple, du programme « PROTIC »12, qui a eu la réputation imméritée d’inscrire les élèves d’une élite, mais dont une particularité fut d’abord d’avoir initié sa démarche de création d’années préalables de réflexion sur ses visées et sur les moyens d’y parvenir. L’initiative EER semble faire exception, même si les classes participantes ont reçu de l’équipement numérique et ont été connectées à Internet bien avant d’autres, possiblement du fait qu’elle vise à enrichir l’environnement d’apprentissage d’élèves de petits villages ruraux.
Le projet « L’ÉCRAN », quant à lui, doit son existence même aux préoccupations ministérielles concernant les enjeux d’équité et de justice sociale qu’entraînerait la passation d’examens sous format numérique. Il est en effet paradoxal de faire usage d’infrastructures technologiques performantes pour administrer des examens de même nature que ceux auparavant effectués au moyen d’une feuille de papier perforée. Les potentialités offertes par le numérique peuvent transformer la formulation même des problèmes aux élèves.
D’autres tensions où le numérique est aussi de la partie peuvent être mentionnées. Citons les suivantes :
- La tension entre télécharger ou créer du contenu numérique ;
- L’attrait d’aller à l’école pour apprendre ou de demeurer à la maison pour apprendre à distance ;
- La permission ou non, par l’école, de faire de la comodalité ;
- La tension entre l’enseignement explicite requérant peu l’usage du numérique et l’apprentissage par problème ou projet soutenu par le numérique ;
- L’investissement collectif allant vers l’intelligence artificielle plutôt que vers la scénarisation de situations d’apprentissage et d’évaluation réalisées par les enseignants individuellement ou en équipe ;
- L’investissement collectif allant vers la collecte de données et la création d’algorithmes pour évaluer la réussite des élèves plutôt que dans la formation des enseignants.
La crise sanitaire fut possiblement la situation la plus exceptionnelle des dernières décennies, entraînant un lot de pratiques inhabituelles comme les suivantes en matière de scolarisation : 1) le nombre d’élèves craignant d’aller à l’école a bondi ; 2) l’acte privé d’enseigner à une classe fermée est devenu visible de la maison ; 3) des parents se sont substitués ou ont assisté l’enseignant ; 4) des enseignants ont découvert la commodité des ressources numériques ; 5) des examens ministériels ont été reportés.
Comment ces étirements de la forme scolaire traditionnelle contribueront-ils au développement d’un système d’activité distinct ? Comment l’interaction sujet-objet, médiée par de nouveaux outils, peut-elle vraiment se transformer ?
Le cadre conceptuel d’Engeström (1987, 2015) suggère que le changement qu’il appelle expansif peut se produire à condition de bénéficier d’un « tremplin », dont la construction est liée à une recherche d’intervention à laquelle collaborent différents types d’acteurs. Le Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire (CRIRES) est un tel acteur. Il en va de même du Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec (CTREQ), qui vient de conduire une conférence de dissensus/consensus sur l’utilisation du numérique en éducation à laquelle sept des huit coauteurs du présent article ont participé à titre de coprésidentes ou d’experts. Cependant, le « retour à la normale » peut être observé dans nombre de classes, avec et malgré les cas de Covid-19.
Un rôle important pour la recherche-intervention
Avec la récente crise sanitaire, l’école québécoise, comme dans tous les pays industrialisés, a connu un « temps de mutation », voyant notamment évoluer les relations entre les différents acteurs, ce qui a suscité des mouvements de solidarité entre apprenants et entre parents. Depuis, elle s’adapte à la situation, selon un principe d’homéostasie bien documenté. C’est-à-dire qu’au plan organisationnel ou structurel, il ne semble pas y avoir de mouvement fort, d’évolution de la forme scolaire.
C’est tout à fait normal, car les systèmes éducatifs sont bien enracinés et régulés. Par conséquent, les changements y prennent énormément de temps. Il est trop tôt pour dire ce qu’il adviendra à ce niveau. Cela reconnu, on peut penser que des formes d’innovation locale sont à venir, fruits de choix individuels que les enseignants et les directions d’établissement sont capables de faire et de mettre en œuvre. Il sera donc important que les chercheurs portent attention à ce qui s’y fait, pour éviter de dégager des généralisations à partir d’une seule perspective à très haute altitude, en surplomb, qui ferait fi de ces foyers d’innovation locaux.
Par ailleurs, ce que nous apprennent aussi les écoles étudiées, c’est la nécessité de réfléchir collectivement à l’expression de la réussite visée chez les élèves. Au Québec, la mission de l’école est d’instruire, de socialiser et de qualifier. Cette triple mission implique un travail de fond et de concertation sur l’articulation de cette mission à travers d’abord l’enseignement des disciplines. Mais il y a plus, cela exige aussi d’échanger – et de revoir – la représentation que l’on a des apprentissages visés dans chacune des disciplines ainsi que sur la façon dont le numérique médiatise ou peut médiatiser les activités propres à chaque discipline, activités qui évoluent elles-mêmes avec le temps grâce aux avancées technologiques, et aux façons d’évaluer les apprentissages des élèves (nouvel alignement requis).
Ainsi, le recours au numérique pour examiner les phénomènes sociaux ou résoudre des problèmes va bien au-delà d’un argument motivationnel et d’une recherche d’informations facilitée. S’entrouvrent de multiples fenêtres dont les brises ou vents forts devraient faire voguer, par exemple, vers l’apprentissage de la sélection d’informations crédibles, la mise en relation d’éléments variés, alors que, ce faisant, on peut aussi prendre conscience qu’il faut finalement en exclure certains, voire en inclure d’autres qui permettent de mieux comprendre la notion ou la situation à l’étude. Il s’agira aussi de reconnaître que l’exercice du jugement critique ne se fait pas que dans une tâche nommée de « compréhension de lecture », mais dès lors qu’on accède aux informations avec lesquelles nous sommes quotidiennement en contact.
En somme, si les indicateurs instantanés indiquent des mouvements qui peuvent sembler périodiques (des flux suivis de reflux), l’avenir n’est pas écrit. Il convient de documenter et d’analyser finement ce qui se passe, de proposer localement des solutions à faible portée, tout en gardant confiance dans la capacité du milieu à les déployer davantage de façon progressive. Pour cela, des solutions éprouvées existent : celles de la recherche-action, de la recherche de conception, de l’expérimentation de devis, selon les appellations en vigueur. L’enjeu réside bien dans le développement de l’agentivité des acteurs et dans le développement pérenne de forums d’échange pluridisciplinaires et pluriculturels, afin de consolider des réseaux de communautés plurielles ayant intérêt à échanger afin de former des collectifs hybrides durables (Baron, Fluckiger, 2021).