Faire vivre la laïcité : développer l’esprit critique sur les faits religieux

DOI : 10.35562/diversite.3076

Abstracts

Enquête est une association créée en 2010 et agréée par l’Éducation nationale. Par les outils et formations qu’elle propose, elle vise à développer chez les élèves l’esprit critique sur les faits religieux afin de faire vivre concrètement la laïcité. Ils développent un rapport réfléchi au religieux, en distinguant le champ du savoir de celui de la croyance, en prenant conscience tant de la pluralité des convictions (religieuses, athée, agnostique) que de la diversité interne à chaque religion (différentes façons de croire et de pratiquer) et ils perçoivent l’utilité de la laïcité, en l’abordant par les libertés qu’elle garantit (avoir ou non une religion, croire et pratiquer à sa manière, changer de conviction) et non comme une série d’interdictions. Dans cet article, nous revenons sur les analyses qui ont guidé la création d’Enquête et le développement d’outils, notamment de L’Arbre à défis, conçu pour enseigner les faits religieux au cycle 3 au travers des disciplines (français, enseignement moral et civique, histoire-géographie, etc.). Dans un deuxième temps, nous présentons la pédagogie à l’œuvre, en particulier comment les enseignants peuvent investir leur neutralité, ainsi que l’impact de cette pédagogie sur les élèves.

Enquête is a non-governmental organization created in 2010 and accredited by the Ministry of Education. Through its tools and training, it aims at developing critical faculties on religious facts among pupils in order to bring concretely laïcité to life. They develop a thoughtful relationship with religion, distinguishing between the field of knowledge and that of beliefs, becoming aware both of convictions’ plurality (religious, atheist, agnostic) and of each religion’s internal diversity (different ways of believing and practicing) ; finally, they perceive the usefulness of laïcité, by approaching it through the freedoms it guarantees (having a religion or not, believing and practicing in one’s own way, changing one’s conviction) and not as a series of prohibitions. In this article, we introduce analyses that guided the creation of Enquête and the development of educational tools, in particular L’Arbre à défis- designed to teach religious facts in cycle 3 through various disciplines (French, moral and civic education, history and geography, etc.). We also present the pedagogy at work, in particular how teachers can usefully invest neutrality, as well as the impact of this pedagogy on pupils.

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Créée en 2010, l’association Enquête cherche à accompagner les enseignants dans la mise en œuvre de l’enseignement des faits religieux tel que préconisé dans le rapport Debray1, et inscrit aux programmes de l’Éducation nationale comme enseignement transversal dans le socle de connaissances et de compétences. Elle souhaite permettre aux élèves de développer leur esprit critique sur les faits religieux afin de faire vivre concrètement la laïcité. C’est pourquoi Enquête poursuit trois objectifs spécifiques : apaiser les éventuelles tensions en faisant exister des espaces où les élèves parlent de ces sujets sensibles, hors des temps de crise, et pas uniquement via les problèmes ; développer, chez eux, un rapport réfléchi au religieux, en leur permettant de faire la distinction entre le champ du savoir et celui de la croyance, et de prendre conscience tant de la pluralité des convictions (religieuses, athée, agnostique) que de la diversité interne à chaque religion (différentes façons de croire et de pratiquer) ; susciter l’attachement à la laïcité, en l’abordant par les libertés qu’elle garantit (avoir ou non une religion, croire et pratiquer à sa manière, changer de conviction) et non comme une série d’interdictions, mettant ainsi en évidence son utilité au niveau individuel comme collectif.

Pour ce faire, elle développe notamment de la formation à destination des enseignants et de leurs formateurs et des outils à destination des élèves, dont L’Arbre à défis2, spécifiquement pour le cycle 3. Paru en 2012, celui-ci a connu des améliorations successives : publication de guides pédagogiques, puis d’une seconde édition en 2020. Il se diffuse par étapes. En 2013 ont lieu les premières présentations du jeu : journée d’étude organisée le 9 décembre, animation pédagogique organisée par Réseau Canopé. L’année suivante, l’association intervient dans la formation initiale des étudiants de l’ESPE (École supérieure du professorat et de l’éducation) de Paris et en 2016-2018, se met en place une formation des enseignants à l’échelle d’une circonscription. L’association est depuis lors régulièrement sollicitée par des inspecteurs, conseillers pédagogiques ou coordonnateurs REP (réseau d’éducation prioritaire), ayant connu l’association par des collègues. En 2020 a lieu une formation académique de conseillers pédagogiques, et d’autres sont en projet en 2022-2023.

Constat et objectifs

L’association travaille à partir de constats qu’elle faisait déjà à sa création et qui se sont peu à peu affinés. Ainsi, il ressort en premier lieu que les élèves (du cycle 3 comme du secondaire) associent d’abord la laïcité à sa dimension réglementaire la plus immédiatement perceptible : l’interdiction qui leur est faite de porter des signes religieux ostensibles à l’école. En outre, celle-ci est souvent étendue par eux à une interdiction de parler des religions, a minima à l’école, voire de manière générale – suivant l’idée que la religion devrait rester à la maison. La laïcité est également perçue comme « le respect des religions »3 ou comme un principe d’égalité entre les personnes de toutes religions, omettant souvent celles qui n’en ont pas. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de la mise en avant de la notion d’interdit ou de celle de respect, la religion se trouve exclue du champ de la réflexion et de la discussion commune, et devient, paradoxalement, en raison de ce que les élèves nomment laïcité, une chasse gardée auquel l’apport de connaissances, la distanciation, l’esprit critique, ne pourraient pas s’appliquer. Les élèves perçoivent rarement la laïcité au travers de ce qu’elle apporte en termes de liberté, de liberté individuelle comme de liberté collective de prendre des décisions démocratiquement, qui ne sont pas dictées par les convictions de certains. Il est également fréquent que la laïcité soit perçue très abstraitement. Un élève affirme par exemple que la laïcité est une « valeur de la République ». Interrogé sur le sens de cette expression compliquée, il reste coi tandis qu’un camarade évoque la liberté, étonné à son tour de la question qui lui est retournée : « liberté de faire quoi ? ».

Pour que l’école soit réellement le lieu où les élèves soient sensibilisés à leur liberté de conscience et en mesure de ne pas imposer aux autres leurs manières de penser et de faire – ou celles de leur famille ou de leur milieu –, il s’agit non seulement qu’ils s’approprient l’histoire de la laïcité et le droit, mais aussi qu’ils touchent du doigt la réalité de cette liberté – ses déclinaisons concrètes, pour eux et dans leurs interactions avec les autres –, ce que permet l’enseignement des faits religieux. Ce dernier n’a pas pour objectif de développer une culture générale exhaustive sur les religions, mais bien d’incarner la liberté de conscience dans le domaine du croire, et ce sur deux plans : la pluralité des convictions (avoir ou non une religion, et laquelle, être athée, agnostique, etc.) et la diversité interne à chaque religion (croire et pratiquer une religion de différentes manières selon les interprétations des croyants). La distinction entre le domaine du savoir et celui du croire, défini comme celui du non-vérifiable et de la multiplicité des points de vue, est le socle de cet enseignement4. Enseigner les faits religieux de cette manière est à même de susciter l’attachement à la laïcité en donnant de l’épaisseur à la liberté de conscience : celle-ci recouvre alors non seulement la liberté d’avoir ou non une religion, mais aussi de se faire un avis, d’en changer, de l’exprimer, le cas échéant de croire et pratiquer de différentes manières.

Un deuxième constat est l’étrangeté que les élèves éprouvent à l’égard des convictions qu’ils ne connaissent pas, tant dans les écoles où se côtoient des élèves de différentes convictions que dans celles où dominent largement une ou deux convictions. Ainsi, le fait d’être athée peut apparaître comme très étrange à certains élèves ; être juif, hindouiste ou bouddhiste peut être considéré comme une réalité étrangère à la France, alors que les personnes de ces convictions représentent chacune 1 % environ de la population française et que la présence juive est plurimillénaire ; de même, le fait d’être musulman peut renvoyer en premier lieu pour certains aux attentats. Pour nombre d’élèves, il y a des personnes croyantes et non croyantes, constituant deux blocs antagonistes. Il s’agit donc avec eux de mettre en relief un réel bien plus complexe : faire place à l’athéisme mais aussi à l’agnosticisme, comprendre que certaines personnes sont tout à fait indifférentes à la question de l’existence d’un dieu, faire la distinction entre ne pas avoir de religion et être athée. Aborder un éventail de croyances religieuses permet de situer la croyance en un dieu qui a créé le monde et les humains, à l’instar du dieu des religions juive, chrétienne et musulmane comme une croyance parmi d’autres. Il ne s’agit aucunement d’être exhaustif, mais de mettre en lumière la réalité de la liberté de conscience par la multiplicité des convictions.

Le troisième constat est le contraste entre la reconnaissance par les élèves du droit d’être de telle ou telle conviction sans être contraint par qui que ce soit, et le fait que certains parmi eux se sentent légitimes à exercer un droit de regard sur la manière dont des camarades de la même religion conçoivent leur religion et la pratiquent. Les enseignants sont régulièrement amenés à prendre en charge des propos normatifs d’élèves : « ne mange pas ça », « si tu es chrétien, tu dois aller à la messe le dimanche ». Un élève fait ainsi part en classe de son ennui à l’idée de parler de laïcité, puisque lui-même n’a aucun problème avec le fait que certains camarades soient d’une autre religion que lui ou athée. Puis il confie que dans l’établissement, certains sont de « faux musulmans » puisqu’ils ne prient pas cinq fois par jour. D’autres élèves présentent comme une évidence qu’ils n’essaient pas de faire changer d’avis quelqu’un qui n’est pas de leur religion, contrairement à un camarade de la même religion qu’ils considèrent comme « éloigné du bon chemin ». Cela est lié à leur ignorance de l’existence d’une diversité à l’intérieur de chaque religion, qu’ils en aient une ou non.

L’apprentissage de la diversité interne à chaque religion est tout aussi important que celui de la pluralité des convictions, mais pourtant plus ardu. Distinguer savoir et croire est fondamental dans les deux cas. Il s’agit d’installer le même raisonnement chez les élèves concernant la pluralité des convictions et la diversité interne : comme personne ne peut vérifier qu’il existe un dieu, plusieurs, ou aucun, il est aussi impossible de vérifier une interprétation des textes religieux. Il existe une diversité de manière de les comprendre, de croire et de pratiquer au sein d’une même religion. Dans les deux cas, il revient à chacun de se faire son avis. Cette manière de parler du religieux est à distinguer du principe moral de tolérance, et du « chacun fait ce qu’il veut de toute façon » qu’énoncent certains élèves. Ce propos montre qu’ils acceptent le fait que chacun soit libre de faire ses propres choix. Toutefois, il n’est pas porteur de l’idée, qu’il nous semble essentielle de travailler, selon laquelle il existe différentes manières de croire et de pratiquer au sein d’une religion puisqu’il n’existe pas une norme unique connaissable – que certains suivraient et dont d’autres s’écarteraient. Développer l’esprit critique sur les faits religieux, c’est montrer qu’il n’existe pas une norme unique que l’on peut « connaître », c’est faire une place majeure à la diversité des interprétations, et ainsi questionner cette rhétorique de la « connaissance » souvent utilisée par des prédicateurs, notamment en ligne, particulièrement écoutés par des adolescents5 et à laquelle ils sont sensibles. Il s’agit d’habituer les élèves au fait que ce n’est pas « la religion » qui pense et parle, ce sont des personnes qui interprètent leur religion et elles sont parfois en désaccord. Quand les élèves intègrent intellectuellement l’idée qu’il est tout autant impossible de vérifier s’il existe un dieu ou non, que de vérifier si la manière dont on comprend sa religion, ses croyances, ses pratiques, est la vraie, la bonne ; ils ne pensent plus qu’elle est la seule et ils ont a minima fait leur l’idée qu’ils ne peuvent justifier intellectuellement de vouloir l’imposer aux autres.

Enfin, le dernier constat est que pour mener ce travail d’éducation à la laïcité par l’enseignement des faits religieux, il est indispensable d’apaiser les tensions suscitées par ce sujet. Il ne peut être abordé uniquement lors de situations dramatiques liées à l’actualité ou à des problèmes de climat scolaire. De fait, les élèves amènent souvent ce sujet à l’école, que ce soit parce qu’il a une place importante dans leur famille ou parce que c’est un sujet qui intrigue nombre d’enfants (comme d’adultes) et qui a une place polémique dans l’actualité. L’enseignement des faits religieux, avec son objectif d’éducation à la laïcité, peut être le cadre circonscrit dans lequel ce sujet trouve sa juste place à l’école. Il s’agit de transmettre aux élèves des connaissances et notamment du vocabulaire afin de pouvoir penser le sujet. En outre, il est nécessaire de poser un cadre particulièrement rassurant dans lequel les élèves se sentent en confiance pour s’engager dans un travail en profondeur d’éducation à la laïcité qui implique une distanciation avec ses propres convictions.

Le travail sur les notions de savoir et croire est un cadre rassurant puisqu’il permet de définir ce qu’est une croyance, non pas en opposant savoir et croire ou négativement, en renvoyant la croyance à l’absence de savoir, mais en explicitant les démarches qui sont propres à chacun de ces deux champs. Le savoir se caractérise par l’observation, l’expérimentation scientifique, le croisement de sources fiables. On peut donc, en théorie du moins, tous juger du sérieux de la démarche qui affirme aboutir à un savoir, le vérifier et le partager. Les croyances reposent sur d’autres démarches : des interprétations, des intuitions, des sentiments, la confiance accordée à telle ou telle personne, qui déterminent l’existence d’avis divergents. En outre, la croyance religieuse est abordée parmi d’autres croyances : ce qui se trouve dans une pièce dans laquelle on ne peut pas entrer, un passé pour lequel on dispose de peu ou pas de traces, les sentiments d’une personne, tous trois inaccessibles. Il s’agit d’exclure l’idée que l’on peut savoir s’il existe un ou des dieux et de clarifier le fait qu’identifier des croyances comme telles ne consiste pas à dire qu’elles sont fausses, mais précisément qu’elles sont invérifiables, et c’est le cas tant d’une croyance religieuse que de l’athéisme. Les élèves passent ainsi d’affirmations telles que « on le sait tous que Dieu existe, sinon on ne serait pas là » ou bien « c’est sûr que Dieu n’existe pas, on ne l’a jamais vu », à la possibilité de faire état d’une pluralité de points de vue : « moi je crois en Dieu, mais il y en a qui pensent que le monde s’est fait tout seul, c’est la nature, c’est comme ça, c’est par hasard »6.

Certains élèves croyants perçoivent l’institution scolaire comme préconisatrice sur le plan des croyances, du fait de la transmission de connaissances scientifiques qu’ils associent à tort à l’athéisme telles les théories du Big Bang et de l’évolution. Pour certains, en effet, celles-ci affirment que l’univers et les humains existent par hasard, ce qu’ils expriment par des phrases comme : « moi je crois en Dieu, mais il y en qui croient au Big Bang » ou « ils disent que l’homme descend du singe, mais moi j’y crois pas ». Lever les réserves de ces élèves passe par le fait de clarifier ce que fait la science. Celle-ci cherche à répondre aux questions de l’ordre du « comment » : « comment le monde s’est formé ? », « comment les humains sont apparus sur Terre ? » ; elle ne répond pas aux questions de l’ordre du « pourquoi » : « pourquoi le monde existe-t-il ? La vie des humains a-t-elle un sens ? », parce qu’il s’agit de choses invérifiables. Les élèves dépassent alors l’idée reçue d’une nécessaire opposition entre science et religion. La distinction entre comment et pourquoi devient particulièrement parlante pour les élèves quand est évoquée la pluralité des convictions des scientifiques eux-mêmes. Les chercheurs qui travaillent sur ces théories ont des avis divergents sur le « pourquoi » : certains sont croyants, d’autres athées ou agnostiques. Clarifier qu’aucun scientifique n’avancerait l’idée que la science est en mesure de vérifier l’existence d’un dieu est nécessaire et utile pour les élèves. Pour certains élèves, qui ont des croyances contredites par la science, comme la croyance selon laquelle tous les humains descendent d’un même couple, Adam et Ève, il s’agit de porter à leur connaissance la diversité interne propre à leur religion, le fait que nombre de croyants ne partagent pas leur croyance, car ils interprètent les textes religieux de manière différente. Ainsi, le récit sur Adam et Ève, parents de l’humanité, signifie selon eux que Dieu demande aux humains de se considérer comme des frères et sœurs et ne constitue pas une description de l’origine des humains.

Les enseignants, une fois qu’ils ont mis en place la pédagogie proposée par l’association, ne redoutent plus les réactions des parents liées au « conflit de loyauté » que pourrait provoquer cet enseignement chez les élèves. Si cet enseignement vise en effet à développer l’esprit critique des élèves, le cadre structurant posé par la distinction entre savoir et croire rend manifeste aux yeux des élèves que l’enseignant n’a pas pour objectif de les faire changer de conviction, de leur démontrer que la religion n’a pas de valeur au regard de la science, ou de leur expliquer comment croire ou pratiquer. Apprendre aux élèves à distinguer savoir et croire est une manière pour les enseignants d’investir leur obligation de neutralité en matière de conviction et leur permet de trouver un positionnement sécurisant pour aborder avec leur légitimité d’enseignant les faits religieux et la laïcité.

La pédagogie : le jeu et la neutralité active

L’Arbre à défis et la pédagogie associée mobilisent deux médiations : celle du jeu, qui offre légèreté, concentration et enthousiasme, et celle du travail sur la langue, qui procure aux élèves le sentiment d’être en terrain connu. Ce dernier est essentiel dans le jeu puisque l’enseignement des faits religieux est transversal : il s’inscrit en enseignement moral et civique (EMC), puisqu’il vise l’éducation à la laïcité, mais doit aussi permettre d’acquérir d’autres compétences et connaissances. Les défis qui constituent la trame du jeu sont utilisés pour le travail sur la langue en français. Travailler sur l’athéisme se fait par exemple via un défi dit de la « Bonne définition », proche du jeu du dictionnaire, portant sur le mot athée, et un travail sur l’étymologie. Ce dispositif permet de travailler sur les représentations des élèves : « pourquoi cette définition n’est-elle pas juste d’après vous ? Une personne athée est-elle forcément contre les religions ? ». Les défis sont le préalable facilitant une discussion de synthèse qui permet de poursuivre les objectifs pédagogiques précisément définis pour chaque séance de jeu.

Le guide pédagogique du jeu propose une progression. Celle-ci s’ouvre par un atelier philosophique visant à permettre aux élèves, par la maïeutique, de formuler par eux-mêmes les démarches propres au savoir et à la croyance, puis de réfléchir avec ces outils conceptuels qu’ils ont forgés à la question délicate des convictions, religieuses ou athée. La progression est constituée de deux parties. La première présente la laïcité comme cadre qui permet d’avoir des convictions différentes et de choisir sa conviction quelles que soient ses origines culturelles et géographiques et sa nationalité. Elle se termine par le cadre juridique de la laïcité, son histoire et la laïcité scolaire. La seconde est consacrée à l’approfondissement des objectifs pédagogiques les plus délicats : la clarification du rapport entre connaissances scientifiques et historiques et croyances religieuses, et la diversité interne à chaque religion, illustrée concrètement par des pratiques alimentaires et des fêtes.

Les connaissances des faits religieux fournies par les textes explicatifs présents sur les cartes des défis sont choisies pour illustrer, à hauteur d’enfants, les objectifs pédagogiques poursuivis. Par exemple, quand une carte évoque une pratique, le texte explicatif met en lumière la diversité d’interprétations et de façons de pratiquer, et précise que la laïcité garantit ce droit de pratiquer à sa manière. L’enseignant n’a pas à être un expert disposant de connaissances encyclopédiques, car les élèves n’ont pas vocation à devenir des spécialistes des faits religieux. En revanche, il s’appuie sur deux gestes professionnels : une attention à la manière de parler des faits religieux, principalement en veillant à distinguer savoirs et croyances, et une maïeutique, soit des questions parfois délibérément naïves de l’enseignant. C’est ce que nous nommons une neutralité active, dans le sens où elle permet à l’enseignant à la fois de respecter son devoir de neutralité, et de véhiculer un rapport réfléchi aux faits religieux.

Points de vigilance et maïeutique

Quelques réflexes et points de vigilance en matière de langage sont essentiels pour l’enseignant. Lorsqu’il parle de croyances, il veille à le signaler, ce qui apprend aux élèves à identifier ce qui relève des croyances. Il utilise les expressions telles que « selon les croyances juives ». Quand il évoque des récits religieux, il emploie le présent de narration, le temps le plus à même de ne pas susciter de confusions avec le récit historique : « dans les récits musulmans, un ange délivre des messages de Dieu à Mohammed » (et non des temps du passé ou le conditionnel)7.

Il n’utilise pas un vocabulaire prescriptif comme « dans le christianisme, il est interdit de… », mais un vocabulaire descriptif pour mettre ainsi au centre les personnes de telle ou telle religion et leurs différentes manières de croire et pratiquer, et non les prescriptions de telle ou telle religion comme si elles constituaient des normes uniques et intemporelles. Pour mettre en évidence la diversité, l’enseignant utilise des expressions comme « certains chrétiens…, d’autres…, d’autres encore… ». L’idée, encore une fois, n’est pas d’être expert. Ainsi, si un élève dit : « dans ma religion, on fait… », l’enseignant pourra dire : « ah, donc tu connais des personnes qui font ci. Sans doute d’autres font autrement ». Nul besoin ni de connaître la pratique qu’a évoquée l’élève, ni de connaître la pratique qui différerait : suffisamment d’exemples de la diversité des pratiques sont présents sur les cartes du jeu.

Il s’agit aussi d’être attentif à ne pas employer des expressions internes à une religion qui charrient avec elles des croyances ou des normes et prescriptions. Par exemple, l’enseignant n’utilise pas l’expression « le Prophète », mais « Mohammed, le dernier prophète selon les croyances musulmanes », ni « les cinq piliers de l’islam », une expression interne au sunnisme qui désigne cinq prescriptions fondamentales dans cette branche de l’islam, mais « des pratiques importantes pour de nombreux musulmans ». Enfin, il ne formule pas de jugements de valeur, issus de ses propres convictions ou représentations : « certaines personnes vont à la synagogue seulement une fois par an ».

Le second pan de la neutralité active est la maïeutique. L’enseignant conduit les élèves à prendre conscience par eux-mêmes de la distinction entre savoir et croire, de la pluralité des convictions et la diversité interne, de la liberté de conscience. Par exemple, si un élève dit : « c’est sûr que Dieu a créé le monde », l’enseignant répond par des questions : « est-ce quelque chose que l’on peut vérifier ? Tout le monde pense la même chose à ce sujet ? Toi, tu trouves que c’est logique et d’après toi, quelle est la logique de ceux qui ne croient pas qu’il y a un dieu ou des dieux ? ».

L’impact sur les élèves

L’impact d’une telle pédagogie sur les élèves se mesure à la fois sur le temps d’une séance, au cours de laquelle les élèves s’ouvrent à une compréhension nouvelle des faits religieux, et déconstruisent des stéréotypes et préjugés, et sur celui de la progression, qui permet d’observer que l’esprit critique sur les faits religieux s’installe chez les élèves, par leur manière de parler et les questions qu’ils se posent.

La séance « Savoir et croire » permet souvent aux élèves de comprendre, avec intelligence et sensibilité, que leur croyance ne relève pas d’un savoir. Un élève a très bien exprimé la chose en la formulant ainsi : « ça me fait un pincement au cœur, mais on ne peut pas prouver sa religion ». Les élèves tentent de formuler des convictions éloignées des leurs : « il y a des personnes qui pensent que le monde, c’est comme les dominos, il y a un premier domino, qui pousse un autre domino, puis un autre, puis un autre, et à la fin, il y a l’univers ». Lors de la séance sur la pluralité des convictions, un élève dit d’un ton qui se veut irrité : « mais comment on peut être athée ! ». Sa voisine, prise dans la dynamique de la séance, prend son exclamation pour une interrogation – ce qu’elle était peut-être – et met sa tête entre les poings pour réfléchir à haute voix : « Comment on peut être athée ? Hmm… peut-être à cause des guerres de religion… ou parce que nos parents sont athées ». L’enseignante lui demande : « Et qu’est ce qui fait qu’on a une religion ? ». « C’est pareil », dit-elle, « mais il y a aussi des gens qui se convertissent à une religion et d’autres qui quittent leur religion, comme mon oncle ». Ce jour-là, ces deux élèves ont permis par leur questionnement et réflexion, voire leur provocation, de mettre au centre des échanges une réalité relativement absente de l’environnement de nombre d’élèves, l’athéisme, et d’aborder avec des enfants la question délicate de la liberté de conscience, sans que ce soit l’enseignant qui mette directement en avant ces notions.

Sur le temps de cette progression en douze heures, le plus souvent mis en place sur deux périodes à un rythme hebdomadaire, les élèves font également preuve de curiosité à l’égard des autres convictions. Certains, après avoir exprimé des stéréotypes sur l’hindouisme et le bouddhisme, ont envie d’en apprendre plus. Lors d’un bilan, quelques enfants ont par exemple écrit avoir aimé apprendre des choses parce qu’auparavant « on entendait tout le temps “juif”, mais on ne se savait pas ce que c’était ». Ils avaient été étonnés d’apprendre que le judaïsme était une religion monothéiste, ainsi que les liens, sur le plan des croyances et des pratiques, entre judaïsme, christianisme et islam. Ce qui était auparavant étranger, voire objet de moquerie, d’inquiétude ou de rejet, devient un objet de connaissances. Peu à peu, les enseignants constatent aussi qu’ils n’entendent plus dans les couloirs ou dans la cour : « c’est interdit de… », car l’intérêt s’est déplacé de la norme prescriptive à une curiosité pour la compréhension des pratiques dont ils ont intégré qu’elles ne concernent pas tous les membres d’une religion : « pourquoi il y a des chrétiens qui jeûnent à carême ? ». Les élèves n’énoncent plus des croyances brutes, mais des connaissances sur les croyances. Par exemple, l’enseignant qui entendait au début de la progression lorsque sont évoquées les principales croyances chrétiennes : « Jésus, c’est le Seigneur et il sauve les hommes », entend lors de la séance finale sur les fêtes : « à Noël, les chrétiens fêtent la naissance de Jésus, parce qu’ils croient qu’il sauve les humains ». Les élèves ne disent plus « nous, on… » ou « dans ma religion, on… ». Ils parlent des convictions sur le mode objectif des connaissances, ou de manière individuelle : « dans ma famille, on… », ou « moi, je crois que… » en ayant conscience que tous dans la classe ne partagent pas la même conviction et sans se faire le porte-parole d’un groupe religieux, dont ils ont intégré la diversité.

L’ambition de l’association est de contribuer à ce que l’éducation à la laïcité par l’enseignement des faits religieux, initié par le rapport Debray, intègre de manière durable les pratiques enseignantes, afin que les élèves de fin de primaire aient tous la possibilité d’apprendre à parler des faits religieux de manière sereine et réfléchie. À cet effet, elle a opté d’emblée pour une transmission de son expérience aux acteurs de l’Éducation nationale, et non pour le déploiement d’interventions directes auprès des élèves. Après avoir principalement été au contact des enfants au cours des années suivant sa création, elle forme et accompagne les enseignants. La tâche à laquelle elle s’attelle à présent est de partager cette expérience de formation des enseignants avec les personnels en charge de celle-ci au sein de l’institution dans deux académies, avec l’ambition de construire, avec ces conseillers pédagogiques et inspecteurs, des modules pertinents qui puissent être largement proposés sur le territoire.

Notes

1 Ce rapport, intitulé L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, a été remis par Régis Debray en 2002. Il est disponible à ce lien : https://www.vie-publique.fr/rapport/25911-lenseignement-du-fait-religieux-dans-lecole-laique Return to text

2 Une présentation de L’Arbre à défis, le guide pédagogique du jeu et des séances complémentaires sont disponibles ici : https://www.enquete.asso.fr/notre-action/les-outils/principaux/larbre-a-defis/ Return to text

3 L’ensemble des citations de propos d’élèves est issu de comptes rendus de séances internes de l’association Enquête. Certains sont publiés sur le site de l’association, par exemple une chronique de la séance inaugurale du jeu portant sur la distinction entre savoir et croire : https://www.enquete.asso.fr/lucien-reflechit/. Des extraits de séances en classe filmées sont également disponibles sur le site de l’association : https://www.enquete.asso.fr/notre-action/les-outils/principaux/larbre-a-defis/ et sur le site EtreProf : https://etreprof.fr/education-laicite/enseignement-des-faits-religieux Return to text

4 Il s’agit de la distinction classique kantienne de La critique de la raison pure (1781) qui définit les objets inconnaissables. Elle permet de mettre en avant la multiplicité des croyances possibles sur ces objets et la possibilité de ne pas en avoir – la position agnostique. Return to text

5 Voir SAUTREUIL, Pierre (2022). « Sur TikTok, la nouvelle vague des influenceurs musulmans ». La Croix, et par exemple, sur YouTube et TikTok, les vidéos très regardées de Rachid Eljay. Return to text

6 Voir la carte mentale élaborée avec une classe de CM1 lors d’une séance « Savoir et croire » : https://www.enquete.asso.fr/la-naissance-dune-carte-mentale/ Return to text

7 Le conditionnel pouvant sous-entendre que l’énoncé qu’il contient « resterait à prouver » et ce faisant brouiller la distinction entre les champs distincts du savoir et du croire. Return to text

References

Electronic reference

Association Enquête, « Faire vivre la laïcité : développer l’esprit critique sur les faits religieux », Diversité [Online], 201 | 2022, Online since 04 janvier 2023, connection on 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=3076

Author

Association Enquête

Orla Eady ; Anaël Honigmann ; Lola Petit ; Tasnime Pen Point ; Marine Quenin et Marion Renault.

Copyright

CC BY-SA