« On ne peut pas grandir intellectuellement quand on meurt de faim ! »

DOI : 10.35562/diversite.3183

Editor's notes

Entretien réalisé par Michel Didier (conseiller-expert à la direction déléguée à la politique de la ville, Agence nationale de la cohésion des territoires) et Régis Guyon en mars 2022.

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Régis Guyon : Avant d’aborder votre action et vos projets, je voudrais que vous nous retraciez votre parcours et vos liens avec la banlieue : que vous évoque le mot « banlieue » ?

Rachid Santaki : Je suis né d’un père marocain et d’une mère française qui viennent d’un milieu modeste. Mon père était magasinier, ma mère caissière. J’ai grandi à Saint-Ouen et, rapidement, j’ai été confronté à des problèmes familiaux. Cette implosion de la cellule familiale m’a perturbé dans ma scolarité, j’ai connu des difficultés scolaires avec beaucoup de redoublements et j’ai tout arrêté après avoir échoué à l’épreuve du bac. J’avais pourtant un rêve, car je souhaitais devenir dessinateur et scénariste. J’ai donc pris le monde du travail en faisant des petits boulots, dont de la logistique au sein de la Délégation interministérielle à la ville. De fil en aiguille, j’ai repris des activités d’éducateur sportif et j’ai également monté des projets : une revue gratuite sur la culture hip-hop, j’ai publié plusieurs ouvrages dont des polars, et enfin, j’ai tiré le fil de l’écriture en organisant des dictées, des interventions en milieux carcéraux, établissements scolaires.

Le mot « banlieue » me fait penser à ma jeunesse, car je suis né en Seine-Saint-Denis et je considère m’y être construit. Ce terme était une manière de dire que je venais d’un coin qui était atypique, intense, voire « chaud », et il était aussi une forme d’identité. Le terme « banlieue », comme « cité » d’ailleurs, est une sorte d’étiquette positive quand on est jeune, car on le voit comme une partie de nous ; mais en grandissant, on prend conscience que ce sentiment d’identité peut aussi être une forme de repli. Aujourd’hui, je trouve ce terme trop large, trop générique, et porteur d’un trop-plein d’expériences : celles des blocs, celles des nombreuses cultures qui y vivent, celles des problèmes sociaux, celles de la débrouille et celles de nombreuses personnes qui y ont vécu intra-muros avant de faire rayonner leur expérience au-delà de cet environnement. Mais au-delà de cette représentation, la cité, c’est quelque chose de plus large, c’est la ville, c’est la vie.

RG : C’est aussi un espace jeune, où la jeunesse compte. Que pensez-vous aujourd’hui de cette jeunesse, de ses difficultés, du regard qu’on porte sur elle et des représentations dont elle est l’objet ?

RS : La jeunesse des années 1980, 1990, 2000 et d’aujourd’hui a toujours une représentation assez négative. Elle est souvent dans un traitement médiatique sensationnel et cela l’impacte fortement. Ce traitement l’enferme et empêche de créer quelque chose de différent. Des projets, comme ceux que j’essaie de développer avec les jeunes et pour eux, sont là pour valoriser leurs savoir-faire, leurs capacités à se mobiliser et à créer. On ne peut pas dire qu’il n’existe pas réellement d’égalité « des chances » dans les trajectoires de chacun, mais tous les publics n’ont pas les mêmes ressources. Certains ont besoin d’être accompagnés et sécurisés dans leur parcours, d’autres ont besoin d’un coup de pouce, mais il existe des dispositifs qui permettent l’accès à des études supérieures, à un emploi. Je côtoie beaucoup de jeunes, dans des contextes différents. Certains sont scolarisés, d’autres sont en détention, d’autres encore sont engagés. On a d’abord une jeunesse très diversifiée, avec des parcours compliqués, et des jeunes qui n’ont pas tous les mêmes ressources intellectuelles. J’aime beaucoup les côtoyer pour percevoir leur vision du monde, qui se réduit souvent, il faut bien le dire, à l’idée de devenir riche. Pour eux, bien souvent, la liberté passe par l’argent et l’abondance. Cela en dit beaucoup sur notre société et ce qu’elle met en avant en général, de la facilité à accéder à une opulence qui ne concerne que très peu de personnes… D’un autre côté, cette obsession de l’argent, presque paradoxale par rapport à la grande précarité dans laquelle ils vivent : or, on ne peut pas grandir intellectuellement quand on meurt de faim !

RG : Ces jeunes n’ont-ils pas aussi une soif de reconnaissance ?

RS : Je réalise que c’est toujours la même chose, on court souvent, tous, après la reconnaissance – et parfois de manière trop superficielle. Dans un premier temps, cette reconnaissance se traduit pour eux par l’accès à une forme d’ascension sociale. Les jeunes rêvent de s’en sortir. Mais en même temps, ils sont dans une époque de l’immédiateté, du « tout, tout de suite ». Cette fulgurance est une qualité, mais aussi un défaut. Or il est préférable de laisser le temps au temps et d’apprendre aussi à faire les choses de manière constructive, avec méthode, sans brûler les étapes. Le côté « tout, tout de suite » doit être un moyen, une impulsion qu’il faut réussir à canaliser, à pérenniser et c’est bien là toute la difficulté.

Ces jeunes s’adaptent très bien à l’époque, ont leur caractère et ils sont le reflet de notre société. Ils sont connectés, vont de fait parfois trop vite et se nourrissent de tout ce qu’ils rencontrent. On est avec un public qui va très vite, qui fait tout très vite et qui réalise, quand il mûrit, que cette recherche, cette course à la reconnaissance est une quête d’amour, ou que son engagement, c’est aussi une projection vers l’avant et vers les autres, une recherche politique. On ne peut pas construire sans s’engager, sans donner de soi, que ce soit dans des projets à notre profit ou d’intérêt général ; l’engagement, c’est donner et avoir une certaine confiance, on donne, on apprendra, on grandira et surtout on avancera.

Les jeunes des banlieues sont fascinants, car ils ont leurs codes, leurs références, ils ont cette fulgurance et cette fragilité. J’aime beaucoup accompagner les jeunes les plus écorchés, car ils ont une épaisseur, une maturité et une expérience forte de la vie, alors qu’ils sortent à peine de l’adolescence, et pour les aider à mettre des mots sur ce qu’ils recherchent. Je les trouve attachants, même s’ils font pas mal de raccourcis, et je leur dis souvent : la vie ne se résume pas en trois clics… J’ai par exemple eu l’occasion d’intervenir avec la dictée auprès de jeunes et de mettre des mots sur leur émotion : pour eux, le fait de faire des fautes est une honte, une faute morale, alors je leur dis que ce n’est pas le cas et de retourner cela en un point de blocage identifié qu’on peut estomper.

Michel Didier : Depuis 2013, vous animez une forme d’intervention originale en banlieue avec les « dictées géantes ». En quoi consistent-elles ? Quels étaient les objectifs de cette initiative ?

RS : J’anime effectivement une dictée qui a pris une dimension incroyable. La Dictée géante est née sous un format très limité, qui s’appelait « La dictée des cités ». J’avais été invité par Olivier Klein pour lire une dictée à Clichy-sous-Bois et, quelques mois plus tard, j’ai créé une première mouture de cette « dictée » avec un acteur associatif. L’objectif était de démontrer qu’on s’intéressait à la littérature et ses classiques dans les quartiers, ou les cités, et de créer un engouement autour de la dictée, d’en faire un temps accessible à tous les publics. Une sorte d’antithèse des Dicos d’or de Bernard Pivot (organisés sous forme de championnats – de France, puis « du monde » – d’orthographe, de 1985 à 2005 [N.d.R.]). Le succès a été immédiat, mais il a aussi rapidement rencontré ses limites, car il ne sortait pas de la cité. Après quatre années et demie sous le format « Dictée des cités », j’ai décidé de déployer un véritable projet et de le lancer en organisant un pari complètement fou : la plus grande dictée du monde au Stade de France, en 2018. J’ai ainsi réuni 1 500 personnes autour d’un texte et « je suis rentré dans l’histoire » en faisant de la Dictée géante l’une des cinq dictées notoires, aux côtés des Dicos d’or et de la « dictée de Mérimée ». Aujourd’hui, la Dictée géante est la restitution de toute une dynamique autour de la langue française, mais aussi de la maîtrise de l’écriture et de la lecture.

Après deux éditions au Stade de France, j’ai proposé une nouvelle forme, au moment de la crise sanitaire, avec une dictée hebdomadaire d’une quinzaine de minutes. Cette animation en ligne a réuni des milliers de gens à travers la France, mais aussi du monde, et j’ai entamé des discussions avec la direction de France Culture. Mon projet a rencontré le souhait de Sandrine Treiner, directrice d’antenne, de faire vivre à une nouvelle échelle ce moment de partage intergénérationnel, sur du patrimoine commun, qui fait beaucoup de bien. Et c’est ce que disent les auditeurs : souvent isolés, ils se retrouvent pendant cette dictée. Je reçois des remerciements, des mots forts qui montrent l’importance autant de l’écriture que du lien social que la dictée permet.

MD : Quels en sont les résultats ?

RS : Ce sont ces moments de bonheur avec des familles, des personnes isolées, des personnes incarcérées qui me remercient de partager la lecture d’un texte. J’ai découvert tout un univers autour de la dictée.

RG : Justement, qu’avez-vous découvert avec ce projet ? Qu’est-ce que la dictée dit de notre société, de notre rapport à la langue ou à l’écrit ?

RS : J’ai découvert l’importance des mots et le fait que la dictée, ou plutôt la langue française, était notre socle commun. C’est un moyen de nous retrouver, de nous réunir, autour des mots, et les publics ne demandent qu’à se rencontrer, dans un pays qui souffre justement de trop de clivages. La Dictée raconte que les différents milieux ne savent pas comment se rencontrer, être ensemble. De toute évidence, l’un des vecteurs qui nous lie est le sport, quand tout un pays se sent représenté. Mais en dehors de ces espaces, nous n’avons pas de levier pour favoriser cette rencontre, ce faire ensemble, et c’est cela que permet la Dictée. Elle permet elle aussi de briser les frontières, les « plafonds de verre », et une grande partie de notre population en a besoin. Elle permet de sortir de son propre cadre, de partager, de s’ouvrir et de découvrir les autres, d’avoir des moments d’émotion collective.

La Dictée défait aussi les présupposés de classes, qui calquent maîtrise des mots avec classes sociales favorisées ; elle fait voler en éclats la notion de « légitimité ». Car la dictée révèle aussi ce qu’on peut appeler le complexe de légitimité. Elle illustre ce truc qu’on entend, la littérature, ce n’est pas pour moi, elle est excluante, renvoyant les gens vers un passé scolaire douloureux. Au départ, les gens disent, « de toute façon, je suis nul… ». Or la culture, c’est pour tout le monde et il suffit d’avoir accès à des espaces de médiation qui permettent de dépasser ces a priori. La dictée montre les blocages, et qu’on se met des limites, des barrières. Je pense qu’elle permet de défaire cet a priori.

Juste un exemple : lors de mes interventions auprès des élèves, je dis d’emblée à celles et ceux qui redoutaient la dictée que l’erreur première est d’associer la dictée avec les fautes, et la sanction des notes. Je commence souvent mon intervention par une comparaison avec la cuisine, en disant qu’avec l’orthographe et plus précisément dans la dictée, comme en cuisine, il faut des étapes, des essais et des erreurs, de s’autoriser à recommencer, et y mettre du sel et du poivre pour avoir du goût !

MD : Vous avez grandi en banlieue, vous avez travaillé en banlieue, et pour la banlieue, vous écrivez sur la banlieue. Quelles sont à vos yeux les principales compétences à avoir ou à acquérir pour travailler en banlieue, auprès des jeunes ?

RS : De mon expérience, on doit tout d’abord avoir une ouverture d’esprit, un véritable intérêt, ou disons une grande curiosité pour les publics qu’on rencontre et avec lesquels on va travailler. Qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, il faut avoir de la considération et de la bienveillance. En banlieue, nous sommes souvent face à des publics qui demandent à être accompagnés, qui ne doivent pas être mésestimés ou méprisés. Il faut avoir de l’écoute, un esprit de faire ensemble. Il ne faut absolument pas avoir une vision misérabiliste, mais au contraire être dans une forme de modestie pour comprendre les mécanismes dans lesquels les personnes sont prises. C’est la condition de la considération qu’on doit avoir pour tout un chacun. On peut s’accomplir professionnellement dans ces territoires où la dimension humaine, la connaissance et la reconnaissance sont essentielles. Si l’envie n’est pas présente ou qu’on appréhende de vivre des situations difficiles, il faut alors travailler sur ces points et rencontrer des personnes avec une ouverture d’esprit indispensable. Au-delà, travailler avec un public fragile, précaire, en insécurité, demande, requiert des compétences professionnelles, structurées, car pour accompagner celles et ceux qui sont un peu perdus, il faut remettre du sens dans le quotidien et permettre aux jeunes d’acquérir par eux-mêmes les repères indispensables pour qu’ils trouvent leur place dans la société.

References

Electronic reference

Rachid Santaki, « « On ne peut pas grandir intellectuellement quand on meurt de faim ! » », Diversité [Online], Hors-série 17 | 2023, Online since 06 février 2023, connection on 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=3183

Author

Rachid Santaki

Romancier, scénariste et fondateur de La Dictée géante, un événement autour de la langue française pour permettre, entre autres, l’accès à la lecture et à l’écriture au plus grand nombre.

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