Faire table rase et tout recommencer

DOI : 10.35562/diversite.3277

Abstracts

Travailler en collège REP, ça n'est pas comme travailler dans un collège ordinaire. Ce témoignage d'une professeure en REP explique les remises en question par lesquelles elle est passée : penser en termes de projet, valoriser l'oral, repenser sa pratique professionnelle, la modifier souvent. Pour bien le vivre, le prof doit se faire caméléon. 

Working in an REP college is not like working in an ordinary college. This testimony from a teacher in REP explains the challenges she has faced: thinking in terms of a project, valuing oral skills, rethinking her professional practice, changing it often. To live it well, the teacher must become a chameleon.

Text

Quand je suis arrivée dans le collège où j’avais été mutée, un établissement classé REP1 (réseau d’éducation prioritaire) situé en banlieue sud de Paris, j’ignorais que j’allais devoir repartir de zéro. Professeur de français pour des élèves de la 6e à la 3e, dans un collège qui desservait uniquement les habitants de la cité HLM. Aucune mixité, public réticent, agité, aux acquis très fragiles. Sans expérience REP, pleine de préjugés liés à l’ignorance et à la peur, mes débuts furent chaotiques.

Face à l’ambiance agitée qui régnait dans mes cours, mon premier réflexe de débutante fut de ressortir les notes prises pendant mes années de formation. Je n’ai plus le choix, me disais-je, je suis acculée, il faut m’y mettre… À quoi ? Aux travaux de groupe, à la classe inversée, à l’organisation des élèves en « îlots », etc., toutes ces nouvelles pratiques qu’on nous invitait à exercer en formation pour électriser l’émulation de nos élèves, les remettre « dedans », sur les rails du savoir. Il fallait au moins ça, une bonne révolution dans mes façons de faire pour espérer capter mes élèves. Et en bon petit soldat, je m’y attelai.

Sauf que quand je voulus organiser pour mes élèves, la mine enfarinée, « un atelier d’écriture créative et collective en îlot », je ne récoltai guère, à l’issue d’une séance dominée par un gros nuage de brouhaha, vacarme et mini conflits, que quelques copies chiffonnées où trois phrases surnageaient, me cantonnant au rôle de professeure-gendarme trop submergée pour m’occuper des rares élèves volontaires au travail. Échec et mat. J’en ressortis laminée, découragée, écœurée par « la nouvelle pédagogie » et bien décidée à me recroqueviller derrière mon bureau. Je décidais alors, par instinct de survie, de reculer de quelques pas pour revenir à ce qui est considéré, un peu vite, comme la préhistoire de la pédagogie : cours magistral, à la verticale, sans aller plus loin qu’à des échanges oraux, questions-réponses, avec les élèves.

J’étais à un carrefour : soit je repartais de zéro et réinventais mon métier, soit je démissionnais. J’optais pour la première solution, en me laissant un an. Ce serait bien plus. Des années à être une prof autodidacte, une apprentie prof, des années à tester, expérimenter, remettre en cause, et surtout comprendre où était l’essentiel, annulant tout ce que j’avais appris auparavant dans des établissements où la gestion de classe n’était pas un problème.

D’abord, observation de mon environnement. En menant l’enquête en salle des profs et dans les couloirs, je constate vite que les profs épanouis dans l’exercice de leur métier, dont les salles de classe ne ressemblent pas à « Beyrouth », comme on disait entre nous, et dont les élèves ressortaient à peu près sereins, ne sont pas le plus au fait des nouvelles pédagogies, mais ceux qui ont un « truc », une présence, une aisance. Ce genre de truc qu’on ne vous apprend hélas pas (encore) en formation.

Donc, avant de vouloir changer mes contenus et mes pratiques, il fallait que je me trouve un ethos, autrement dit une assise, un corps, un style. Que j’arrête d’être un brouillon de moi, une apparence variable aux manières de faire instables et changeantes.

En rhétorique, l'ethos est l'image que le locuteur donne de lui-même à travers son discours, le style que doit prendre l'orateur pour capter l'attention et gagner sa confiance, pour se rendre crédible et sympathique. Mais si je veux appliquer cet ethos sur la durée, il doit être proche de ce que je suis pour que je m’y sente bien, à l’aise, en sécurité, que j’y puise de quoi m’aider à surmonter le stress, le trac, la peur, cette peur dont on ne parle pas assez en formation. Cette peur qui semble aller de soi pour un comédien ou une chanteuse, mais qui n’est que rarement abordée lorsqu’il s’agit du prof – pourtant lui aussi doit parler en public dans des conditions parfois très difficiles, voire périlleuses, face à un auditoire loin d’être acquis et surtout qui ne ressemble souvent pas à l’élève qu’on était soi-même, ce qui complique encore la prise de parole. Donc, si je voulais avoir une chance de m’épanouir dans mon métier, il fallait que je trouve mon style, un style qui me ressemble suffisamment pour que je m’y sente à l’aise et assez travaillé pour qu’il fonctionne auprès des élèves. Un vrai travail d’élève acteur, à la façon de l’Actors Studio.

Pour le, ou me trouver, un seul moyen : tester différents rôles auprès de mes élèves changés provisoirement en public-cobayes. En vrac, j’ai testé en cours plusieurs versions de moi-même, piochées dans mon imaginaire et mes références culturelles : militaire, offensive et ne laissant rien passer à la Terminator ; passionnée et dynamique à la mister Keating (Le cercle des poètes disparus) ; juste et exigeante à la docteur Itard (L’enfant sauvage de Truffaut) ; ironique, hautaine et austère à la Severus Rogue (Harry Potter) ; douce et à l’écoute à la Sybill Trelawney (toujours Harry Potter), etc., etc. Pour complexifier cet autocasting, il y avait les conseils contradictoires de mes collègues qui bourdonnaient dans ma tête, allant de : « Les premiers mois, sois très dure, ne laisse rien passer, pas un sourire ne doit franchir tes lèvres ! », à : « Il faut être compréhensive, à l’écoute, ne pas punir, sortir de la logique de la répression ».

Ensuite, j’ai passé au crible mon langage corporel en me demandant : qu’est-ce qui apaise et détend ? Qu’est-ce qui stimule ? Qu’est-ce qui éteint les débuts de conflits ? Qu’est-ce qui montre mon aisance, mon aplomb, et qui va susciter le respect ? Posséder l’espace en le parcourant du fond de la salle au tableau, contrôler ma voix, son volume, son débit, savoir me taire, saisir le poids du silence, apprendre à ne pas avoir peur de lâcher du lest, à ne pas toujours répliquer, savoir ignorer, savoir se taire pour éviter l’escalade, savoir passer à autre chose et changer de sujet, apprendre à ne pas donner trop d’importance aux élèves turbulents pour mettre en valeur les autres, savoir éteindre un feu par l’humour ou l’ironie, etc.

Toutes ces petites notes qui font l’harmonie d’une partition et qui assurent la bonne musique d’une heure de cours, j’ai mis des années à les comprendre, avec des pas en arrière, des défaites. Mais avec la conviction que ces questions étaient prioritaires pour obtenir une sérénité nécessaire à la transmission du savoir, du respect, de l’écoute, des règles ; une confiance et un calme sans lesquels je ne pourrais rien mettre en place.

Désormais, je savais qui j’étais et comment je serai en classe et, très important, mes élèves aussi, ce qui facilita considérablement nos relations. J’avais un langage stable, avec des signes clairs et cohérents, les élèves savaient chez qui ils entraient quand ils passaient la porte de la salle 206, ce qui était un bon début pour une communication apaisée.

Maintenant que j’avais à peu près retrouvé mon calme, je pouvais m’intéresser au reste, à savoir le contenu de mon cours. Un contenu qu’il me fallait adapter à mes élèves. Très vite, j’appris à désobéir au programme officiel. Faire le tri, ne piocher dans les différents domaines de savoir que l’essentiel. Réduire mes ambitions au lire et écrire. Tirer parti de la moindre minute pour les faire lire, et pour ce, installer une petite bibliothèque en accès libre dans mon armoire et, à la fin d’un contrôle rendu avant l’heure par exemple, les inviter à prendre un ouvrage et lire silencieusement. Réduire le nombre d’objets d’étude dans chaque domaine. Par exemple, en orthographe : mettre de côté la règle d’accord du participe passé et le passé simple, et se concentrer plutôt sur les accords singulier-pluriel et les terminaisons verbales du présent et passé composé. En écriture : insister sur la ponctuation, l’unité de la phrase, et sa longueur, repoussant à plus tard la description d’une armure.

Supprimer donc, mais aussi rajouter des éléments un peu négligés du programme : la culture générale, considérée à tort comme un savoir désuet, « has been ». J’avais noté en effet que bien des passages de textes antérieurs à 1970 sonnaient creux pour mes élèves. Prenons La cafetière de Théophile Gautier, tarte à la crème du récit fantastique dans les manuels scolaires de 4e. À chaque ligne du texte, un obstacle : « éventail en ivoire », « portraits peints d’un chevalier bardé de fer, d’un conseiller en perruque, d’une dame au visage fardé et aux cheveux poudrés à blanc », « tabatière d’écaille », « style Régent ». Sans Google images pour leur montrer les objets mentionnés, comment espérer qu’ils visualisent le décor évoqué et saisissent la beauté descriptive du passage ? Négliger le contexte historique des textes étudiés, c’est renoncer à la littérature. Car ce n’est pas seulement un problème de compréhension lexicale, c’est aussi une difficulté à appréhender le passé de manière générale.

Travailler en banlieue, c’est souvent faire face à un environnement atemporel, aseptisé, vierge de toute trace de l’ancien. Comment espérer faire comprendre une description réaliste ou naturaliste, quand on vit enclavé dans un territoire de jeu de bataille navale, quadrillé de lignes verticales et horizontales, d’immeubles récents et homogènes, de grandes surfaces, de voitures, de snacks et de parkings ? Dans ce contexte, impossible de faire l’impasse sur des rappels historiques, quitte, parfois, à m’improviser prof d’histoire-géo. Chaque nouveau texte, le situer sur la frise chronologique, mais aussi sur les cartes de France et du monde collées dans le cahier en début d’année. Montrer des images, des photos, des tableaux, des mini documentaires, n’importe quoi qui puisse donner une idée mentale des mots lus. Et bien sûr, sortir les élèves de l’établissement souvent trop enclavés : musées, parcs, quartier historique, n’importe quoi qui ouvre leur horizon.

Enfin, il fallait que je passe par une série de deuils professionnels : non, mes cours ne seraient pas revus, appris, relus à la maison, la plupart des élèves ne faisaient pas leurs devoirs ou alors de manière très superficielle. Mon heure de cours devait intégrer ce temps parascolaire. Si mémorisation je visais, elle devait se faire sur place, avec moi comme répétitrice. Avant une évaluation, leur faire mémoriser collectivement la leçon. Avant une nouvelle leçon, lire tous ensemble la leçon précédente. Ce n’est qu’à ce prix que je pouvais espérer qu’ils retiennent quelque chose du cours.

La liste de mes « adaptations » est longue, et vouée à varier, et je n’en ai cité que les principales. La place manque pour évoquer les casquettes assistante sociale, éducatrice, psychologue, sans parler de l’orientation post-3e, souvent très complexe dans ce type d’établissement, que le professeur doit régulièrement porter pour garder le lien avec ses élèves. Être polyvalente et caméléon, tout en gardant une assise forte et solide, me fut nécessaire pour enseigner dans ces conditions.

Notes

1 Géraldine Doutriaux a publié par la suite Chercheurs de diamants. Prof en REP (La Chambre d’échos, 2019). Return to text

References

Electronic reference

Géraldine Doutriaux, « Faire table rase et tout recommencer », Diversité [Online], Hors-série 17 | 2023, Online since 06 février 2023, connection on 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=3277

Author

Géraldine Doutriaux

Professeure de français en collège REP.

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CC BY-SA