Relancer le travail social dans les quartiers : un rendez-vous possible avec la politique de la ville

DOI : 10.35562/diversite.3402

Abstracts

Le travail social est un secteur professionnel relativement mal connu alors qu’il intervient au cœur du fonctionnement et des vulnérabilités de notre société. Il a pour vocation d’aider à résoudre les problèmes des personnes qui peuvent connaître, à un moment donné de leur existence, des difficultés économiques et sociales. Il opère ainsi souvent dans les failles, les contradictions, au sein des inégalités de la société, ce qui ne lui donne pas une identité stable, mais plurielle, paradoxale et incertaine, au croisement de multiples politiques publiques. Définir le travail social n’est donc pas aisé. Il regroupe une assez grande diversité de professions dont la genèse, les traditions et les profils sont fort disparates, avec des missions et des employeurs tout aussi divers, sans parler de l’hétérogénéité des « problèmes sociaux » et des « usagers », qui n’ont de cesse de se diversifier.

Social work is a relatively poorly understood occupational sector, even though it is at the heart of the functioning and vulnerabilities of our society. Its purpose is to help solve the problems of people who may experience economic and social difficulties at some point in their lives. It thus often operates in the gaps, contradictions, and inequalities of society, which does not give it a stable identity but plural, paradoxical and uncertain, at the intersection of multiple public policies. Defining social work is therefore not easy. It encompasses a fairly wide variety of occupations with very different origins, traditions and profiles, with equally diverse tasks and employers, not to mention the heterogeneity of “social problems and users”, who are constantly diversifying.

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Les travailleurs sociaux jouent un rôle essentiel dans les « quartiers prioritaires » pour faciliter l’accès aux droits sociaux fondamentaux des personnes les plus vulnérables et pour favoriser leur insertion dans la société. Le modèle de l’aide individuelle trouve cependant ses limites face aux transformations profondes des problématiques sociales, la massification des situations de pauvreté et les récents impacts, multiples, de la crise sanitaire sur les populations fragilisées. Relancer le travail social dans les quartiers prioritaires implique de l’orienter vers des approches plus collectives et territoriales, dans une perspective davantage préventive que réparatrice. L’éternel rendez-vous manqué devient un rendez-vous possible, afin de dépasser un sentiment d’impuissance et de renouer avec l’ambition transformatrice initiale du développement social.

Travail social et intervention sociale : un champ éclaté

Le travail social a été délimité par l’État, au lendemain de la seconde guerre mondiale, en trois principaux champs : l’assistance, l’éducation et l’animation, renvoyant au noyau dur des métiers dits « canoniques » (l’assistant social, l’éducateur spécialisé et l’animateur), jusqu’aux treize diplômes d’État actuels1, construits sur la base d’un référentiel professionnel (contexte de l’intervention, fonctions-activités et compétences associées). Cette appellation unifiante de « travail social » repose sur le principe d’une unité culturelle et d’une identité professionnelle fortement affirmée (une éthique, une expertise et une technicité), accompagnées cependant d’une hétérogénéité des métiers et des interventions. Leur complémentarité donne au travail social une visibilité et une existence relativement cloisonnées, chaque secteur détenant ses propres axes de clivage et ses traditions historiques (Autès, 1999).

Ainsi, contrairement aux représentations courantes, le travail social ne se limite pas aux seuls champs de la pauvreté et de l’exclusion : il investit aussi le champ médico-social, à savoir des personnes âgées en situation de perte d’autonomie ou en situation de handicap (placées en établissements), ainsi que les secteurs de la petite enfance et de la protection de l’enfant. Les professionnels peuvent être des agents de l’État et des collectivités territoriales ou bien appartenir au monde associatif. Avec les « nouveaux métiers » dédiés aux dispositifs de la politique de la ville et aux politiques d’insertion qui se développent depuis le début des années 1980, une nouvelle expression, l’« intervention sociale », vient de surcroît brouiller les frontières (médiateur social et familial ; conseiller en insertion ; agent de développement, économie sociale et solidaire, mais aussi action bénévole) [Chopart, 2000]. Finalement, les travailleurs sociaux interviennent aujourd’hui aux côtés de nombreux intervenants impliqués à différents niveaux dans l’action sociale et la santé, au sein du large spectre des « métiers de l’aide à autrui ».

Le travail social ne se limite pas aux seuls champs de la pauvreté et de l’exclusion.

Ensemble, les professionnels du champ social – aussi hétérogène que fractionné soit-il – poursuivent néanmoins une ambition commune : faciliter l’accès aux droits fondamentaux des personnes exclues ou vulnérables, et favoriser leur autonomie dans la société, par le biais d’un accompagnement spécifique et d’une expertise technique2. Par-delà la diversité des activités, des employeurs, des méthodes et des populations concernées, il est toutefois possible d’identifier un « cœur de métier » : la « relation d’aide », ce travail avec la personne et le lien social, qui vise l’accès à la citoyenneté. La singularité de ce travail réside dans sa fonction de médiation entre les besoins des individus et l’ensemble des réponses des institutions. Sa vocation l’incline à privilégier, voire à consolider, le lien social, là où il semble en déshérence. Il contribue à « restaurer » l’identité de la personne et ses liens avec la société, pour garantir l’accès à la citoyenneté. Le travail social n’est donc pas seulement une pratique de reconstruction des personnes et de soutien clinique. Il est aussi un travail de mise en liaison et, fondamentalement, une offre de présence sociale, de contact, un service de la relation : il s’agit de la spécificité de son acte professionnel, qui le distingue de son origine bénévole et militante. Ce serait même sa véritable mission, son essence (Ion, 2006 ; Autès, 1999). Les travailleurs sociaux ont en commun un idéal éducatif très prégnant à travers lequel l’accompagnement d’un individu va se traduire par une démarche de transformation de celui-ci.

En première ligne des inégalités structurelles

À la suite d’une longue période de doute sur sa pertinence et son identité3, le secteur du travail social revient dans l’agenda politique, qui tend à lui redonner une relative légitimité depuis quelques années. Ce nouveau contexte institutionnel a priori favorable coïncide cependant avec un diagnostic de crise, récurrente et protéiforme, du travail social4. Celui-ci met en œuvre des conceptions de l’autonomie, à travers des savoirs et des dispositifs d’accompagnement, sans pour autant avoir nécessairement la capacité d’infléchir les causes des situations qu’il traite. Ce point apparaît de plus en plus évident à mesure que la massification des problématiques de pauvreté et de précarité se fait jour, et que la composition des publics se modifie radicalement.

En effet, le travail social est aujourd’hui confronté à des enjeux économiques, sociaux et sociétaux considérables : nouvelles formes de pauvreté et d’exclusion sociale, mais aussi ségrégation territoriale, individualisation des modes de vie, émergence et cristallisation de la thématique « ethnique », transformation de la famille, vieillissement de la population, effritement du lien social, etc. Dans un contexte de diffusion très abondante des problèmes sociaux, d’installation d’un chômage de masse, d’évolution des modèles familiaux, la réponse sociale française a privilégié l’approche individuelle et a largement systématisé l’accompagnement social individualisé au fil des différents dispositifs mis en place, dont l’empilement conduit à une « gestion sociale du non-travail » (Castel, 1998). Or, si l’accompagnement individuel est un levier essentiel dans la prise en compte de la singularité des personnes, ce seul modèle atteint vite ses limites. En effet, les travailleurs sociaux restent assignés à résoudre les problèmes au cas par cas, sur le mode de l’urgence. Ils sont confrontés à une multiplicité de dispositifs qui, à la fois, s’accumulent et sont morcelés. Ainsi, leur action se situe essentiellement sur un volet curatif, dans la mesure où le manque de moyens les renvoie à un fort sentiment d’impuissance et de perte de sens de leur mission, dès lors que la logique d’attribution de prestations prédomine et que le traitement individuel des problèmes ne résout pas les demandes récurrentes, dans un contexte de précarité de masse.

Le travail social est aujourd’hui confronté à des enjeux économiques, sociaux et sociétaux considérables.

En somme, pour le dire schématiquement, le travail social serait dorénavant de plus en plus associé à l’exécution de mesures administratives, et de moins en moins à la créativité, à l’innovation, et même à l’accompagnement, au risque d’une perte de sens de la mission (Dagbert, 2015). Le travail social est alors enfermé dans une logique de la « réparation », au détriment d’une approche plus préventive et « capacitante ». Le caractère systémique dans lequel s’inscrit l’action du travailleur social dans ce cas semble, par des effets paradoxaux, plutôt contenir la précarité qu’il n’offre de possibilités de la réduire.

La situation de crise sanitaire liée au Covid-19 pourrait bien contribuer à « ajouter une couche » au travail social dans le processus de traitement curatif des situations d’urgence, au cas par cas, en particulier dans les quartiers prioritaires. En effet, le travail social a été logiquement positionné, tout au long du confinement, dans les besoins fondamentaux de la population fragile, qui renvoient à sa mission de base : priorité à l’aide et à la sécurisation alimentaire, priorité à l’hébergement et aux aides financières d’urgence. La crise du Covid-19 a inscrit les travailleurs sociaux dans un rôle d’assistance humanitaire et alimentaire, par le véhicule d’un contact individuel, au cas par cas ; dans une mission palliative, orientée vers l’accès aux biens fondamentaux. Les difficultés, souvent bien identifiées, des familles ont été d’abord des difficultés financières, dues notamment à la fermeture des cantines scolaires qui alourdit le budget des ménages et accentue les problématiques socio-économiques liées aux effets du chômage partiel. Les besoins fondamentaux des personnes comprennent la nourriture ; le logement ; l’accès à l’hygiène, aux soins de santé et à un accompagnement. Ce dernier point est d’autant plus important que les travailleurs sociaux sont, alors que la pandémie s’annonce pour une période indéterminée, les premiers témoins, les plus exposés, des profonds impacts économiques et sociaux de la crise sanitaire, avec une augmentation du chômage, de la précarité, des faillites, sans parler des séquelles psychiques et sociétales du confinement. Le travail social va probablement être confronté à une intensification des situations de vulnérabilité, qui le mettent déjà en difficulté depuis bien longtemps et le confrontent à des impasses, du fait, entre autres, du peu de moyens dont il dispose.

Le chaînon manquant entre travail social et politique de la ville

La nécessité de dépasser une certaine forme d’épuisement du modèle de l’aide individualisée s’est progressivement imposée, en repositionnant l’intervention sociale dans une approche plus collective et territoriale, ne serait-ce que pour sortir le travailleur social d’un sentiment de solitude et d’impuissance, mais surtout pour concevoir et mettre en œuvre une réponse sociale adaptée aux défis de la société contemporaine (Avenel, Bourque, 2017). En effet, la redéfinition radicale du contexte d’élaboration des politiques sociales implique de modifier les catégories usuelles du travail social et d’élaborer de nouvelles réponses de l’action publique locale. Aujourd’hui, la dimension collective et sociétale des problèmes sociaux et des inégalités requiert un autre développement du travail social, qui est appelé à investir les enjeux de cohésion sociale, à l’échelle des territoires, et non plus seulement les enjeux d’inadaptation sociale, à l’échelle des individus. Il ne s’agit plus seulement de limiter l’action sociale aux politiques de réparation et de compensation, mais d’intervenir également dans le cadre d’une conception plus globale et préventive des besoins sociaux. Dans cette perspective, le travail social n’est plus seulement délimité par la mission de protection et d’insertion des personnes et des publics ciblés ; il est également mobilisé de façon plus globale, pour favoriser une intervention sur l’environnement de la personne, les milieux de vie, les liens sociaux. En effet, il n’est plus du tout suffisant de mobiliser une gestion sociale des conséquences du chômage et de l’exclusion, car l’enjeu est de pouvoir intervenir en amont sur les facteurs et les processus eux-mêmes, qui engendrent ces situations. Cette orientation implique d’impulser le passage d’une approche spécifique de l’action sociale, ciblée sur les populations identifiées comme les plus vulnérables, à une approche plus transversale des politiques publiques, non seulement corrective, mais également plus préventive, permettant d’intervenir avant l’apparition des difficultés plutôt que lorsque celles-ci sont installées.

La problématique du développement social prend alors ici tout son sens (Avenel, Bourque, 2017). Même si cette problématique n’est guère nouvelle, elle connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, et surtout de pertinence, et prend une place – jusqu’alors marginale – face aux limites de nombreux dispositifs créés pour répondre à la massification des difficultés économiques et sociales. Le développement social peut se définir simplement comme une stratégie territoriale qui consiste à agir sur l’environnement économique et social des personnes, dans le cadre d’une conception plus globale, impliquant d’ajouter aux dimensions de protection et de promotion, la dimension du pouvoir d’agir individuel et collectif, afin que l’action sociale soit plus préventive, participative et inclusive (Avenel, Martin, 2021). Cette approche n’est pas du tout contradictoire avec une approche individuelle, mais cette dernière doit être déployée dans l’environnement économique et social – car c’est bien dans l’environnement qu’il s’agit d’inscrire le travail social, afin de contribuer à l’élaboration de réponses adaptées aux spécificités locales, en s’appuyant sur la mobilisation des personnes accompagnées et, peut-être plus largement, de l’ensemble des habitants et des ressources dans un territoire donné.

Les travailleurs sociaux ont donc un rôle important à jouer, dans les « quartiers prioritaires », pour dépasser les actions curatives résultant de politiques sociales trop cloisonnées et complexes. La notion de projet social s’affirme comme un axe de mobilisation dans des quartiers qui ont été transformés par la rénovation urbaine et qui subissent aujourd’hui de plein fouet le choc des impacts économiques de la crise sanitaire. Or, on le sait, la rencontre entre le travail social et la politique de la ville ne s’est jamais véritablement opérée. L’histoire fondatrice a été celle d’un « rendez-vous manqué » pour diverses raisons bien identifiées (Brévan, Picard, 2000 ; Madelin, 2009). Ce rendez-vous est possible dès lors qu’une bifurcation du travail social s’opère vers des approches plus collectives et territoriales. La contribution du travail social dans les objectifs d’une approche globale et territorialisée de la politique de la ville exige, en particulier, au moins deux conditions.

Le rôle des élus locaux

La première condition pour une approche globale et territorialisée de la politique de la ville appartient aux institutions en responsabilité des politiques publiques. Il s’agirait de formaliser la coopération territoriale, propice à renforcer le pilotage d’un projet local articulant développement social et projet urbain. Les enjeux socio-économiques et scolaires, impérieux, des quartiers prioritaires soulèvent la problématique d’un projet de territoire partagé, notamment autour des complémentarités entre les politiques du département, chef de file de l’action sociale, les politiques municipales et intercommunales, les organismes de protection sociale et le mouvement associatif. Or, on observe une réelle fragilité dans l’effort de construction locale d’une politique sociale et d’insertion économique, coordonnée autour du projet urbain.

Certes, la rénovation urbaine, dans certains quartiers, a pu être un levier de transformation de l’action sociale, au point de renouveler les approches et les pratiques professionnelles, en particulier du travail social (Avenel, 2013). Pour autant, la place du « social » est le plus souvent appréhendée en aval du processus économique et urbain. En effet, le social est considéré comme le « volet de », « l’accompagnement de », « ce qui reste à prendre en charge ». De fait, le social a été, la plupart du temps, davantage pensé comme chantier de l’après-projet de rénovation urbaine. Il est donc situé dans une conception « réparatrice » et curative, au détriment d’une approche plus préventive. L’articulation entre projet social et projet urbain est finalement sans cesse présentée comme une tendance émergente, mais qui demeure, de facto, largement insuffisante pour contrebalancer les processus lourds de ségrégation.

Il faut insister sur le statut paradoxal de la politique sociale, qui se trouve en butte à une difficulté récurrente. En effet, le « projet social » manque souvent de lisibilité, non seulement en raison de la grande diversité des acteurs concernés et de leurs missions, mais également du fait de la singularité même de son objet. Car le projet social est diffus, multiforme et « ne se voit pas », à l’inverse du projet urbain et des gestes architecturaux qui apparaissent tangibles et communicables (particulièrement dans la restructuration des centres-villes qui accompagne l’implantation du tramway). Cette difficulté pose une question décisive, qui relève du portage politique de la compétence sociale dans les territoires, car celle-ci est le plus souvent perçue comme une compétence nécessaire, mais finalement peu attractive, voire ingrate. Cette analyse conduit à réaffirmer le rôle des élus locaux dans l’animation et le portage d’une conception des politiques de solidarité comme moteur de développement, et non comme un seul instrument réparateur des problèmes sociaux. Un portage politique signifie que les élus développent une approche globale et stratégique de l’action sociale : celle-ci n’est pas une simple dépense de fonctionnement et un coût, mais un atout et un instrument dynamique de construction du bien commun local, c’est-à-dire une ressource d’investissement.

Compte tenu du caractère complexe des situations de pauvreté, voire d’exclusion, l’accompagnement global des personnes concernées et la cohérence de leurs parcours nécessitent l’organisation d’une coordination de l’action des professionnels, elle-même tributaire des capacités de coopération entre les institutions dans les territoires. Ce sont bien les institutions et le management politique des collectivités locales qui doivent mettre le travail social en « capacité » de développer et de conduire l’action individuelle et collective.

La nouvelle donne du travail social

La deuxième condition pour une approche globale et territorialisée de la politique de la ville tient à l’organisation progressive d’un repositionnement du travail social dans une approche plus collective, facilitant l’implication des professionnels au projet urbain, au sens large, au diagnostic territorial et à l’animation des quartiers. La seule réponse individuelle enferme les personnes dans une dimension curative et une solution sectorielle, alors que l’approche collective du travail social permet d’intervenir de façon plus préventive et transversale. Or, le modèle professionnel du travail social individualisé est encore très vivace et ne facilite pas la prise en compte des potentialités du développement social. La place de l’intervention collective dans la formation, aussi bien initiale que continue, demeure encore tout à fait insuffisante, malgré sa progression.

Par ailleurs, la mise en œuvre d’une démarche de développement social dans les quartiers prioritaires ne peut plus se concevoir à l’aune de la situation des années 1970-1980. En effet, il ne s’agit plus seulement de compenser la décomposition des liens populaires dans les quartiers, mais de prendre appui sur la force des nouveaux liens de proximité et d’attachement au quartier afin d’en faire des tremplins citoyens. Car des identités collectives et culturelles, des modalités variées d’attachement et de mobilisation en faveur du quartier, face aux difficultés d’intégration subies (Avenel, 2010), sont désormais observées. La prise en compte de ces formes de sociabilité est aujourd’hui un enjeu majeur pour une approche de travail social collectif positionné dans une optique d’animation et de développement territorial, d’insertion et d’émancipation. Dans cette perspective, la virulence de la crise sanitaire et de ses conséquences sur les conditions de vie des habitants, et l’épuisement d’une certaine manière d’agir du travail social individualisé constituent une opportunité d’innovation et de transformation. Il reste donc à conforter le chaînon manquant, celui d’un travail social facilitateur et catalyseur de l’action collective.

Le changement de paradigme s’impose dans la pratique traditionnelle de l’intervention. Le sens du travail social n’est pas la « prise en charge » des publics, mais leur accompagnement individuel et collectif pour transformer les conditions économiques et sociales qui les rendent vulnérables. L’intervention collective est, dès lors, une condition requise pour passer d’une approche aujourd’hui essentiellement réparatrice à un modèle d’action plus préventif ; ou autrement dit, pour passer de l’adaptation des personnes à la société « telle qu’elle est » à une action de transformation des milieux et des conditions de vie. Le pouvoir d’agir collectif exige alors l’association des habitants, des groupes et des partenaires à la conception et à la mise en œuvre des actions, en s’appuyant sur les potentialités et les problématiques d’un territoire, plutôt que sur les problèmes, les dispositifs et les publics cibles. Cela suppose de développer l’aptitude à l’animation des groupes, des réseaux locaux d’action, et à la résolution des conflits ; de même que l’habileté à repérer, conforter et promouvoir chez autrui des compétences. Ce positionnement implique d’aller au-devant des personnes dans l’objectif de prendre en compte leurs propres contraintes et difficultés, et de faciliter la formation d’un groupe mobilisé dans une action de changement. Cela exige de posséder de véritables connaissances théoriques de l’action collective et de maîtriser des compétences stratégiques et pratiques. Cela exige également une proximité et une connaissance fine des territoires, de leur dynamique collective et des réseaux locaux d’action qui les composent (Avenel, Martin, 2021).

Retrouver un terrain d’aventure

Les quartiers sont des laboratoires qui offrent des opportunités de transformation, avec de multiples initiatives locales nées sous l’impulsion d’acteurs qui ont noué des partenariats et souhaitent construire des projets et des actions conjuguant leurs compétences respectives et associant les habitants. Ces initiatives, de plus en plus nombreuses, restent souvent confidentielles, bien qu’elles représentent une opportunité pour le territoire et ses habitants. De plus, elles constituent fréquemment les prémices d’une démarche de développement social qui, pour y parvenir, nécessite d’inscrire ces actions dans un environnement plus large et dans des alliances nouvelles entre le travail social et la politique la ville. Des dynamiques territoriales sont à l’œuvre, qui peuvent s’avérer innovantes et structurantes, par-delà la prégnance du constat réitéré des obstacles réels ou supposés.

Par exemple, la médiation sociale permet de réamorcer « l’aller vers » les habitants, au moment où une bureaucratisation des interventions publiques éloigne les agents de la proximité, dans le domaine de l’articulation avec la politique sociale en particulier. En ce domaine, la politique de la ville a été novatrice avec les associations – notamment de femmes-relais – dont la raison d’être est d’aller vers les différentes « communautés », non pas pour enfermer les populations dans leur communauté, mais, au contraire, pour leur permettre d’en sortir par le biais d’une approche adaptée aux modes de vie. Depuis, la médiation sociale s’est structurée, unifiée et professionnalisée. Elle est aujourd’hui installée comme un mode de présence sociale, de résolution des tensions et de lien entre les populations et les institutions. Au cœur de l’activité de médiation se trouvent des principes d’action – « aller vers », « faire avec », « mettre en réseau » – qui favorisent les articulations avec le travail social et les acteurs du territoire, dans une perspective de développement social. Action transversale et d’immersion sur le terrain, elle exerce une fonction d’interface et de liaison entre les éducateurs et les familles pour la prévention spécialisée, entre le bailleur et un locataire, entre voisins, entre les acteurs du système scolaire et les parents d’élèves, entre les usagers dans les transports en commun, entre les patients et les équipes soignantes, et plus largement, entre les citoyens et les institutions pour l’accès aux droits. Tout en apportant des réponses qualifiées et professionnalisées à des problèmes repérés dans des quartiers en difficulté, elle peut élargir ses champs d’intervention en participant à la conception et la mise en œuvre de projets de territoire, et à la diffusion des approches plus préventives. Car il ne s’agit pas seulement de s’atteler au réarmement capacitaire des personnes, mais à œuvrer aussi pour une mise en solidarité de groupes d’habitants, de dynamisation des milieux de vie, d’initiation à des capacités collectives. La mission de la médiation sociale n’est pas seulement dans la réparation du lien social et dans la participation à l’accompagnement individuel des personnes mises à l’écart, mais aussi dans l’impulsion des dynamiques collectives pour prévenir les processus d’exclusion.

La médiation sociale s’est structurée, unifiée et professionnalisée.

De la même manière, pour prendre un autre exemple, la complexité de la question scolaire dans les quartiers nécessite l’implication de multiples acteurs professionnels et des collectivités, au plus près des besoins. La coordination locale des acteurs de l’éducation, du social, de l’insertion et de la formation est une orientation relative à la prévention du décrochage et à l’accompagnement des jeunes sortant sans diplôme du système scolaire. La mise en œuvre de nouvelles formes d’intervention visant la participation active des parents, des élèves, des acteurs de l’école et du quartier, dans une approche collective des questions éducatives et sociales, est une voie complémentaire à l’approche personnalisée. Dans cette perspective, la notion de projet éducatif local ouvre la possibilité d’une approche plus extensive et globale qui ne fixe pas l’éducation uniquement autour de l’école, mais prend en compte également les dimensions plurielles des apprentissages de l’enfant, qui vont de la réussite scolaire stricto sensu à l’apprentissage de la citoyenneté, en passant par les activités sportives et d’épanouissement culturel, ce qui élargit le nombre des acteurs éducatifs et offre ainsi un levier considérable de lutte contre les inégalités. Cette orientation implique, pour l’Éducation nationale, de favoriser le passage d’une mission d’instruction à l’ouverture d’une dimension éducative plus large, en partenariat avec les communes et les acteurs du territoire, notamment le service social, sans pour autant confondre instruction (mission de base de l’école) et éducation (mission partagée avec les acteurs de la cité). L’ouverture de l’école sur le territoire est une nécessité, non pas pour externaliser ce qui relève des prérogatives de l’école à des instances extérieures, mais pour intégrer une approche plus globale de l’élève, dans son environnement, pouvant traduire dans un même projet l’interdépendance croissante des questions sociales et de la question scolaire. Une fois encore, une des clés de la réussite des partenariats locaux repose sur la capacité des acteurs à sortir de leur seul rôle institutionnel, pour aller vers une conception partagée du territoire et de la mission éducative. Une posture nouvelle pour les acteurs, qui les engage à être moins administratifs et plus proactifs, moins dans la culture d’instruction des dossiers et plus dans la culture de l’animation territoriale.

Désenclaver les quartiers prioritaires reviendrait, en somme, à désenclaver les institutions et les cultures professionnelles. D’un côté, les travailleurs sociaux ne doivent pas être seulement des professionnels de la relation d’aide individuelle, mais formés et positionnés comme des facilitateurs de l’action collective et des acteurs de territoire, en développant des dynamiques de prévention et de participation. De l’autre, la politique de la ville doit retrouver sa sève ascendante et se relever de son assèchement bureaucratique, qui a relégué au second plan la logique de développement social initiale, en faveur d’une remobilisation du droit commun (égalité urbaine). Au fil du temps, le processus s’est transformé en procédure.

La mise en place d’une certaine forme d’auto-organisation des habitants autoriserait à imaginer et concevoir les politiques sociales autrement que sur le seul registre de l’aide à la personne. Elles pourraient ainsi soutenir des projets collectifs dans les quartiers prioritaires, au lieu de redistribuer des aides individuelles qui entretiennent les bénéficiaires dans le sentiment d’être tout autant stigmatisés que protégés. En effet, les politiques sociales individualisées engendrent des effets qui désolidarisent et rendent alors les populations concernées plus dépendantes encore à l’égard des dispositifs d’assistance, dans la mesure où ces dernières ne peuvent plus véritablement s’appuyer sur des liens collectifs.

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Notes

1 Les treize métiers du travail social [ce texte a retenu une qualification « générique » masculine des métiers ; leur pendant féminin existe, évidemment, pour chacun – N.d.R.] : accompagnant éducatif et social (AES) ; assistant de service social (ASS) ; assistant familial ; chef de service encadrant de proximité ; conseiller en économie sociale et familiale (CESF) ; diplômé d’État d’ingénierie sociale ; directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale ; éducateur de jeunes enfants (EJE) ; éducateur spécialisé (ES) ; éducateur technique spécialisé (ETS) ; médiateur familial ; moniteur éducateur ; technicien de l’intervention sociale et familiale (TISF). Return to text

2 Selon l’article D. 142-1-1 du Code de l’action sociale et des familles, le travail social est une pratique destinée à « permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, faciliter leur inclusion sociale et exercer une pleine citoyenneté […] participer au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement ». Return to text

3 D’abord, pour la première fois de son histoire, le travail social français vient d’obtenir une définition officielle (mai 2017) qui intègre le Code de l’action sociale et des familles. Ensuite, des « États généraux du travail social » ont donné lieu à la mise en œuvre d’un Plan d’action interministériel en faveur du travail social et du développement social (2015). Enfin, la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, annoncée en septembre 2018, conforte le rôle du travail social (refonte des diplômes supérieurs, participation des personnes accompagnées, lutte contre le non-recours, simplification des démarches administratives, promotion de l’intervention collective, premier accueil social inconditionnel de proximité, référent de parcours, développement social, etc.). Return to text

4 Ce constat, même s’il s’exprime, néanmoins, très fortement sur le terrain, est à relativiser, parce que cette crise, en fait, est ancienne, voire constitutive de l’identité même de la profession. Return to text

References

Electronic reference

Cyprien Avenel, « Relancer le travail social dans les quartiers : un rendez-vous possible avec la politique de la ville », Diversité [Online], Hors-série 17 | 2023, Online since 07 février 2023, connection on 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=3402

Author

Cyprien Avenel

Sociologue, chercheur associé à l’École urbaine de Sciences Po Paris.

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