La discrimination à l’école : déni scientifique ou problème de méthodes ?

DOI : 10.35562/diversite.3584

Abstracts

Alors que l’école est une institution particulièrement sensible en matière de discriminations, les faits discriminatoires y sont peu déclarés. Au même titre les recherches permettant de rendre compte empiriquement des discriminations scolaires sont peu nombreuses. Pour éclairer ce paradoxe, l’article propose d’abord plusieurs grilles d’analyse dont l’une est centrée sur le non-recours des usagers aux droits sociaux et l’autre relative aux obstacles méthodologiques permettant d’établir des faits discriminatoires à l’école. Puis, l’article abordera la construction de dispositifs méthodologiques qui favorise une articulation plus équilibrée et complémentaire entre les discriminations peu visibles et les inégalités scolaires plus évidentes.

While schools are particularly sensitive to discrimination, there are few reports of discrimination. Similarly, little research has been carried out to provide an empirical account of discrimination in schools. To shed light on this paradox, the article first proposes several analytical grids, one of which focuses on users’ non-recourse to social rights and the other on methodological obstacles to establishing discriminatory facts in schools. The article will then address the construction of methodological mechanisms that promote a more balanced and complementary articulation between less visible discrimination and more obvious school inequalities.

Outline

Text

La question des discriminations mine la société française, qu’il s’agisse de l’accès à l’emploi, au logement, à divers services publics comme privés. L’école relève à ce titre d’une institution particulièrement sensible pour des raisons structurelles. Elle constitue, en effet, un espace par excellence de la mise à l’épreuve des individus, d’exposition à des risques de disqualification sociale, en raison de sa fonction de hiérarchisation et de classements (Cayouette-Remblière, 2016).

Pour autant, la situation de l’école en matière de discriminations est paradoxale à plus d’un titre. Elle demeure relativement peu documentée empiriquement, malgré l’émergence d’études relatives aux relations entre l’école et l’immigration, depuis la fin des années 1990 (Lorcerie, 1996 ; Payet, van Zanten, 1996 ; Perroton, 2000). On peut citer également la création, en 2014, du réseau national de lutte contre les discriminations au sein de l’Institut français de l’éducation. Plus surprenant encore, la recension des cas de discriminations dans le domaine de l’éducation est très faible, au vu du peu de données disponibles. Prenons, à titre d’exemple, le rapport du Défenseur des droits de 2018. L’éducation représente 9,3 % de l’ensemble des dossiers traités. Le nombre de saisines dans le domaine éducatif, en raison de « l’origine » notamment, ne représente que 0,8 % des 5 631 cas traités en 2018.

Ces données sont pour le moins étonnantes. Le Défenseur des droits en propose une interprétation sur le fond : « des services publics qui disparaissent, des inégalités qui augmentent et des droits fondamentaux qui régressent ». Au-delà de l’éducation, la lutte contre les discriminations et le droit aux recours sont bridés par la complexité de l’administration. Cette complexité est préjudiciable, tout autant pour les usagers que pour les agents des services publics confrontés à une instabilité réglementaire constante. Les recours devant une juridiction appellent au contraire une confiance dans les institutions, désormais en berne. Le Défenseur des droits dépeint alors une figure de l’usager lésé, bafoué dans ses droits, qui finit par banaliser les non-réponses de l’administration.

Les signalements de cas de discriminations devant une juridiction sont une chose, la recherche scientifique en est une autre. Comment expliquer que le sujet des discriminations scolaires reste peu traité en sociologie de l’éducation ? Certains évoquent l’hypothèse du déni par les chercheurs eux-mêmes, pouvant aller jusqu’à la censure, voire à l’autocensure (Dhume, 2019 ; Dhume, 2020), cette hypothèse nous paraît discutable.

Quels fondements d’un déni scientifique ?

Elle s’appuie à la fois sur des considérations théoriques et éthiques. Elle repose notamment, selon Fabrice Dhume, sur l’idée d’une « concurrence des rapports sociaux » (Dhume, 2019). Pour l’auteur, si le sujet des discriminations scolaires est peu traité scientifiquement, c’est parce qu’il renvoie à une vision raciale du monde social, alors que la sociologie de l’éducation repose davantage sur une lecture stratifiée en termes de classes sociales. Cette dichotomie ne repose donc pas sur des fondements strictement scientifiques, mais également sur des présupposés « politico-moraux », selon l’auteur.

La non prise en compte de la « race » correspondrait à une vision conservatrice de l’ordre social, à l’adossement d’un paradigme « intégrationniste », voire à un « nationalisme épistémologique et méthodologique ». Le raisonnement, en termes de classe et non de race, serait ainsi, selon Fabrice Dhume, en conformité avec la pensée d’État, celle consistant à privilégier une lecture nationaliste des rapports sociaux, donc à naturaliser les valeurs de la République, cautionnant ainsi le fonctionnement des institutions. En résumé, si les sociologues de l’éducation travaillent peu la question raciale à l’école, c’est qu’ils considèrent le racisme comme extrinsèque à l’école (Dhume, 2019).

Ce débat ne concerne pas uniquement l’éducation. Il concerne également des sujets comme la politique de la ville, l’accès à l’emploi, au logement, etc. Il a trouvé une vigueur particulière à propos d’autres formes de discriminations : les discriminations territoriales revenues dans le débat suite aux déclarations de Julien Denormandie, secrétaire d'État auprès du ministre de la Cohésion des territoires, le 13 juin 2020. Cette forme de dénonciation politique de la discrimination territoriale a émergé dès 2009 à l’occasion de la saisine de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) par les villes de La Courneuve et de Grigny. La notion de discriminations territoriales est d’une nature particulière. L’objet supposé des discriminations est le territoire, en tant qu’entité juridique, sous forme de sous-dotations des collectivités locales, des dysfonctionnements patents des services publics, bref d’un abandon de l’État de certains territoires. Les populations apparaissent certes comme discriminées, mais par le filtre des services publics et des collectivités locales qui les représentent.

Cette revendication, portée par les élus de ces territoires, n’a pas abouti, malgré le dépôt d’une proposition de loi à l’Assemblée nationale en décembre 20101, proposition non examinée. Elle a cependant permis d’ajouter un critère supplémentaire de discrimination : la discrimination liée au lieu de résidence. Celle-ci n’a aucune connotation raciale, elle est plutôt de nature géographique ou relevant de la vulnérabilité économique. Il serait en effet absurde de ne pas reconnaître que les désavantages subis sont cumulatifs par les populations qui résident dans ces territoires et mêlent leurs propriétés (populations massivement issues de l’immigration) à celles des territoires concernés.

Ces débats internes au champ politique et juridique ont leur pendant dans le domaine de la recherche. Thomas Kirszbaum, par exemple, considère que la discrimination territoriale ne serait qu’un « dernier avatar des stratégies d’euphémisation de la discrimination ethno-raciale qui caractérisent depuis longtemps l’approche française des inégalités » (Kirszbaum, 2016, p. 1). Il ajoute que la discrimination territoriale a « l’immense avantage de s’accorder avec l’approche classique des inégalités », l’espace n’étant selon lui dans la vulgate marxiste que la « projection au sol des rapports de classe » ; et enfin il ajoute : « la prohibition du critère de l’adresse ne bénéficie en réalité qu’aux Blancs résidant en ZUS [zone urbaine sensible], seul groupe à subir cette pénalité spécifique sur le marché du travail. Elle risque de n’être qu’une avancée en trompe-l’œil pour les minorités ethniques » (ibid.).

Thomas Kirszbaum interprète ainsi l’adoption du principe de discrimination en fonction du lieu de résidence (qu’ont pu faire adopter, selon lui, les élus communistes avec l’appui d’élus du Parti socialiste proches de SOS Racisme), comme une résurgence de l’histoire : « La position des élus communistes qui, en érigeant leurs villes et leurs quartiers en victimes d’une discrimination territoriale, rappellent la position du PCF des années 1970 qui s’insurgeait contre le trop-plein d’immigrés, en présentant leur territoire comme victime des politiques ségrégatives organisées par l’État » (Masclet, 2003, p. 9). La discrimination territoriale serait ainsi le produit d’un ostracisme historique de la mouvance communiste à l’égard des immigrés, avec en toile de fond le principe selon lequel la question raciale ne serait pas soluble dans le marxisme. Il n’est pas sûr que cette thèse soit toujours d’actualité aujourd’hui.

La tension entre races et classes constitue donc une importation dans le champ académique d’une querelle politique. L’homologie entre le débat politique et scientifique est repérable, lorsque s’opposent les tenants des thèses racialistes et classicistes (raisonnement en termes de classes sociales), incarnés, par exemple, par les courants de la sociologie marxiste, néo-marxiste ou se réclamant de Pierre Bourdieu. Comment alors la production de connaissances scientifiques peut reprendre ses droits, en assumant que le sujet à traiter est, de fait, sensible et que la frontière entre le savant et le politique est, de fait, ténue ?

Selon nous, la sous-documentation de la discrimination à l’école tient avant tout à son objet, à sa définition, ainsi qu’aux moyens dont dispose le chercheur pour réaliser des démonstrations, en dépassant le seul registre de l’adhésion, du rejet ou de la dénonciation. Les obstacles à la démonstration des discriminations notamment dites « raciales » à l’école sont au moins de trois ordres : la difficulté à définir ce que recouvrent la notion de « race » et sa codification scientifique, la difficulté à mesurer la discrimination, les caractéristiques spécifiques de l’espace scolaire.

Retour sur les usages de la notion de race

Le débat sur les usages de la notion de race en sciences sociales a trouvé un regain d’intérêt au cours des dernières années, bien au-delà des questions éducatives. Si ce débat est particulièrement nourri, il repose au moins sur un consensus. La « race » ne désigne aucunement une propriété biologique, mais une propriété sociale. Elle est le produit d’une construction sociale dans des rapports d’altérité, considérée comme un attribut stigmatisant au sein de rapports de domination. La race est appréhendée par le sujet dominant à partir d’un ensemble de signes tels que le patronyme, la couleur de peau, la langue parlée, la religion, etc. Il s’agit ici, en quelque sorte, d’une définition psychosociale de la race à l’œuvre dans des interactions concrètes.

Cependant, comment passer de cette approche psychosociale de la « race » à une approche objectiviste, c’est-à-dire à la construction de données permettant de la coder pour les besoins de la recherche ? Rappelons, tout d’abord, que la Constitution française interdit la codification de la race ou de l’ethnie. Cependant, au cours des dernières décennies, cet étau législatif s’est desserré dans des conditions précises prévues par le législateur, notamment dans le cadre de la production de données statistiques pour les besoins de la recherche. Néanmoins le champ de la recherche est très dépendant des conditions politiques de réalisation. Ainsi le débat sur les statistiques ethniques a été fortement politisé lorsque le pouvoir politique l’a considéré comme nécessaire à la lutte contre les discriminations.

Relevons à ce titre un changement de sémantique, puisque ce n’est pas la question de la « race » dont il s’agit à propos des statistiques ethniques, mais de l’appartenance ethnique. Dans certains cas le champ politique, voire scientifique, mobilise une autre expression, celle de « la mesure de la diversité ». Ces changements de registres sémantiques ne sont pas anecdotiques, ils traduisent l’embarras tant des politiques que des chercheurs sur ce qu’il convient de mesurer et de prendre en compte dans l’analyse des discriminations.

Pour comprendre ces hésitations, il convient d’introduire une incise historique. Le débat sur les statistiques ethniques a été porté par Nicolas Sarkozy dans les années 2008-2009. Nous ne reviendrons pas sur les détails de cette initiative, mais sur le fond.

C’est en effet le politique qui a été à l’initiative de la mise en œuvre de statistiques ethniques, même si elles existaient de manière lacunaire dans les travaux de l’Institut national d’études démographiques (INED) auparavant. Sans préjuger de la docilité des chercheurs, l’emprise politique est importante sur ce sujet à la fois sensible et complexe.

C’est le politique qui détermine les bornes juridiques acceptables, tant sur le plan juridique qu’éthique concernant la production de statistiques. C’est également lui qui a en charge la nomination de comités d’experts scientifiques pour la préfiguration de ces données. Bref, le sujet est donc bien à la frontière entre le politique, la recherche, si ce n’est l’idéologie.

Le débat sur les statistiques ethniques a en effet donné lieu à une querelle entre chercheurs dépassant de loin l’opposition simpliste entre « racialistes » et marxistes, ou classicistes. Ce sont ainsi deux commissions qui se sont affrontées, celle officielle installée par le gouvernement : le Comité pour la mesure et l’évaluation de la diversité et des discriminations (COMEDD), présidé par François Héran, directeur de l’INED, institution plutôt favorable aux statistiques ethniques. La seconde commission relevait d’une autosaisine d’autres chercheurs : la Commission alternative de réflexion sur « les statistiques ethniques » et les discriminations, réunissant des personnalités diverses, telles qu’Élisabeth Badinter, Jean-Loup Amselle, Hervé Le Bras, Maryse Tripier ou encore Gwenaële Calvès, issues de différentes disciplines : sociologie, philosophie, anthropologie, histoire, droit, etc. Les débats entre ces deux commissions ne se limitaient pas à dénoncer le risque d’une racialisation de la société française, ils portaient également sur la pertinence même des statistiques ethniques sur un plan strictement scientifique, sur leur faisabilité et surtout sur leur pertinence scientifique, tous ces sujets étant liés.

La « race » n’est pas une variable comme une autre

Les défenseurs des statistiques ethniques considèrent que la racialisation de la société française n’incombe pas aux statisticiens, mais qu’elle préexiste dans la société. Se priver d’informations relatives à la notion de « race » serait s’interdire de lutter contre les discriminations et le racisme. Les statistiques ethniques n’auraient pas pour finalité la constitution de fichiers raciaux, selon un référentiel ethno-racial fondé sur des phénotypes ou des morphotypes imposés par l’État, mais la constitution de bases de données scientifiques reposant sur l’autodéclaration et le consentement des enquêtés, conformément à la loi.

Ces précautions étant posées, quelle est la robustesse des données ainsi produites ? C’est sur ce terrain que se situent les opposants aux statistiques ethniques. Hervé Le Bras attire l’attention sur le fait que, quels que soient les points de vue défendus, il n’y a pas et il ne devrait plus y avoir de « science ethno-raciale » au risque d’accréditer une vision essentialiste, si ce n’est biologisante de la notion de « race ». La production des statistiques ethniques ne peut mener, selon lui, qu’à un « chaos empirique ». Cette réalité conduit immanquablement les chercheurs qui souhaitent mobiliser la notion de race à des contritions, des compromis. L’ouvrage de Michèle Tribalat (2016), consacré aux statistiques ethniques, en fournit un bon exemple. Elle ne conteste en effet nullement que les statistiques ethniques en France pourraient se confondre avec l’officialisation d’un « référentiel ethno-racial », comme c’est le cas des recensements aux États-Unis ou en Angleterre. Pour contourner ce risque, elle proposait de prendre en compte la filiation, autrement dit la trajectoire sociale des immigrés et des descendants d’immigrés. Nous passons ainsi à un autre registre, de la race à l’ethnie, à la diversité, à présent à la filiation. Ce déplacement résout-il pour autant les risques éventuels d’essentialisation et d’assignation ? Dans son essai, L’invention de l’immigré, Hervé Le Bras montrait en 2012 comment la catégorie d’immigré est essentialisante et symptomatique de la perpétuation des rapports d’altérité. À la différence de la condition d’étranger, qui peut en effet, selon Hervé Le Bras, se perdre à la faveur d’une procédure de naturalisation, celle d’immigré perdure de génération en génération, elle consiste en somme à une reproduction du stigmate.

Il insiste également sur le fait que la distinction ainsi opérée entre « français » et « immigrés », ou « descendants d’immigrés », en revient à rejouer la hiérarchie entre droit du sol et droit du sang, et à remettre en cause le principe d’émancipation et de citoyenneté juridique (Le Bras, 2012). Avant lui, Abdelmalek Sayad avait alerté sur les mêmes craintes en écrivant : « En ces temps favorables à un retour en force de l'eugénisme, le terme de génération contient en lui le risque de devoir servir de terrain nouveau, nouvellement offert au sociobiologisme. Les tentations et les séductions de rapporter les différences sociales à des facteurs d'ordre génétique sont grandes et resteront toujours grandes » (Sayad, 1994, p. 155).

Si Michèle Tribalat appelle à ne pas confondre origine, filiation et référentiel ethno-racial, ce positionnement n’est pas si clair dans le cadre de certaines enquêtes. Le questionnaire de l’enquête « Trajectoires et origines »2 (TeO) de l’INED, que l’on peut considérer comme « la référence » en matière de statistiques ethniques en France, mobilise, en effet, à plusieurs reprises, des questions relatives à la couleur de peau, à la religion, voire à une notion plus floue qu’est le rapport à la « francité ».

Certes, le recueil de la couleur de peau l’est sur le mode de l’autodésignation (par l’enquêté lui-même) et non de l’hétérodésignation (par le chercheur). Pour Hervé Le Bras, la pratique de l’autodésignation est cependant méthodologiquement ambigüe. Elle consiste à renvoyer à l’enquêté un panel d’items à remplir sans lui fournir les clés de compréhension de ce qu’en fera le chercheur. Le jeu des catégorisations en groupes, sous-groupes finit par reconstruire des groupes ethniques ou raciaux rigides. L’enquête TeO mobilise également les notions telles que « groupe majoritaire » et « minoritaire ». Les catégories figurant dans ces groupes varient d’un croisement à l’autre, comme c’est le cas notamment des natifs d’un département et région d’outre-mer (DROM), des rapatriés ou des Français nés à l’étranger.

Force est de constater que les « statistiques ethniques » recouvrent des acceptions hétérogènes et changeantes, justifiant ainsi les craintes exprimées par Hervé Le Bras d’un « chaos empirique ».

Que signifie « la race » pour les statisticiens ?

On peut attendre de la technicité d’un appareillage statistique qu’il lève certaines ambiguïtés. Il procède en réalité de sous-entendus ou de points aveugles. C’est le cas notamment de la notion de « race », dont on a vu qu’in fine, elle s’effaçait au profit d’autres catégories (origine, appartenance ethnique, etc.), même si elle est bien présente dans les sémantiques utilisées par certains chercheurs, lorsqu’ils évoquent la discrimination raciale. La notion de « race » renvoie typiquement à une catégorie polysémique et ambivalente. Elle peut faire l’objet de variables objectivées, comme c’est le cas dans les exploitations statistiques. Elle peut également être mobilisée pour décrire des systèmes de représentation, d’infériorisation de certains groupes, ou être associée à la notion d’identité, d’une identité assignée par autrui. Par exemple, lorsque le chercheur reprend à son compte la sémantique du « racisé » pour décrire les propriétés d’une population.

L’enquête réalisée par Patrick Simon et Martin Clément (Simon, Clément, 2006) de l’INED portait précisément sur la façon de « caractériser l’origine » en s’intéressant au point de vue des groupes concernés. Il ressort nettement de celle-ci une crainte, si ce n’est un rejet de la construction de catégories « ethno-raciales », notamment pour les populations d’origine « maghrébine » : crainte d’étiquetage, de production de stéréotypes. Cependant, les enquêtés font une distinction entre la production de données, pour les besoins de la recherche, et la codification officielle des origines dans les pratiques de l’administration française. On le perçoit aisément, la notion de « race » n’est pas une « variable » comme une autre, difficile à saisir, autant qu’à coder, particulièrement lorsque les appareillages statistiques reposent sur une autodéclaration des enquêtés à laquelle ils n’ont aucune obligation de se soumettre.

La façon dont par exemple est recueillie l’appartenance « raciale » ou « ethnique » dans le cadre de l’enquête TeO procède de la façon suivante. L’un des items du questionnaire s’intitule : « Image de soi et regard des autres ». La formulation exacte de la question est la suivante : « D’après vous, parmi les caractéristiques suivantes, quelles sont celles qui vous définissent le mieux ? Vous pouvez en choisir quatre au maximum ». L’enquêteur soumet alors une carte avec une liste de dix-sept items : 1. Votre génération ou votre âge ; 2. Votre sexe ; 3. Votre métier ou votre catégorie sociale ; 4. Votre niveau d’étude ; 5. Votre quartier ou votre ville ; 6. Votre état de santé (un handicap ou une maladie) ; 7. Votre nationalité ; 8. Vos origines ; 9. Votre couleur de peau ; 10. Votre région d’origine ; 11. Votre religion ; 12. Vos centres d’intérêt ou vos passions ; 13. Vos opinions politiques ; 14. Votre situation de famille (père, mère, grand-père, grand-mère, etc.) ; 15. Autre chose ; 98. Refuse de répondre ; 99. Ne sait pas. S’ajoute à ces items, une autre question, cette fois ouverte, permettant de mieux caractériser « l’origine », dans le cas où l’enquêté aurait répondu à l’item 4. « Vos origines » : « En pensant à votre histoire familiale, de quelle (s) origines (s) vous diriez-vous ? Vous pouvez donner plusieurs réponses ». Là aussi l’enquêté peut refuser de répondre.

L’appartenance « raciale » n’est donc jamais une question directe, frontale. Elle est reconstituée par le statisticien via des regroupements de variables et des questions indirectes, si l’enquêté a répondu favorablement à des items tels que « vos origines », « votre couleur de peau », « votre religion », etc. La compétence du statisticien n’est ici nullement en cause, ce type de questionnaire correspond clairement à ce qu’autorise la loi, et encore dans un régime d’exception. Il ne s’agit pas, en effet, d’un référentiel ethno-racial officiel, à la façon des recensements en Angleterre, où les catégories sont non seulement préétablies, mais bénéficient également d’un statut officiel tel que : « white », « mixed » (multiple ethnic group), « asian », « black », etc. (Tribalat, 2016). Nous voyons là toute la différence entre un pays « racialiste », reconnaissant officiellement l’appartenance à des groupes raciaux et/ou ethniques, et un pays universaliste comme la France, qui pour des raisons historiques, philosophiques et constitutionnelles, ne reconnaît pas officiellement ces groupes, sauf pour les besoins exceptionnels de la recherche.

L’alternative de l’ethnicité

On comprend mieux, en raison du caractère discutable de la notion de « race », pourquoi les statisticiens lui préfèrent parfois celle d’appartenance ethnique, moins figée, plus éloignée de présupposés biologisants, pour s’inscrire davantage dans une perspective culturelle. Cela résoudrait en partie la question du métissage, des enfants nés de couples mixtes, difficilement codables par le biais de catégories de race. La « race » relève donc davantage d’une pratique sémantique usuelle dans certains propos de chercheurs que d’une variable scientifique construite faisant consensus.

C’est ainsi que l’on a pu voir dans certains questionnaires antérieurs à l’enquête TeO, telle que l’enquête MGIS (Mobilité géographique et insertion sociale) de 1992, qui constituait la base statistique de l’ouvrage de Michèle Tribalat, Faire France (Tribalat, 1995), des questions relatives à « la maîtrise du français », « au langage parlé à la maison », « à la déperdition de la langue d’origine », « aux pratiques matrimoniales traditionnelles » (polygamie, mariage préférentiel, arrangé), « aux sociabilités communautaires », « aux pratiques culinaires », etc. Cependant, ces variables supposées descriptives prennent parfois une coloration politique et idéologique, lorsque certaines catégories construites sont, par exemple, celle de : « français de souche » ou lorsque certaines sections du questionnaire s’intitulent : « volonté de composer avec la société d’accueil ». C’est ce même présupposé que l’on retrouve dans l’enquête TeO avec l’idée de « francité », de « sentiment d’être français », de « sentiment national ». Le statisticien n’outrepasse-t-il pas ici son rôle ? Ces questions peuvent-elles être raisonnablement traitées par la méthodologie du questionnaire et être constituées en simples variables comme n’importe quelles autres ? Certes, si le terme « race » n’est pas utilisé, lui sont substituées en revanche des catégories qui relèvent d’une certaine forme de nationalisme et qui ne peuvent en effet qu’exacerber les rapports d’altérité à la façon d’une prophétie autovérifiante.

En réalité, l’ethnicité n’est pas nécessairement mobilisée pour caractériser des « cultures », mais plutôt des écarts à la norme nationale. Cette conception de l’ethnicité n’est d’ailleurs pas nécessairement en contradiction avec certaines de ses définitions, lorsqu’elle décrit le rapport entre le « eux » et le « nous », une « altérité irréductible », pour reprendre les propos de Françoise Lorcerie (Lorcerie, 2003). Pour les tenants de l’ethnicité, tous les groupes sociaux sont réputés appartenir à des « communautés ». Les espaces nationaux comme les États-nations sont considérés telles des « communautés nationales », comme l’exprime la notion d’« ethnonationalisme », considérant que le groupe « dominant » est lui-même porteur d’une appartenance ethnique (ibid.).

Tout se passe, néanmoins, comme s’il existait à propos de l’ethnicité un profond malentendu, si ce n’est un contresens. Max Weber affirmait en effet clairement que le concept d’ethnicité constitue un paradigme non objectiviste, c’est-à-dire non quantifiable. Il renvoie aux notions de croyances subjectives, de groupalité et de communalisation. Ce type d’objet devrait en principe s’appréhender dans une perspective strictement interactionniste et situationnelle. Autrement dit, l’ethnicité n’existe pas en soi, mais est rendue visible dans des rapports d’altérité, notamment lorsqu’un groupe d’individus en désigne un autre en fonction d’attributs supposés différents de lui, ou lorsque le même individu se les approprie et les revendique. L’objectivation statistique, qui en revient à attribuer des appartenances ethniques, constitue alors une sorte de coup de force méthodologique, de surcroît dans un contexte de brassage des populations, de multiappartenances, incompatibles avec l’idée de groupes statiques et cloisonnés. En bref, si dans le champ scientifique le terme « race » n’est pas utilisé ouvertement par les statisticiens, l’appartenance ethnique en constitue une forme euphémisée.

L’alternative des rapports majoritaires, minoritaires

Une alternative à la notion de « race » est celle de rapports majoritaires/minoritaires. Elle constitue une déclinaison à l’ethnicité avec un contenu moins culturaliste, mettant en exergue des rapports de force politiques, de « domination symbolique » (Lorcerie, 2003). Cette référence à la domination pourrait jeter un pont entre les tenants des thèses racialistes et des thèses marxistes, néo-marxistes, ou classicistes, puisqu’elles auraient ce point commun. Cependant, les analyses, en termes de rapports majoritaires/minoritaires, franchissent un pas supplémentaire lorsqu’elles évoquent l’existence de « minorités ethniques ».

Nous l’avons vu, notamment dans le texte de Thomas Kirszbaum lorsqu’il oppose « les blancs » et les « minorités ethniques » en France, ce qui revient en effet à mobiliser des catégorisations raciales qui contribuent dans ce cas à une mise en concurrence des groupes, voire une concurrence victimaire, comme si être « blanc » protégeait de toute forme de discrimination ou comme si celle-ci serait potentiellement moins grave que pour les « non blancs ». Là encore la frontière entre science et idéologie est mince.

Nous l’avons vu également dans la façon dont l’enquête TeO classe des groupes majoritaires/minoritaires. Les contours de ces groupes ne sont d’ailleurs pas toujours stables. Il s’agit de considérations strictement numériques, ou culturelles, ou filiales, en prenant en compte l’ascendance migratoire.

Il n’est pas plus aisé de définir un groupe minoritaire ou des « minorités ethniques », sauf dans les pays où elles font l’objet d’une reconnaissance officielle pour des raisons historiques. À propos de la France, Abdeljalil Akkari émet ainsi d’importantes réserves quant à la transposition de la notion de minorité raciale ou ethnique, telle que mobilisée aux États-Unis dans le cas français, à propos des descendants de l’immigration maghrébine (Akkari, 2001). Si certains éléments paraissent transposables, comme la dévalorisation de la culture « d’origine », l’exposition à des traitements désavantageux par l’institution scolaire, la légitimité de présence, d’autres limitent cette transposition. Il est, par exemple, difficile de considérer que les descendants de l’immigration « maghrébine » en France appartiennent à une minorité volontaire ou involontaire.

Pour Akkari, l’immigration maghrébine relève en quelque sorte des deux. Elle est en partie involontaire, à la suite de la décolonisation, mais également volontaire, pour ce qui concerne l’immigration pour des motifs économiques. Pourtant, pour l’anthropologue américain John U. Ogbu (1992), l’appartenance à une minorité volontaire ou involontaire est décisive pour raisonner en termes de minorité cohérente. Les minorités involontaires, pour John U. Ogbu, sont celles qui ont été déplacées involontairement aux États-Unis en raison de l’esclavage, de la colonisation, des conquêtes. Elles font l’objet d’une relégation systématique dans la société américaine (ibid.). Ces minorités développent un « système culturel » qui se caractérise par différents traits, et notamment « une théorie de sens commun sur la réussite sociale », « un manque de confiance vis-à-vis du groupe dominant », « une identité culturelle d’opposition par réaction à un traitement discriminatoire », « l’émergence de deux cadres culturels ou de deux idéaux culturels influençant le comportement opposé : l’un convenant aux membres des minorités, l’autre étant attaché aux Américains blancs » (ibid., p. 15).

Akkari souligne que, malgré l’importance des désavantages et des discriminations subies des descendants de l’immigration maghrébine en France, ceux-ci ne sont pas de nature à constituer une culture oppositionnelle cohérente et politisée à l’école, comme c’est le cas des minorités involontaires aux États-Unis. La notion de minorité est en effet indissociablement liée à un sentiment d’appartenance commune, à une histoire collective, un destin commun. Les descendants de l’immigration maghrébine3 descendent eux-mêmes d’immigrations différentes, éclatées, qui déterminent leur rapport différencié au présent et à ce que l’on pourrait considérer comme l’espace national. Ils partagent cependant en commun une forme de « communauté d’expérience » (Belbahri, 2006), celle d’une certaine forme de rejet dans le monde du travail, comme celui de l’éducation ou dans d’autres sphères de la vie sociale.

Comment mesure-t-on la discrimination en France ?

Au-delà de ces questions de conceptualisation de taille, comment mesure-t-on la discrimination en France ? Il s’agit en effet d’une question essentielle, étant entendu qu’il convient de distinguer les microdiscriminations présentes dans les interactions de face-à-face, comme peuvent l’être les interactions scolaires et les discriminations formelles correspondant à une codification juridique. Sans hiérarchiser ces deux formes de discriminations, elles relèvent d’enjeux différents en matière de mesure.

Il n’est pas sûr d’ailleurs, même pour ce qui concerne les discriminations « officielles », que nous disposions d’une définition claire. La définition usuelle, qui est celle mobilisée par le Défenseur des droits est celle-ci : « En droit, une discrimination est un traitement défavorable qui doit généralement remplir deux conditions cumulatives : être fondé sur un critère défini par la loi (sexe, âge, handicap, etc.) et relever d'une situation visée par la loi (accès à un emploi, un service, un logement, etc.) ».

La notion de « traitement » est relativement floue et peut englober des significations très diverses. Elle peut consister en un séparatisme, une différenciation, un refus d’accès, une sanction injustifiée, une atteinte à la dignité, etc. Ce rappel est important dès lors qu’il est question de mesure. C’est, en effet, sur des mesures que l’on peut se fonder pour faire le constat de « discriminations massives ». Trois types d’instruments sont habituellement mobilisés pour mesurer la discrimination. Nous les classons ici, de façon peut-être discutable, non pas des plus au moins rigoureuses, mais des moins aux plus robustes.

On peut distinguer un premier modèle méthodologique, que l’on pourrait qualifier de subjectiviste, déclaratif. Il s’agit, dans ce cas, d’interroger les potentiels discriminés, sur leur sentiment d’être discriminé, leur vécu des discriminations. C’est ce type de recherche qu’a mené par exemple François Dubet, par le biais d’une enquête qualitative (Dubet, 2016). Le modèle subjectiviste peut également s’appréhender de façon quantitative, lorsque l’enquête TeO, par exemple, interroge directement les enquêtés sur leur perception des discriminations : « Dans la vie quotidienne, à quelle fréquence vous demande-t-on vos origines ? ». On peut d’ailleurs demander ses origines à un tiers par curiosité, pour engager une conversation, pas nécessairement systématiquement avec un arrière-plan discriminatoire, tout dépend du contexte.

Une série de questions est posée aussi à propos de l’expérience scolaire en demandant aux enquêtés s’ils estiment avoir été traités différemment (le terme discrimination n’est pas formulé) dans le cadre des pratiques de notation, des décisions d’orientation, des sanctions, de la façon de s’adresser à eux. Si les enquêtés répondent oui à cette question, on leur demande alors, selon eux, d’après quels motifs ils estiment avoir été traités différemment, en fonction d’une série d’items : sexe, état de santé ou handicap, couleur de peau, origines ou nationalité, façon de s’habiller, âge, autre, etc. Ce modèle subjectiviste demeure donc imprécis. Il est expérientiel, mais n’apporte pas directement la preuve de discriminations réelles, seulement d’une supposition d’avoir été discriminé.

Un second modèle méthodologique est le modèle déductif, que l’on pourrait qualifier aussi de probabiliste. Il consiste à mobiliser des bases de données quantitatives relatives à l’accès à l’emploi, à des diplômes, au logement, à des biens divers, rapportées aux propriétés des personnes. Les discriminations sont déduites des taux d’inégalités d’accès, en tenant compte des « origines » de groupes d’individus. La preuve des discriminations n’est pas non plus ici formellement établie, elle constitue, pour parler comme les juristes, une présomption, surtout si les écarts entre groupes sociaux sont déraisonnablement et ostensiblement très importants.

Cependant, pour réduire la marge de présomption et constituer un faisceau d’indices le chercheur peut mobiliser d’autres variables que celles de « l’origine » afin de pouvoir comparer des populations comparables. C’est ce qui, dans le langage statistique, est qualifié de variables cachées ou de contrôle telles que : diplômes, âge, revenus, adéquation au profil de poste, notes, origine sociale des parents, etc. Ainsi, la présomption de discriminations en raison de « l’origine » peut s’en trouver amoindrie à partir du moment où les variations observées entre groupes peuvent s’expliquer par l’origine sociale, les diplômes des parents, etc. À ce titre viennent alors s’entrechoquer deux paradigmes interprétatifs, l’un relevant de la discrimination, l’autre des inégalités, ce qui n’est pas en soi massif, les inégalités n’étant pas plus acceptables sur le plan politique et philosophique que les discriminations. Et surtout la combinaison entre les deux processus est pensable, mais plus difficilement démontrable.

Un troisième modèle méthodologique de mesure des discriminations, sûrement le plus performant, mais complexe à mettre en œuvre, correspond au modèle expérimental qu’est le testing. Dans ce cadre, l’enquêteur met en œuvre une situation réelle permettant de tester une situation de discrimination : envoi de CV à la suite d’une offre d’emploi, demande d’accès à un service public, inscription dans une école, etc. en jouant sur l’usage d’un patronyme.

Le testing est complexe, de fait limité par son ampleur, et pose également des problèmes méthodologiques spécifiques. La restitution du séminaire organisé en mars 2007 par le centre d’analyse stratégique (aujourd’hui France Stratégie) sur les problèmes méthodologiques liés à la pratique du testing en propose une synthèse (Cédiey et al., 2007). Ce séminaire croisait les comptes rendus d’expériences de trois équipes de recherche ayant mis en œuvre la méthode du testing dans le marché du travail et dans l’accès aux soins. L’objet du séminaire était de montrer que les résultats statistiques issus des méthodes de testing sont sensibles à différentes sources de variations.

La première est liée au nombre de variables testées, uniques ou multiples. Il s’agit de variables uniques lorsque l’on compare des candidats issus du « groupe majoritaire » ou de « groupes minoritaires », et de variables multiples lorsque sont ajoutées d’autres variables comme le lieu de résidence, le diplôme, l’âge, etc. Une autre source de variations résulte de la nature du testing lui-même : envoi uniquement de CV, envoi doublé d’un appel téléphonique, envoi suivi d’un entretien. Dans ce dernier cas, les enquêteurs recrutent des comédiens, et non des candidats réels. Les taux de discriminations mesurés varient en fonction des étapes du recrutement.

Une autre source de variations des taux de discriminations est liée aux types de métiers testés, notamment en fonction du degré d’exposition à des publics. Enfin, la méthode des testings suppose une très bonne connaissance du processus de recrutement, des facteurs qui vont influencer le choix du recruteur pour bien identifier à quel niveau « l’origine » peut interférer avec la décision. Par exemple, sont exclus des testings les concours anonymés de la fonction publique.

Éducation et discriminations

L’étude des discriminations scolaires est confrontée à l’ensemble de ces complexités conceptuelles et méthodologiques. Elle l’est d’autant plus avec la prééminence dans l’espace scolaire de la logique méritocratique. Comment repérer des mécanismes discriminatoires dissociés de la logique méritocratique ? La sociologie de l’éducation a par ailleurs montré que la méritocratie scolaire n’est qu’une illusion, lorsque les performances et les parcours scolaires s’expliquent avant tout par l’héritage culturel familial (Bourdieu, Passeron, 1964). Étudier la discrimination scolaire, c’est comprendre les formes d’emboîtements complexes entre méritocratie, part d’arbitraire des décisions scolaires, et multiples désavantages qui pèsent spécifiquement sur les élèves en fonction de leurs « origines ».

Compte tenu de l’importance de ces facteurs entremêlés, on comprend mieux pourquoi, en sociologie de l’éducation, c’est le schème des inégalités qui s’est imposé comme cadre principal d’analyse, précisément parce qu’il permet une analyse des mécanismes cumulatifs qui déterminent les parcours scolaires. À ce titre, le poids de l’origine sociale et culturelle des élèves (niveau de diplôme des parents) a un pouvoir explicatif puissant, qui « écrase » les modèles statistiques, pourrait-on dire. Pour autant, peut-on repérer des spécificités relatives à la scolarisation des élèves issus de l’immigration en rapport avec des processus discriminatoires ?

Répondre à cette question suppose le rappel d’un préalable simple : les élèves issus de l’immigration sont également massivement issus des milieux populaires. Les particularités de leurs conditions de scolarisation ont été mises au jour, au milieu des années 1980, avec leur arrivée massive au collège, construit à la hâte dans les quartiers populaires pour les accueillir. Cette arrivée massive a engendré des pratiques d’évitement des familles contribuant à l’émergence de processus ségrégatifs. Les travaux qualitatifs réalisés auprès des familles ont montré que les pratiques d’évitement scolaire sont fortement liées à des rapports d’altérité, au refus de « l’autre », voire à l’expression de racisme (Léger, Tripier, 1986 ; van Zanten, 2009).

On pourrait objecter que le sujet de la ségrégation ne recouvre pas nécessairement celui de la discrimination, notamment lorsque l’on postule a priori qu’elle n’est que le produit de stratégies familiales ou corrélée à des facteurs géographiques. Les liens entre ségrégation et discriminations sont en revanche rendus possibles lorsque la ségrégation signifie bien un séparatisme des strates supérieures de l’espace social, qui ne peut relever que de simples aléas. Ce lien est encore plus convaincant dès lors que la ségrégation est également le produit de pratiques administratives. L’institution scolaire dispose néanmoins de moyens divers pour exonérer ses responsabilités en matière de production des ségrégations, en considérant, notamment, qu’elle n’est que le reflet de la ségrégation urbaine ou que la constitution des classes ségrégatives dans les collèges s’explique par la prise en compte du niveau des élèves ou qu’elle résulte de pressions exercées par certains parents d’élèves.

C’est précisément sur ces tentatives d’esquives que la recherche peut apporter une contribution en enquêtant au cœur même des pratiques administratives, comme l’a fait Denis Laforgue auprès des inspections académiques, montrant l’indifférence de l’administration scolaire à l’égard des ségrégations, ainsi que les pressions exercées par les familles pour la constitution de « bonnes classes », avec le consentement de l’administration (Laforgue, 2005). On peut se référer également aux travaux de François Baluteau ou d’Agnès van Zanten qui ont pu montrer que l’offre éducative proposée dans les collèges populaires est moins riche et peut servir de repoussoir pour certaines familles. Il s’agit bien là de choix de politiques éducatives producteurs de ségrégations institutionnelles (Baluteau, 2013 ; van Zanten, 2012). Nos propres travaux ont pu montrer les choix arbitraires de l’administration scolaire de refus de demandes de dérogations pour l’inscription dans certains collèges, pour les élèves issus de l’immigration, ou plus globalement de milieux populaires, ainsi que les pratiques très sélectives d’accès à l’enseignement privé et d’exclusion en cours de parcours scolaire (Ben Ayed, 1998).

Identifier ces pratiques discriminatoires suppose ainsi d’ouvrir la boîte noire de l’administration scolaire jusque dans la classe, d’analyser le traitement des dossiers des élèves, le fonctionnement des commissions des dérogations ou encore des conseils de classe. Au-delà de la question des ségrégations, à partir des années 1990, s’est constitué au sein de la sociologie de l’éducation française un champ de recherche consacré à l’ethnicisation de l’espace scolaire (Perroton, 2000), et aux relations entre l’école et les enfants d’immigrés (Felouzis et al., 2005 ; Felouzis, Fouquet-Chauprade, 2015).

Quel pouvoir explicatif des variables « raciales » ?

Au-delà des travaux qualitatifs, la sociologie de l’éducation est-elle en mesure aujourd’hui de mieux éclairer les phénomènes discriminatoires à large échelle ? Nous disposons, pour l’heure, pour répondre à cette question, de différents types de travaux aux conclusions plutôt nuancées. Nous nous limitons ici aux questions ségrégatives, étant entendu que dans d’autres types de pratiques, notamment l’accès aux stages, la réalité des pratiques discriminatoires a bien pu être formellement démontrée (Dhume, 2011).

S’agissant des ségrégations, la première série de travaux concerne la mesure de leur importance numérique. L’enquête de Son Thierry Ly et Arnaud Riegert, réalisée pour le compte du CNESCO (Conseil national d’évaluation du système scolaire) [Ly, Riegert, 2016], a montré l’ampleur statistique de la ségrégation entre établissements, mais surtout au sein des établissements entre les classes. La composition des classes est de la responsabilité propre des établissements scolaires. Cependant, nous l’avons vu précédemment, le système argumentatif des chefs d’établissements peut tout à fait s’adosser à des considérations externes, à « l’origine » des élèves pour justifier ses choix (notes des élèves, choix de langues, d’options, etc.).

Notons également que l’ampleur de cette ségrégation a été mesurée en fonction de l’origine sociale des élèves, et non de l’origine « ethnique ». Si cette enquête n’a pas mobilisé de « statistiques ethniques », c’est parce que la base de données utilisée, la base « scolarité », est un fichier administratif dépourvu de ces variables. Les résultats de cette enquête accréditent, néanmoins, le poids toujours considérable de l’origine sociale au sein de l’institution scolaire en termes de processus ségrégatifs. C’est pourquoi l’opposition entre classe et race mérite d’être discutée, car la saillance de la ségrégation est rendue pertinente par le croisement de ces deux types de variables et non en les opposant.

Pour contourner l’absence de variables « ethniques » dans les bases « scolarité » (bases de données administratives de l’Éducation nationale), certains chercheurs ont opté pour une autre méthode, en traitant les dossiers des élèves directement dans les établissements et en opérant des codifications à partir des patronymes des élèves (Felouzis et al., 2005). Par ce moyen, la ségrégation proprement « ethnique » a pu être démontrée. Cependant, cette méthodologie comporte également des limites. Elle est difficilement reproductible, car soumise à l’autorisation des autorités scolaires. Elle pose également des problèmes de codages. Le cas, par exemple, des élèves originaires d’Afrique subsharienne, de confession chrétienne, dont les prénoms figurent sur le calendrier chrétien, ne permet pas de les identifier comme des élèves « allochtones ». L’enquête a néanmoins montré que les élèves les plus exposés aux ségrégations scolaires sont ceux issus de l’immigration turque, qui sont également les plus exposés aux discriminations dans différents secteurs de la vie sociale.

D’autres travaux se sont intéressés à l’impact des ségrégations scolaires sur les parcours scolaires des élèves. C’est dans les contextes scolaires les plus ségrégés que l’on observe les inégalités scolaires les plus fortes et les performances des élèves les plus faibles (Broccolichi et al., 2010). Cette recherche a pu être effectuée également à partir des bases « scolarité » permettant de raisonner uniquement à partir de l’origine sociale des élèves. Cependant, en montrant que les élèves les plus désavantagés par les contextes ségrégués sont notamment ceux scolarisés dans les établissements de la banlieue parisienne ou de celle des grandes métropoles, elle apporte également une contribution à la connaissance des désavantages scolaires des élèves issus de l’immigration, compte tenu de leur concentration forte dans ces espaces géographiques.

La troisième série de travaux est issue de l’exploitation de l’enquête TeO. Comme nous l’avons vu plus haut, si cette enquête est la plus outillée en matière de codification de l’origine « ethnique », Mathieu Ichou montre qu’en matière de trajectoires scolaires, les variations les plus fortes ne sont pas celles observées entre les groupes « autochtones » et « allochtones », mais « au sein de chacun de ces groupes d’origine géographique ». Il ajoute : « Cette forte hétérogénéité scolaire de la “deuxième génération” démontre l’invalidité de la vision homogénéisante, qui associe de façon globale et indifférenciée les enfants d’immigrés et l’échec scolaire » (Ichou, 2016). Mathieu Ichou propose ainsi non pas de mettre en concurrence les explications culturalistes liées à l’origine, et les explications sociales, mais : « d’élargir la définition de l’origine sociale par les propriétés sociales prémigratoires » (position sociale et culturelle occupée dans le pays d’origine de la lignée familiale) [ibid.].

Toujours à partir de l’enquête TeO, Jean-Luc Primon et Yaël Brinbaum constatent que le vécu scolaire des descendants d’immigrés « se singularise par une expérience de la discrimination ethno-raciale » (Primon, Brinbaum, 2014, p. 33) en s’appuyant sur le déclaratif des enquêtés. Ils constatent également que le niveau de diplôme atteint par ces élèves diffère, notamment pour les élèves descendant des immigrations nord-africaines, subsahariennes ou turques. Ils n’omettent cependant pas de préciser que 70 % des parents de ces élèves sont employés ou ouvriers et que plus de la moitié d’entre eux est non diplômée : « Les écarts scolaires entre descendants d’immigrés et population majoritaire sont étroitement liés aux différences de structure entre les populations (origines sociales différentes, niveaux scolaires des parents, contextes de scolarisation, etc.) et à la reproduction scolaire de ces différences » (ibid., p. 34).

Nous avons voulu montrer dans cet article que la question de la discrimination raciale, notamment à l’école, appelle un débat conceptuel et méthodologique. Si la question des discriminations scolaires est encore sous-documentée, ce n’est pas en raison d’un déni, mais des nombreux obstacles méthodologiques et du caractère limitatif des sources disponibles. Néanmoins, différents indices issus des enquêtes disponibles prouvent que la discrimination scolaire est à l’œuvre à l’école, comme dans d’autres pans de la vie sociale. Cependant, son identification plus formelle appelle l’ouverture de nombreux chantiers empiriques encore peu explorés par ce prisme, dans le cadre des pratiques d’orientation, de notation des élèves, du régime des sanctions, de sollicitations différenciées en classe, d’attitudes personnelles de certains enseignants, des équipes de direction, de l’administration scolaire, particulièrement dans la constitution des classes.

Bibliography

Akkari, Abdeljalil. « Les jeunes d'origine maghrébine en France. Les limites de l'intégration par l'école ». 2001. https://www.espritcritique.org/0308/article1.html

Baluteau, François. Enseignement au collège et ségrégation sociale. Paris : L’Harmattan, 2013.

Belbahri, Abdelkader. « Politiques publiques territorialisées et production d’identités collectives. L’exemple de la politique de la ville ». Dans Biase (de), Alessia, Rossi, Cristina (dir.). Chez nous. Territoire et identité dans les mondes contemporains. Paris : Éditions de la Villette, 2006.

Ben Ayed, Choukri. Approche comparative de la réussite scolaire en milieu populaire dans l’enseignement public et privé. Type de mobilisation familiale et structures d’encadrement. Université René Descartes, Paris V Sorbonne, 1998.

Bourdieu, Pierre, Passeron Jean-Claude. Les héritiers. Les étudiants et la culture. Paris : Minuit, 1964.

Broccolichi, Sylvain, Ben Ayed, Choukri, Trancart, Danièle (coord.). École : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française. Paris : La Découverte, 2010.

Cayouette-Remblière, Joanie. L’école qui classe. 530 élèves du primaire au bac. Paris : PUF, 2016.

Cédiey, Éric, Desprès, Caroline, L’Horthy, Yannick. « Le testing scientifique, problèmes de méthodes ». Horizons stratégiques, vol. 3, no 5, 2007, p. 75-91.

Dhume, Fabrice. Entre l’école et l’entreprise, la discrimination ethnico-raciale dans les stages. Une sociologie publique de l’ethnicisation des frontières et de l’ordre scolaires. Université de Provence, Aix-Marseille I, 2011.

Dhume, Fabrice. « En finir avec la concurrence des rapports sociaux ». Travail, genre et sociétés, vol. 1, no 41, 2019, p. 167-173.

Dhume, Fabrice. « Racisme et discriminations raciales à l’école et à l’université. Où en est la recherche ? ». Le français d’aujourd’hui, vol. 2, no 209, 2020, p. 17-27.

Dubet, François. Ce qui nous unit. Discriminations, égalité et reconnaissance. Paris : Seuil, 2016.

Felouzis, Georges, Liot, Françoise, Perroton, Joëlle. L’apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges. Paris : Seuil, 2005.

Felouzis, Georges, Fouquet-Chauprade, Barbara. « Les descendants d’immigrés à l’école. Débats, questions et perspectives ». Revue française de pédagogie, vol. 2, no 191, 2015, p. 5-10.

Ichou, Matthieu. « Le destin scolaire des enfants d’immigrés. Culture d’origine ou origine sociale ? ». 2016. https://metropolitiques.eu/Le-destin-scolaire-des-enfants-d.html

Kirszbaum, Thomas. « La reconnaissance publique des discriminations territoriales. Une avancée en trompe-l’œil ». Dans Hancock, Claire, Lelévrier, Christine, Ripoll, Fabrice et al. (dir.). Discriminations territoriales. Entre interpellation politique et sentiment d’injustice des habitants. Paris : L’Œil d’Or, 2016, p. 57-72.

Laforgue, Denis. La ségrégation scolaire. L’État face à ses contradictions. Paris : L’Harmattan, 2005.

Le Bras, Hervé, Badinter, Élisabeth et. al. Le retour de la race. Contre les « statistiques ethniques ». La Tour d’Aigues : L’Aube, 2009.

Le Bras, Hervé. L'invention de l'immigré. La Tour d’Aigues : L’Aube, 2012.

Léger, Alain, Tripier, Maryse. Fuir ou construire l'école populaire ? Paris : Méridiens Klincksieck, 1986.

Lorcerie, Françoise. « Laïcité 1996. La République à l’école de l’immigration ? ». Revue française de pédagogie, no 117, 1996, p. 53-85.

Lorcerie, Françoise. L’école et le défi ethnique. Éducation et intégration. Paris – Issy-les-Moulineaux : INRP – ESF, 2003.

Ly, Son Thierry, Riegert, Arnaud. Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ? Mixité sociale et scolaire et ségrégation inter- et intra-établissement dans les collèges et lycées français. CNESCO, Paris, 2016.

Masclet, Olivier. La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué. Paris : La Dispute, 2003.

Ogbu, John U. « Les frontières culturelles et les enfants des minorités ». Revue française de pédagogie, no 101, 1992, p. 9-26.

Payet, Jean-Paul, van Zanten, Agnès. « École et immigration ». Revue française de pédagogie, no 117, 1996, p. 5-6.

Perroton, Joëlle. « Les dimensions ethniques de l’expérience scolaire ». L’année sociologique, vol. 50, no 2, 2000, p. 437-468.

Primon, Jean-Luc, Brinbaum, Yaël. « Une école discriminante ? ». Plein droit, vol. 4, no 103, 2014, p. 32-35.

Sayad, Abdelmalek. « Le mode de génération des générations “immigrées” ». L’Homme et la société, no 111-112, 1994, p. 155-174.

Simon, Patrick, Clément, Martin. « Comment décrire la diversité des origines en France ? Une enquête exploratoire sur les perceptions des salariés et des étudiants ». Population et Sociétés, n° 425, 2006, p. 1-4.

Tribalat, Michèle. Faire France. Une enquête sur les immigrés et leurs enfants. Paris : La Découverte, 1995.

Tribalat, Michèle. Statistiques ethniques, une querelle bien française. Paris : L'Artilleur, 2016.

Van Zanten, Agnès. « Le choix des autres. Jugements, stratégies et ségrégations scolaires ». Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 5, no 180, 2009, p. 24-34.

Van Zanten, Agnès. L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue. Paris : PUF, 2012.

Notes

1 Proposition de loi no 2965 « visant à lutter contre les discriminations territoriales pénalisant les habitants des villes populaires », déposée par le député François Asensi le 23 novembre 2010. Return to text

2 À consulter sur le site teo1.site.ined.fr. Return to text

3 … qui concerne trois pays aux rapports différents à la France, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Si l’Algérie a fait l’objet d’une colonisation par la France, le Maroc et la Tunisie ont fait l’objet d’un protectorat par la République française. Return to text

References

Electronic reference

Choukri Ben Ayed, « La discrimination à l’école : déni scientifique ou problème de méthodes ? », Diversité [Online], Hors-série 17 | 2023, Online since 16 février 2023, connection on 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=3584

Author

Choukri Ben Ayed

Professeur de sociologie à l’université de Limoges, chercheur au GRESCO, membre du comité scientifique de Diversité.

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI
  • BNF

By this author

Copyright

CC BY-SA