Adolescence et radicalisation : une nouvelle conduite à risque

DOI : 10.35562/diversite.3611

Abstracts

Qui sont ces jeunes qui s’engagent dans un processus de radicalisation islamiste ? Comment comprendre leur fascination pour une croyance religieuse aussi radicale et violente dans ses préceptes ? Quel sens, trouver à ces parcours d’adolescents qui « bifurquent » de leur histoire familiale pour s’engager dans un processus jusqu’ à renier leur propre filiation ? Telles sont les premières questions que Céline Chantepy-Touil, sociologue, a pu se poser au cours des 6 années où elle a dirigé un dispositif dédié à la prise en charge des personnes signalées radicalisées dans le Rhône. Au contact de ces profils jeunes, elle livre ici sa compréhension de ce phénomène, que l’on pourrait associer par certains égards à une nouvelle conduite à risques.

Who are these young people who engage in a process of Islamist radicalization? How can we understand their fascination for such a radical and violent religious belief in its precepts? What meaning do we find in these teenagers who “fork” from their family history to engage in a process to the point of denying their own filiation? These are the first questions that Céline Chantepy-Touil, a sociologist, has been able to ask herself during the 6 years that she has been running a system dedicated to the care of reported radicalized people in the Rhône. In contact with these young people, she presents her understanding of this phenomenon, which in some respects could be associated with new risky driving.

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Comment comprendre la radicalisation chez les adolescents ? En quoi cette envie d’engagement pour l’utopie djihadiste vient-elle les rassurer et les combler ? Et si les processus de radicalisation n’étaient qu’une nouvelle conduite à risque, entre maîtrise et abandon de soi, permettant de relancer le sens de la vie. Durant six ans, l’auteure a été responsable du dispositif de prévention à la radicalisation, à l’institut régional Jean Bergeret, à Lyon, et a pris en charge des personnes mineures et majeures faisant l’objet d’un signalement ; elle nous présente ici l’accompagnement des jeunes pris dans des processus de radicalisation tel qu’elle l’a mis en œuvre, partant du principe qu’ils relèvent de conduites à risque.

Lorsqu’est évoquée, une fois encore, cette notion de radicalisation, et plus spécifiquement la radicalisation islamiste, la plupart de nos concitoyens sont envahis d’images et de représentations : jeunesse, banlieue, immigration, délinquance, violence, etc. « C’est la télé qui le dit ! Je l’ai lu dans le journal », autant de certitudes construites par les médias. Si les médias le disent, c’est que c’est vrai… ou alors « on nous ment » ! Pour ma part, je veux croire que la compréhension de ces processus est tellement complexe et multifactorielle qu’il est plus simple, parfois, de n’en présenter que l’écume.

Responsable depuis 2015, à Lyon, d’un dispositif dédié à l’accompagnement de personnes en voie de radicalisation, je me suis rapidement heurtée à ce paradoxe : les représentations communément émises ne correspondaient pas aux situations que je rencontrais sur le terrain. En effet, loin des clichés médiatiques, je me suis retrouvée en présence de jeunes certes, mais d’adolescents ou de jeunes adultes, issus de familles françaises n’ayant jamais connu l’immigration ou l’exil, habitant des secteurs urbains ou ruraux non précarisés ni ostracisés, loin des banlieues lyonnaises à la réputation parfois sulfureuse. Autre constat : nous étions en présence d’une majorité de filles : jeunes femmes en devenir, nées dans des familles sans stigmates apparents, loin des tensions sociales des banlieues et des files actives des travailleurs sociaux de prévention ou de l’aide à l’enfance.

Qui sont ces jeunes, et notamment ces jeunes filles, qui s’engagent et revendiquent leur appartenance soudaine à ce courant extrême de l’islam que l’on désigne par djihadisme ? Comment comprendre alors cette fascination exercée sur cette catégorie de public par une croyance religieuse, aussi radicale et violente dans ses préceptes ? Et quel sens, quelles motivations pouvons-nous trouver à ces parcours d’adolescents qui « bifurquent » de leur histoire familiale, de leur « terreau originel » en s’engageant dans un processus qui non seulement va à l’encontre des valeurs républicaines de notre pays, mais qui nie (et renie) aussi leur propre filiation ?

Qui sont ces jeunes qui « se radicalisent » ?

En France, jusqu’en 2016, les jeunes signalés en voie de radicalisation auprès des dispositifs de prévention étaient souvent issus de quartiers populaires, au parcours de petite délinquance, et constituaient un vivier non négligeable pour les recruteurs. En mal de vivre, au vécu chaotique, ils ont nourri un sentiment de non-appartenance, voire d’étrangeté dans une société qu’ils estiment discriminante. Depuis 2016, les nouvelles recrues (notamment pour l’EI, État islamique) sont désormais constituées de jeunes de classe moyenne, certes en quête de sens et d’utopie, d’un idéal de société, mais qui n’ont pas « la haine » de la France, qui ne vivent pas leur existence comme des victimes, mais plutôt comme désillusionnés, en rejet d’un « système ». Leur problème est d’abord celui de l’autorité et des normes : à quelles normes sociales se « raccrocher » aujourd’hui ? Qui fait autorité autour d’eux ? À quelle figure s’identifier ? Comme ils ne trouvent pas de cadres rassurants, ils se mettent alors en quête de règles. L’islam rigoriste va leur proposer ce cadre normatif, explicite et sacralisé, tel un contenant psychique et social fort, porté par les discours bien rodés des sites de propagande, qui foisonnent sur le Net, et des recruteurs à l’affût.

Certes, il est impossible d’établir un portrait-robot précis. Mais au fil des années, il nous a été possible de repérer des dénominateurs communs, et notamment des facteurs de risque significatifs parmi les personnes en voie de radicalisation. Ainsi, il est noté un contexte individuel porteur de fragilités et de carences (histoire de vie marquée par des traumatismes, abus sexuels, ruptures, échecs, etc.), une histoire familiale mal assumée ou méconnue, un sentiment de « disqualification sociale » (Paugam, 2013) [ne pas être reconnu à sa juste valeur], un modèle parental et familial défaillant (souvent des rôles confus, un père absent), un isolement social ou un réseau social limité. Associés à ces facteurs, nous avons relevé des traits de personnalité particuliers, comme la difficulté à gérer et exprimer ses émotions, à assumer ses choix de vie et notamment son orientation sexuelle, la confusion face aux changements de vie (séparations ou ruptures), un tempérament impulsif, narcissique, une forte intolérance à la frustration, une incapacité à faire des compromis, un sentiment de toute-puissance, une tendance à la victimisation, une mésestime de soi. L’histoire de Léo en est un exemple représentatif. Lorsque nous le rencontrons, il est âgé de 17 ans. Ses parents sont divorcés depuis trois ans. Sa mère est française et exerce le métier d’infirmière. Son père, d’origine marocaine, est commerçant. Il a un frère cadet âgé de quatorze ans. Après le divorce de ses parents, son père est parti vivre loin d’eux, sans donner de nouvelles à ses enfants ; la mère a refait sa vie. Léo a alors choisi de vivre avec sa grand-mère, réfutant l’autorité, jugée illégitime, de son beau-père. Au lycée, c’est un élève brillant ; il obtient son bac à 17 ans avec la mention très bien, puis il s’inscrit en faculté de médecine. Mais progressivement, il s’isole, ne sort plus de chez lui, devient colérique, s’emporte facilement contre sa mère et sa grand-mère. Il se montre parfois menaçant et violent avec elles. Ce changement de comportement est justifié par la pression de ses études, le manque de temps libre et la peur de l’échec. Il n’a aucune vie sociale en dehors de la faculté, ne sort pas et passe beaucoup de temps sur Internet, plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Sur ces derniers, il a multiplié ses profils et ses comptes, et dialogue régulièrement avec un groupe de « frères » qui le soutiennent et l’encouragent dans sa voie. Mais quelle voie ? Son discours change, ses références aussi ; Léo traite ses proches de kouffar1 et de mécréants, sa mère de « pute » ; il se montre haineux envers les juifs et les homosexuels… Il invoque Allah, le Saint Coran, tout en restant accroché au dictionnaire médical Vidal et à ses cours de médecine. Il se décrit comme au-dessus des autres, ayant une mission à remplir. Sa mère procédera alors à son signalement auprès du numéro vert national et demandera de l’aide pour mieux comprendre son fils.

Rôle inédit et croissant des filles

Annie Anzieu, psychanalyste, disait de l’adolescence au féminin : « C’est aussi le temps des secrets et parfois de la rencontre ratée avec la féminité » (Anzieu, 1993, p. 81). Dès les années 1990, les femmes font leur apparition au sein de certains groupes islamistes combattants de type nationaliste (Palestine, Tchétchénie), peu en Algérie ou en Afghanistan. Elles restent au second plan de la lutte armée : souvent limitées aux tâches domestiques (sauf quelques cas, en Palestine et en Tchétchénie, où elles sont utilisées comme kamikazes). Parmi les 5 000 aspirants au djihad partis d’Europe en Syrie et en Irak, plus de 500 étaient des femmes ou des jeunes filles (dont 220 Françaises), ce qui révèle l’étendue de la fascination exercée par l’EI sur les jeunes Européennes. Depuis l’éclatement de la guerre civile en Syrie en 2013, et jusqu’en 2016 (avec l’attentat déjoué à la cathédrale de Paris), le rôle des femmes reste assez stéréotypé : elles sont souvent présentées comme « femmes de djihadistes », ou attirées par un « djihad du sexe ». En tous cas, aucune analyse des diversités des parcours de ces filles n’est proposée, comme si elles n’étaient réduites qu’à l’état de naïves, « suiveuses » ou « simples sympathisantes ». Sur le profil de ces jeunes femmes, il est relevé une majorité de jeunes converties – du christianisme, du judaïsme (quelques cas), ou issues de familles agnostiques ou athées, avec une tranche d’âge, 15-25 ans, surreprésentée. Elles vivent surtout dans l’habitat pavillonnaire, loin des banlieues urbaines et réussissent plutôt bien leur parcours scolaire ou universitaire.

Leurs témoignages sont pourtant édifiants, tant ils bousculent nos préjugés et nos représentations. À l’instar d’Alice, 17 ans, lycéenne, prise en charge par notre dispositif après un signalement de ses parents : « Je veux vivre une expérience de vie de vraie femme, pas comme ma mère ! En me mariant religieusement à 18 ans avec un vrai musulman, j’aurai des enfants que j’élèverai dans le droit chemin et qui serviront notre cause et notre communauté… Mon mari, ce n’est pas moi qui le choisirai, ce sont mes “sœurs”, car elles savent ce qui est bon pour moi ».

À travers ce processus de radicalisation islamiste, les filles s’inscrivent dans une expérience de vie « post-féministe », avec souvent le désir de se marier, d’avoir des enfants avec un homme viril, de se soumettre à une forme d’autorité dont elles disent manquer. Déçues par les garçons de leur génération, parfois trompées ou abusées, elles se détournent de leur entourage et décident de porter le voile. Pour elles, c’est une façon de reprendre le contrôle sur soi et sur l’autre, tout en se protégeant de la difficulté à grandir et à s’exposer comme objet sexué. Il s’agit bien du choix d’une servitude volontaire, notamment à des hommes qui les fascinent par « leur courage et leur engagement ». Mais au-delà de cette hypothèse, j’en formulerai une autre : la plupart de ces jeunes femmes veulent assumer une mission au sein de la communauté des croyants (l’oumma) qui leur confère un vrai pouvoir, et pas seulement domestique. Leur mission est de construire, par l’enfantement, une société nouvelle où elles vivraient un profond sentiment d’appartenance, scellée par un islam imaginaire. Elles semblent éprouver un mélange de désirs plus ou moins ambivalents dont le trait d’union est l’aspiration à devenir adulte avant l’heure, en même temps qu’un défi contre un modèle de société qui prolonge souvent l’adolescence indéfiniment.

In fine, nous sommes face à des jeunes filles dont le fantasme n’est pas la quête d’un homme idéal leur donnant l’amour, mais la quête d’un homme censé leur donner la possibilité d’endosser une nouvelle identité : celle de parent et de chef de clan. Le mariage religieux devient ici un rite de passage qui leur permet d’être enfin reconnues comme des adultes à part entière. Leur mission dans la cause djihadiste est non pas de combattre avec les armes, mais de forger les générations à venir : faire naître « les lionceaux du califat », dans un système de valeurs et de croyance radicale, extrémiste, de rupture avec notre socle sociétal. Ce qui est attendu d'elles : la pérennisation de l'idéologie par l'éducation. Elles ont le pouvoir de donner la vie, de faire don de leur enfant à une communauté musulmane imaginaire, tout en gardant le contrôle social sur leur enfant.

Comprendre les motivations des jeunes

Le contexte individuel associé à un terreau sociétal particulier (contexte sociétal de crise, incertitude économique, guerres civiles et conflits mondiaux) livre une combinaison singulière qui va porter le besoin de justice de l’adolescent, à travers le cheminement dans un islam appréhendé par les courants fondamentalistes et rigoristes ; car ce sont d’abord ces courants extrêmes qui attirent les jeunes, séduits par un discours simpliste, de ruptures, exclusif et parfois violent. Devenir un « surmusulman » (Benslama, 2016), pour rechercher toujours l’extrême, le plus radical dans la croyance. Les adolescents et adolescentes sont généralement animés d’un besoin de métamorphose, qui résonne bien avec la proposition djihadiste. L’adolescence est une période de la vie caractérisée par une forme d’anxiété et une difficulté à la gestion des émotions face aux situations nouvelles. Cela nous permet de formuler l’hypothèse que l’expression de cette croyance radicale pourrait remplacer, chez les adolescents, l’expression de leurs émotions.

Assurément, on ne se radicalise pas en quelques jours et identifier un processus de radicalisation ne se fait pas sur la base d’un seul indicateur. Ce dernier s’enclenche toujours dans un contexte particulier chez l’adolescent, avec un affaiblissement de nombreuses institutions autour de lui (famille, école), de tensions personnelles, de rupture et de carences majeures. L’émergence de cette activité idéologique, religieuse va l’inonder de sens et l’absorber, le captiver. Avec cette activité, tout est prévu, encadré, pensé. Elle remplit sa vie alors qu’il traverse des zones d’incertitudes, dans un sentiment profond d’incomplétude.

Si l’islam rigoriste attire autant les jeunes, c’est aussi sans doute en raison de son attachement à un certain ritualisme. La mise en pratique de rites, de gestes codifiés a sans doute un effet rassurant pour ces jeunes évoluant dans une société en perte de repères. C’est une religion dynamique, dotée de références puissantes qui parle de combat (djihad), de résistance, d’honneur, de fraternité, de mort et de paradis. Elle affirme avec rigueur la loi (religieuse), avec des repères structurants : elle édicte ce qui est bien ou mal. Elle efface également les doutes, les ambivalences, tranche dans le vif (vrai/faux, moral/immoral), ce qui est rassurant pour des esprits en mutation et en quête d’identification. Ces adolescents s’inscrivent rapidement dans une radicalité assumée par les courants fondamentalistes qui s’appuient sur une lecture réductrice, sans aucune contextualisation des préceptes de l’islam. L’islam « radical » est ainsi porteur de normes et d’autorité. Les normes de genre, de virilité et de féminité sont codifiées de façon exacerbée, dans une vision simpliste et manichéenne de la place de chacun. Beaucoup d’adolescents pris en charge par notre dispositif témoignent de cette envie de « règles », proposées par l’islam, qu’ils adoptent ; à la question posée à Jessica : « Qu’est-ce qui t’a plu dans cette religion ? », sa réponse : « Ce sont les règles que j’aime, c’est droit, je sais ce que je dois faire et je comprends tout ! ».

Cet attrait pour l’islam fondamentaliste se concrétise par un mouvement des jeunes vers des conversions rapides et non usuelles. En effet, les jeunes que nous rencontrons se sont convertis pour la plupart sans aucune médiation avec un religieux reconnu et légitime, la rencontre avec un imam, par exemple. Ces conversions se produisent même souvent « en ligne », sur Internet : « Convertis-toi à l’islam », promet un site ; un clic suffit ! Autre paradoxe : ces conversions se déroulent de façon secrète, en groupes imperméables, sans que les parents, les proches ne décèlent un changement. Immense plaisir pour un adolescent qui trouve ainsi le moyen de transgresser la tradition familiale.

Ces conversions ont des allures de rites de passage : elles amènent à la fois une séparation (avec son enfance, ses parents, sa famille), une mise en marge (être reconnu en se distinguant) et une démarche d’agrégation (à un groupe d’appartenance, une nouvelle famille choisie). Pour reprendre Émile Durkheim, ces rites serviraient à « dicter à l’individu sa relation au sacré et, se faisant, ils l’intègrent à la communauté » (Durkheim, 2013, p. 552). Ce qui semble important ici, c’est que des individus soient réunis, que des sentiments communs soient ressentis, partagés, et qu’ils s’expriment en actes collectifs. Tout nous ramène donc à l’idée que les rites sont aussi les moyens par lesquels le groupe social se réaffirme et se réassure, car l’efficacité du rite se situe en définitive dans « l’acte de croire à son effet, à travers des pratiques de symbolisation » pour reprendre les termes de Martine Segalen (2005). Mais ici, il s’agit finalement de rites de contrebande, allant à contre-courant de la société qui cherche à les prévenir. Certains jeunes, parfois tout à fait socialement intégrés, mais qui cherchent à se distinguer, vont alors se servir des rituels et du comportement ritualisé pour mettre en scène leur propre communauté, « se démarquer dans une situation de seuil, […] intensifier le sentiment d’appartenance à la communauté […] Ils revendiquent leur droit à la spontanéité, la non-structure, l’immédiateté et la liberté » (Wulf, 2002, p. 1072).

Pour faire partie du groupe, la nécessité d’en adopter les codes s’impose, au travers notamment du langage, des comportements, des codes vestimentaires, de la nourriture, des lectures, des prières. Ces conduites collectives codifiées sont autant d’espaces-temps qui réaffirment l’autorité du groupe et font rupture avec le quotidien de la personne. Le rappel répété de ces rituels va faciliter la « mise en condition » de l’adolescent et signer son appartenance au groupe.

Affiliation et requalification sociale

S’engager et adhérer au djihadisme est aussi un moyen d’être inclus dans un groupe, une famille choisie, qui accueille le jeune « comme il est », pour reprendre le slogan de Mac Donald. Il trouve ainsi dans la guidance des « recruteurs », un moyen de s’affilier à un groupe d’appartenance, avec des leaders qui viendront compenser les défaillances de figure parentale, familiale et d’autorité. Par ailleurs, le jeune intériorise très vite dans le discours qui lui est adressé par ces « guides », des motivations à « s’ancrer » à ces nouveaux « frères et sœurs ». Personne ne peut se passer de cette interrogation fondamentale pour sa vie : « Qu’est-ce que je vaux ? ». Et ne pas croire à sa propre valeur est très destructeur comme le précise David Le Breton : « Si je perds le sentiment de ma valeur personnelle, je suis confronté à une forme d’impuissance et d’abandon de soi » (Le Breton, 2002, p. 224). L’adolescent intériorise ici à travers les groupes djihadistes des raisons de se sentir « digne de respect » : il se sent valorisé, apprend et partage un savoir, fait ainsi partie du « peuple d’élus », de « ceux qui savent », qui « ont été choisis ». Il est valorisé, choisi pour des compétences et capacités supposées. Quel est aujourd’hui l’adulte ou le professionnel qui appréhende davantage son enfant ou son usager par l’angle de la qualité ou de la ressource, plutôt que par celui du problème ou de la différence ?

Ainsi, l’histoire de Mélanie nous apparaît significative : jeune fille de 15 ans, signalée en catastrophe par sa mère via le numéro vert national : en rangeant sa chambre, elle avait découvert un sac de voyage contenant un djilbeb (voile intégral), un exemplaire du Coran, un tapis de prière… et un billet d’avion pour la Turquie. De prime abord, rien ne permettait d’éclairer ce projet de départ pour vraisemblablement rejoindre la Syrie. Rien n’avait été décelé par les parents en amont de cette découverte brutale. Quant à la famille, elle renvoyait une image unie, équilibrée : une mère au foyer, catholique pratiquante et un père très occupé par son entreprise de BTP. Elle vivait dans une belle villa d’une banlieue chic de Lyon. Mélanie semblait avoir une vie rythmée par une scolarité sans heurt et des vacances en Bretagne chez les grands-parents maternels. À 14 ans, tout s’enraye : Mélanie ne veut plus aller en vacances chez ses grands-parents, ses résultats scolaires déclinent, elle prend du poids, s’isole de ses copines, puis s’enferme dans des TOCS de propreté qui rythment et épuisent ses journées. Tous ces signes sont considérés par son environnement comme inhérents à la crise pubertaire, sans autre forme de procès. Au fil des semaines, des mois, puis des années d’accompagnement de cette jeune fille, nous avons pu dénouer les fils et comprendre ce qui l’avait poussée à projeter ce voyage, pour rejoindre l’EI où elle aurait été « mariée » à un combattant et destinée à la vie de femme de djihadiste. Des attouchements répétés de la part de son grand-père, une peur de parler, l’incompréhension des siens vécue comme un rejet face à son mal-être, font partie des facteurs qui l’ont amenée peu à peu à se tourner vers d’autres voix et voies, croisées sur son réseau social préféré, où elle a noué des liens et des solidarités sororales. Son besoin de métamorphose a dès lors rencontré l’utopie djihadiste : communauté, rédemption et purification ont rimé avec rupture et haine des siens. « Je voulais faire mon Koh-Lanta », nous dira-t-elle en guise de préliminaire.

Une nouvelle conduite à risque

Le terme de conduites à risque, appliqué aux jeunes générations, désigne « une série de conduites disparates, dont le trait commun consiste dans l’exposition de soi à une probabilité non négligeable de se blesser ou de mourir, de léser son avenir personnel ou de mettre sa santé en péril » (Le Breton, 2009, p. 61). Elles ne se réduisent pas à un jeu symbolique avec l’éventualité de mourir ou de se heurter violemment au monde, elles se déroulent aussi parfois dans la discrétion, le silence, mais elles mettent en danger les potentialités du jeune ; elles altèrent en profondeur ses possibilités d’intégration sociale, son amour de la vie et elles culminent parfois, comme dans l’adhésion à une secte, en une démission identitaire. Empruntant des formes diverses, elles relèvent de l’intention (démarche volontaire), mais aussi de motivations inconscientes. En référence à David Le Breton, le jeune se perd dans des croyances extrêmes, fugue, développe un rejet des siens, de son corps pour « endiguer provisoirement la souffrance de vivre dans une société devenue, comme l'individu, sans repère et sans nouvelles idéalités ».

Émettons ici l’hypothèse que cette jeunesse, en quête de sens et de valeurs, prise dans les turbulences d’une métamorphose physique et psychique douloureuse, va trouver dans ces processus de radicalisation comme un « rite privé d’institution de soi » (Le Breton, 2007), mais aussi un véritable acte de passage, marquant l’altération du goût de vivre dans une société occidentale qui nourrit la désillusion. « Les conduites à risque sont des formes de fabrique personnelle de sens et de sacré […], une tentative paradoxale de reprendre le contrôle de son existence, de décider enfin de soi » (Le Breton, 2016, p. 166).

C’est dans l’histoire personnelle et affective de l’adolescent que l’on décèle le sens des conduites à risque qui sont souvent le symptôme d’un événement traumatique (les abus sexuels, un dysfonctionnement familial, une carence affective, une maltraitance, souvent des pères absents, indifférents, des familles peu contenantes, tensions affectives, hostilité d’un beau-père ou d’une belle-mère dans une famille recomposée, une déception amoureuse).

L’adolescent grandit avec l’impression d’être étouffé ou dans le vide, et il va alors formuler des tentatives d’exister plutôt que de mourir en bouleversant les routines familiales, pour dire sa détresse, être reconnu comme digne d’exister. Quand les limites manquent, le jeune les cherche, comme des « tentatives d’ajustement au monde en essayant de ne pas renoncer tout à fait » (Bass, Le Breton, 2020, p. 52). Les conduites à risque sont une manière radicale de s’extraire de son histoire, de forcer le passage pour accéder à un autre sentiment de soi, avec parfois aussi, dans ses formes extrêmes, un pari pour exister, un jeu symbolique avec la mort qui se révèle l’ultime moyen de « maintenir le contact ». Telle est la structure de l’ordalie, une figure radicale du sacrifice : jouer le tout pour le tout, au risque de se perdre, mais avec l’éventualité de donner une légitimité à son existence.

Les personnes affectivement importantes aux yeux de l’adolescent ne le rassurent pas sur la valeur de son existence. Puisque la société est disqualifiée, il interroge une autre instance. La conduite ordalique présente toujours deux faces : abandon ou soumission au verdict du destin, mais aussi tentative de maîtrise, de reprise du contrôle sur sa vie. Dans le sacrifice, le jeune abandonne une part de soi pour sauver l’essentiel ; la démarche n’est nullement suicidaire, elle vise à relancer le sens de sa vie.

Pour pousser encore plus loin le parallèle avec les conduites à risque, nous pouvons aussi trouver dans les processus de radicalisation des similitudes fortes avec les processus des conduites addictives. Dans ses modalités d’entrée tout d’abord, une personne va se rapprocher d’un groupe d’appartenance, afin d’être initiée et expérimenter un produit. Ce qu’elle recherche avant tout réside dans la quête de plaisir, d’un mieux-être, d’une expérience inédite. Puis s’installeront dans la répétition les pratiques addictives, qui vont peu à peu occuper ses journées. Dès le réveil, la personne pense à son produit : où, quand, comment s’en procurer ? Elle veille à s’aménager des espaces-temps pour consommer, se mettre en marge et s’isoler pour se consacrer à la consommation de son produit devenu peu à peu le centre de sa vie. Tout va s’organiser autour de cet objet qui comble son manque, ses angoisses, son mal-être. Dans le déroulement des pratiques, les gestes, les habitudes de consommation encadrent, ritualisent et balisent le quotidien, pour donner ainsi du sens et du corps à sa vie en comblant ses vides. Enfin, les modalités de sortie d’une addiction rappellent aussi celles d’un processus de radicalisation avec le sentiment envahissant chez la personne de se sentir en décalage avec son entourage, dans une grande difficulté à reprendre confiance en soi, à retrouver un sens à sa vie, jusqu’à glisser parfois dans la dépression, voire la rechute.

Pour comprendre la logique de ces processus adolescents de radicalisation, il s’avère nécessaire de puiser dans les itinéraires biographiques de chacun d’entre eux, mettre en lumière les indicateurs individuels qui peuvent construire un parcours de plus en plus radical et violent.

Ces processus trouvent ancrage sur du vide, de la carence, de la fragilité, et l’adolescent reste toujours avide de signes de reconnaissance venus de ses aînés. Pour accompagner ces jeunes, mieux vaut « remplir les vides », contenir, cadrer et rassurer, accrocher le jeune à du sens, à du concret, afin de le détourner de cette croyance radicale pouvant le conduire à un passage à l’acte ou à un départ. Mais pour ce faire, un impératif s’impose : être présent à lui ou elle afin de franchir un palier difficile, un espace-temps où s’affrontent en lui le sentiment de maîtrise du risque et l’angoisse du vide, une envie de croire et de s’abandonner.

L'accès à l'âge adulte est un passage délicat : être en pleine construction identitaire, en quête d’un idéal qui élève, « devenir soi » et trouver sa place. La vision excessive d’un idéal religieux permettrait-elle alors de supporter cette période de transition difficile et de combler les « vides » d’une existence où les zones d’incertitude et de turbulence sont trop prégnantes ? Comme nous le rappellent Philippe Jeammet et Nathalie Sarthou-Lajus : « C’est le risque de vivre que doivent encourager les adultes » (Jeammet, Sarthou-Lajus, 2008, p. 40).

Bibliography

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Notes

1 Désigne des personnes mécréantes, qui ne croient pas en Allah, infidèles à l’islam. Return to text

References

Electronic reference

Céline Chantepy-Touil, « Adolescence et radicalisation : une nouvelle conduite à risque », Diversité [Online], Hors-série 17 | 2023, Online since 16 février 2023, connection on 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=3611

Author

Céline Chantepy-Touil

Sociologue, coordinatrice du Dispositif d’Appui pour la Prévention des Risques liés aux Radicalisations (D.A.P.R.).

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