Les intervenants du PRE : entre précarité et stratégies d’adaptation

DOI : 10.35562/diversite.3636

Abstracts

Pendant plusieurs années, nous avons étudié les pratiques de travail collectives et individuelles des personnels d’un PRE du centre de la France dont la particularité a été de mettre à disposition des intervenants pour accompagner les enfants et les familles identifiés par le dispositif. Leur place, leur statut et leur rôle dans la structure qui les embauche et dans le parcours éducatif des enfants a fait l’objet d’une analyse particulière au cours de notre étude. Il a ainsi été possible d’interroger la construction de la professionnalité de ces intervenants dans un contexte où les acteurs disposent de peu d’appui institutionnel pour légitimer leurs interventions et de reconstruire le sens qu’ils confèrent à leurs actions.

For several years, we have studied the collective and individual work practices of the staff of a PRE in central France, whose particularity has been to aid the children and families identified by the system. Their place, status and role in the structure that employs them and in the educational pathway of the children was the subject of special analysis during our study. It was thus possible to question the construction of the professionalism of these actors in a context where the actors have little institutional support to legitimize their actions and to reconstruct the meaning they give to their actions.

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Les Programmes de réussite éducative (PRE) font leur apparition en 2005, via la loi d’orientation pour la cohésion sociale. Ces programmes s'adressent aux enfants et aux jeunes de 2 à 16 ans, identifiés par les professionnels socio-éducatifs du territoire comme étant les plus fragilisés par leur situation économique, familiale et sociale, résidant dans les quartiers prioritaires et/ou scolarisés en établissements d’éducation prioritaire.

Les textes de cadrage nationaux confient aux municipalités la gestion des PRE sur leur territoire et le développement de leurs propres modalités d'action. Le PRE de la ville étudiée a fait le choix de développer des accompagnements individualisés pour chaque enfant, assurés par des acteurs nommés « intervenants ». Embauchés par la ville, ils ne sont issus d’aucun groupe professionnel socio-éducatif implanté sur le territoire. Ils ne sont connus ni des familles, ni des professionnels de l’Éducation nationale, ni des acteurs associatifs de quartiers. Ils sont étudiants ou retraités, recrutés par bouche-à-oreille ou candidature spontanée auprès des services municipaux. La plupart d’entre eux n’ont aucune expérience dans le social ou l’éducatif et apprennent sur le terrain.

Quand on sait que dans le champ de l’intervention éducative, les agents non enseignants subissent une division technique et morale du travail éducatif (Tardif, Levasseur, 2010) et que la construction de la professionnalité (Jorro, 2011) permet à ces nouveaux métiers d’acquérir une certaine légitimité parmi les acteurs éducatifs et sociaux (Glasman, Ion, 1993), il est possible de s’interroger sur les leviers mobilisés par ces intervenants pour construire des formes de professionnalités dans ce contexte de vulnérabilité institutionnelle. Comment investissent-ils leurs missions, leur place et leurs rôles pour s’approprier ce nouveau métier face aux professionnels établis de l’Éducation nationale (Elias, Scotson, 1997) ?

Notre étude de type ethnographique menée pendant sept ans au sein d’un PRE tend à dévoiler les « manières de faire » (Certeau, 1990) des individus qui quotidiennement inventent ou réinventent des pratiques, sont en relation avec des pairs et des partenaires. Pour cela, nous mobilisons l’ethnométhodologie et les méthodes d’analyse qu’elle propose, car elles permettent d’accorder du crédit aux paroles des enquêtés en ce que nous les considérons comme étant en mesure « de maîtriser le langage naturel » et possédant « la compétence sociale de la collectivité dans laquelle il[s] viv[ent] » (Coulon, 1993, p. 126). Lors d’entretiens semi-directifs avec onze intervenants du dispositif1, d’une durée d’une heure trente à deux heures trente, nous leur avons demandé de définir leur rôle dans le cadre du PRE et de raconter le déroulement des séances de travail avec les enfants. À partir de ces éléments, nous avons procédé à des analyses de discours via des catégories sémantiques et thématiques. Il a ainsi été possible de mettre en évidence les données relatives à la construction de la professionnalité (Jorro, 2011) dans un contexte où les acteurs disposent de peu d’appui institutionnel pour légitimer leurs interventions. Nous avons ainsi pu reconstruire le sens qu’ils confèrent à leurs actions et comprendre les stratégies à l’œuvre en tant que « calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où le sujet de pouvoir et de vouloir est isolable d'un environnement » (Certeau, 1990, p. XLVI) pour mener à bien leurs « projets personnels » (Baszanger, 1992). Pour compléter cela, nous avons également réalisé un entretien collectif auprès de sept enseignants d’école élémentaire afin de croiser les discours.

Après avoir présenté dans une première partie les intervenants et le contexte dans lequel ils opèrent, la seconde partie est l’occasion d’étudier les ressources personnelles mobilisées par les intervenants dans la construction de formes de professionnalité et de légitimité. Il s’agit de comprendre comment ils inventent leur métier malgré la division morale du travail éducatif à l’œuvre (Payet, 1997). Nous verrons en effet que les intervenants déploient des stratégies pour asseoir leur poids dans le paysage éducatif de l’enfant et développer des pratiques d’intervention.

Un panel éclectique aux fragilités partagées

Au sein du PRE étudié, toute personne disposant d’un Bac+2 peut candidater à l’accompagnement individualisé des enfants. Lors de l’entretien d’embauche2, les futurs intervenants découvrent leur statut « contractuel ». Leur contrat est d’un an renouvelable et ils sont payés à l’heure pour quelques euros au-dessus du SMIC. Les horaires de travail et le nombre d’heures de travail par mois ne sont pas fixes. Chaque enfant bénéficie de deux heures d’intervention par semaine, parfois hors vacances scolaires, et les intervenants ont plus ou moins le choix du nombre d’enfants qu’ils souhaitent accompagner. Ils ont ainsi entre un et huit enfants par semaine, donc pour deux à seize heures de travail hebdomadaire. Les déplacements sont à la charge des intervenants qui doivent se rendre soit dans les bibliothèques municipales en centre-ville ou en périphérie, soit au domicile des enfants dans les quartiers prioritaires de la ville. Être intervenant de ce PRE n’est donc pas un travail dont il est possible de vivre pleinement, le salaire étant faible et instable. Les intervenants expliquent que c’est pour eux un complément de retraite, un revenu qui permet de compléter des aides sociales ou un emploi à temps partiel, ou encore un moyen d’aider les parents à payer le logement étudiant.

Les personnes rencontrées, un homme et dix femmes, sont âgées de 22 à 62 ans, travaillent pour le PRE depuis quelques mois pour certains, allant jusqu’à cinq ans pour d’autres et sont de formations initiales différentes : trois étudiantes en licence de lettres modernes, une étudiante en licence de mathématiques, une étudiante en master enseignement du premier degré, un étudiant en licence professionnelle de commerce, une ancienne enseignante d’anglais, une ancienne auxiliaire de puériculture, une étudiante dans le secteur social, une personne sans emploi diplômée du secteur social, une jeune diplômée d’un master en psychologie. Ces intervenants, peu, voire non formés aux modalités d'intervention socio-éducative, se voient proposer un emploi précaire dont le statut est mal établi, car non reconnu dans la nomenclature des diplômes par niveau et non défini par une formation spécifique. Ils n'ont également aucune sécurité de l'emploi et leur sphère d'influence est restreinte, dans la mesure où ils n'ont pas de poids décisionnel ni pour l'entrée, ni pour l'orientation, ni pour la sortie des enfants du PRE.

De plus, l'absence de lisibilité institutionnelle ne permet pas aux enseignants de les identifier comme des partenaires face à la complexité des situations rencontrées par les enfants. Si les directeurs d'école sont plutôt au fait du fonctionnement du PRE, ce n'est pas le cas des enseignants rencontrés qui peinent à définir les missions des intervenants du PRE. Ne sachant pas réellement à qui ils s'adressent, ni quels sont les objectifs du PRE, ils entrent alors dans une logique de donneurs d'ordre et d’exécutants. Une forme de division morale du travail s’installe (Payet, 1997). Les sept enseignants interrogés lors d’un entretien de groupe expliquent en effet ne pas avoir le temps de s'occuper des enfants le plus en difficulté et attendre des intervenants qu’ils approfondissent le travail fait en classe, qu’ils s'assurent que les devoirs soient faits et qu'ils emmènent les enfants dans des lieux culturels. Tout cela pour compenser, selon eux, l'absence d'intérêt des parents pour la scolarité de leurs enfants. Ces attentes sont formulées lors de rencontres ou entretiens téléphoniques. Le coordonnateur du PRE encourage d’ailleurs les intervenants à prendre contact avec les enseignants alors que l'inverse n'est pas proposé, ce qui crée dès le départ un déséquilibre dans la relation.

Les intervenants doivent donc mener à bien des objectifs fixés en amont et sans eux par des professionnels qui ne sont pas toujours au clair avec leur statut, leurs rôles et leurs missions. Ces objectifs déterminent les fonctions des intervenants au sein du PRE. En tant qu’« activités spécifiques, de caractère professionnel, attachées à un individu » et d’« activité, attribution déterminée, afférente à un emploi, à une charge »3. Les intervenants suivent les indications données par ces professionnels. Ils doivent ainsi composer entre leur absence de formation et la poursuite d’objectifs dont ils ne participent pas à l’élaboration. Ils sont les « petites mains » qui font exister le PRE sans participer à la réflexion collective et ingénierique. Maela Paul (2018) propose d’interroger la notion de « fonction » dans son rapport à l’institution : comment l’individu fonctionne-t-il avec le cadre ? Comment ses actions réinterrogent-elles le cadre ? Si la fonction de l'intervenant peut réinterroger le cadre institutionnel, cela signifie que les intervenants ont la capacité d’investir leurs fonctions, d'en devenir les acteurs et ainsi d’investir les zones d’incertitudes afin de trouver des solutions à leurs difficultés.

Sans prétendre retranscrire la totalité des avis des intervenants du PRE étudié, l’éclectisme du panel permet tout de même de faire émerger des tendances. La variété des expériences personnelles et professionnelles des intervenants renforce ainsi le poids des convergences. Les valeurs, ressentis, limites, difficultés ou stratégies énoncés apparaissent d’autant plus significatifs qu’ils sont partagés par des individus issus de cultures professionnelles et de formation différentes (Sainsaulieu, 2019). Fragilisés par le cadre statutaire et réglementaire du dispositif qui les emploie, les intervenants ont à inventer des manières de renforcer leur posture et leur place, notamment par l’investissement de leurs fonctions.

Les recours stratégiques

Via l’analyse de discours, il est tout d’abord possible d’identifier la manière dont les intervenants parlent de leurs rôles, leurs fonctions et leurs ressentis dans le contexte qui est le leur. Si tous affirment apprécier occuper ce poste pour la relation qu’ils créent avec les enfants, ils font également référence à la précarité de leur statut qui fragilise leurs activités :

Objectivement, ce qui complique, c'est l'aspect précaire. Donc oui, c'est vrai que c'est dommage que ce ne soit pas un vrai travail. Et aussi le statut, je trouve, d'intervenant est quand même un petit peu... il peut être un petit peu flou. Les limites et les cadres de ce qui rentre dans tes fonctions peuvent être un petit peu flous aussi et donc... pas forcément reconnus, justement en fonction des intervenants, en fonction des profs, en fonction de si c'est l'école, si c'est la famille : chacun place en nous des fonctions et des attentes différentes. Donc après, à nous de savoir déjà comment nous on se positionne,

explique une intervenante, qui fait dans le même temps référence à la nécessité de trouver son positionnement et sa place. Pour cela, trois recours stratégiques ont été identifiés : la valorisation des expériences et formations personnelles, la référence aux figures d’autorité et l’utilisation des outils proposés dans les formations organisées par le PRE.

Le premier recours stratégique est le plus partagé par les intervenants interrogés. Lorsqu’ils sont diplômés d’une formation reconnue par la nomenclature des diplômes ou étudiants dans une filière universitaire, ils expriment prendre appui sur leurs savoirs acquis par la formation : « J'ai une formation de psychologue, ce qui veut dire que malgré moi, je vais amener cet aspect, et en plus pour moi c'est fondamental d'amener cet aspect psychoaffectif dans le travail que je fais avec les enfants pour l'accompagnement », explique l’une d’entre eux ; « On est allés plusieurs fois au cinéma, donc ça, il aime beaucoup. Il est allé au musée, on voulait y revenir et là on prévoit, là, pour les vacances de Pâques. Voilà ! Outre le fait du travail scolaire donc moi, c'est... beaucoup moins le travail scolaire de par ma formation, moi je ne suis pas du tout enseignante », précise une auxiliaire de puériculture à la retraite qui ajoute ne vouloir intervenir qu’auprès des jeunes enfants du PRE.

Au contraire, les intervenants qui n’ont pas suivi de formation reconnue expriment leur manque d’outils pour faire face aux situations de certains enfants, comme cette intervenante :

C'est-à-dire... comment il faut se comporter avec ce gamin ? On a besoin de ça. Nous on n'est pas formés. Nos intervenants… on n'est pas... on vient avec nos acquis, nos formations diverses et variées, donc on essaie de les appliquer en fonction de l'élève qu'on a, mais comme ça peut marcher, ou comme ça peut ne pas marcher. Si j'étais psychologue de formation, j'aurais eu besoin de personne ! Mais ce n’est pas le cas ! Donc du coup, j'ai besoin quand même d'un apport, pas médical ! Comment il faut faire quand il se bloque comme ça ? Est-ce que je le laisse tranquille ? Est-ce que je le secoue ? Est-ce que je le fâche ? Est-ce que je ne le fâche pas ? Je ne sais même pas quoi faire ! J'ai tout essayé.

Ce constat suivi de plusieurs questions relatives au comportement à adopter avec l’enfant témoigne à la fois de la frustration de l’intervenante de ne pas disposer, selon elle, des outils et savoirs nécessaires et de son besoin de trouver des réponses aux difficultés qu’elle rencontre dans sa pratique.

Dans ce cas, les intervenants sollicitent en premier le coordonnateur pour des conseils, comme l’explique d’ailleurs cette même intervenante : « Donc on [le coordonnateur et l’intervenante] s'est basé quand même sur ce que nous disait la directrice, la maîtresse... voilà ! Et on a bâti un... enfin on s'est mis d'accord lui et moi pour que ça soit dans le cadre de... Mais on ne savait pas et on ne sait toujours pas... ». Même si la situation est toujours bloquée puisque l’intervenante ne dispose pas des méthodes adaptées à l’enfant, elle n’est désormais plus seule. Le coordonnateur partage les difficultés et légitime les activités proposées. Deux autres intervenantes exposent des situations similaires : « C'était vraiment très très compliqué à tel point qu'avec [prénom du coordonnateur] on avait décidé presque d'arrêter, en fait » ; « Au début [prénom de l’enfant] ne voulait rien faire, donc on commence toujours la séance par les devoirs. C'est ce qui avait été convenu avec [prénom du coordonnateur] de toute façon. Donc on fait les devoirs ensemble ». Dans les deux cas de nouveau, face à un blocage dans la relation d’intervention, l’intervenante s’est tournée vers le coordonnateur, figure garante du respect des règles. Dans des situations complexes et de doutes, le recours au coordonnateur fait office d’autorité. Les intervenants acquièrent ainsi leur légitimé en se référant aux conseils, décisions et injonctions du coordonnateur. Une intervenante explique également avoir mobilisé à la fois le coordonnateur et les textes de cadrage du PRE pour mieux comprendre ses missions :

Au départ, moi, j'étais stricto sensu : tes devoirs ! Maintenant c'est beaucoup plus sur une expression orale, sur « qu'est-ce que tu as fait ? ». Je ne suis pas forcément focalisée sur les cahiers, le cahier de textes, les choses comme ça, mais beaucoup plus sur de l'accompagnement. Au sens noble du terme. Moi, j'ai changé là-dessus. J'avais l'impression qu'il fallait faire les devoirs. Moi, j'avais retenu que ça. Sauf que ce n’est pas ça du tout. À mon avis. Et c'est vrai que [prénom du coordonnateur] me l'a confirmé en me disant : « C’est en train de beaucoup évoluer. Là actuellement on est beaucoup plus sur de l'accompagnement ». Puis après j'avais relevé moi, sur Internet, des choses sur ce qu’était que le PRE. Alors quelquefois je le relis. Les questions à poser : tu aimes l'école ? Qu'est-ce que c'est qui te plaît le plus ? le moins ? Parmi les autres matières ? Le sport ? Est-ce facile pour toi ? Enfin, c'est plus peut-être pour des plus grands. Est-ce que tu progresses ?

Les explications du coordonnateur et les outils proposés dans les textes de cadrage permettent ainsi à cette intervenante de poser des jalons pour sa pratique et de se détacher des limites qu’elles s’étaient fixées pour explorer davantage de ressources et de domaines dans la relation et l’intervention éducative.

Les enseignants font également figure d’autorité. Lorsque les intervenants obtiennent des rendez-vous téléphoniques ou en présentiel avec les enseignants, ils exposent des traces écrites de leurs activités auprès des enfants : cahiers, dessins, photos, etc. Puis ils demandent explicitement aux enseignants de leur indiquer des exercices à réaliser afin de borner leurs pratiques : « Donc elle [l’enseignante] m'a dit : “il faudrait que tu travailles les dictées de mots avec lui”. Elle m'a conseillé aussi, comme j'allais travailler dans la bibliothèque, de prendre des bouquins avec lui qu'il pourrait après présenter en classe. Donc c'est vrai que ça faisait lien en fait avec ce que je faisais, ce qui est important », explique une des intervenantes. Ses activités sont ainsi guidées par les conseils de l’enseignante. Elle dit être rassurée en ayant l’approbation d’un professionnel et en comprenant qu’elle avait déjà engagé son activité dans la même voie. Au-delà de la délégation des tâches subie, les intervenants détournent ainsi la dissymétrie de la relation à leur avantage en se référant aux enseignants pour accroître leur légitimité et obtenir des outils pour leurs pratiques.

Enfin, le dernier recours stratégique identifié est l’utilisation des outils proposés dans les formations organisées par le PRE. Beaucoup moins répandue que les autres, cette stratégie est développée par les intervenants les moins qualifiés et les moins expérimentés. Les formations en question ont lieu en moyenne deux fois par an et sont organisées par le coordonnateur PRE qui invite un formateur autour d’une thématique : sophrologie, calcul avec un boulier, dyslexie, communication non violente, français langue étrangère, etc. Les intervenants fréquentent ces formations pour lesquelles ils sont rémunérés, mais leurs discours n’en vantent que très peu les mérites. Seuls les intervenants les plus récemment arrivés dans le dispositif mentionnent se saisir des outils qui y sont présentés et y trouvent de l’intérêt : « Par exemple la formation allophone, je trouve ça bien. Parce que ça s'inscrit vraiment dans des situations des enfants qui sont... c'est une bonne initiative. Les bouliers, c'était bien aussi, mais je trouve qu'il n'y en a pas assez. Ces formations, ça s'inscrit vraiment dans des situations qu'on peut mettre en place avec les enfants. Pour ceux qui ne sont pas spécialistes de maths ou quoi. Ce n'est pas facile quand tu n’es pas formé », précise une intervenante en poste depuis moins d’un an et exprimant vouloir en bénéficier plus souvent. Les formations proposent en effet un panel d’outils pédagogique et éducatif pour enrichir les savoirs et savoir-faire des intervenants. Sans délivrer de qualification, elles procurent un bagage de connaissances pouvant participer à la construction des fonctions des intervenants. Les définitions du contenu attendu des interventions du PRE peuvent en effet se lire en filigrane des thématiques des formations.

Ces trois recours stratégiques peuvent être simultanément utilisés par les intervenants en fonction de leurs besoins. Nous constatons en effet que la construction de la professionnalité des intervenants diffère d’un individu à l’autre. Les ressources sont les mêmes pour tous, mais leur utilisation dépend du capital d’expérience de chacun. Tous mobilisent au moins une de ces stratégies, mais les intervenants les plus qualifiés et/ou les plus anciens délaissent certaines d’entre elles, notamment les formations organisées par le coordonnateur. Ils acquièrent ainsi leur légitimité en même temps qu’ils construisent des formes de professionnalité par l’agencement et la capitalisation de leurs expériences.

Ainsi, l’absence de lisibilité des missions et des fonctions alliées à la fragilité des rôles et statuts dans ces contextes éducatifs singuliers qui mettent les intervenants en difficulté, les conduit à chercher dans les environnements proches et plus lointains des points d’appui pour d’abord comprendre ce qu’ils doivent faire, comment le faire et surtout justifier leurs activités. C'est en somme un ajustement permanent que doivent effectuer les intervenants afin de déterminer les contours de leurs missions. C’est en effet la totalité des fonctions qu’ils ont à investir et à inventer. Les premiers temps de leurs prises de fonctions, les intervenants ressentent le besoin de mobiliser le plus d’outils possible pour réaliser correctement leur travail, c’est pourquoi ils développent ces recours stratégiques. Ils définissent ainsi un périmètre d’action alors que les limites institutionnelles leur paraissent floues. Tandis que les intervenants les plus qualifiés ne s’appuient ensuite que sur leur formation initiale, les intervenants les moins qualifiés renouvellent ce capital stratégique au début de chaque nouvelle intervention. Pour chaque enfant, ces intervenants peu qualifiés expriment le besoin de rencontrer l’enseignant pour savoir comment travailler avec l’enfant, puis se retirent de la relation avec l’enseignant quand ils estiment soit que l’enseignant ne peut rien leur apporter de plus, soit qu’ils savent comment s’adapter à l’enfant et ses besoins. Ne pouvant pas s’appuyer sur une formation professionnelle, ils ressentent la nécessité d’adapter leur potentiel d’action à chaque nouvel enfant. Potentiel d’action que nous définissons comme la combinaison des outils, ressources, légitimité, confiance en soi et compétences que les individus acquièrent dans leur pratique professionnelle quelle qu’elle soit, reconnues ou non par des diplômes, légitimes ou non aux yeux des acteurs des environnements proches.

Au fil des années d’enquête, une quatrième stratégie a commencé à se dessiner, celle du recours au groupe. Cinq intervenantes d’âges et de milieux sociaux proches ont été observées ensemble à plusieurs reprises, puis les unes ont mentionné les autres lors d’échanges informels au sujet d’expériences passées, ou encore, se sont unies pour revendiquer des augmentations de salaire ou l’amélioration des conditions de travail. Nous émettons l’hypothèse qu’après plusieurs années à travailler pour le PRE, ces intervenantes ont tissé des liens suffisamment forts pour se sentir appartenir au même groupe. Cela leur permettrait d'accroître leur poids dans la relation aux figures d’autorité tout en se sentant moins seules dans l’exercice de leurs missions. Cette nouvelle idée pourrait être approfondie par des séances d’observation et des entretiens d’explicitation.

Bibliography

Baszanger, Isabelle (dir). La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme. Paris : L’Harmattan, 1992.

Certeau (de), Michel. L’invention du quotidien. I. Arts de faire. Paris : Gallimard, 1990.

Coulon, Alain. Ethnométhodologie et éducation. Paris : PUF, 1993.

Elias, Norbert, Scotson, John L. Logiques de l'exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté. Paris : Fayard, 1997.

Glasman, Dominique, Ion, Jacques. « Les “nouveaux métiers” des quartiers populaires. Entre l’immersion locale et l’inscription institutionnelle ». Migrants-Formation, no 93, 1993, p. 19-31.

Jorro, Anne. « Reconnaître la professionnalité émergente ». Dans Jorro, Anne, Ketele (de), Jean-Marie (dir.). La professionnalité émergente. Quelle reconnaissance ? Bruxelles : De Boeck université, 2011, p. 7-16.

Paul, Maela. « Ce qu’accompagner veut dire ». Dans Cottin, Patrick, Lanchon, Anne, Le Pennec, Anne (dir.). Accompagner les adolescents. Nouvelles pratiques, nouveaux défis pour les professionnels. Toulouse : Érès, 2018, p. 25-34.

Payet, Jean-Paul. « Le “sale boulot”. Division morale du travail dans un collège en banlieue ». Les Annales de la recherche urbaine, no 75, 1997, p. 19-31.

Sainsaulieu, Renaud. L’identité au travail. Les effets culturels de l’organisation. Paris : Presses de Sciences Po, 2019.

Tardif, Maurice, Levasseur, Louis. La division du travail éducatif. Une perspective nord-américaine. Paris : PUF, 2010.

Notes

1 Les intervenants ont été sélectionnés en fonction de l’établissement de scolarisation d’au moins un des enfants avec lesquels ils travaillent. Pour les besoins d’une précédente recherche, il s’agissait d’interroger les enseignants de cette même école élémentaire. Return to text

2 Données produites grâce à des observations participantes et des entretiens. Return to text

3 Voir la définition de fonction sur le site cnrtl.fr. Return to text

References

Electronic reference

Laurie Sompayrac, « Les intervenants du PRE : entre précarité et stratégies d’adaptation », Diversité [Online], Hors-série 17 | 2023, Online since 16 février 2023, connection on 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=3636

Author

Laurie Sompayrac

Maîtresse de conférences, université de Limoges, unité de recherche FrED Éducation et diversités en espaces francophones.

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