« Le système universitaire français bénéficie d’une autonomie très encadrée »

DOI : 10.35562/diversite.3694

Editor's notes

Entretien réalisé par Régis Guyon en juillet 2022.

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Régis Guyon : Dans un article récent, l’historien Christophe Charle revient sur les crises et la difficulté à réformer l’Université française2. On pourrait même dire que, pendant les deux siècles qui ont suivi leur création sous Napoléon, les universités ont été des entités sans autonomie et sans capacité à gouverner les enseignements et la recherche : tout se décidait au niveau des disciplines et à l’échelle nationale. La loi Faure, qui est votée au lendemain de mai 1968, proclame l’autonomie des universités : cinquante-cinq ans plus tard, avons-nous changé de régime ?

Emmanuelle Picard : Les réformes napoléoniennes du début du XIXe siècle ont durablement posé les bases du système d’enseignement supérieur français. Les universités de l’Ancien Régime avaient été dissoutes sous la Révolution, Napoléon les remplace par un système de facultés, qui repose sur des découpages disciplinaires relativement rigides et uniformes sur tout le territoire : il n’y a plus d’universités qui rassembleraient l’ensemble des disciplines, mais des facultés des sciences, de lettres, de droit et de médecine. Le modèle napoléonien va de pair avec la mise en place d’un pilotage très centralisé : les enseignants titulaires sont des fonctionnaires dont la carrière est gérée à l’échelle nationale, et l’État exerce un contrôle étroit sur les diplômes, car il a le monopole de la « collation des grades », c’est-à-dire l’autorisation de décerner les titres universitaires que sont par exemple la licence ou le doctorat.

Tout au long des XIXe et XXe siècles, l’héritage napoléonien a continué à peser sur le fonctionnement des établissements et leur relation avec l’État. Le découpage des universités en facultés en est un bon exemple : à la fin du XIXe siècle, sous la IIIe République, on décide de mettre fin au modèle napoléonien en reconstituant des universités rassemblant plusieurs facultés. Mais cette réforme est très cosmétique, car elle ne touche pas à l’essentiel : comme les doyens à la tête des facultés continuent à être les interlocuteurs du ministère, les décisions se prennent à l’échelle de chaque faculté, et pas au niveau de l’université, qui reste une sorte de coquille vide. Les universités n’ont pas vraiment d’existence en tant qu’établissements, une très faible autonomie de décision.

Julien Barrier : Pour en revenir à la question de l’autonomie des universités, il faut bien définir le terme, car il est ambigu. Ce qu’on appelle l’autonomie des universités correspond au fait que l’État accorde des marges de manœuvre aux établissements pour qu’ils définissent leur propre politique, leur stratégie. En pratique, cela conduit à transférer certaines compétences de gestion et de décision aux universités, un peu à la manière des politiques de décentralisation. Cela avec un renforcement du pouvoir des présidents d’université dans le fonctionnement et la distribution de moyens à l’échelle de l’établissement. On pourra y revenir, mais ces mesures ont suscité des tensions dans la communauté universitaire, car l’autonomie signifie aussi qu’on introduit des logiques plus managériales dans les universités.

Historiquement, c’est effectivement la loi Faure, votée quelques mois après mai 1968, qui introduit l’idée de donner plus d’autonomie aux établissements. À ce moment, le modèle centralisé que vient de décrire Emmanuelle Picard n’avait quasiment pas bougé depuis la fin du XIXe siècle. Dans les années 1960, les universités sont encore très structurées par le poids des facultés. D’ailleurs, le langage courant en porte encore la trace, puisqu’on dit toujours qu’on « va à la fac » pour parler de l’université.

Mais ce mode de gestion très centralisé et uniforme a commencé à craquer face à la massification des études supérieures dans les années 1950 et 1960. On a une population étudiante qui explose, des amphis bondés, des disciplines émergentes, le développement de nouvelles filières, dans un cadre administratif et pédagogique qui reste encore très rigide… À cette époque, le détail des enseignements de chaque diplôme doit être conforme à des grilles nationales très précises. Il y a alors une sorte de convergence entre les aspirations des étudiants et celles d’une partie des enseignants pour aller vers plus de liberté. On le voit bien avec le centre universitaire expérimental de Vincennes, ou celui de Paris Dauphine, qui chacun à leur manière vont chercher à renouveler le rapport aux étudiants et la pédagogie des cours après mai 1968.

Les réformateurs à l’origine de la loi Faure s’appuient sur ces aspirations pour proposer de donner plus d’autonomie aux universités vis-à-vis de l’État, en s’inspirant en partie du modèle nord-américain. Officiellement, les facultés disparaissent et l’on crée la fonction de président d’université pour affirmer un pouvoir de décision à l’échelle des nouveaux établissements pluridisciplinaires qui remplacent les anciennes universités.

EP : En pratique, la loi Faure ne change pas fondamentalement le fonctionnement des universités. Sur le papier, elles ont un peu plus d’autonomie, mais tout le système reste très centralisé, ce qui limite fortement les marges de manœuvre effectives. La rupture va plutôt intervenir dans les années 1980-1990, dans un cadre marqué par une seconde vague de massification de l’enseignement supérieur. Le ministère cherche alors à accompagner la croissance des universités sur le territoire avec des « contrats de développement » négociés avec chaque établissement. L’idée est que chaque université va pouvoir bénéficier de moyens spécifiques en fonction de son projet d’établissement : développer telle ou telle filière, soutenir telle action prioritaire pour l’accueil des étudiants.

Et les présidents d’universités, qui se plaignaient de ne pas avoir beaucoup de marges de manœuvre, se sont saisis de cet outil pour renforcer leurs prérogatives. À un moment où il y avait un mouvement de rationalisation dans la gestion des établissements, ils sont devenus des interlocuteurs incontournables pour le ministère. Dans sa thèse sur la Conférence des présidents d’université, Étienne Bordes montre qu’ils ont alors acquis une réelle influence sur les politiques de l’enseignement supérieur, qui traverse les alternances politiques3. On retrouve une grande partie de leurs propositions dans une réforme qui passe juste après l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, la fameuse loi LRU relative aux libertés et responsabilités des universités.

Celle-ci renforce l’autonomie des universités, en leur conférant de nouvelles compétences en matière de budget et de gestion des ressources humaines. Elles ont notamment reçu la responsabilité de gérer leur masse salariale, c’est-à-dire qu’elles doivent s’assurer d’équilibrer leur budget pour rémunérer leurs personnels, alors qu’auparavant ces fonctions étaient assurées par l’État. Ce n’est pas rien ! Mais en même temps, cette autonomie est toute relative, car elle s’exerce selon des règles et dans un cadre contrôlé par l’État. La manière de gouverner le système reste malgré tout très centralisée.

RG : On retrouve cette centralisation dans le statut et la carrière des enseignants-chercheurs ?

EP : C’est une des caractéristiques du système français qui en effet produit une organisation spécifique du marché du travail universitaire. Dans la plupart des autres systèmes d’enseignement supérieur, il existe un espace de négociation entre les employeurs que sont les universités et les universitaires qui vont y travailler. En Allemagne, les enseignants-chercheurs négocient l’environnement dans lequel ils viennent travailler, leurs moyens de recherche, les locaux, le nombre de leurs assistants, etc. Aux États-Unis, ils peuvent même négocier leur salaire. Il y a en général un cadre commun, de grilles salariales de référence, par exemple, dans le cas de l’Allemagne, et tout n’est pas négociable (même si aux États-Unis beaucoup de choses le sont). Mais dans ces pays, chaque individu est directement employé par son établissement.

Jusqu’à récemment, le système français était conçu exactement de façon inverse : les universités n’existaient pas juridiquement en tant qu’employeur, les enseignants-chercheurs étant des fonctionnaires recrutés et payés par l’État, selon des modalités et des règles qui sont absolument les mêmes partout et pour toutes et tous – comme dans la fonction publique en général. Les carrières, de la qualification aux fonctions de MCF (maître de conférences) ou de professeur aux promotions, voire les primes, sont gérées nationalement par le Conseil national des universités (CNU). En France, on est donc dans une logique de centralisation très forte qui crée l’idée d’une homogénéité absolue du métier d’enseignant-chercheur au niveau national… Même si, sur le terrain, la réalité du métier est extrêmement variable d’un établissement à l’autre.

JB : Depuis la loi LRU, on observe en effet des changements dans la relation entre les enseignants-chercheurs et leur établissement. Pendant longtemps, les universitaires étaient en quelque sorte « hébergés » par leur établissement, sans avoir de lien de subordination administratif. Maintenant, les enseignants-chercheurs sont toujours des fonctionnaires, mais ils sont désormais formellement employés et rémunérés par leur établissement. De plus, les promotions et les primes sont désormais gérées par des procédures qui impliquent toujours l’instance nationale, le CNU, mais aussi l’établissement. Pour l’instant, cela ne bouleverse pas fondamentalement la donne, car les salaires sont régis par des grilles nationales et le CNU conserve un poids dans l’évaluation.

Mais ce n’est pas anodin non plus, parce que cela va à l’encontre du modèle historique de gestion des carrières. Par ailleurs, depuis une vingtaine d’années, certaines universités offrent des « packages d’accueil » lorsqu’elles recrutent des professeurs des universités : on leur propose des moyens pour démarrer une nouvelle activité de recherche, avec l’idée d’attirer les meilleurs candidats. On a toute une série de changements qui, mis bout à bout, commencent à redéfinir la relation d’emploi entre les universités et les universitaires.

RG : Quelle est la marge, l’autonomie des universitaires concernant leurs enseignements dans ce cadre ?

JB : Là aussi, il faut bien définir les termes. Sans vouloir jouer sur les mots, l’autonomie des universitaires, ce n’est pas la même chose que l’autonomie des universités, comme l’a souligné Christine Musselin. Quand on parle d’autonomie des universitaires, cela renvoie à l’idée d’un groupe professionnel qui revendique de contrôler lui-même la gestion et la régulation de ses activités : par exemple, les décisions de recrutement et d’avancement de carrière sont confiées à des universitaires, c’est le principe de l’évaluation par les pairs. On voit la même chose pour les manuscrits soumis à des revues scientifiques.

À l’échelle individuelle, cette autonomie signifie que les universitaires ont aussi une certaine liberté dans l’exercice de leur métier, par exemple dans l’enseignement. Dans le premier ou le second degré, il y a des programmes nationaux qui fixent les contenus à enseigner et à transmettre aux élèves ; et les corps d’inspection sont là pour s’assurer qu’ils le sont effectivement. Il n’y a pas l’équivalent strict pour les universités. Certes, dans quelques filières, comme les IUT (instituts universitaires de technologie) ou les écoles d’ingénieurs, il peut y avoir des référentiels qui fixent des prérequis permettant d’accréditer les diplômes délivrés. Mais il n’y a pas de prescription fine de ce qu’il faut enseigner.

RG : En termes de curriculum ?

JB : Exactement. Et c’est une différence essentielle à comprendre : dans l’enseignement supérieur, les enseignants ont en principe beaucoup plus d’autonomie dans la mesure où ils ont plus de liberté dans la définition de leur activité de travail, comme le contenu des cours. Les universitaires ont aussi la possibilité de proposer l’ouverture de nouvelles filières de formation ou de nouveaux diplômes. Les universités fonctionnent sur un modèle beaucoup moins intégré et hiérarchique que d’autres organisations. Si je m’autorisais une image, je dirais que c’est un peu comme gérer un troupeau de chats : la nature des fonctions fait qu’on a une forte autonomie de décision dans la structuration de nos activités, que ce soit l’enseignement ou la recherche.

Bien sûr, l’autonomie des universitaires est toujours relative, puisqu’elle est encadrée par des règles, contrainte par des moyens financiers, des décisions d’établissement, des politiques nationales, etc. Et d’ailleurs, c’est là qu’on observe la tension entre l’autonomie des universitaires et l’autonomie des universités. Lorsque les établissements s’affirment comme des organisations qui entendent avoir une stratégie, définir des priorités, allouer des moyens…, la question qui se pose inévitablement est celle du contrôle de l’établissement sur ce que font les universitaires. Par exemple, est-ce que l’on va ouvrir ou fermer telle ou telle filière ?

EP : Je mettrais un autre bémol concernant cette liberté. En France, on reste dans un cadre où les diplômes délivrés par l’université sont certifiés par l’État. Ce qui veut dire que l’État a un contrôle sur les conditions de production de ses diplômés : la licence, le master et le doctorat. Et l’État exerce ce contrôle de deux façons : en amont, en spécifiant un cadre contraignant (le nombre d’heures, l’obligation de faire un stage, etc.) pour chaque diplôme. Le dernier décret sur les masters en 2014 a même imposé de devoir choisir l’intitulé des masters dans un stock de noms préalablement sélectionnés. En aval, par la procédure d’accréditation, qui consiste en une autorisation donnée par l’État à un établissement pour délivrer un diplôme, après une évaluation de la conformité aux prescriptions, mais aussi à l’issue d’une évaluation par une agence centralisée, l’HCERES (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), tous les cinq ans. Certes, cela ne porte pas sur le contenu des cours eux-mêmes, mais cela a des effets sur la structure de l’offre de formation. On est ainsi passé de 6 000 mentions de masters différentes à 120 mentions aujourd’hui. Tout le monde a été obligé de se conformer au cadrage décidé nationalement.

Et ce n’est pas anodin : comme ces trois grades (licence, master et doctorat) sont des diplômes d’État, cela implique qu’ils sont aussi utilisés tels des niveaux de diplôme dans des procédures de recrutement de fonctionnaires ou dans des conventions collectives pour déterminer des niveaux de salaires. Il faut donc avoir en tête tous ces enjeux pour comprendre comment la formation délivrée à l’université s’articule avec et entre le monde de l’éducation et le monde professionnel.

RG : Ce contrôle se retrouve-t-il aussi concernant les activités de recherche ?

EP : Concernant la recherche, l’État a toujours eu la tentation d’un pilotage assez fort, en tout cas plus fort que dans beaucoup d’autres pays. Depuis une cinquantaine ou soixantaine d’années, au travers de la DGRST (direction générale de la Recherche scientifique et du Développement technologique), du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), puis d’autres opérateurs de financement sur projets comme l’ANR (Agence nationale de la recherche4), l’État a développé un rôle de pilotage (financements sur des thématiques particulières) et de guichet central pour soutenir financièrement la recherche. Dans d’autres pays, comme l’Allemagne, les États-Unis ou l’Angleterre, l’État n’est pas aussi présent et les fondations jouent un rôle important dans le financement de la recherche. En France, l’activité de recherche reste très encadrée et contrôlée par l’État.

De la même manière, l’évaluation des activités de recherche est aussi centralisée, comme elle l’est pour les formations, puisque les laboratoires sont également évalués par l’HCERES5, selon des normes qui sont elles aussi nationales.

Au final, on peut dire, avec tous les paradoxes que cela peut supposer, que le système universitaire français bénéficie d’une autonomie très encadrée : d’un côté, le ministère et de l’autre, ses agences poussent les universités à toujours plus d’autonomie, et dans le même temps ils renforcent très nettement leur contrôle. Et cette tension s’opère dans un contexte de restriction budgétaire : les universités doivent donc répondre à des attentes, remplir des objectifs fixés par le ministère, tout en étant tenues de faire des arbitrages ou des choix qui les empêcheront de les réaliser.

RG : On a donc affaire aux manifestations d’un État régulateur ?

JB : Tout à fait. Le terme correspond bien à un État qui fonctionne moins selon un pouvoir hiérarchique classique, mais qui cherche plutôt à orienter les acteurs avec un ensemble de règles, d’incitations et de contraintes. Il y a une forme de pilotage à distance par l’État. Cela passe notamment par de grands appels à projets qui mettent les établissements en compétition pour obtenir des moyens. Formellement, ils sont tout à fait libres de ne pas y répondre et d’ignorer ces incitations. Mais si tous les autres jouent le jeu de la concurrence, le risque est grand de se retrouver marginalisé : dans ces conditions, comment s’opposer à ces injonctions ? Au vu des sommes engagées, il est difficile de ne pas répondre aux appels à projets du PIA, le Programme d’investissements d’avenir.

En quelque sorte, l’État dit : voici le système dans lequel vous devez jouer, à vous d’optimiser votre stratégie pour être l’université la mieux placée dans les classements internationaux. Cela veut dire que l’autonomie des universités est très encadrée, très régulée : on leur donne plus de souplesse pour s’organiser et définir leur stratégie, mais dans un cadre où les objectifs restent définis par l’État. Cette conception de l’autonomie des universités consiste finalement à les considérer comme des acteurs rationnels, censés répondre aux incitations de l’État en faisant des choix stratégiques, en allouant des ressources, en investissant sur certaines priorités, etc. Elles ont donc plus de liberté du point de vue opérationnel, mais aussi beaucoup plus de pression pour atteindre certains résultats. C’est pour cela que de nombreux observateurs sont très critiques sur la notion d’autonomie des universités, car le contrôle exercé par l’État n’est pas moins fort, il a simplement changé de forme.

Et ces changements dans les relations entre l’État et les universités s’accompagnent d’une transformation des relations entre les universités et leurs personnels. On a déjà parlé de la relation d’emploi. Mais il y a aussi des évolutions du point de vue du contrôle exercé par l’établissement sur les activités d’enseignement et de recherche. Depuis une trentaine d’années, et surtout depuis la loi LRU, les universités ont acquis de nouvelles prérogatives juridiques, mais surtout un ensemble d’outils managériaux pour gérer leur budget, suivre leurs dépenses, faire du contrôle de gestion.

Dans un contexte de contrainte budgétaire, elles peuvent par exemple décider de ne pas ouvrir certains cours en dessous d’un certain nombre d’étudiants inscrits, en estimant que ce n’est pas rationnel d’un point de vue économique. Car, quel que soit le nombre d’étudiants inscrits, une heure d’enseignement a à peu près le même coût en termes de salaire pour l’établissement : il y a donc tout intérêt à ce que les cours soient bien remplis pour maximiser des dépenses salariales plus ou moins fixes. Ce type de raisonnement économique n’est pas nouveau, mais il est devenu omniprésent dans les universités. On l’a vu aussi avec le transfert de la gestion des salaires aux établissements. Pour conserver leur équilibre financier, les universités se sont retrouvées en position de réduire le nombre de postes de titulaires : avec l’autonomie, l’État leur a en quelque sorte délégué la responsabilité de gérer la pénurie.

On a des effets en cascade : l’État donne plus d’autonomie aux universités, tout en organisant leur mise en compétition et en les soumettant à des contraintes budgétaires, ce qui a ensuite des conséquences sur la manière dont elles gèrent leurs ressources et leurs activités de formation et de recherche.

RG : Ce mode de contrôle indirect est-il présent dans d’autres pays ?

JB : Oui, on retrouve des tendances similaires ailleurs en Europe, au Royaume-Uni. Les universités britanniques ont depuis longtemps une autonomie de décision assez poussée, mais dans un cadre aussi très structuré par des mécanismes de mise en concurrence. Dans le sillage des réformes des services publics introduites par Margaret Thatcher dans les années 1980, l’enseignement supérieur a été gouverné par la mise en place de classements, d’évaluations et de batteries d’indicateurs. Les universités se livrent à un mercato pour recruter les enseignants les plus « productifs » en recherche, ceux qui publient le plus, quitte à débaucher des collègues dans d’autres établissements afin d’optimiser la place qu’elles occupent dans les évaluations nationales.

RG : Vous évoquiez les PIA, et on voit à quel point le mode projet, avec des appels à projets, appels à manifestation d’intérêt, a envahi la sphère des politiques publiques, et en particulier la gouvernance de la recherche. Cette modalité pour obtenir des financements nécessite à la fois une stratégie particulière, mais aussi des compétences propres – qui dépassent celles des seuls enseignants-chercheurs. Comment ce nouveau mode redéfinit-il l’activité et le travail dans l’enseignement supérieur ?

EP : Il est évident qu’on observe une rupture dans la dynamique historique des financements. Le financement par projet est une modalité qui existe depuis très longtemps dans l’enseignement supérieur et dans certains pays, c’est même une norme. Mais il s’agit principalement d’un outil de financement de la recherche. Dans le cas français, il devient un mode de gestion de l’ensemble de l’enseignement supérieur, ce qui est très différent. Jusque dans les années 1990, le financement des universités en France était organisé selon une approche égalitaire : les enseignants-chercheurs étaient payés directement par l’État, distribués entre les universités selon un principe de péréquation tout comme l’étaient les moyens de fonctionnement. Les clés de répartition étaient définies par différents critères, dont le nombre d’étudiants, même si la valeur de ceux-ci était variable : les étudiants de sciences exactes et expérimentales « valaient » plus que ceux des sciences humaines et sociales, parce qu’il leur fallait des locaux plus grands et avec des équipements spécifiques. Dans ce même objectif d’homogénéité, les disciplines étaient soucieuses d’être présentes sur tous les sites. Il y avait certes des différenciations, par exemple entre l’Île-de-France et les universités de province, mais elles étaient très faibles et finalement bien supportées par la communauté.

Depuis le début des années 1990, l’État s’est mis à piloter, en mettant les universités en compétition les unes avec les autres, à travers des enveloppes dont le montant total est déterminé à l’avance et distribuées à l’issue d’un appel à projets. À partir de ce moment-là, il était évident que toutes les universités n’allaient pas gagner. Le premier exemple de ce changement a été le plan Université 2000, mis en place par Lionel Jospin en 1990. Son objectif était d’accroître le nombre des universités et la taille des universités existantes pour faire face à l’augmentation des étudiants consécutive à la politique dite des « 80 % d’une classe d’âge au bac ». Mais pour obtenir ce financement, il y avait une condition : les régions et les villes devaient s’engager à allouer une subvention que l’État complétait avec un montant équivalent. De cette façon, le gouvernement a organisé la première compétition entre universités : il fallait qu’elles obtiennent des collectivités locales un soutien financier conséquent – et toutes ne l’obtiendront pas ou pas facilement. Et d’autant plus que cette enveloppe ministérielle était fermée : une fois le budget alloué distribué aux lauréats, il n’y a plus de soutien pour les universités ayant trop tardé ou ayant eu du mal à mobiliser leurs partenaires.

JB : Cette mécanique de mise en concurrence est diabolique. Elle est d’une redoutable efficacité pour piloter l’enseignement supérieur et la recherche. Elle joue sur plusieurs registres à la fois. Il y a une forme de séduction, puisque les vainqueurs de la compétition remportent des ressources et voient dans leur succès une confirmation de leur statut. Mais elle joue aussi sur la crainte de la marginalisation. Ces ressorts sont particulièrement effectifs dans le monde universitaire qui, comme Bourdieu l’avait montré dans son article sur le champ scientifique, est régi par des logiques de concurrence très fortes entre pairs.

De fait, il y avait déjà des formes de concurrence entre établissements dans les années 1970 ou 1980, par exemple pour l’installation d’un gros équipement ou lors des opérations de décentralisation. Mais si elle se jouait un peu à huis clos dans le cadre de négociations. Là, on change d’échelle et la mise en concurrence est très explicite.

EP : Historiquement, cette tendance est assez inédite et en fait assez puissante, d’autant plus qu’elle va s’installer durablement dans le mode de gouvernance de l’enseignement supérieur. Depuis plus de trente ans, les appels à projets de ce type, c’est-à-dire avec une enveloppe fermée mise en concurrence, se sont multipliés et même intensifiés : il y a eu les opérations campus, les pôles d’excellence, jusqu’aux PIA dont la première vague a été lancée en 2010 – nous sommes dans la quatrième vague. À partir de ce moment, le financement de l’enseignement supérieur repose pour l’essentiel sur ce modèle. Et tous les acteurs vont devoir se plier à ces contraintes.

On peut faire le même constat pour la recherche au sens où, avec la mise en place de l’ANR en 2005, la part du financement sur projets au détriment du financement récurrent s’accroît considérablement, et les chercheurs ont été très fortement incités à répondre à des appels d’offres. On retrouve cette même logique au niveau européen, avec la mise en place de l’ERC (European Research Council6) en 2007. Si les équipes de recherche souhaitent disposer de moyens financiers, elles n’ont pas d’autres choix que d’entrer dans cette démarche. Donc effectivement, le contexte a beaucoup changé ces dernières années, aussi bien pour celles et ceux qui pilotent les établissements que pour les enseignants-chercheurs, au sens où il est maintenant indispensable de disposer des compétences nécessaires pour entrer dans cette compétition et répondre aux appels d’offres.

JB : Il faut aussi rappeler que ce financement sur projets dans le monde de la recherche ne date pas d’hier. Il existe dès les années 1960, avec la DGRST (Délégation générale à la recherche scientifique et technique7), qui finançait à l’époque les contrats de recherche. On ne parlait pas de projets, plutôt de contrats, mais le principe était comparable : on soumet une proposition, qui va être examinée par un comité d’évaluation, afin d’obtenir un financement pour mener une opération de recherche bien définie. Mais dans les années 1960, ce mode de financement était clairement conçu comme un dispositif complémentaire, permettant notamment de soutenir des domaines émergents. Depuis, le phénomène n’a cessé de s’accentuer et c’est devenu la norme. D’abord dans les années 1980 avec le lancement des premiers programmes-cadres de recherche et développement (PCRD) de la Commission européenne, dans les années 1990 avec les actions concertées incitatives du ministère de la Recherche, puis dans les années 2000 avec l’ANR et l’ERC.

La pression pour obtenir des financements est très forte, surtout en sciences expérimentales, où on a besoin de matériel et d’équipements parfois très coûteux. Mais dans d’autres pays, le fonctionnement des établissements dépend beaucoup plus fortement de l’obtention de financements extérieurs. On attend alors des universitaires qu’ils rapportent des fonds à leur établissement, cela peut faire partie de leur évaluation. Même s’il y a beaucoup de personnels contractuels rémunérés sur des projets en France, notamment des post-doctorants, cette tendance est encore plus prononcée ailleurs, particulièrement en Amérique du Nord. Dans ce cadre, une bonne partie des équipes de techniciens dans les laboratoires de sciences expérimentales peuvent être rémunérées par contrats. Cela signifie que, le jour où le prof à la tête du laboratoire n’a plus de contrat, il doit licencier une partie de son équipe. En France, on bénéficie tout de même d’une stabilité et de la présence de personnels techniques titulaires de la fonction publique, comme les ITRF (ingénieurs et personnels techniques, de recherche et de formation).

Autre élément important à avoir en tête concernant les financements sur projets : ils sont très importants pour la carrière des enseignants-chercheurs. Il y a bien sûr l’aspect financier : cela permet de payer des déplacements, du matériel, du personnel, etc. Mais il y a aussi un aspect symbolique : c’est un marqueur de reconnaissance et de réputation. Plus le financement est sélectif, plus l’effet sur la réputation est important. Par exemple, obtenir un financement de l’ERC a un impact considérable, car il s’agit d’un appel à projets très concurrentiels. On revient au principe de l’évaluation par les pairs : obtenir ce financement veut dire qu’on a franchi toute une série d’évaluations très exigeantes, qui vous font entrer dans l’Olympe des enseignants-chercheurs. C’est un coup qui compte double, financier et symbolique.

EP : Ce processus participe de ce qu’on appelle l’effet Matthieu, théorisé par le sociologue des sciences américain, Robert Merton, à la fin des années 19608. Il s’appuie sur la parabole des talents qui montre que plus on a, plus on a de chance d’obtenir plus encore. Pour ce qui nous intéresse, cela signifie que celui qui gagne ces appels à projets a toutes les chances d’en gagner d’autres. Et qui obtient un PIA ou une ERC a plus de chance d’en obtenir d’autres. Ce principe peut s’appliquer aux individus et à la recherche, mais aussi aux institutions de l’enseignement supérieur. Par exemple, parmi les lauréats du PIA 4, la plupart appartiennent déjà à des IDEX (initiatives d’excellence9), c’est-à-dire qu’ils avaient déjà réussi à obtenir un label et un financement d’un PIA précédent. On a donc une logique cumulative qui fait que plus on obtient, plus on obtiendra. En conséquence de quoi, on assiste, depuis vingt ans, à une stratification du système d’enseignement supérieur, une hiérarchisation des établissements.

Ainsi, bien que le corps enseignant soit réglementairement identique partout, cette hiérarchisation va avoir des conséquences importantes sur les conditions de travail des chercheurs : les grosses universités comme Paris-Saclay, avec un très fort taux d’encadrement, permettent aux enseignants-chercheurs d’avoir du temps pour faire de la recherche, sur des sujets très pointus, et de produire de l’information à haut niveau, alors que dans une petite université évidemment, le même enseignant-chercheur va devoir prendre en charge les enseignements du premier cycle, proposer des approches beaucoup plus générales, sans disposer d’un laboratoire spécialisé et de moyens particuliers. Cette stratification des universités produit donc une fragmentation de la profession au travers de ses conditions de travail.

JB : Il y a toujours eu des formes de différenciation plus ou moins implicites entre les universités, si on pense par exemple à la domination symbolique des universités parisiennes depuis le XIXe siècle. Mais aujourd’hui, c’est assumé, explicite, structurel. Et surtout, c’est affiché, avec des universités d’excellence et d’autres qui ne le sont pas. Et puis cette différenciation entre les universités se double d’une stratification symbolique des universitaires au sein des établissements. Par exemple, l’établissement peut décharger d’une partie de leur service d’enseignement des enseignants-chercheurs ayant obtenu une ERC. L’idée est de dégager du temps pour leurs recherches. Mais il va falloir reporter leur charge d’enseignement ou de coordination d’enseignement sur d’autres personnes, à savoir des vacataires, donc des contractuels ou des précaires, ou bien sur des titulaires qui vont assurer des heures complémentaires pour continuer à faire marcher la machine. On a donc une différenciation croissante entre établissements et au sein même des établissements.

RG : L’enseignement supérieur, c’est aussi toute une série de métiers et de fonctions qui entourent les enseignants-chercheurs. Pouvez-vous nous les présenter ?

EP : Vous avez raison, il y a des corps de métiers très différents dans les universités. Les agents BIATSS (bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniques et sociaux et de santé10) correspondent aussi bien aux personnels de bibliothèque qu’aux jardiniers, en passant par le directeur général des services ou les techniciens de laboratoire. C’est une filière administrative à côté de la filière enseignante. Le nombre d’agents a cru de façon assez importante ces dernières années, tout en restant malgré tout en nombre inférieur à ce qu’il est dans la plupart des autres systèmes universitaires. Or ce sont des personnels essentiels, notamment lorsqu’il s’agit de répondre à des appels d’offres dont nous avons parlé. Autre tendance forte depuis une quinzaine d’années : l’émergence du corps spécifique des conseillers pédagogiques de l’enseignement supérieur. Car en France, à la différence de nombreux autres pays, il n’y a pas de faculté de pédagogie destinée à la formation des enseignants du supérieur. On forme les enseignants du primaire et du secondaire, mais pas les enseignants du supérieur. Depuis toujours. Et pour résoudre le problème de maîtrise pédagogique ou de compétences pédagogiques, en particulier pour le montage de formation et le développement de nouvelles pratiques, la France a fait le choix de recruter des personnels supports pédagogiques spécifiques qui ont comme mission de devoir outiller les enseignants-chercheurs dans la transformation de leurs pratiques, le développement de nouvelles modalités pédagogiques. Mais le système est très largement sous-dimensionné pour pouvoir répondre aux besoins, et surtout la France a fait le choix de ne pas se doter de facultés de pédagogie, c’est-à-dire de lieux où il y aurait une véritable prise en charge de la formation et du suivi des projets pédagogiques.

JB : Effectivement, on a assisté depuis une vingtaine d’années à l’essor de nouveaux métiers qui sortent du cadre habituel des fonctions de support. À côté des métiers assez classiques dans le domaine administratif, par exemple pour gérer les services de la scolarité, on a de nouveaux profils avec une expertise assez pointue qui interviennent pour conseiller et accompagner les universitaires dans le cœur de leur activité. Les conseillers pédagogiques cités par Emmanuelle Picard sont un bon exemple. Mais on peut aussi citer les chargés de valorisation, qui interviennent dans les relations avec les entreprises et accompagnent les universitaires dans le dépôt de brevet. On a également des ingénieurs projet, qui aident au montage administratif et à la gestion des projets financés via des appels d’offres.

Ces fonctions ne sont pas seulement administratives, car elles sont vraiment à l’interface avec le cœur des activités de recherche et d’enseignement des universitaires. D’ailleurs, ces personnels ont parfois du mal à faire valoir leur légitimité et à trouver leur place, car leur fonction peut être perçue comme un empiétement sur les prérogatives des enseignants-chercheurs. Lorsque les services de valorisation de la recherche ont commencé à se développer dans les années 2000, ils étaient mal acceptés par certains universitaires, qui s’inquiétaient d’avoir à se plier à de nouvelles règles de protection de la propriété intellectuelle dans leurs collaborations avec des entreprises. On voit aujourd’hui une situation similaire avec les conseillers pédagogiques, parfois perçus comme des agents qui voudraient leur imposer certaines pratiques d’enseignement.

Quelques auteurs considèrent même qu’on assiste à l’émergence de professions para-académiques, par analogie avec le personnel paramédical, prenant en charge des tâches spécialisées directement en lien avec les universitaires11. Ce qui soulève aussi la question d’une fragmentation ou d’une parcellisation du travail universitaire, de plus en plus décomposé en de multiples tâches spécialisées.

Notes

2 CHARLE, Christophe (2021). « Crises universitaires et réformes en France ». La vie des idées. https://laviedesidees.fr/Crises-universitaires-et-reformes-en-France.html Return to text

3 BORDES, Étienne (2021). La Conférence des présidents d’université (1969-2007). Une socio-histoire du gouvernement des universités, thèse de doctorat en histoire. Université Toulouse II Jean-Jaurès, Toulouse. Return to text

4 Créée en 2005. Return to text

5 Créé en 2013, il remplace l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), elle-même créée en 2006. Return to text

6 Conseil européen de la recherche : https://www.horizon-europe.gouv.fr/les-financements-erc-27806 Return to text

7 Créée auprès du Premier ministre en 1958, pour coordonner la recherche scientifique, les universités et le CNRS. Return to text

8 MERTON, Robert K. (1968). « The Matthew Effect in Science ». Science, vol. 159, no 3810, p. 56-63. http://www.garfield.library.upenn.edu/merton/matthew1.pdf Return to text

9 Initiatives d’excellence qui font partie des investissements d’avenir (PIA). Une vingtaine de sites font partie des IDEX. https://www.gouvernement.fr/idex-isite Return to text

10 https://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/FR/T565/les_personnels_non_enseignants_de_l_enseignement_superieur_public_sous_tutelle_du_mesri/ Return to text

11 MACFARLANE, Bruce (2011). « The Morphing of Academic Practice. Unbundling and the Rise of the Para-academic ». Higher Education Quarterly, vol. 65, no 1, p. 59-73. https://doi.org/10.1111/j.1468-2273.2010.00467.x Return to text

References

Electronic reference

Emmanuelle Picard and Julien Barrier, « « Le système universitaire français bénéficie d’une autonomie très encadrée » », Diversité [Online], 202 volume 1 | 2023, Online since 14 mai 2023, connection on 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=3694

Authors

Emmanuelle Picard

Historienne, maîtresse de conférences à l’ENS de Lyon, membre du laboratoire Triangle.

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Julien Barrier

Sociologue, maître de conférences à l’ENS de Lyon, membre du laboratoire Triangle.

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