Introduction
Au Proche-Orient, l’utilisation de la terre à bâtir comme matériau de construction apparaît dans le répertoire archéologique dès le XIVe millénaire av. J.‑C. Vers le Xe millénaire av. J.‑C., certains sites du Levant sud, de la Mésopotamie ou de l’Iran (fig. 1, no 1) attestent pour la première fois de l’utilisation de briques crues. Par la suite, cette technique se répand à l’ensemble du Proche-Orient donnant naissance à des dizaines de cultures constructives1 dont certaines sont encore vivantes aujourd’hui (Syrie, Yémen, Afghanistan, etc.)2. Ayant naturellement suivi des trajectoires différentes celles-ci sont, et ont été, l’objet d’étude d’une large variété de disciplines schématisées en fig. 2.
La remarquable longévité de cette architecture est le résultat d’une symbiose parfaite entre l’homme et son environnement. En effet, une brique crue nécessite peu de moyens techniques puisqu’elle est entièrement composée de matériaux durables, assemblés selon des quantités variables, que sont l’argile, l’eau et un dégraissant végétal, naturel, voire animal3. Par ailleurs, l’architecture de briques, et de terre en général, est parfaitement adaptée à une société traditionnelle non mécanisée et n’a jamais connu de révolution majeure4.
C’est ainsi que dans la région de l’intérieur de l’Oman, située au sud-est de la péninsule arabique5 (fig. 1, no 1), l’architecture de briques crues se perpétue jusque dans les années 1970 apr. J.‑C au sein de quartiers traditionnels, appelés ḥārāt (sing. ḥārah). Ces quartiers sont en majorité construits de briques crues pour les élévations, mais également de pierres pour les soubassements et les fondations, ou encore de mortier et dans une moindre mesure, de bois (charpentes, voûtes d’escalier, gargouilles, etc.). Ils s’inscrivent au sein de paysages oasiens qui fonctionnent en Oman au moins depuis le IIIe millénaire av. J.‑C6 et qui sont, en règle générale, composés d’un ou plusieurs hārāt, de constructions défensives, de cimetières et d’une palmeraie (qui comprend des terres cultivées ainsi que des habitations estivales). L’ensemble est sillonné d’un ou plusieurs canaux d’irrigation, appelés aflāj en Oman (sing. falaj), et dont les eaux font l’objet d’une distribution équitable.
Bien que les hārāt présentent encore leurs élévations originelles, ils sont aujourd’hui presque entièrement inoccupés, ce qui engendre, de fait, leur délabrement progressif. En effet, l’architecture de terre nécessite une attention et un entretien réguliers puisqu’elle est quotidiennement mise à mal par l’intensité des rayons solaires, la fluctuation des températures et du taux d’humidité ou encore par l’intensité des épisodes pluvieux7, caractéristique des régions au climat semi-aride telles que l’intérieur de l’Oman.
Le patrimoine vernaculaire de la région de l’intérieur de l’Oman vit donc ses derniers feux et il y a urgence à collecter des données tant ethnologiques qu’architecturales avant que celles-ci ne tombent définitivement dans le domaine de l’Histoire et de l’Archéologie (fig. 2).
C’est dans cette optique qu’une prospection visant à relever les aménagements dédiés à l’évacuation de l’eau au sein des ḥārāt d’as‑Ṣaybanī à Birkat al‑Mawz, d’al‑Yemen à Izkī et d’al‑Wisṭā à al‑Ḥamrā’ au Sultanat d’Oman (fig. 1, no 2) a été réalisée en mars 2020.
L’objectif de cette prospection était double. D’une part, elle cherchait à pallier le manque de connaissances liées aux techniques et aux aménagements dédiés à l’évacuation des eaux des ḥārāt omanais qui, à l’inverse de ceux dédiés à l’approvisionnement en eau (les aflāj)8, n’avaient jamais fait l’objet d’une attention particulière. D’autre part, on s’est interrogé sur l’opportunité d’ouvrir des perspectives ethnoarchéologiques fondées sur l’architecture de briques de l’intérieur de l’Oman puisque l’ethnoarchéologie consiste « à observer des situations actuelles (ou subactuelles) pour les comparer, afin d’aider à leur interprétation, à des situations archéologiques »9. En ce sens, l’approche ethnoarchéologique se présentait comme un excellent moyen pour matérialiser la frontière que constitue l’absence de données en archéologie et les interprétations dont elle fait l’objet.
L’état de l’architecture vernaculaire au Sultanat d’Oman aujourd’hui et son étude
L’état de l’architecture vernaculaire omanaise aujourd’hui
Isolée derrière les montagnes du Hajar (fig. 1, no 2), la région de l’intérieur de l’Oman est, jusque dans les années 1970, une des plus recluses de la planète. En quelques années, grâce à l’arrivée au pouvoir du sultan Qabūs ibn Sa’id (1940-2020) et à l’exploitation des mines de pétrole10, le Sultanat connaît une modernisation fulgurante qualifiée de « renaissance » (nahḍah). Le commerce avec l’étranger est encouragé et les produits et matériaux occidentaux affluent sur le marché. Les Omanais, financièrement encouragés par l’État11, sont relogés dans des maisons modernes menant ainsi à une nouvelle urbanisation des oasis12. Les ḥārāt sont progressivement vidés de leurs habitants à l’image de celui d’al‑Wisṭā à al‑Ḥamrā’ et d’as‑Ṣaybanī à Birkat al‑Mawz (fig. 1, no 2), fondés dans la seconde moitié du xviie s. apr. J.‑C, et respectivement inoccupés depuis 2001 et le milieu des années 198013.
Précisons que cette désertion tient à la conjonction de plusieurs facteurs14 parmi lesquels deux sont intrinsèquement liés à la nature même l’architecture de terre. Le premier est l’exigence de son entretien, déjà évoquée plus haut. Le second est la question de son utilisation, car l’introduction d’une occidentalisation de l’habitat s’est traduite par l’éviction d’un mode de vie traditionnel qui ne connaissait ni la spécialisation des espaces ou des savoir-faire et encore moins la modernisation des équipements (cuisine, salle d’eau, climatiseur, etc.)15
L’étude de l’architecture vernaculaire de terre omanaise jusqu’à aujourd’hui
Les constructions défensives et les ḥārāt constituent l’essentiel de l’architecture vernaculaire de terre en Oman. À ce titre, les connaissances scientifiques et la valorisation des premières16 ont été favorisées par leur potentiel touristique lié à une certaine « folklorisation du patrimoine »17. Pour ce qui est des habitations, certaines ont été réhabilitées et converties en maison d’hôtes ou en « musées vivants »18. Plusieurs ḥārāt ont également fait l’objet de plans de gestion (fig. 1, no 2) réalisés sous l’égide du Ministry of Heritage and Culture omanais, à la suite desquels certains ont été restaurés et ouverts au public19.
Mais ajoutons qu’en comparaison des quelque 800 ḥārāt que compte encore le Sultanat aujourd’hui20, il existe peu de recherches dédiées à l’étude de leurs caractéristiques spatiales ou architecturales (analyse et recensement des morphologies urbaines et villageoises21, des espaces domestiques22, des types et des techniques de construction, des volumes, des matériaux, des particularités stylistiques, etc.)23 Quant aux études ethnoarchéologiques, elles se comptent sur les doigts d’une main24.
L’évacuation de l’eau dans un ḥārah omanais : enjeux et cycles hydrauliques
Les enjeux de l’évacuation de l’eau au sein d’un ḥārah omanais
L’intérieur de l’Oman est une région au climat semi-aride chaud qui ne connaît que deux saisons : un été chaud et sec d’avril à octobre et un hiver tempéré de novembre à mars durant lequel s’abattent entre 100 et 250 mm d’eau en moyenne par an25. Ces dernières sont une ressource indispensable à l’alimentation régulière des aflāj, tributaires de la régénération des cours d’eau saisonniers et des nappes souterraines. Néanmoins, la violence et la rapidité des évènements pluvieux, caractéristiques des régions semi-arides26, constituent pour les populations locales, comme pour les constructions vernaculaires, un danger tout aussi réel que leur absence répétée27. Par conséquent, l’architecture de terre est un pacte tacite entre l’homme et le matériau. Le premier cherche à minimiser la vulnérabilité relative de ses constructions et donc, à assurer sa protection.
C’est pourquoi au sein d’un ḥārah se distinguent des aménagements, des techniques et des pratiques tant pour permettre l’évacuation directe de l’eau depuis les constructions vers l’extérieur des espaces bâtis, que pour minimiser son infiltration au sein des maçonneries et des espaces viaires.
Les cycles hydrauliques d’un ḥārah omanais
Au sein des constructions d’un ḥārah omanais, il existe quatre cycles hydrauliques qui s’imbriquent les uns dans les autres par le biais de leur système d’adduction ou d’évacuation et qui ont été schématisés en fig. 328.
Ils correspondent ainsi de la plus petite à la plus grande échelle, au cycle de l’installation (fig. 3, no 1), au cycle de la pièce (fig. 3, no 2), au cycle du niveau d’un bâtiment (rez-de-chaussée, étage ou toit-terrasse, fig. 3, no 3) et enfin, au cycle de la voirie (fig. 3, no 4).
Chaque cycle hydraulique est alimenté en eau de pluie (fig. 3, « P »), potable (fig. 3, « Po »), conservée (fig. 3, « C ») ou grise (fig. 3, « G ») et doit inévitablement être évacué.
L’évacuation de l’eau dans trois ḥārāt omanais : méthodes et résultats
Méthodes
En s’aidant de l’étude morphologique et architecturale du travail d’H. Al‑Abri dans sa thèse de doctorat29 pour le ḥārah d’al‑Wisṭā à al‑Ḥamrā’ (fig. 4) et des plans de gestion réalisés pour les ḥārāt d’as‑Ṣaybanī à Birkat al‑Mawz30 (fig. 5) et d’al‑Yemen à Izkī31 (fig. 6), nous avons procédé à la prospection de chacun des aménagements liés à l’évacuation et au drainage des eaux, localisés à l’échelle du cycle de la voirie (fig. 3, no 4).
Ce choix procède du fait que les aménagements du cycle de la voirie sont localisés dans la voirie ou dans les façades extérieures des bâtiments, points de contact entre le cycle du niveau et le cycle de la voirie (fig. 3), et, dans un harat où beaucoup de constructions présentent des états de conservation à la limite de l’effondrement, ces aménagements se présentaient donc comme les plus accessibles et les moins dangereux d’approche.
Intégrées dans une base de données (fig. 7, no 1), des informations telles que le type d’aménagement, le matériau et, pour les gargouilles, le niveau duquel elles évacuaient les eaux ont été prises en compte (fig. 7, no 2). Ce dernier est indiqué sur chaque façade extérieure par le ḥijāz qui est une assise de fines dalles de pierres disposées en saillie dans la maçonnerie32 (fig. 3). En outre, la localisation des sites et le nombre et la nature des espaces viaires, la fonction des bâtiments33 ainsi que le nombre de niveaux de chaque façade et leur état de conservation ont également été pris en considération.
Résultats
Type(s) d’aménagement : formes, dimensions, dispositions et matériaux
Sur l’ensemble des 359 aménagements recensés, 358 se sont révélés être des gargouilles. Dans un ḥārah traditionnel, une gargouille est un conduit aménagé dans un mur qui permet, selon sa localisation, l’évacuation des eaux du rez-de-chaussée ou des étages – s’ils existent – et du, ou des, toit(s)-terrasse(s). Suivant les localisations, elle est appelée, mizrāb ou miṭrāh34 et se présente sous la forme d’un conduit ouvert ou fermé de 0,5 à 1 m de long pour ca. 5 à 30 cm de diamètre.
Le point d’origine d’une gargouille est aménagé dans un mur de façade tandis que son point d’aboutissement se situe à plusieurs dizaines de centimètres. Elle est disposée immédiatement au-dessus ou en dessous du ḥijāz, mais jamais entre deux ḥijāz, car une gargouille n’est en aucun cas associée à une mezzanine. L’inclinaison de la gargouille (fig. 8, no 4), tout comme la légère avancée du ḥijāz (fig. 8, no 1), permettent d’éviter le ruissellement de l’eau sur la brique et son infiltration dans la maçonnerie.
La partie basse de l’ouverture d’une gargouille est parfois aménagée de fines dalles de pierre posées de chant afin d’étanchéifier les briques attenantes et d’assurer la stabilité de la gargouille (fig. 9, no 1). D’autres fois, l’ouverture ceint la gargouille de toute part (fig. 8, no 4 et 9, no 3). De nombreuses ouvertures portent les stigmates de leurs réparations. En effet, certaines présentent des couches d’enduit cherchant à endiguer l’infiltration de l’eau dans les briques attenantes et ainsi, à retarder les fissures. Toutefois, certaines d’entre elles, irrémédiablement creusées dans la brique, ont été directement enduites (fig. 9, no 5) ou colmatées à l’aide de parpaings (fig. 9, no 4).
Le tronc du palmier taillé en forme de canal (fig. 8, no 1) et le conduit en céramique (fig. 9, no 3) étaient les matériaux traditionnellement utilisés bien qu’ils soient aujourd’hui minoritaires puisqu’ils composent respectivement 19 % et 8 % des gargouilles recensées. En effet, ils ont été progressivement supplantés par l’acier (34 %, fig. 9, no 2) ou le PVC (28 %, fig. 8, no 2). Notons que la partie inférieure de certaines gargouilles (11 %) présente un tronc de palmier, vestige d’une gargouille plus ancienne (fig. 8, no 3).
Localisations des gargouilles et fonctions des espaces qu’elles évacuent
Il est à noter que seuls 2 % de gargouilles recensées permettent l’évacuation des eaux du rez-de-chaussée (fig. 10). Cet état de fait tient en partie dans l’organisation interne des habitations à étage qui représentent 62 % des bâtiments auxquels appartiennent les façades étudiées. À ce titre, le rez-de-chaussée est un espace consacré aux bêtes, au stockage alimentaire, voire au chauffage des niveaux supérieurs35. Il accueillait parfois une pièce dédiée aux ablutions rituelles et, dans une moindre mesure, au lavage et au nettoyage (toilette, vaisselle, textile)36. Toutefois, la rareté des gargouilles suppose un système d’évacuation manuelle. Ajoutons que la majorité des activités dédiées au lavage et au nettoyage prenait place dans des installations genrées et collectives dispersées au sein des ḥārāt, telles que des latrines ou des bains (fig. 4, 5 et 6), rendant presque nulle la part d’eaux grises prenant part au processus d’évacuation des eaux d’une habitation.
Indépendamment des habitations de plain-pied, les mezzanines, les étages et le toit-terrasse sont les seuls espaces de vie (couchage, réception ou activités alimentaires) d’une maison traditionnelle37. Par ailleurs, dans les ḥārāt de l’intérieur de l’Oman, le toit-terrasse du premier étage est un espace circonscrit de plusieurs pièces (à coucher, cuisine, etc.) qui le privent de tout espace de déversement interne. Et pourtant, seuls 30 % des gargouilles recensées évacuent les eaux des premiers et seconds étages (fig. 10). Elles sont vouées à l’évacuation des eaux de pluie des toits-terrasses et dans une moindre mesure, à l’évacuation des eaux domestiques liées à la préparation culinaire ou aux activités de lavage et de nettoyage (fig. 3).
Enfin, les versants des toits-terrasses du dernier niveau comptabilisent 68 % des gargouilles recensées (fig. 10). Le danger qu’implique la stagnation de l’eau sur les niveaux inférieurs justifie cet état de fait. En effet, le toit-terrasse d’une habitation traditionnelle est circonscrit d’un parapet appelé sitâr38 (fig. 3 et fig. 8, no 4), qui peut s’élever jusqu’à un mètre au-dessus du sol et qui favorise la discrétion des habitant·e·s mais également la rétention des eaux de pluie pouvant, à terme, fragiliser la solidité du plancher.
L’évacuation des eaux, concomitante de leur conservation ou de leur réutilisation
Lorsqu’une gargouille est encastrée dans un mur de façade extérieure, elle permet l’évacuation des eaux de pluie et grises en dehors du bâtiment. Par la suite, ces eaux ruissellent à travers la voirie qui, en l’absence (apparente) de tout aménagement construit (caniveau, puisard, égout, etc.), fonctionne comme un véritable réseau de drainage à ciel ouvert.
Ainsi, à al‑Ḥamrā’ et Birkat al‑Mawz, localisés en piémont, le dénivelé entre la partie haute et basse des ḥārāt, permet aux rues de diriger les eaux vers les points les plus bas du ḥārah où est justement aménagé un des bras du falaj (fig. 4 et 5). Ainsi, les eaux évacuées contribuent intelligemment à l’alimentation en eau de ce dernier.
À Izkī, un ḥārah de plateau, la topographie du site présente un axe qui suit grossièrement celui de la rue principale I.p.2, (fig. 6), légèrement surélevé par rapport aux flancs occidental et oriental du ḥārah (fig. 8, no 5). Les eaux sont ainsi dirigées en dehors de l’établissement à travers une porte d’entrée orientale (fig. 6, bâtiment 182) et occidentale (fig. 6, bâtiment 189) et par une conduite aménagée dans la partie inférieure du mur de fortification (fig. 8, no 6), localisée à l’extrémité orientale de la place I.Pl.2 (fig. 6). Cette conduite est l’unique aménagement recensé qui n’est pas une gargouille.
Enfin, il s’avère que près de 59 % des bâtiments étudiés ne sont aménagés d’aucune gargouille (fig. 10). Cette absence procède du fait que la majorité des eaux grises est évacuée manuellement dans l’espace viaire mais également que les eaux de pluie étaient systématiquement récupérées et conservées de manière directe ou indirecte, par le biais de conduites ou de gargouilles localisées le long des façades intérieures.
Dans une région où l’eau est une denrée rare, l’évacuation est, autant que possible, concomitante d’une partie de sa conservation et/ou de sa réutilisation (falaj).
Perspectives ethnoarchéologiques
Définition
En archéologie, la brique crue est difficile à repérer, car généralement très mal conservée. Ainsi, pour les périodes antiques, ne subsistent souvent d’un mur que ses fondations de pierres sur lesquelles reposait une superstructure de brique (parfois conservée sur quelques assises). Or, sans élévation, l’étude et la compréhension d’une architecture de terre s’en trouvent irrémédiablement tronquées et l’archéologue est confronté·e à un manque d’information.
Dans le cadre d’une recherche de doctorat en archéologie sur la gestion de l’eau dans les villes du Levant sud à l’âge du Bronze (Israël, Territoires palestiniens et Jordanie de 3500 à 1200 av. J.‑C., fig. 1, no 1), où les constructions présentaient pour la plupart une superstructure de briques39, les données liées aux aménagements permettant l’évacuation et le drainage des eaux ne sont qu’en partie disponibles.
C’est ici que l’approche ethnoarchéologique entre en jeu puisqu’elle postule qu’une « restitution proposée repos(ant) sur une observation réelle, (…) aura plus de chance d’être, sinon plus exacte, du moins plus plausible. En d’autres termes, l’ethnoarchéologie aura fourni, non pas une réponse unique, mais un catalogue d’hypothèses entre lesquelles l’archéologue pourra choisir, ou qu’il pourra combiner »40.
La démarche ethnoarchéologique permet donc d’envisager le fait que l’architecture de terre, telle que développée par les populations sud-levantines de l’âge du Bronze, a vraisemblablement dû répondre à des besoins similaires et faire face aux mêmes risques que son homologue omanaise des siècles derniers. Par conséquent, l’ethnoarchéologie offre des pistes de réflexion sur des questions qui resteraient sinon lettres mortes, du moins simple « reconstitution ».
L’approche ethnoarchéologique : une possible concordance des temps, des lieux ou des sociétés
Il faut pourtant préciser que ces possibles « convergences (…) par delà les millénaires »41 doivent répondre à trois conditions qui sont selon O. Aurenche : la continuité historique, le contexte géographique et le contexte socio-économique42.
La continuité historique reviendrait à étudier une architecture de terre antique sud-levantine en comparaison avec son homologue contemporaine. Or, les contacts ininterrompus depuis des siècles entre le Levant et l’Europe ont favorisé l’arrivée sur le marché transjordanien comme cisjordanien, de matériaux modernes au profit des matériaux traditionnels et, de fait, presque rien ne subsiste aujourd’hui de cette architecture vernaculaire43. De plus, suite à la première guerre israélo-arabe de 1948 en Israël, « sur les 418 villages dépeuplés, 293 (70 %) ont été totalement détruits et 90 (22 %) ont été en grande partie détruits »44. Ainsi, toute étude ethnoarchéologique au Levant sud selon les principes de la continuité historique est impossible à mettre en œuvre.
Pour ce qui est de la condition géographique, elle permet notamment de comparer « des sociétés éloignées à la fois dans l’espace et dans le temps, mais implantées dans des microenvironnements comparables »45. En cela, la partie méridionale du Levant sud, constituée des régions de la basse vallée du Jourdain, de la mer Morte, du nord du Néguev ainsi que de la bande de Gaza, présente une géographie relativement variée tout comme l’intérieur de l’Oman46. Par ailleurs, les deux régions témoignent d’un climat semi-aride47 notamment caractérisé par un faible volume des précipitations moyennes annuelles (entre 100 et 250 mm) associé à des évènements pluvieux souvent diluviens.48
Enfin, l’une comme l’autre des sociétés prises en compte ici fonctionnaient à une échelle locale qu’étaient le régime de l’imamat en Oman et celui de la cité-État au Levant sud49. Cette autonomie était ponctuée de domination et d’incursions étrangères50 ayant toutefois peu d’impact sur le mode de vie des populations. De plus, l’une comme l’autre vivait selon un mode de subsistance fondé sur l’élevage de caprinés associé à une agriculture irriguée et consommaient tant des céréales que des légumes ou des fruits cultivés51. Pour ce qui est de la production industrielle, elles connaissent toutes deux un artisanat varié (métallurgie, céramique, etc.) qui favorisait les échanges tant régionaux qu’interrégionaux avec l’Égypte, le Levant nord, Chypre ou l’Égée pour les populations sud-levantines52 et avec les régions du sous-continent asiatique et la corne de l’Afrique pour celles de l’intérieur de l’Oman53.
Il est ainsi permis d’affirmer que, dans le cadre d’une démarche ethnoarchéologique, la concordance entre les lieux et les formes socio-économiques des deux régions concernées est respectée et qu’elle permette éventuellement de matérialiser la frontière de l’absence lorsqu’il est question des aménagements liés à l’évacuation de l’eau au sein d’une architecture de terre.
En ce sens, face aux formes locales de régence et à la rudesse des climats, les établissements du Levant sud à l’âge du Bronze et de l’intérieur de l’Oman des siècles derniers, ont inévitablement dû répondre à deux besoins fondamentaux : celui de se rassembler et celui de se protéger. Ainsi, se sont développées des formes d’organisation de l’espace construit relativement similaires nécessitant la densité des constructions54. Cette densité engendra une promiscuité où les menaces liées à l’eau et à son évacuation pouvaient à terme, se révéler dangereuses pour les constructions comme pour les habitant·e·s.
Pour se prémunir de telles menaces, les constructions ont été parées d’aménagements similaires que seul un usage parcimonieux de la démarche ethnoarchéologique semble aujourd’hui en mesure d’appréhender dans leur intégralité.
L’amorce d’une approche ethnoarchéologique : remarques préliminaires
Si les données récoltées au sein des ḥārāt de al‑Ḥamrā’, Birkat al‑Mawz et Izkī ne révolutionnent pas nos connaissances en matière d’installations et de principes développés pour l’évacuation des eaux (gargouille, conduite ou principe de ruissellement) ou encore sur le type de matériaux utilisés (traditionnellement la céramique et le bois du palmier, plus récemment l’acier et le PVC), il convient toutefois de souligner trois caractéristiques qui pourront éclairer les recherches archéologiques portant sur l’évacuation de l’eau au sein d’une architecture de terre.
La première est liée au caractère communautaire des établissements omanais qui, dès que l’occasion le permet, délègue l’élaboration et l’entretien d’installations complexes (falaj, bains, latrines, etc.) à la sphère collective. Si cette particularité ne soustrait pas la nécessité de mettre en place des équipements permettant l’évacuation des eaux de pluie, elle permet toutefois de réduire la pression hydraulique de chaque bâtiment en eaux grises. Cette originalité est toutefois bien spécifique à l’organisation tribale des populations omanaises de l’intérieur de l’Oman et doit être utilisée avec précaution dans le cadre d’une démarche ethnoarchéologique.
La deuxième spécificité est liée à l’abondance d’informations relatives à la présence de gargouilles au sein des élévations, inexistantes en archéologie. Or, combinées à des données ethnologiques, elles permettent de déterminer les usages de l’eau et la fonctionnalité de certains espaces à l’intérieur des bâtiments, mais aussi de visualiser les risques encourus par l’absence de telles installations (érosion, fissure voire effondrement). Dans cette perspective, et avec toute la prudence occasionnée par la nature même de l’approche archéologique, les questions liées à l’absence de gargouille – ou de toute autre installation – au sein du répertoire archéologique disponible doivent nécessairement être envisagées sur un registre différent que celui de leur absence ou de leur présence, puisqu’elles participent à la pérennité de n’importe quelle architecture de terre.
La dernière particularité relève de la simplicité et de l’ingéniosité de la gestion des eaux et de leur surplus dans les ḥārāt omanais qui tient dans la rareté des installations au sol, que celles-ci soient localisées dans la voirie ou au rez-de-chaussée d’un bâtiment. De fait, la majorité des gargouilles était disposée dans les parties hautes des bâtiments (étages et toits-terrasses). Quant au réseau viaire, il en est entièrement dénué dans les ḥārāt de piémont (al‑Ḥamrā’ et Birkat al‑Mawz) où il fonctionne comme un vaste réseau de drainage à ciel ouvert. À Izkī en revanche – un ḥārah de plateau abandonné depuis une trentaine d’années55 – la méthode non intrusive de la prospection n’a pas permis de localiser les installations au sol (canalisation, égout, puisard, etc.) où elles ont probablement été recouvertes par l’accumulation sédimentaire. Il se pourrait toutefois que la fouille archéologique n’en révèle quelques-unes56.
De plus, si durant la prospection aucun événement pluvieux n’a permis de visualiser le cycle hydraulique des espaces viaires en fonctionnement (l’état de délabrement d’un certain nombre de bâtiments n’aurait, de toute manière, pas permis une « reconstitution » totale), la longévité d’occupation des trois ḥārāt, permet toutefois de supposer son efficacité.
Conclusion
Les données récoltées lors de notre prospection dans trois quartiers traditionnels de l’intérieur de l’Oman ont notamment contribué à identifier le fonctionnement du système d’évacuation à l’échelle de la voirie et ainsi à déterminer, par le seul registre matériel, si ce système était l’œuvre d’une gestion collective ou individuelle. Ces données ont également permis d’examiner la nature, la fréquence et la fonction des équipements dédiés à l’évacuation de l’eau à l’échelle du niveau d’un bâtiment et ainsi d’entrapercevoir les différents usages de l’eau au sein d’un édifice.
Enfin, l’approche ethnoarchéologique a révélé ici que des solutions très simples permettaient de dépasser la dichotomie des couples absence/défaillance ou présence/performance générée par la partialité des données archéologiques et d’envisager les modalités de la gestion de l’eau au sein d’une architecture de terre sur un nouveau registre – difficilement accessible à l’archéologue – celui de la juste-mesure.