Cet article est issu d’un mémoire de master soutenu à l’Université Savoie-Mont-Blanc en juin 2020. Ce mémoire sur les conflits forestiers et alpestres entre les communautés tarines de Landry et Peisey à la fin du Moyen Âge, a été mené sous la direction de Fabrice Mouthon (McF USMB - LLSETI EA 3706).
Les habitants des montagnes de Savoie disposent, sans doute bien avant que ne l’attestent les premières sources écrites, de zones d’exploitation partagées, les « biens communs ». Ces communia, eaux, forêts ou alpages sont gérés entre membres d’une ou plusieurs communautés et complètent les apports de l’agriculture vivrière des montagnards grâce aux bois ramassés ou aux herbes broutées par les troupeaux montés à l’estive, ce « déplacement intramontagnard de courte distance »1 dans les étages subalpin et alpin (généralement entre 1600 et 2600 mètres d’altitude) pendant l’été.
Landry et Peisey sont des paroisses de Tarentaise dépendantes du comte puis dès 1416 du duc de Savoie. La Tarentaise est l’une des vallées intra-alpines les plus importantes par son étendue. Elle est délimitée par, au sud le massif de la Vanoise et la vallée de la Maurienne et au nord, par le massif du Beaufortain. Le chef-lieu de Landry est situé à moins de 800 mètres d’altitude, celui de Peisey est plus en amont, vers 1300 mètres d’altitude (fig. 1).
Les hommes des deux paroisses se partagent des droits d’usage en tant que membre d’une communauté. Celle-ci regroupe l’ensemble des individus attachés à un territoire par des solidarités et des intérêts communs, en particulier ici pour l’inalpage des troupeaux sur l’alpage du mont appelé Pinguis, la montagne de la Grassaz, culminant à 2650 mètres d’altitude. Cette montagne se situe à l’extrême sud du territoire de Peisey, aux confins avec Champagny-en-Vanoise de l’autre côté des crêtes au sud, jusqu’au versant de la montagne que Peisey partage avec Tignes à l’est, et à la montée de la Tourne sur le territoire de Peisey au nord (fig. 2).
Cette situation singulière, dans laquelle Landry détient des droits sur un alpage dont elle ne partage pas les confins avec Peisey amène les deux paroisses à bien souvent composer pour faire valoir les droits d’usages de chacun et borner l’alpage en les respectant.
Les sources : des experts locaux pour régler les conflits territoriaux
Il est nécessaire de clore les communs à l’aide de limites matérielles couvrant l’espace dans lequel s’appliquent les droits d’usages. Cette délimitation permet de matérialiser une frontière entre un espace collectif, partagé entre les deux communautés et un espace propre aux habitants de Peisey, l’alpage étant sur le territoire de cette paroisse. Lorsque ces limites ne sont plus visibles, les montagnards peuvent, par inadvertance ou en pleine conscience, abuser de leurs droits et des tensions éclatent et débouchent parfois sur de véritables conflits territoriaux.
Ces conflits nous sont documentés par quelques sentences arbitrales du début du xve siècle2, conservées dans les archives communales (AC) de Landry et déposées aux archives départementales de Savoie (ADS). Ces sentences, rendues par des arbitres, sont rédigées une fois que les communautés ont « composé », qu’elles se sont entendues pour ramener la paix grâce à un compromis aménagé et imposé par ces arbitres (arbitri), aidés de médiateurs (mediatores).
Les membres des communautés choisissent des représentants, pour régler des litiges locaux et faire valoir les droits et l’intérêt commun3. Ce sont ces syndics ou procureurs, issus des élites rurales, qui nomment les arbitres, bien souvent des hommes de paroisses voisines à celles en conflit, comme Guillaume Buthode de la paroisse d’Aime, à une dizaine de kilomètres du village de Landry4. Les sources ne précisent pas les statuts et professions, mais ils font sans doute partie des familles paysannes influentes et sont nommés en qualité d’« experts » de confiance et connaisseurs du terrain et des tensions locales.
Les médiateurs quant à eux sont nommés d’un commun d’accord par les deux communautés. Ils sont issus des élites nobiliaires et/ou urbaines, des officiers du comte ou des ecclésiastiques5. Ils ont donc des tâches différentes des arbitres et œuvrent plutôt pour la bonne entente lors des discussions entre les parties opposées et le retour à la paix6.
Les notaires viennent eux aussi d’une paroisse non impliquée dans le conflit et se chargent de donner la valeur juridique aux nouvelles délimitations imposées par les arbitres pour ramener la bonne entente. Ils rédigent aussi l’acte en double, pour que chaque communauté ait sa propre expédition7.
Ces documents fournissent des informations précieuses sur les conflits récurrents entre communautés sur des espaces et des ressources nécessaires à la vie en montagne et leur résolution.
Une frontière effacée envenime les rapports entre Landry et Peisey
Les hommes de Landry sont d’autant plus attentifs aux droits qu’ils exercent sur un espace lointain fréquenté seulement quelques mois d’été et pour lequel les troupeaux doivent traverser le territoire de Peisey afin s’y rendre. Les arbitres précisent que les deux communautés doivent payer un servis ou impôt (tributa) en nature ou en monnaie au seigneur féodal, le comte et duc de Savoie, à qui appartient les communs, du droit de faire paître leurs bêtes sur ses terres8. Les deux communautés ont alors la possession9 collective indivise et simultanée de droits sur la Grassaz10.
C’est dans ce cas de figure que les conflits sont potentiellement les plus nombreux puisque chacun tient au respect de ses droits et particulièrement des limites physiques cloisonnant et délimitant, à l’image d’une frontière, l’espace commun de la Grassaz.
Lorsque la cause première du conflit réside dans des empiétements territoriaux, les arbitres veulent d’abord définir une nouvelle délimitation géographique des communs. Comme le souligne le géographe Roger Brunet, le territoire est « l’espace dans lequel on vit, dont on vit, que l’on « marque »11. Redéfinir et clarifier la frontière, les limites, préciser ce qui est commun et ce qu’il ne l’est pas, à l’aide de repères matériels, de marques, permet d’apaiser les tensions.
La sentence arbitrale du 3 juillet 141212 nous donne d’importantes informations concernant ces délimitations territoriales. Les représentants de Landry et de Peisey affirment que les limites des pâturages communs de la Grassaz, mises en place lors d’une précédente sentence arbitrale datée du 3 novembre 1395, sont maintenant obscuri13, c’est-à-dire qu’elles ne sont sans doute plus claires, plus visibles. Il est important pour les usagers des communs de connaître cette frontière, mais surtout de connaître la zone dans laquelle s’exercent des droits collectifs particuliers14. Sinon, le conflit éclate et l’élévation de nouvelles limites ou la réaffirmation des anciennes par les arbitres et le notaire permet d’assoupir les tensions.
« Une marque repérable et lisible pour tous »15
Ces limites 16 sont matérialisées de plusieurs manières. Les repères sont d’une grande diversité : des noms de champs, des chemins, des cours d’eau, qui nous renseignent également sur la topographie de ces espaces montagnards. On grave également des croix sur des rochers17 ou des troncs d’arbres dont la présence est significative dans le paysage.
Les documents mentionnent aussi des éléments non naturels. Par exemple, les hommes doivent planter (planto) des metas lapidea, des bornes en pierre. Ces bornes sont elles-mêmes localisées grâce à des éléments topographiques, à côté de tel rocher…18 De la même manière, en 1225, la communauté d’Arles entreprend une redélimitation des pâturages de la Crau. Le viguier nomme trois terminatores chargés de poser les bornes en pierre gravées avec l’inscription Partiment del Comtat et civitatis Arelatis19. Nous n’avons pas d’informations aussi détaillées pour Landry et Peisey, mais la mission des arbitres en tant que connaisseurs du terrain local correspondrait à celle des terminatores.
Il est explicitement écrit dans la sentence du 14 juillet 143520 que les arbitres et médiateurs ont visité les lieux à l’origine des tensions (inspectis et visitatis locis dicti debati) après avoir entendu (auditis) les deux parties21. Ce sont eux qui décident du nouveau bornage et ils sont d’ailleurs payés pour cela par Peisey, qui doit réparer ses torts dans l’affaire22. Le notaire, présent sur les lieux, prend alors note des nouvelles limites. Il parcourt l’espace délimité pour « officialiser » le bornage fait par les arbitres et lui donner sa valeur juridique.
Les bornes matérialisant la frontière peuvent avoir d’autres formes. En 1444, dans la montagne du Lou en Vanoise, éclate un conflit de pâturage entre des villages mauriennais et la paroisse tarine de Saint-Martin-de-Belleville. Le juge de Maurienne et Tarentaise met fin à l’affaire et ordonne de planter une grande croix en bois au sommet de la montagne Dou Visiu en guise de bornage entre la zone mauriennaise et celle tarine23. Le caractère sacré de la croix renforce sans doute le respect des limites. Non loin de Landry, un conflit oppose Mâcot et Bozel à propos de délimitation de pâturages. En 1426, le procureur de Maurienne et Tarentaise fait poser des panonceaux sur lesquels est inscrite la phrase « penuncellos armorum domini nostri Sabaudia ducis », les armes du duc sont une garantie pour que les limites soient respectées par les communautés24. Une délimitation tracée avec seulement des éléments topographiques est peut-être moins dissuasive que ces bornes, panneaux et croix.
Il existe sans doute un « rituel » lors de la pose de ces metas, mais nos sources n’en font pas mention. Ronan Capron, doctorant à l'université Lyon III Jean Moulin, retrouve pour la Drôme médiévale un texte, portant sur une délimitation entre deux communautés, plus informatif que les sources de Landry. Le 14 juin 1444 les syndics de Grane et de Livron parcourent les nouvelles limites et font serment à chaque borne plantée en touchant la Bible et la borne. Sans aller jusqu’à parler de sacralisation du bornage, il est important pour les contemporains d’assurer le respect de ce dernier et donc de lui donner un caractère officiel et reconnu par les membres des communautés pour ne plus raviver les tensions territoriales grâce à une forme de ritualisation25.
Pour Laure Verdon le bornage est une forme d’appropriation de l’espace collectif. La pose des bornes « n’implique sans doute pas un traçage linéaire, mais induit plutôt la notion de parcours, de passage d’un point à un autre, sur laquelle se fixe la mémoire collective »26 grâce à la plume et au vocabulaire spécifique du notaire, aidé des arbitres et des représentants des communautés. Nous retrouvons cette idée du parcours de la frontière lors du bornage décrit dans la sentence arbitrale du 3 juillet 141227.
Le bornage des communs de la montagne de la Grassaz : « Placer et planter des bornes en pierre »28
Le 3 juillet 1412, les arbitres et médiateurs réaffirment les mesures concernant les communs de la Grassaz, prises dans de précédentes sentences arbitrales. Chacune des communautés peut y faire paître un troupeau communal de 50 animaux sine lacte, principalement des moutons, pour Landry et de 75 animaux sans lait pour Peisey durant l’estive, de mai-juin à septembre29. L’aridité du milieu explique peut-être l’interdiction de faire inalper les vaches laitières ici, le petit bétail étant plus adapté à la pente. Malheureusement, nous ne conservons que l’acte final réglant le conflit et nous n’avons donc pas mention des procédures annexes comme l’achat des bornes ou l’enquête préalable menée par les arbitres, médiateurs et représentants de Landry et Peisey.
L’objet principal du document de 1412 et de clarifier à nouveau ces limites, jugées alors obscuri30 pour cesser les tensions. Les arbitres et médiateurs font poser quatre nouvelles bornes entre la montagne de la Grassaz et le plan Dou Chardonney31. Le notaire emploie conjointement les mots de metas et de termini. Mireille Mousnier et Pierre‑Henri Billy retrouvent ces termes pour le Toulousain médiéval. Pour eux, alors que meta signifie simplement une borne, terminus renvoie « aux bornes limitatives de territoires de cités »32. Termini est donc employé parce qu’il s’agit d’un territoire commun collectif aux membres des deux communautés, séparé de celui propre aux habitants de Peisey.
La première borne est plantée en face des rochers de la Turnaz, la Tourne. La seconde est installée avec une grosse pierre fendue par le milieu, placée au pied de la roche d’Albart. Une autre est plantée au milieu du plan Dou Chardonney, et la dernière est placée de nouveau vers les rochers de la Tourne à côté d’une grosse pierre carrée33. Les bornes sont décrites par le notaire les unes après les autres, la première allant de tel lieu à un autre, puis la seconde de tel rocher à un autre jusqu’à former un espace entièrement délimité, la frontière est alors pleinement matérialisée.
Une fois ces bornes posées au sol, les arbitres obligent les hommes de la communauté de Landry à faire construire un muret à l’entrée des pâturages communs dans un délai de deux ans34. Il doit être assez épais avec une hauteur de quatre pieds, un peu plus d’un mètre. Son entrée, en forme de cleta, de porte à claire-voie, doit être suffisamment large pour faire passer les animaux allant pâturer35. Sur la fig. 2 nous avons choisi marquer les limites par une ligne continue renforçant l’idée d’un l’alpage clôt de toute part, mais les bornes se suffisaient à elles-mêmes avec le muret d’entrée et les contemporains n’avaient pas nécessairement le besoin de construire d’autres barrières sur le relief (fig. 3).
Ce muret est peut-être encore visible aujourd’hui, en ruine à côté d’un chalet, entretenu au fil des siècles. Il n’apparaît pas dans le cadastre du début du xixe siècle, mais nous voyons bien, grâce à la prise de vue aérienne, cette construction linéaire à l’entrée des pâturages de la Grassaz.
Fabrice Mouthon retrouve pour les Bauges médiévales un exemple similaire. La montagne de l’Arclusaz à 2000 mètres d’altitude est sujette aux tensions entre une abbaye bénédictine et une abbaye cistercienne féminine. Les moines et moniales décident de mettre un terme aux litiges qui les opposent en partageant l’alpage. La construction de ce muret est sans doute la matérialisation de cet accord36. Des mesures sont aussi prises pour garantir le respect du bornage, si les communautés détériorent le muret, elles devront, à chaque fois, payer les frais pour le restaurer37.
Des frontières éphémères à actualiser au fil des conflits
C’est le notaire, par sa connaissance du droit et aidé des arbitres connaisseurs du terrain, qui fixe ce que Juliette Lassalle appelle « la mémoire du territoire », puisque c’est par sa plume qu’il pose à l’écrit et officialise la matérialisation des limites38 séparant le territoire commun de celui qui ne l’est pas. Ces professionnels du droit donnent leur valeur probatoire aux actes en les rédigeant en présence de témoins venus en majorité des paroisses voisines. Une fois les accords approuvés, la paix, que l’on espère toujours finale est instaurée.
Mais elle ne l’est jamais vraiment. Une vingtaine d’années plus tard, un nouveau bornage est mis en place dans les communs de la Grassaz par les arbitres et médiateurs de la sentence arbitrale du 14 juillet 143539. Il est cependant moins précis que celui de 1412, l’expression meta directe tendendo ad plures alias metas, une borne s’étend vers plusieurs autres bornes, sans plus de précisions topographiques, est excessivement employé, rendant la localisation du tracé de la frontière difficile. Les arbitres et médiateurs prennent le soin, puisque c’est ce qui a causé la colère des peiserots, de définir les zones qui appartiennent exclusivement à ceux de Peisey pour que ceux de Landry n’y pénètrent pas et précisent le chemin (via) c’est-à-dire la piste à troupeau ou « draille » (trahia), que doivent emprunter les landrigeots avec leur bétail pour se rendre jusqu’aux pâturages communs de la Grassaz40. L’acte, comportant les nouvelles délimitations, est ensuite lu à Bellentre, dans un espace neutre, la cour intérieure de la maison de noble Antoine d’Épine, devant témoins41.
Un acte de bornage de 1569 est également conservé dans les AC de Landry. Il porte sur les montagnes de la Plagne et d’Entrelac, au nord de la montagne de la Grassaz. Là, ce sont les syndics qui ont demandé au lieutenant de la châtellenie de Bourg-Saint-Maurice et au châtelain de Tarentaise de venir sur les lieux en question pour la rénovation des limites et la pose de nouvelles bornes. Les deux officiers du duc, dont le profil ressemble à celui des médiateurs du xve siècle, « auroient faict eslection et nomination d’ung commung accord et arrest » de plusieurs personnes pour tracer le bornage entre les deux communautés et ainsi éviter « débatz aususdites parties42 ».
La quantité et la qualité de sources conservées dans les archives communales de Landry nous ont permis de mener une étude locale approfondie dans le cadre d’un mémoire. Ces deux communautés paysannes et montagnardes sont « comme les autres » et nous renseignent sur la gestion de ces espaces vécus en montagne dont les traits se retrouvent dans bon nombre de communautés tant au Moyen Âge qu’aux temps Modernes.
Bien que le terme générique de limites ne renvoie peut-être pas pour les contemporains à de véritables frontières, le bornage témoigne d’une réalité concrète vécue par les paysans montagnards. Il s’agit avant tout de délimiter avec précision, grâce à la pose de bornes localisées par des éléments repérables – voire d’un muret –, la frontière d’espaces dans lesquels s’exercent des droits d’usages particuliers. Aujourd’hui la montagne de la Grassaz est plus fréquentée par des randonneurs que par des troupeaux communaux, mais devant l’alpage se tient encore quelques pierres sèches héritières des siècles d’estive ayant fait vivre les paysans des vallées savoyardes.