« César partit de nouveau à la poursuite des ennemis, et, rassemblant un grand nombre de troupes des cités voisines, il les lâcha en tous sens. Tous les bourgs et toutes les habitations que chacun rencontrait furent incendiés ; tout fut livré au pillage »1. 53 av. J.‑C., César détruisit les Éburons. À partir de cette date, les sources littéraires, archéologiques et épigraphiques ne révèlent plus aucune trace de ce peuple2. Sur les ruines de l’Éburonie, des peuples germaniques venus de l’autre rive du Rhin se sont installés dans les nouveaux territoires frontières de l’Empire romain et ont, au fur et à mesure du processus de « romanisation »3, transformé leurs structures politiques, sociales et religieuses au contact des Romains et de tous ceux qui ont migré vers ces territoires – soldats, marchands, hommes et femmes de l’Empire et d’au-delà du Rhin.
Parmi ces peuples germaniques, les Ubiens, arrivés par vagues à partir de 38 av. J.‑C., ont progressivement, au cours des processus de provincialisation et de municipalisation4, abandonné l’organisation politique, sociale et religieuse de type clanique5, propre aux Germains pour se doter des structures d’une cité de l’Empire romain au sein de la Civitas Ubiorum. Au gré de cette transformation, les cultes pratiqués dans la cité des Ubiens ont pris un nouveau visage, se sont diffusés et ont progressivement investi le territoire selon des modalités et des temporalités bien précises. L’un d’entre eux, le culte des Matronae, divinités féminines de la nature et de la fécondité, représentées sous forme de triplication6 a pris une ampleur considérable notamment dans l’est de la cité des Ubiens, le long de la frontière militaire, à proximité du cours du Rhin et des deux colonies de Cologne (Colonia Claudia Ara Agrippinensium) et Bonn (Colonia Iulia Bonna), en particulier au cours des iie et iiie s. apr. J.‑C. Ce sont plus de 850 documents sous forme d’autels ou d’aediculae, et près d’une dizaine de sanctuaires ruraux, urbains ou suburbains qui ont été mis au jour. Ce culte était-il ancien, importé, local, mais favorisé par les Ubiens ou totalement nouveau ? La réponse à cette question est complexe et s’inscrit dans un long processus de renouvellement historiographique. Les premières recherches concernant le culte des Matronae apparaissent à la fin du xixe et du début du xxe s. au moment des fouilles des premiers sanctuaires découverts à cette époque dans l’ancien territoire ubien. Dès l’origine, les Matronae7 sont vues comme des divinités centrales chez les Ubiens et en Germanie Inférieure et les historiens, allemands surtout, commencent à étudier leurs spécificités, en particulier les représentations figurées8. En France, notamment dans les années 1950-1960, elles sont étudiées dans les ouvrages généraux sur la religion gallo-romaine, mais rarement pour elles-mêmes9. C’est à nouveau en Allemagne que les recherches donnent une vision plus globale de leur culte à travers un colloque qui, en 1987, tente d’embrasser toutes les sphères du culte : caractéristiques des déesses, formes de cultes, pratiques cultuelles, modèles iconographiques. Les années 1990, 2000 et 2010 ont donné encore un nouveau souffle aux recherches sur les Matronae en étudiant le culte et les pratiques rituelles au prisme des phénomènes de municipalisation, de provincialisation et de mobilité des cultes, des problématiques en plein développement aujourd’hui. Cela a totalement changé notre perception du culte, notamment sa réinvention par les populations de Germanie Inférieure et sa diffusion10. Cette dernière est donc le reflet de l’appropriation et de l’investissement d’un territoire par un peuple exogène touché par un profond processus d’intégration à la romanité, dans une province frontière cosmopolite aux multiples influences.
Comprendre comment le culte des Matronae a investi le territoire frontière de la Germanie Inférieure nous amène d’abord à fixer le cadre dans lequel s’est opéré le transfert des Ubiens avant de nous pencher sur les étapes de la diffusion du culte aussi bien du point de vue chronologique11 que du point de vue spatial. Enfin, un culte ne peut circuler et s’implanter dans un espace sans les individus, véritables agents de la circulation des cultes. Et c’est par l’étude de l’implication des dédicants, des groupes sociaux, voire des institutions que nous proposons de terminer ce tour d’horizon de l’implantation du culte des Matronae dans la Civitas Ubiorum.
Investir un territoire frontière au sein de l’Empire romain : le transfert des Ubiens et la création de la Civitas Ubiorum
La Civitas Ubiorum, située sur la rive gauche du Rhin et intégrée à la province de Germanie Inférieure à partir du règne de Domitien, était le cadre institutionnel dans lequel les Ubiens vivaient sous le Haut-Empire. Mais cette cité des Ubiens ne s’est pas créée en un jour. Elle était le résultat d’un long processus d’intégration à l’Empire12.
Les premiers contacts entre Rome et les Ubiens ont eu lieu en 55 av. J.‑C., pendant la Guerre des Gaules, lorsque César13 franchit le Rhin pour la première fois. En 53 av. J.‑C.14, une rencontre entre César et une ambassade ubienne aboutit à une deditio in fidem, à l’origine d’une amicitia avec Rome, sans que cela ait nécessairement débouché sur un foedus, même si c’est la thèse la plus communément admise15. Rome obtenait ainsi l’aide des Ubiens qui, eux, se voyaient accorder une forme de protection contre la menace Suève16 grâce à leur transfert sur l’autre rive du Rhin. Ce transfert était-il volontaire ou à l’initiative des autorités romaines ? Les débats historiographiques, nombreux, ont peu à peu laissé place à un consensus selon lequel il fut probablement à l’initiative des Romains, pour installer un peuple en qui ils avaient confiance à la nouvelle frontière de l’Empire – un procédé au demeurant assez commun dans l’Empire – et ce, avec l’assentiment des Ubiens17. Les modalités de la Trangressio Rheni ont certainement défini une organisation précise du territoire et une division claire entre les terres relevant de l’imperium de l’empereur et celles restituées/données à l’élite ubienne qui, progressivement, s’est appropriée les formes de pouvoir et d’urbanisation à la romaine au cours du processus communément appelé la municipalisation18.
À partir de 38 av. J.‑C. – même si des débats persistent19 quant à cette date –, les Ubiens se sont progressivement installés dans l’ancienne Éburonie. La migration20 ne s’est cependant pas faite en une seule fois, mais par vagues successives dont nous ignorons malheureusement les détails. Elle n’est d’ailleurs pas un cas isolé puisque d’autres peuples germaniques, comme les Tongres ou les Cugernes21, se sont implantés sur l’ancien territoire des Éburons, selon des processus similaires, même si les populations de ces nouvelles cités avaient des origines plus diverses que celle de la future Civitas Ubiorum, peuplée seulement par les Ubiens.
Identifions les étapes de la construction de la cité des Ubiens depuis le passage sur l’autre rive du Rhin jusqu’à la création de la Civitas Ubiorum. Ces différentes étapes révèlent d’ores et déjà différentes formes d’investissement et d’appropriation du territoire.
Les Ubiens ont d’abord vécu dans des établissements ruraux avec peu de traces d’urbanisation22. Par la suite, les Romains et les Ubiens ont vécu en parallèle. Cet état de fait était particulièrement visible lors les premiers temps d’existence de Cologne. En effet, les dernières recherches archéologiques ont montré que coexistaient, sans se superposer, une structure romaine, soit une colonie de vétérans, et une structure pérégrine, l’Oppidum Ubiorum, dans laquelle vivaient les Ubiens23. Chacune avait des structures politiques et civiques propres et une configuration urbaine spécifique même si les élites ubiennes avaient mâtiné la structure pérégrine d’éléments de romanité. Sous le règne de Claude, à la requête d’Agrippine24, Cologne, déduite de l’Oppidum Ubiorum, fut élevée au rang de colonie romaine sous le nom de Colonia Claudia Ara Agrippinensium (CCAA). Avec Cologne élevée aux rangs de colonie romaine sous Claude et de capitale provinciale sous les Flaviens, la Civitas Ubiorum est devenue la cité centrale de la Germanie Inférieure, prenant l’ascendant sur les autres civitates de la province ; Cologne, étant à partir de ce moment, un centre religieux majeur de la cité et de la province. Les formes d’autonomie des élites ubiennes ont dès lors disparu pour se fondre dans les modalités de fonctionnement d’une cité sur le modèle de la cité romaine25. Cependant, la Civitas Ubiorum n’était pas que la cité des Ubiens ; elle était aussi celle de tous les individus accueillis dans ce territoire frontière : des Ubiens certes, mais aussi des membres des civitates proches comme des Trévires, des soldats venus de tout l’Empire, des marchands et des hommes et des femmes venus d’au-delà du Rhin. La société était très cosmopolite, et ce cosmopolitisme s’est accru au cours du Haut-Empire soumettant la cité à de multiples influences.
C’est dans cette Civitas Ubiorum, née sur les cendres d’une partie de l’Éburonie, que s’est développé, à l’est de la cité, l’un des cultes les plus riches en documents épigraphiques et archéologiques, le culte le plus important de la Germanie Inférieure avec plus de 850 monuments et nombre de sanctuaires : celui des Matronae ubiennes. Mais comment a-t-il investi cette zone frontière de l’Empire ? Est-il né dans les espaces urbains, dans les espaces ruraux ou dans les deux simultanément26, et selon quelle chronologie ?
La diffusion du culte dans l’est de la Civitas Ubiorum : un processus sur le temps long
Le culte des Matronae était concentré à l’est de la cité des Ubiens, sur un espace compris entre le Rhin et la Meuse. Plusieurs théories ont été émises quant à sa naissance et sa diffusion. Revenons sur ces hypothèses. Les études les plus anciennes27 faisaient des soldats et des habitants des centres urbains, en particulier ceux de Bonn et de Cologne, les premiers vecteurs du culte. Le culte serait donc né dans les camps militaires et dans les colonies avant de circuler dans la cité. Les militaires et les élites auraient été les premiers à l’adopter et, sous leur impulsion, il se serait développé le long du cours du Rhin vers le sud de la cité des Ubiens aux iie et iiie s. apr. J.‑C. Une hypothèse plus récente fondée sur les travaux de l’Université d’Osnabrück28, et nous y souscrivons, propose des modalités de diffusion tout à fait différentes. Les premières pratiques cultuelles seraient apparues dans des communautés rurales, comme à Pesch. Les Matronae auraient ensuite été révérées à Bonn, à l’initiative des soldats, et à Cologne, principalement à l’initiative des élites. Dans ces deux colonies toutefois, des Matronae spécifiques, les Aufaniae, ont reçu la majorité des dévotions dans le cadre d’un culte à caractère public – intégré aux sacra publica –, voire provincial. Le culte aux Aufaniae relève du choix des élites qui ont construit la structure religieuse des deux colonies, choix également réalisé au regard des interactions avec les soldats de Bonn venus, dans les premiers temps de la cité, de Gaule du Sud et de la Péninsule italienne29.
La manière dont les Matronae ont investi le territoire pose la question de l’origine du culte : était-elle celtique ou germanique, locale ? Les Ubiens ont-ils amené le culte avec eux, ont-ils développé un culte local préexistant ou ont-ils réinterprété localement le culte aux Matres qui existait dans d’autres parties de l’Empire romain, notamment en Gaule ? Cela reste difficile à déterminer. Nous aurions pu penser que l’analyse des épithètes des déesses aurait apporté des éléments de réponse, mais il n’en est rien. À ce jour, plus quatre-vingt-dix épiclèses30 ont été dénombrées. Elles sont soit latines – Domesticae, Paternae, Maternae31 –, soit celtiques – Amfratninae32 –, soit germaniques – Axsinguinehae33. De plus, même si certaines sont toponymiques ou topographiques, cela ne prouve en rien l’antériorité du culte par rapport à l’arrivée des Ubiens. L’hypothèse la plus probable cependant est celle d’un culte originaire des territoires germaniques que les Ubiens auraient amené avec eux et qui se serait développé au contact de la romanité et des diverses influences rencontrées après leur transfert34.
Revenons sur les étapes de la genèse du culte. Les premières traces sont apparues dans des communautés rurales comme le montre le sanctuaire de Pesch où ont été mis au jour des vestiges antérieurs à la période durant laquelle les monuments en pierre foisonnent, période considérée comme l’apogée des cultes et qui s’étend du iie au iiie s. À Pesch, lors de la première phase de fonctionnement du sanctuaire35, c’est un arbre qui occupe une place centrale dans le culte36. À ses côtés, les dédicants, révérèrent aussi les Matronae Vacallinehae mentionnées plus tard dans les inscriptions. Ce n’est que dans la deuxième phase de fonctionnement du sanctuaire que les Matronae Vacallinehae passent au premier plan, comme le révèlent les inscriptions et les aediculae37.
Comme le soulignent F. Biller et W. Spickermann, cela permettrait d’expliquer la fréquence de la représentation des arbres sur les faces latérales des autels. La révérence envers l’arbre n’aurait donc pas eu de matérialisation dans les textes des inscriptions, mais elle aurait perduré à travers les représentations graphiques, sans pour autant disparaître puisque les recherches archéologiques récentes montrent qu’elle resurgit au ive s. apr. J.‑C.38
Nombreux sont les autels qui comportent des représentations d’arbres stylisés sur les faces latérales des autels ou des édicules, en particulier dans les sanctuaires des premières communautés rurales. Les formes sont variées (fig. 1 et l’un des autels aux Matronae Austriahenae découvert à Morken-Harff39). À Pesch, les arbres ont une forme simple très stylisée alors qu’à Morken Harff, la représentation est plus complexe et détaillée. Des styles spécifiques à chaque sanctuaire apparaissent donc.
Les premières traces du culte sont donc apparues dans le sud-est de la Civitas Ubiorum, dans des communautés rurales comme celle de Pesch, dans des vici comme le vicus Marcomagus (Nettersheim) ou le vicus Tolbiacum (Zülpich) ou par l’intermédiaire de curiae avant de se déployer vers les grands centres urbains et religieux de la province. Cette diffusion du culte peut s’expliquer par la nature même du processus de municipalisation de la Civitas Ubiorum40. Contrairement aux territoires voisins, comme celui des Trévires par exemple, les Ubiens n’ont pas de structures en cités avant l’installation dans la zone frontière et, même dans les premiers temps de leur installation. Les colonies sont déduites au cours du ier s. apr. J.‑C. soit en élevant l’Oppidum Ubiorum, seule structure avec un caractère urbain et imprégné de romanité dans le territoire, au rang de colonie, soit en déduisant une colonie à proximité du camp de la Legio I Minervia à Bonn.
La Legio I Minervia a joué un rôle central dans la circulation du culte en participant à son développement à Bonn dès le tournant du iie s. apr. J.‑C. et ce, jusqu’au milieu du iiie s. apr. J.‑C., soit la période du foisonnement et du développement exponentiel des documents épigraphiques et des sculptures. Comment expliquer une telle implication des militaires ? Premièrement, le culte était très présent dans l’ensemble de la civitas et les soldats en poste dans une zone frontière ont pu privilégier des divinités locales, puissantes et génératrices de protection. Ce processus est assez commun dans le monde romain puisque, comme le souligne J. Scheid41, « les Romains avaient l’habitude […] d’établir des relations ordonnées avec les grandes divinités de la terre étrangère ou ennemie sur laquelle ils s’installaient ». Même si ici, les soldats se sont installés sur un territoire tout juste alloué aux Ubiens après la Transgressio Rheni, ils ont fort probablement suivi cette tradition. Deuxièmement, le recrutement des légions à partir du milieu du iie s. apr. J.‑C. était de plus en plus local. Les soldats ont donc pu révérer des déesses qui leur étaient familières. Enfin, les militaires faisaient partie de ceux qui, dans l’Empire, avaient des moyens financiers suffisants pour faire ériger des monuments en pierre, ce qui peut aussi expliquer leur forte proportion parmi les dédicants42 et le fait que leurs choix épigraphiques et iconographiques aient ensuite pu servir de modèle.
Les élites municipales et impériales ont aussi participé au développement du culte, en particulier à Cologne, en intégrant les Matronae Aufaniae aux sacra publica. Après cette intégration dans le culte public de Cologne – il a pris ici une dimension provinciale – et de Bonn, le culte n’a cessé de se développer selon un double schéma. Le culte des Matronae Aufaniae a connu une diffusion large aussi bien par le nombre de monuments, que de dédicants, que par l’espace géographique couvert : de Bonn, à Cologne en passant par Xanten, Nimègue, Zülpich-Enzen, Bürgel, Nettersheim et Jülich, entre autres. D’autres Matronae ont été révérées de manière beaucoup plus localisée comme les Gavadiae à Jülich, les Alafer(c)huiae et les Amfratninae à Eschweiler-Fronhoven, les Austriahenae à Morken-Harff ou les Veteranehae à Nideggen-Embken – dans les trois derniers cas le nombre de monuments retrouvés, malgré le caractère localisé et la taille réduite des sanctuaires, est impressionnant (plus de 200 inscriptions à Morken-Harff).
Né dans les communautés rurales au ier s. apr. J.‑C. avant d’atteindre les colonies romaines à la fin de ce siècle, le culte des Matronae a investi toute la partie est de la Civitas Ubiorum selon un double schéma : des cultes très localisés à certaines Matronae dans des sanctuaires de petite taille qui ont parfois révélé un nombre significatif d’inscriptions et un culte aux Matronae Aufaniae d’envergure provinciale qui s’est diffusé depuis Bonn et Cologne. Investir le territoire frontière a donc été un processus sur le temps long répondant à un schéma spatial précis, mais c’est aussi un processus qui a impliqué différentes portions de la société.
Investir le culte : des individus aux structures civiques
La province de Germanie Inférieure, et en particulier le territoire de la frontière militaire43, accueillait une très grande diversité de populations. La cité des Ubiens est un des exemples les plus notables de ce cosmopolitisme. Dès lors, le culte matronal, dans sa configuration des iie et iiie s., n’était pas le seul fait des Ubiens. La mainmise de Rome sur la région – notamment après la création de la CCAA et de la province de Germanie Inférieure –, la circulation des militaires, des marchands et la présence d’autres groupes sociaux, d’origines variées, ont participé à façonner le culte des Matronae.
Les militaires, des acteurs centraux dans la diffusion et la pratique du culte
Le premier groupe social auquel nous souhaitons nous intéresser est celui des militaires, à savoir les soldats et les vétérans. Les soldats furent à l’origine de la création de deux sanctuaires aux Matronae Aufaniae, parmi les rares Matronae au rayonnement provincial44. Ces deux sanctuaires étaient situés à Nettersheim et à Bonn. Le sanctuaire de Nettersheim a été créé en premier45 et devait se trouver à proximité d’une statio comme le révèle la présence de dédicaces de bénéficiaires46. Le sanctuaire de Bonn a été construit ensuite, probablement parce que les bénéficiaires issus de la Legio I Minervia de retour au camp de Bonn, ont diffusé le culte au sein de la troupe. Le sanctuaire est situé dans les canabae et entretenu par les soldats de cette légion47. Les militaires ont été les auteurs – tous les grades sont représentés48 – de seize inscriptions datables entre le ier s. et la période sévérienne. Ils sont ensuite devenus les principaux vecteurs du culte selon un double schéma. Premièrement, ils ont inspiré les élites locales et municipales, venues dans le sanctuaire de Bonn, qui, par mimétisme, ont révéré les déesses pour ensuite diffuser le culte à Cologne49 – les élites impériales ont aussi participé à ce mouvement de diffusion vers Cologne. Deuxièmement, les soldats, missionnés tout au long de la frontière militaire rhénane, ont fait circuler le culte depuis les camps légionnaires vers les castella et/ou les stationes. Par ailleurs, comme l’indique W. Spickermann50, le modèle graphique des aediculae des Matronae est très probablement l’œuvre des soldats qui, tout en s’appropriant un culte matronal présent dans la région et largement antérieur à leur arrivée, ont adapté et réinventé des modèles graphiques qui leur étaient familiers – modèles issus de la péninsule italienne ou de la Gaule du Sud –, notamment la représentation en triplication. Cela donne un modèle graphique spécifique aux Matronae51.
Les aediculae dotés d’une représentation des déesses en triplication ont été retrouvés dans la plupart des sanctuaires aux Matronae. L’édicule dédié par Marcus Valerius Superans correspond à ce modèle iconographique spécifique au culte matronal du territoire ubien52. Les déesses sont représentées à des âges différents et/ou des apparences différentes53, de face, avec des paniers de fruits sur les genoux : celles des extrémités portent une coiffe oblongue caractéristique des Matronae et celle du centre, souvent plus jeune, elle, est tête nue. Les faces latérales peuvent être lisses, décorées de feuilles d’acanthe, d’arbres stylisés, de cornes d’abondance et de fruits ou comporter des scènes de sacrifice et/ou de banquets. Malgré la spécificité du modèle iconographique, même inspiré d’autres cultes matronaux, les autels et édicules révèlent des pratiques romaines : votum, libations, sacrifices – certains figurent la praefatio –, pratiques rituelles on ne peut plus romaines.
Les revenus réguliers des militaires, une exception dans l’Empire, étaient un atout et une richesse qui leur octroyaient les moyens suffisants pour ériger des autels et des aediculae. Ils maîtrisaient aussi le latin et les codes sociaux et religieux de la romanité ce qui les amenait plus naturellement à faire le choix des inscriptions. Leur rôle dans la diffusion des modèles épigraphiques et de représentation a donc été central.
Les élites municipales et impériales
Élites impériales et municipales ont pris part au culte à Bonn et à Cologne où le culte des Matronae a probablement été intégré aux sacra publica. Plusieurs riches aediculae ont été offerts soit par les membres de l’élite impériale : un préfet de camp, deux légats d’Auguste et/ou leurs épouses54, un fermier du Quarantième des Gaules55, un sénateur56 ; soit par les membres de l’élite municipale : plusieurs décurions de Cologne57, un questeur, Vettius Severius, et un duumvir, prêtre de la colonie58. La participation des élites au culte était largement supérieure à tout ce que nous connaissons pour les divinités féminines dans les Germanies romaines59 – pour les élites municipales, cela correspond à 6 des 27 dédicants connus toutes déesses confondues. Les témoignages des élites municipales sont apparus en 164 apr. J.‑C. avec l’autel dédié aux Matronae Aufaniae réalisé par Vettius, questeur de la colonie60, et ont perduré jusqu’au milieu du IIIe s. – le dernier document daté est voué par un décurion de la colonie en 23561.
La dédicace de Quintus Vettius Severius, sous la forme d’un aedicula richement décoré (c’est l’un des plus complexes connus à ce jour), montre le rôle des élites locales et l’importance de Bonn dans la diffusion du culte. Questeur de Cologne, Vettius Severius a fait un vœu à Bonn en sa qualité de questeur. D’abord pratiqué à Bonn dans le sanctuaire créé et entretenu par les soldats de la ière légion Minervia, le culte a ensuite été intégré aux cultes civiques de la CCAA par les magistrats de la colonie qui avaient acquis les connaissances du culte. Les Aufaniae sont celles qui ont été le plus révérées par les élites, probablement en raison de l’ampleur des sanctuaires de Bonn et de Cologne et du caractère provincial de leur culte62.
Cependant, nous savons que le nombre de Matronae va bien au-delà des seules Aufaniae et pose donc la question des autres groupes sociaux impliqués : s’agissait-il d’élites urbaines, d’élites rurales, de groupes sociaux constitués ? Pour répondre à cette question, il faut nous pencher sur le cas des curiae.
Les curiae, de groupes sociaux gestionnaires des sanctuaires à une progressive institutionnalisation
Dans plusieurs cas, l’épithète des Matronae, dérive du nom d’une curie. Six d’entre elles ont pu être identifiées avec certitude : la curie d’Albianacum à Elvenich (épithète Albiahenae ; la curie des Amrates à Eschweiler-Fronhoven (épithètes Amfratninae et Amratninae) ; celle des Austriates à Morken-Harff (épithète Austriahenae) ; celle des Arvagastes à Müddersheim (épithète Arvagastae) ; celle des Gesationes (épithète Gesahenae) ; celle des Vacalli à Pesch (épithète Vacallinehae). Les curiae ont alimenté, depuis de nombreuses années, un débat historiographique autour de leur nature63, mais un consensus commence à être trouvé. Elles représenteraient des groupes sociaux, de plus ou moins grande importance, présents dans de nombreux sanctuaires matronaux. Plusieurs auteurs pensent que c’était le cas pour la plupart des sanctuaires. Certains y ont vu des associations masculines à caractère familial64, d’autres65 des clans dont la puissance se serait accrue au sein de la cité, d’autres66 enfin les ont interprétées comme des organisations institutionnelles officielles des cités. W. Spickermann67 a montré que ces curiae étaient des associations de personnes liées à un culte matronal, qui, au sein d’une communauté, entretenaient le sanctuaire, organisaient les fêtes et les cérémonies, notamment les banquets68. Cela expliquerait notamment le remplacement du culte des Alafer(c)huiae par celui de Amfratninae à Eschweiler et le déplacement d’un autre de Nideggen-Abenden à Nideggen-Embken69. À notre sens, et nous suivons ici l’analyse de W. Spickermann70 et de J. Scheid71, il faut voir une évolution de leur nature et de leur rôle : ces groupes ont intégré les clans originels puis d’autres individus venus s’installer dans la cité des Ubiens, comme les vétérans, pour devenir des structures institutionnelles reliées à de nombreux sanctuaires matronaux au fur et à mesure aussi des modifications institutionnelles de la municipalisation et de l’intégration à la romanité. Les curiae ne sont pas spécifiques à la Civitas Ubiorum. En revanche, leur nature, telle que nous venons de l’évoquer, les différencie des curies existants dans d’autres cités comme celles des Trévires72 où elles reposaient sur des entités civiques constituées avant la conquête ce qui ne semble pas être le cas chez les Ubiens. L’intégration dans le territoire et la structuration de la cité a occasionné la transformation des structures sociales en des institutions pour en faire, dans le cadre du processus de municipalisation, des structures civiques à part entière, proches des collèges73. Cette institutionnalisation progressive se fait dans le contexte de la provincialisation et dans celui de la municipalisation de la Civitas Ubiorum et de la création de son identité civique.
Le culte des Matronae a donc investi l’est de la Civitas Ubiorum par un processus sur le temps long et à différents niveaux d’échelles. Il n’est apparu qu’à la suite du transfert des Ubiens depuis la rive droite du Rhin et ce, dans des communautés rurales qui avaient d’abord donné une place centrale aux arbres dans le culte. Dans un laps de temps assez court, des populations venues de l’ensemble de l’Empire, notamment les soldats, se sont appropriées et ont réinventé le culte, en le dotant de modèles épigraphiques et sculpturaux qui leur étaient familiers. De ces communautés rurales, le culte a ensuite atteint Bonn et Cologne où il a été intégré aux sacra publica. Les élites municipales et impériales y ont alors pris part, notamment pour les Aufaniae, lui donnant un rayonnement provincial. Dans le même temps, des sanctuaires très localisés, dédiés à des Matronae spécifiques, ont foisonné, en parallèle avec l’institutionnalisation des curiae qui étaient chargées de l’entretien des sanctuaires et de l’organisation des fêtes. À travers ce processus, les Matronae sont devenues les déesses les plus révérées de la Germanie Inférieure, sans qu’aucun culte ne les ait jamais égalées. Pourquoi une telle ampleur de ce culte en Germanie Inférieure et dans des groupes sociaux d’origines aussi diverses ? Nous proposons ici quelques pistes de réflexion qu’une étude plus ambitieuse permettrait de confirmer. Dans un territoire frontière de l’Empire, dans une civitas fondée ex nihilo après l’installation d’un peuple exogène et de groupes venus de l’ensemble de l’Empire, les Matronae, et leur culte, qui avaient des éléments communs avec des cultes matronaux d’autres provinces, ont été conçues comme le fondement d’une identité civique commune au moment de l’accélération des processus de provincialisation et de municipalisation. Les élites ont fait le choix d’en faire un culte central de la cité lors de la création du panthéon de la cité, puisqu’il intégrait à la fois des héritages ubiens et exogènes. Les élites, dans d’autres provinces, comme dans la Germanie Supérieure voisine, ont fait d’autres choix : celui de la domination des déesses d’origine gréco-romaine.