L’étude conjointe des collections et des sources anciennes permet dans certains cas d’identifier le contexte de découverte et l’histoire d’une œuvre antique dont les inventaires des musées et la littérature archéologique, qui remonte rarement au‑delà du xviiie siècle, ont perdu la trace. En effet, même si la part des objets dans les collections découverts avant cette date est très minoritaire, leur étude est loin d’être terminée, en raison de la rareté et de la disparité des sources les concernant. Il s’agit donc de mener des recherches dépassant le cadre des références bibliographiques déjà connues pour ces objets, soit en étudiant des sources inédites, soit en tentant d’utiliser des sources déjà connues, mais encore peu exploitées.
Un travail d’enquête minutieuse permettant de relier témoignages et collections antiques est nécessaire, mais se révèle long et difficile. Les recherches qui ont été menées dans les archives manuscrites de la Renaissance jusqu’à aujourd’hui ont mis en évidence les informations précieuses que ces dernières pouvaient apporter à notre connaissance des musées et des collections comme à celle de l’histoire de la réception de l’Antiquité. C’est le cas en particulier de la documentation ancienne mentionnant des découvertes archéologiques étrusques, que l’on voit apparaître dès la seconde moitié du xve siècle en Italie et se développer durant le siècle suivant, en lien étroit avec le phénomène culturel de l’« étruscomanie » à la Renaissance.
Les premiers étruscologues modernes à se pencher sur ces sources anciennes furent Olof August Danielsson en 1928, qui publia la transcription et l’étude de deux manuscrits de Londres et Munich contenant des copies d’inscriptions étrusques1, et Giulio Buonamici qui étudia des alphabets et des copies d’inscriptions étrusques des xvie et xviie siècles découverts dans les archives de Pérouse et Gubbio2. Plus récemment, nous pouvons citer les recherches de Marina Martelli qui, en 1977, identifia la première le tumulus de Montecalvario à Castellina in Chianti dans un dessin de Léonard de Vinci conservé au Louvre3, ou celles menées par Gilda Bartoloni et Piera Bocci Pacini sur des manuscrits florentins reproduisant œuvres d’art et inscriptions étrusques au début des années 20004. Enfin, les travaux d’Alberto Calderini et de Riccardo Massarelli conduisirent en 2013 à la publication de l’étude exhaustive du fonds Gabriello Gabrielli à l’Archivio di Stato di Gubbio, en grande partie consacré à la compilation d’inscriptions étrusques envoyées par des antiquaires de différentes localités italiennes5.
La difficulté technique de reproduction des inscriptions par les typographes semble avoir été un frein à l’édition des ouvrages traitant des Étrusques à la Renaissance, et l’essentiel de cette documentation est restée manuscrite pour la période comprise entre le xve et le xviie siècle, conservée dans des fonds d’archives très variés (bibliothèques, archives nationales ou communales, archives des musées, collections privées) et difficilement repérables, car rarement cataloguée et numérisée. Dès le début du xvie siècle cependant, les antiquaires commencent à établir des listes et catalogues d’objets récemment découverts ou bien vus chez des collectionneurs. Les inscriptions étrusques, bien que non déchiffrées et encore moins comprises, sont le premier « marqueur d’étrusquicité » permettant l’attribution d’un objet à cette civilisation, à une époque où la chronologie, la typologie et l’origine des productions artistiques sont encore totalement inconnues. En outre, l’écriture est un sujet qui attise la réflexion des érudits et suscite alors de la fascination : la présence d’inscriptions a grandement contribué à la sauvegarde de certains monuments6. Ainsi, l’essentiel de la documentation de la Renaissance concernant les collections étrusques se rapporte à des objets inscrits : principalement des statues en bronze, des urnes, des sarcophages ou des cippes.
Nous aimerions présenter ici un dossier issu de recherches menées lors de la préparation d’une thèse de doctorat consacrée à la redécouverte de la langue étrusque à la Renaissance et soutenue fin 2019. Celles‑ci nous ont amenée à proposer une hypothèse sur l’origine d’une cuve d’urne cinéraire étrusque conservée au musée Guarnacci de Volterra, portant le numéro d’inventaire 108, décorée d’un relief représentant une scène de voyage du défunt vers l’au‑delà. Son iconographie tout comme le remarquable témoignage qui en fait la description s’inscrivent tout à fait dans le thème du dépassement de la limite.
Le document qui nous a permis d’identifier l’urne est tout à fait exceptionnel, puisqu’il représente le plus ancien témoignage connu de la découverte d’une tombe étrusque et propose une description étonnamment moderne du mobilier qui y fut découvert. Son auteur est Antonio Ivani da Sarzana, notaire et chancelier de Volterra de 1466 à 1471, également humaniste et historien7. Dans une lettre qu’il adresse en 1466 à Nicodemo Tranchedini da Pontremoli, ambassadeur de la cour milanaise des Sforza à Florence8, il décrit attentivement la découverte d’une tombe étrusque à l’extérieur des murs de Volterra, renfermant plusieurs urnes et vases en céramique. Cette lettre, conservée à la Biblioteca Riccardiana de Florence9, a été traduite en anglais par John R. Spencer en 196610. Le texte latin original, accompagné d’une traduction anglaise légèrement différente, a ensuite été publié par Nancy Thomson de Grummond, vingt ans plus tard11. Nous proposerons ici notre propre traduction en français d’après le texte latin transcrit par Nancy Thomson de Grummond.
Volterra est l’un des premiers sites étrusques à livrer le témoignage de découvertes archéologiques dès le milieu du xve siècle et à devenir, entre la Renaissance et le xixe siècle, un centre majeur des études antiquaires sur les Étrusques12. La géologie très particulière du site a en effet depuis toujours favorisé les découvertes fortuites de vestiges archéologiques. Située sur un plateau à 550 m d’altitude qui domine toute la région, la ville est entourée du célèbre paysage des balze. L’instabilité de ces sédiments provoque de fréquents éboulements qui « rongent » plusieurs zones archéologiques où se situent des nécropoles antiques. Ainsi, ces effondrements mettent parfois au jour l’intérieur d’une tombe étrusque et son mobilier.
La première partie de la lettre d’Ivani, datée du 18 novembre, contient une brève description de l’éducation reçue par son élève, le fils de Tranchedini, durant son séjour à Volterra à ses côtés. La seconde partie de la lettre est la copie d’une correspondance qu’il a adressée à un certain Lodovico, le 7 novembre, concernant la morphologie des sols autour de la ville, où l’on retrouve fréquemment des débris coquilliers marins qui suscitent la curiosité d’Ivani. Un éboulement de terrain dû à ces sédiments instables eut lieu en 1466, révélant une tombe étrusque ainsi décrite par Antonio Ivani :
Non loin de cette même colline on a découvert des sépulcres dans une grotte ; parmi ceux‑ci, l’un était de marbre ; les couvercles sont sculptés et représentent différents personnages allongés et vêtus à l’antique. Mais ils sont de dimensions réduites, courts et étroits, ce qui permet d’en déduire facilement qu’il s’agit d’urnes funéraires, contenant les cendres et non les corps des défunts. On a retrouvé aussi plusieurs vases de céramique dans cette grotte, en partie brisés, et j’ai éprouvé un grand plaisir à en observer les multiples variétés. Le couvercle sculpté du tombeau de marbre représente l’effigie d’une vénérable matrone portant un torque et des bracelets recouverts d’une légère couche d’or. Sur la face d’un des autres sépulcres, on peut voir un cavalier peint en rouge selon l’usage antique, accompagné de deux compagnons d’armes à pied, le premier avançant avec une fronde sur son épaule et derrière lui un second soldat équipé d’un bouclier. Selon moi, tous ces sépulcres appartenaient à une seule et même famille, et sont aujourd’hui conservés précieusement par l’abbé de San Giusto13.
Le premier élément frappant dans cette description est l’absence d’attribution de la tombe et de son mobilier à la civilisation étrusque (pas plus qu’aux Romains). L’aspect antique de la découverte n’est signalé que par l’emploi des mots vetustos et more prisco. Cependant, le regard que porte Ivani sur les objets que recèle la tombe semble étonnamment moderne. Sous le nom de sepulcri, il décrit des urnes cinéraires, et constate que la tombe était celle d’une seule et même famille, dont les membres sont représentés sur les couvercles de leur urne respective. L’identification d’une iconographie nous semble aujourd’hui très aisée, mais ne l’était pas à l’époque : rappelons qu’Annius de Viterbe, presque trente ans plus tard, en 1494, identifie les sarcophages figurés découverts à la Cipollara comme des effigies des anciens dieux14. On peut souligner l’attention d’Ivani envers les moindres détails : les traces de peinture rouge ou dorée sur les urnes, les différentes factures de céramique et les différentes matières des urnes, en tuf ou en calcaire à l’exception de celle qu’il dit être en marbre – plus vraisemblablement en albâtre, une ressource propre à Volterra, fréquemment employée par les Étrusques pour réaliser des urnes cinéraires à reliefs figurés et que l’on désignait sous le terme de marmo à la Renaissance. Selon John R. Spencer, cette description attentive serait la preuve que ce n’est sans doute pas la première fois qu’Ivani est en contact avec une tombe étrusque15.
Les traces de peinture rouge qu’il observe sont attestées sur plusieurs urnes produites à Volterra, comme c’est le cas pour l’exemplaire conservé au Museo Civico de Bologne (fig. 1), représentant Méléagre et la chasse au sanglier de Calydon, qui garde les traces de la polychromie originelle soulignant les chevelures des personnages et le pelage de l’animal16. La couleur se conserve mieux sur le tuf que sur l’albâtre17, comme nous pouvons l’observer dans le cas d’une urne peinte d’enfant du musée Guarnacci (fig. 2), ornée de motifs géométriques rouges et noirs18.
La description par Ivani de traces de dorure sur les bijoux de la femme représentée sur un des couvercles trouve également des parallèles dans plusieurs urnes de Volterra. F.‑H. Massa-Pairault explique que certains détails (armes, boucliers, harnachements des chevaux) peuvent être soulignés d’une fine couche d’or et que cette dernière remplace parfois même l’utilisation de la couleur19. Ce traitement est réservé aux urnes les plus luxueuses à décor mythologique sculpté, comme dans le cas de l’urne 511 du musée Guarnacci (fig. 3) représentant Télèphe et Oreste20. Au centre surgit de l’arrière-plan le buste d’une femme brandissant une torche : une Furie ou bien la divinité étrusque nommée Vanth21.
Ivani livre une description détaillée de la cuve sculptée d’une des urnes et nous permet d’identifier un motif iconographique précis. Il s’agit d’une des variantes de scène de départ pour l’au‑delà représentées sur de nombreuses urnes de Volterra22. Le défunt peut être figuré à pied, à cheval ou bien sur un char, accompagné de différents personnages : membres de la famille ou démons psychopompes comme Charun et Vanth (fig. 4)23.
La composition de la scène telle que la dépeint Ivani, « un cavalier accompagné de deux compagnons d’armes à pied, le premier avançant avec une fronde sur son épaule et derrière lui un second soldat équipé d’un bouclier », rappelle certains reliefs figurés sur des urnes du musée Guarnacci. Le personnage que décrit Ivani portant une fronde sur l’épaule est probablement la représentation d’un serviteur du défunt, l’accompagnant à pied, avec dans un sac le nécessaire pour le voyage vers l’au‑delà. Le sac, stylisé, peut en effet évoquer la représentation d’une fronde portée sur l’épaule. Ce type de personnage est présent par exemple dans la scène sculptée sur la cuve des urnes 127 et 10324.
À partir d’une recherche dans le corpus des urnes du musée Guarnacci25, on constate qu’une seule est ornée d’un bas-relief représentant un cavalier accompagné de deux personnages à pied, le premier portant un sac sur l’épaule, suivi du second, armé d’un bouclier. Il s’agit du bas-relief d’une petite urne en tuf documentée pour la première fois par Francesco Inghirami dans le premier volume de ses Monumenti etruschi o di etrusco nome en 1821,26 puis recensée par Gustav Körte dans son catalogue des reliefs des urnes étrusques en 191627. L’urne est conservée au musée Guarnacci sous le numéro 108. Nous ne pouvons malheureusement pas présenter une photographie de l’objet en raison d’un réaménagement des salles du musée, actuellement fermé, et de la difficulté pour l’équipe du musée à accéder à l’œuvre pour la photographier : rappelons que plus de six cents urnes y sont conservées.
Francesco Inghirami nous donne en 1821 une description détaillée de l’objet, accompagnée d’un dessin (fig. 5). Il précise que l’urne est conservée au musée de Volterra et qu’elle est l’unique exemplaire à représenter ce sujet iconographique précis :
L’Urnetta di questa Tav. XVIII è nel museo di Volterra, unica di tal soggetto, inedita e non del tutto spregevole per la composizione, e perciò ebbe parte fra i miei disegni; ma l’esecuzione è rozzissima, senza proporzioni, assa scorretta e non molto attentamente lavorata. È alta pollici 10 e mezzo, e larga un piede e sei pollici28.
Gustav Körte, en 1916, publie également un dessin de ce même bas-relief (fig. 6). Notons que le dessin de Körte est inversé par rapport à celui d’Inghirami. Il précise que le couvercle placé au‑dessus de cette urne en tuf est en albâtre et représente une défunte ; ce n’est pas celui d’origine, mais il pourrait appartenir à un même mobilier funéraire29. Or, Ivani décrit une seconde urne retrouvée dans la tombe, et plus précisément son couvercle sculpté, en albâtre, représentant une figure féminine allongée en position de banquet. Ces différentes informations pourraient laisser penser que l’urne dessinée par Inghirami et conservée dans la collection Guarnacci, documentée à partir du début du xixe siècle, est bien celle qui fut découverte en 1466 et décrite par Ivani.
Une dernière information que donne Antonio Ivani à la fin de sa lettre pourrait permettre de situer le lieu de découverte de la tombe : il dit que les urnes étrusques furent confiées à l’abbé de San Giusto. Si les urnes furent données à San Giusto, c’est parce que le lieu de la découverte devait appartenir aux terres de l’abbaye, à proximité immédiate des balze et des murs antiques de Volterra. La zone est située au nord de Volterra, à l’intérieur de la vaste nécropole de la Badia, et fut fouillée entre 1960 et 1965 par Enrico Fiumi30, mais avait été explorée à plusieurs reprises depuis 172831. On ignore ce qu’il advint ensuite des urnes découvertes en 1466, par manque de témoignages postérieurs et à cause de la dispersion du patrimoine de l’abbaye à partir du xviie siècle32. Il est cependant intéressant de noter qu’en 1514, le commandement de l’abbaye fut confié, sur décision du pape Léon X, à Mario Maffei, le frère cadet de l’historien Raffaele Maffei qui fut l’un des premiers à attirer l’attention des humanistes sur l’écriture étrusque33. Mario Maffei était protégé par la famille Médicis (Léon X puis Clément VII). C’était un humaniste de renom, au cœur de la vie culturelle de Rome, et propriétaire d’une importante collection de statues et d’inscriptions antiques34. Les urnes étrusques qui devaient encore être présentes parmi les possessions de l’abbaye en 1514 avaient certainement suscité son intérêt, d’autant plus que la famille Maffei avait commencé à réunir dans son palais de Volterra une collection d’antiquités étrusques dès la fin du xve siècle. Celle‑ci constitua par la suite le noyau le plus ancien du musée Guarnacci de Volterra : Mario Guarnacci acquit en effet le palais Maffei et sa collection d’antiquités en 175735.
Les recherches menées à partir de la lettre d’Antonio Ivani ne nous permettent pas d’identifier avec certitude l’objet comme étant l’urne 108 du musée Guarnacci. On ne peut écarter l’hypothèse de l’existence d’une seconde urne à l’iconographie très similaire, mais qui aurait disparu des collections. Cependant, l’appartenance de l’urne 108 au fonds le plus ancien du musée et la présence d’un motif iconographique rare sur la cuve, identique à celui décrit par Ivani, pourraient corroborer notre proposition d’identification. Au‑delà du problème de l’identification de l’œuvre, le texte d’Ivani représente un précieux témoignage du point de vue de l’histoire des découvertes et des collections étrusques. Nous ajouterons que plusieurs manuscrits rédigés par Ivani et conservés à la bibliothèque de la ville de Sarzana, dont il était originaire, mentionnent d’autres descriptions d’antiquités romaines et étrusques datant de son séjour à Volterra, mais sont encore à ce jour inédits. Une étude plus systématique des sources manuscrites produites par les antiquaires de la Renaissance pourrait amener à des découvertes aussi bien sur l’histoire des collections que sur celle des milieux culturels et de la réception de l’Antiquité, et représente aujourd’hui un champ d’investigation très vaste encore en grande partie à explorer.