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Comptes rendus

Charles Davoine, La Ville défigurée. Gestion et perception des ruines dans le monde romain (ier siècle a.C.ive siècle p.C.)

Adrien Bresson
Référence(s) :

Charles Davoine, La Ville défigurée. Gestion et perception des ruines dans le monde romain (ier siècle a.C.ive siècle p.C.), Bordeaux, Ausonius éditions, Scripta antiqua 144, 2021, 430 p., EAN (édition imprimée) : 978-2-3561-3366

Texte intégral

1Publié avec le concours de la Société française d’histoire urbaine, La ville défigurée constitue une version remaniée de la thèse de doctorat de l’auteur. Dans son introduction, Charles Davoine (maître de conférences, université Toulouse Jean-Jaurès, laboratoire PLH) part du postulat que nous connaissons exclusivement les villes antiques dans un état de ruines, alors même que de nombreuses reconstitutions, sous la forme de maquettes, ont tâché d’effacer ces ruines et de représenter une ville antique idéalisée. Toutefois, d’après lui, au vu des guerres plurielles qui se sont produites dans les temps anciens, les ruines devaient déjà être nombreuses dans l’Antiquité et il incombait nécessairement aux habitants d’en assurer la gestion. Cette réalité antique rejaillit dans le monde contemporain puisque les ruines apparaissent comme une présence du passé, comme un rappel du déclin et de la renaissance : elles fascinent et doivent être prises en compte en tant que mises en scène de la mémoire. En ce qui concerne les Anciens, l’auteur souhaite s’intéresser précisément à leur définition et à leur conceptualisation de la notion de ruine, en même temps qu’au traitement qu’ils leur appliquaient et à la représentation qu’ils en avaient. L’idée est ainsi d’envisager le bâti antique comme un processus en construction au cours de l’époque impériale, d’Auguste à Honorius, période qui constitue une unité temporelle. Les sources littéraires, qu’elles abordent plus longuement ou très rapidement le cas des ruines ou du bâti en général, constituent un point de départ important de l’étude, de même que les abondantes inscriptions qui célèbrent les dédicataires anciens qui ont œuvré pour la reconstruction d’un édifice qui menaçait de tomber en ruines. L’archéologie constitue un outil précieux pour identifier les étapes de destruction, mais elle permet rarement d’identifier les causes, de dater précisément ou encore de connaître les moments de reconstruction ainsi que la gestion qui est faite des ruines.

2La première partie de cet ouvrage, intitulée « Décombres ou bâtiment écroulé ? Les ruines, une affaire de mots », s’intéresse au vocabulaire des ruines afin d’observer, par le biais de la langue, la manière dont elles étaient catégorisées dans l’Antiquité. Sur le plan du vocabulaire, Charles Davoine observe que la ruina au singulier, qui désigne la chute d’un bâtiment, devient, au pluriel, ruinae, à savoir les ruines, ce qui traduit la fréquence des chutes de bâtiments à Rome, du fait de leur hauteur, et le nombre important de ruines dans la cité romaine. L'éventail des textes littéraires observés permet de se rendre compte de la multiplicité des sens du terme ruina qui, tous, traduisent un événement malheureux, sans que la réalité évoquée soit nécessairement identique. De même, de nombreux termes permettent de désigner les ruines selon leurs spécificités, que ce soit rudera, uestigia ou encore parietinae. À cet égard, la richesse du vocabulaire témoigne d’une conscience fine de la ruine dans l’Antiquité et d’une analyse précise des réalités auxquelles la chute du bâti renvoie. Souvent, plutôt qu’un substantif, ce sont des participes passés qui permettent de dire la ruine écroulée, ce qui exprime le mouvement du bâtiment en destruction. En effet, le répertoire de termes à disposition, qui permet de rendre compte de l’état de la ruine, est un indicateur du degré de décrépitude, précieux pour décrypter et analyser les raisons et l’état de dégradation en même temps que pour évaluer l’avancement et le degré de celle‑ci, que ce soit du fait de la uetustas ou d’une uis extérieure (séisme, guerre, incendie…). Charles Davoine conclut, en définitive, à la mise en place d’une phénoménologie de la ruine, tout en remarquant que le choix du vocabulaire utilisé tient aussi au type de discours choisi et aux intentions de l’auteur, si bien que l’état matériel d’un bâtiment n’induit pas nécessairement l’emploi d’un vocabulaire spécifique, sans pour autant que le champ sémantique employé change du tout au tout. Il apparaît en tout cas que les bâtiments dits collapsa doivent être restaurés, contrairement aux ruinae qui peuvent être éliminées.

  • 1 Pour consulter le texte latin reproduit, originellement inscrit sur une table de bronze découverte (...)

3Dans son deuxième chapitre, « Éviter les ruines : ne pas démolir », Charles Davoine observe des formules juridiques qui illustrent une volonté certaine de la part des Anciens d’éviter l’apparition de ruines dans la ville. Apparaît ainsi une peur de la défiguration du paysage, qui engendre une série de normes, quoiqu’elles ne concernent ni la construction ni l’entretien du bâti, puisque les mesures relatives à ces deux aspects sont prises dans le cadre d’une crainte de la catastrophe. Pour prévenir la ruine, malgré tout, la déconstruction et la déprédation sont interdites, notamment dans le cadre du sénatus-consulte hosidien de 47 apr. J.‑C. qui interdit d’acheter un édifice dans le but de tirer profit de sa démolition, en revendant par exemple des matériaux comme le marbre, sous peine que la vente soit annulée et que l’acheteur soit contraint à verser deux fois le prix de l’achat, ce qui illustre une crainte certaine de la présence de ruines dans la ville1. Pour autant, un acheteur a le droit de démolir pour reconstruire à l’intérieur de sa propriété, si cela rentre dans le cadre d’une jouissance personnelle et si l’objectif affiché n’est pas celui d’une revente de matériaux pour le profit. Il est également interdit de détruire les ornements des bâtiments afin de les transporter ailleurs. Il s’agit en effet de ne pas spéculer sur le bâti, ce qui peut conduire, à terme, à sa destruction, s’il devient sans valeur. La destruction de l’aspect de la cité est elle aussi interdite, et la crainte de la ruine est telle que des juristes conseillent même de ne pas détruire des édifices bâtis illégalement sur le sol public. Ce conseil n’est pas particulièrement suivi, et de tels édifices sont la plupart du temps démolis. Au sujet du bâti dans Rome, un édit de Valentinien de 376 engage à ne pas procéder à de nouvelles constructions mais davantage à réhabiliter l’ancien ou, en tout cas, à ne nullement détériorer l’ancien dans le cadre de nouvelles constructions. Il s’agit dès lors de limiter des usages qui pouvaient être en pratique un manque de considération des ruines et du bâti. Lorsque la ruine d’un bâtiment est trop importante, le dernier recours, à compter du ve siècle, peut être d’encourager à exploiter les matériaux restants pour mener à bien une autre construction, dans l’idée vertueuse d’une utilisation nouvelle du bâti ancien afin de lutter contre les ruines.

4Le troisième chapitre de l’ouvrage, « Combattre les ruines : restaurer les édifices détruits », interroge les actions conduites aussi bien à l’égard des édifices privés que publics et les obligations qui les accompagnent. Concernant les habitations privées, il apparaît que rien dans le droit n’oblige à lutter contre la ruine des bâtiments, mais dans les faits, l’interdiction de destruction contraint la plupart du temps les propriétaires à agir en amont pour prévenir les ruines. Malgré tout, si l’état d’un bâtiment privé pose des problèmes publics, alors les autorités peuvent contraindre un propriétaire à la restauration. En ce qui concerne les édifices publics, le maintien en état incombe aux cités et c’est au gouverneur de veiller à ce qu’elles respectent cette charge. À cet égard, les empereurs sont souvent célébrés comme restaurateurs d’édifices dans les inscriptions dédicatoires. Il y a au demeurant une hiérarchie de ces restaurations et la priorité va souvent aux édifices indispensables comme les aqueducs ou les ponts. La ruine d’un édifice, par son caractère exceptionnel, appelle une réponse exceptionnelle que des dispositifs juridiques encouragent. À partir des années 360, la politique de restauration est même la principale source de dépense publique dans le bâti, laissant l’apanage des constructions neuves à l’investissement privé.

5Le chapitre 4, « Détruire, occuper, abandonner : les non-dits des ruines », propose d’étudier les pratiques de destruction, d’occupation ou encore d’abandon des ruines qui sont la plupart du temps tues et que l’on connaît essentiellement par le biais de textes qui portent sur la nécessité de reconstruction ou de sauvegarde du bâti. L’étude de telles pratiques, bien éloignées de la préservation, permet d’observer le destin normal et attendu des ruines sous la Rome impériale. Il semble ainsi que la présence de décombres fait partie du quotidien d’une ville, et que ces derniers peuvent rester durant quelque temps en attente de traitement, quoique cela reste un non-dit des textes antiques. Si la préservation des ruines en souvenir d’un événement traumatique est pratiquée dans le monde grec, il n’y en a pas de trace dans le monde romain, ce qui conduit à se demander s’il s’agit d’un non-dit ou si cela n’a tout simplement pas existé dans la mesure où, dans la mentalité romaine, conserver des ruines revient à préserver la trace d’une défaite. En revanche, il est de tradition de conserver de glorieux vestiges et de les préserver de la ruine en procédant à de perpétuelles reconstructions. Cela concerne par exemple la cabane de Romulus. Ainsi, il n’y a pas de préservation des ruines du passé et les princes demandent des reconstructions, si bien que les villes ne sont plus authentiques, parce que c’est avant tout l’ornementation qui intéresse et qui est célébrée. Ainsi, les ruines n’existent-elles pas au présent dans les discours : elles ne sont mentionnées que lorsqu’elles ne sont plus présentes, et ce essentiellement parce que leur existence est refusée.

6Il apparaît, dans le cinquième chapitre, « De l’édifice décomposé à la cité défigurée : les ruines, entre esthétique et identité », que les ruines sont marquées par une esthétique de la difformité, dans les textes anciens, qui abolit apparemment l’identité des édifices et de l’espace urbain. Ainsi, pour éviter les ruines, peut‑on reconstruire tout à fait un bâtiment, quitte à modifier complètement son ornementation, sans que les textes mentionnent explicitement les changements opérés et ne se privent d’en louer la dimension esthétique : le beau est ce qui importe. De fait, toute ruine est un ajout à la deformitas de la cité, contrairement à la reconstruction qui, elle, constitue un remède à la difformité. Cela est d’autant plus important que les ruines donnent une image négative de la cité qui passe pour mal administrée.

7Enfin, dans le chapitre 6, intitulé « Mort, renouveau et éternité : les ruines et le temps impérial », Charles Davoine propose d’étudier les ruines au regard du programme impérial augustéen qui proclame l’éternité de Rome et de l’Empire : les ruines, qui symbolisent la mort, paraissent ne plus pouvoir être tolérées, et ce notamment car la comparaison entre villes et êtres humains est fréquente. En effet, les êtres et les villes sont soumis aux changements du temps destructeur, et la période trouble de la fin de la République n’a rien arrangé, d’où le programme de restauration augustéen, poursuivi par d’autres empereurs, comme Septime Sévère, dans l’idée d’une sacralisation de Rome et de la famille impériale. Il s’agit d’une forme de retour à l’âge d’or garanti par les empereurs, de restauration de l’ordre du monde. Ainsi, dans la deuxième moitié du ive siècle, les ruines sont régulièrement évoquées pour insister sur la nécessité d’une reconstruction, qui revient à la conservation civique et à la préservation de la civilisation. Par comparaison, lorsque dans son De reditu suo, en 418, Rutilius Namatianus évoque, lui, les ruines romaines comme des vestiges du passé et qu’il ne cherche pas à masquer un quelconque état de décrépitude, on voit bel et bien que l’époque a changé.

8Pour mener à bien sa réflexion, Charles Davoine ne manque pas de citer avec abondance les textes latins, qu’ils soient épigraphiques ou littéraires. Il s’appuie également sur de multiples réalisations graphiques et synthétiques, comme des tableaux, en plus de fournir une bibliographie conséquente et éclairée, source précieuse pour qui souhaite approfondir encore davantage le sujet.

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Notes

1 Pour consulter le texte latin reproduit, originellement inscrit sur une table de bronze découverte à Herculanum, voir FIRA I, 288-290, no 45.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Adrien Bresson, « Charles Davoine, La Ville défigurée. Gestion et perception des ruines dans le monde romain (ier siècle a.C.ive siècle p.C.) »Frontière·s [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 11 juillet 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/frontieres/1274 ; DOI : https://doi.org/10.4000/frontieres.1274

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Auteur

Adrien Bresson

Doctorant, université Jean Monnet Saint-Étienne, HiSoMA (UMR 5189)

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