En Gaule romaine, les échanges de proximité, essentiels à la vie économique d’une installation urbaine, peuvent être abrités dans des espaces variés. Outre les installations temporaires — difficilement décelables d’un point de vue archéologique — et les vastes complexes de type places de marché, c’est la boutique, en tant que cadre modulable de la transaction commerciale, qui est la mieux représentée. Les officines de vente (tabernae), accueillant souvent des activités de production1, sont dominantes dans le paysage urbain des villes antiques d’Italie et des provinces et sont disséminées dans la trame urbaine. Elles se caractérisent par leur ubiquité et par leur adaptation aisée à la topographie dans laquelle elles s’insèrent.
Les colonies de Lyon et de Vienne, véritables plaque-tournantes économiques desservies par l’axe fluvial majeur qu’est le Rhône, ne dérogent pas à la règle et accueillent un nombre important de locaux commerciaux entre le ier s. av. J.-C. et la fin du iiie s. apr. J.-C. À Lyon, les infrastructures du commerce de détail se concentrent dans la ville haute au sommet de la colline de Fourvière mais se retrouvent également sur la Presqu’île. À Vienne, des boutiques sont attestées aussi bien sur la rive gauche, près du centre monumental, que sur la rive droite, dans les quartiers plus résidentiels de Saint-Romain-en-Gal et de Sainte-Colombe (fig. 1). Malgré la diversité des plans que peut adopter un local de vente, l’un des critères principaux permettant son identification reste son accès privilégié depuis un axe de circulation. C’est cette ouverture sur la rue qui en fait une interface de choix entre commerçant et clientèle : la frontière est avant tout matérialisée pour être franchie.
Matérialiser la frontière
Comme tout aménagement de bord de rue, la boutique marque à la fois un point de contact et une démarcation entre l’espace dévolu à la circulation et celui de l’activité riveraine. La boutique est par définition un espace ouvert sur une voie ou, a minima, rendu facilement accessible pour la clientèle.
Le critère de la vaste ouverture sur la rue et de la nature du seuil a été ainsi cité comme un indice majeur de reconnaissance des boutiques dans de nombreux travaux sur les lieux du commerce de détail2. L’identification de seuils à rainure longitudinale a ainsi permis de restituer un système de fermeture modulable (par le biais de panneaux coulissants) pour nombre de ces locaux dans les contextes italiens. Les boutiques des cités rhodaniennes ne présentent que rarement de tels seuils en place3 et attestent plutôt l’existence de structures simples maçonnées4 ou en briques ou plus souvent de négatifs de sablières. Le seuil matérialise par définition la séparation entre les espaces de circulation et les activités de vente-production, concrétisant par là même la frontière — perméable, on le verra — entre clientèle et commerçants.
Par ailleurs, on connaît plusieurs systèmes de marquage de l’accès à la boutique qui permettent d’attirer l’attention des passants et d’insister sur le rôle d’interface du local. Les boutiques lyonnaises du Clos de la Solitude, de l’arrière de l’Odéon ou encore du « Pseudo-sanctuaire de Cybèle » présentent ainsi l’utilisation d’antes maçonnées en façade (en opus mixtum à l’époque augustéenne) encadrant leur entrée (fig. 2). Elles reçoivent souvent l’adjonction de bases de pilier comme renforcement au cours de l’occupation du local. Les boutiques de l’Hôpital de Fourvière, du Clos du Verbe Incarné à Lyon ou encore de la Place Camille Jouffray à Vienne présentent quant à elles de simples blocs de calcaire qui avaient un rôle de renforcement et devaient supporter des montants en matériaux périssables aujourd’hui disparus. Ces dispositifs permettaient de matérialiser clairement l’entrée et l’accès au commerce depuis la rue pour la clientèle.
C’est l’organisation interne du local qui témoigne en outre bien souvent d’un espace avant largement accessible à la clientèle et d’un espace arrière concentrant les structures de production ou de stockage5. La disposition de cages d’escalier en façade de boutiques témoigne également d’accès indépendants privilégiés depuis la rue et donc d’appartements habitables au-dessus des locaux commerciaux6. L’avant de la boutique s’affirme bien comme une interface privilégiée au contact direct des axes de circulation.
Dépasser la frontière…
Deux critères induisent une perméabilité forte de la « frontière » matérialisée par les limites de la boutique : l’accessibilité, qui gouverne bien souvent le choix de la localisation des commerces7, et la visibilité dans le paysage urbain, accentuée par les motivations économiques et le principe de concurrence. On assiste ainsi à un dépassement des activités économiques au-delà du cadre architectural de la boutique même, voire à un prolongement de la boutique sur les espaces riverains. On sait qu’à Rome, mais sans doute aussi dans les provinces, les tentatives de dépassement sur la rue semblent être régies par la loi8 et que la notion de seuil est importante pour éviter que la ville ne devienne « une vaste boutique »9. Cependant, on note également qu’une partie des trottoirs, à l’interface entre les boutiques et la rue, peut être réservée à des commerçants10. Les aménagements de portiques et les constructions entre les entrecolonnements sont considérés comme des concessions attribuées sur l’espace public de la chaussée, le cas échéant via le paiement d’une taxe ou d’une forme de location des loca publica11. Ces extensions peuvent prendre plusieurs formes. Les attestations archéologiques nous montrent en effet que cette transgression de l’espace public est une réalité à Lyon et à Vienne en contexte d’édifice commercial.
… par une extension des structures et des activités
Ce sont les portiques qui matérialisent le mieux ce dépassement, car ils consistent en un aménagement de circulation étroitement lié aux façades des édifices et aux activités en bordure de rue. Ainsi, on suppose que le portique, installation permettant d’obtenir un espace de circulation abrité des intempéries ou du soleil le long des rues, était souvent colonisé par des étals ou des structures en matériaux légers, amovibles, placées contre les murs de façade et regroupées ensuite à l’intérieur de l’échoppe lors de sa fermeture, à la manière des boutiques actuelles. Les marchandises pouvaient également être placées à même le sol devant l’entrée. Les espaces de production utilisaient parfois une extension sous le portique pour installer certaines structures artisanales de type four ou foyer12. Dans certains cas, la possible utilisation du trottoir ou du portique pour abriter des activités artisanales est évoquée par un feuilletage de couches cendreuses13 ou par des négatifs de structures temporaires14. À Lyon, on retrouve à proximité directe de nombreuses boutiques, dans des contextes de dépotoirs, des déchets artisanaux évacués dans les rues voisines : c’est le cas sur le site du « Pseudo-sanctuaire de Cybèle » avec le dépotoir D1, situé au croisement des rues encadrant l’îlot. Il contient de nombreux fragments de creusets évoquant le travail du bronze et des déchets de tabletterie15. Ces contextes renvoient à des productions dont les structures n’ont pas été localisées mais qui pouvaient logiquement être abritées dans les boutiques-ateliers contemporaines reconnues sur le site.
Le dépassement devait se matérialiser également par des structures non pérennes de type comptoirs ou étals. Parfois, certaines bases de comptoirs maçonnés en façade laissent imaginer la présence d’une structure débordante à l’interface avec la rue. On utilise ici la surface publique du trottoir et du portique pour agrandir l’espace utilisé par la boutique. Les boutiques lyonnaises et viennoises n’en livrent que peu d’exemples puisque ces comptoirs devaient bien souvent être construits en matériaux périssables. Des exemples maçonnés sont repérés à Lyon sur le site de l’Hôpital de Fourvière aux iie-iiie s. sous la forme d’une structure débordante de commerce alimentaire ou encore dans une des boutiques en contrebas du prétoire augustéen sur le site du « Pseudo-sanctuaire de Cybèle ». On note également des alignements de trous de poteaux pouvant évoquer la présence de tels aménagements, comme au Clos du Verbe Incarné, sur la parcelle 10 durant la première moitié du ier s.
Enfin, les évacuations d’eau utilisées dans le cadre des activités artisanales abritées dans les locaux constituent un autre type d’extension sur les rues, lié aux boutiques-ateliers. Le raccordement au système hydraulique existant, venant souvent des espaces domestiques à l’arrière et s’évacuant en direction de la rue et du réseau principal, est attesté à plusieurs reprises dans le corpus lyonnais et viennois.
… par une extension du bâti (fig. 3)
Cependant, l’espace urbain peut être plus profondément affecté par ces problématiques via l’extension du bâti commercial lui-même. Plusieurs cas attestent ainsi l’existence de prolongements architecturaux des boutiques sur la rue. Il peut s’agir d’extensions individuelles ou d’annexions collectives16, via des maçonneries chaînées ou, plus souvent, ajoutées dans un second temps.
Ainsi, sur le site du « Pseudo-sanctuaire de Cybèle » à Lyon, parmi la file de boutiques en contrebas du prétoire augustéen, le local nord forme saillie individuellement grâce à un prolongement de ses murs latéraux jusqu’aux piliers du portique. Dépasser le cadre de la boutique revient ici à mettre en valeur un local en particulier et permet à une installation commerciale de se démarquer des autres.
Parfois, le portique est intégré à la même unité architecturale que la boutique sur toute la façade concernée grâce au prolongement des murs latéraux et à la présence d’un mur-bahut à l’emplacement des piliers. À Vienne, sur le site de la Place Camille Jouffray, les boutiques nord de l’îlot C présentent cette caractéristique. On retrouve également cette annexion du portique à Saint-Romain-en-Gal en façade du « Bâtiment commercial » au début du iie s. apr. J.-C. Cette évolution correspond au moment où le bâtiment ne semble plus fonctionner indépendamment mais présente un accès en direction de la Maison au Vestibule à Colonnes mitoyenne. Il s’agit donc ici d’une extension qui contribue soit à recomposer une unité architecturale plus vaste, tournée vers les échanges, soit à un repli de l’espace commercial sur lui-même, s’appropriant un espace de circulation. La structure portiquée peut également être intégrée à l’ensemble architectural des boutiques lorsque celles-ci fonctionnent avec une vaste cour centrale : à partir de la fin du Ier s., certaines boutiques du complexe de la rue Trénel à Sainte-Colombe s’arrogent par exemple une partie de l’espace en façade par la fermeture de leur portique, qui devient une galerie de circulation étroitement liée à six des neuf locaux attenants. On ne sait pas si ces annexions collectives signifient pour autant l’appartenance à une même unité fonctionnelle et aucun exemple parmi les empiétements recensés ne nous donne suffisamment d’indices quant à la nature du commerce abrité.
Enfin, dans d’autres cas, c’est par une nouvelle construction dans la poursuite d’une file de boutiques que l’empiétement sur la trame urbaine est rendu visible : sur la parcelle 8 du Clos du Verbe Incarné à Lyon, il s’agit ainsi de l’implantation de latrines complétant le bâtiment économique à étage17.
Il ne faut pas oublier également, à travers les nombreux cas documentés de boutiques surmontées d’appartements à l’étage, accessibles depuis le local commercial lui-même ou depuis la rue, de parler de l’emprise architecturale de ces étages en saillie sur les espaces de circulation. Même si ce phénomène ne correspond pas à une adjonction architecturale ou à une forme de privatisation de l’espace public, il détient un impact visuel fort sur l’aspect des rues et des alignements de façades. Le site du Clos de la Solitude à Lyon en est un parfait exemple, d’après la découverte en place des étages incendiés et effondrés. La présence des portiques encourage d’autant plus ce dépassement des étages puisque leurs piliers permettent une meilleure répartition des charges pour les élévations.
Expliquer le dépassement
À Lyon comme dans la colonie viennoise, ces empiétements semblent caractériser davantage une évolution urbanistique de la deuxième moitié du ier s. et des iie-iiie s. Au sein de ce corpus, ils résultent toujours d’une transformation de complexes déjà en place, peut-être dans l’optique d’augmenter la fonction commerciale des îlots et leur potentialité économique. Cette évolution peut aussi fonctionner comme une réponse à la saturation urbaine, à l’image de celle que connaît la ville haute de Lyon avec sa monumentalisation progressive, en parallèle d’un développement des constructions à étages attesté au même moment18. Ce phénomène permet ainsi d’agrandir les surfaces occupées. On retrouve la même évolution à Ostie à partir du milieu du iiie s., les empiétements étant datés grâce à leurs techniques de construction particulières en opus mixtum à bandes19. Dans des contextes orientaux, le même phénomène est observé sur l’agora de Sagalassos à la fin du ve s.20 tandis qu’à Rome les boutiques en façade de la domus sous la basilique des Saints Giovanni et Paolo témoignent d’une fermeture et d’une appropriation du portique à la fin du iiie ou au début du ive s.21. Il peut, par ailleurs, en se centrant sur des locaux économiques en particulier, témoigner de l’enrichissement de certains commerces et de leur volonté de démarcation par rapport à leurs voisins. À Lyon, une telle explication pourrait s’appliquer à l’extension individuelle d’un des locaux en façade orientale du « Pseudo-sanctuaire de Cybèle » qui se distingue des boutiques voisines au cours de l’époque augustéenne.22
En outre, les extensions architecturales des boutiques semblent toucher davantage les complexes indépendants23 que les blocs-boutiques en façade de domus. Les possibilités d’agrandissement seraient-elles alors facilitées lorsque l’association avec les espaces résidentiels est moins forte ? Ce phénomène peut-il s’expliquer par le caractère spécialisé et cohérent d’un bâtiment à la fonction économique affirmée ? A contrario, si les boutiques en façade de domus complètent régulièrement l’organisation des pièces de la maison et permettent de valoriser son entrée24, une extension trop marquée sur la rue pourrait conduire à empiéter sur le visuel de la façade, à masquer l’entrée et à empêcher les circulations en donnant une importance excessive à la fonction commerciale. Ainsi, les empiétements d’Ostie sont exclusivement recensés au sein de complexes indépendants (en particulier des immeubles). Dans les agglomérations secondaires de Bliesbrück ou de Mâlains, les extensions artisanales et commerciales concernent les maisons longues dont la composante économique est forte dès l’origine. À Schwarzenecker, l’avancée d’un local sur le portique à l’angle de deux rues s’explique par ses fonctions de commerce alimentaire25 : les empiétements favorisent en effet le contact avec la clientèle et devaient concerner davantage certaines catégories d’activités nécessitant un impact visuel accru. Les empiétements étudiés ici ne permettent malheureusement pas de raisonner en termes de nature des commerces à une échelle suffisamment pertinente.
Enfin, ce phénomène est à associer tout particulièrement au degré d’importance de certaines rues au sein des circulations urbaines (fig. 4) : à Lyon26 les empiétements sont particulièrement repérés en façade de la rue qui dessert le sommet de la colline depuis le bas des pentes, au niveau des quais de Saône, traversant le site de la Rue des Farges et longeant les édifices de spectacle. La rue du Capitole, axe majeur débouchant sur le complexe monumental du sanctuaire du culte impérial, abrite également des extensions commerciales. À Saint-Romain-en-Gal il en va de même avec les rues du Commerce et du Portique. C’est la présence de portiques longeant des axes viaires majeurs — donc d’espaces dédiés à la circulation piétonne — qui semble encourager les commerçants à sortir du cadre de leur officine. On peut en effet noter que tous les empiétements de boutiques recensés dans les deux cités sont associés à un portique : l’envahissement des activités commerciales sur la chaussée même n’est pas documenté, par des structures bâties tout du moins. Cette observation est renforcée par le fait que la majorité des portiques de rue sont implantés en façade de locaux commerciaux27. De même à Ostie, les annexions collectives concernent en particulier les commerces occupant une position centrale le long du decumanus et aux intersections de part et d’autre du forum28.
Visualiser les conséquences des extensions commerciales
La tendance des boutiques à dépasser leur cadre modifie l’aspect des rues et les schémas de circulation. Leur implantation a tendance à conditionner le rythme des piliers de portiques et donc l’aspect global des rues. Ainsi des îlots voisins sont en mesure de présenter des portiques individualisés, formant des lots différenciés et fonctionnant étroitement avec les locaux commerciaux en façade : il peut s’agir d’une étroite correspondance entre structures abritant la circulation et encadrement du seuil de la boutique ou d’un choix de matériaux similaires. C’est le cas sur la parcelle 1/3 du Clos du Verbe Incarné où le portique en façade de trois des boutiques présente un système de poteaux plantés et non de poteaux sur support de galets comme dans le reste de l’îlot29. C’est un phénomène qui va dans le même sens que celui des empiétements sur l’espace public et qui souligne à nouveau le rôle structurant des locaux commerciaux dans la trame urbaine.
Les empiétements, qu’il s’agisse des activités ou du bâti comme on a pu le voir, encouragent deux phénomènes qui peuvent paraître antinomiques : la mise en valeur et le marquage dans le paysage urbain des activités commerciales ; l’individualisation de portions de portiques, qui ont tendance à devenir en quelque sorte des galeries marchandes à accès restreint. Accentuer la visibilité de la composante commerciale des îlots urbains c’est aussi insister sur la spécialisation des espaces en cloisonnant la circulation. Il faut alors supposer que celle-ci n’est plus possible sous le portique pour les piétons seulement de passage et qu’un détournement par la chaussée est nécessaire.
Les exemples de boutiques lyonnaises et viennoises rappellent ainsi que l’on ne peut pas limiter les activités commerciales à l’unique cadre de l’officine commerciale. Les échanges de proximité ont tendance à se diffuser dans la trame urbaine et les rues attenantes aux boutiques constituent un espace privilégié pour ces extensions. Dépasser la frontière témoigne des dynamiques évolutives des officines de vente et des investissements dont elles peuvent faire l’objet.
Le phénomène du marquage des accès aux boutiques et celui des empiétements, architecturaux et fonctionnels, conduisent à une modification des façades des édifices qui entraîne à son tour une transformation du paysage urbain et des schémas de circulation. Sortir du cadre, dépasser la frontière bâtie du local, semble donc constituer une évolution possible de l’implantation des boutiques. Cela confirme que le commerce de détail est l’activité par excellence à l’interface entre le public et le privé.
Tout comme dans les villes vésuviennes, à Rome ou encore à Ostie, où les locaux commerciaux et leurs schémas d’insertion dans la trame urbaine ont été amplement étudiés, il est donc possible de considérer la boutique en Gaule romaine comme un élément structurant de l’urbanisme. L’élargissement du corpus d’étude et la synthèse des données dans le cadre d’un travail doctoral en cours permettront de compléter ces réflexions et d’observer la contamination par la fonction commerciale d’autres entités urbaines, comme les espaces domestiques par exemple, avec lesquels les boutiques entretiennent également des relations privilégiées.