Les monuments funéraires attiques de la période classique1 sont pour la plupart conventionnels, à la fois dans la représentation des défunts et dans les inscriptions, puisque la plupart des stèles étaient achetées par les familles à partir d’un stock déjà constitué, que ces stèles correspondent ou non à la situation particulière du défunt et de sa famille. Aujourd’hui encore, pour exprimer notre regret et notre chagrin sur les tombes, nous employons des mots banals et convenus, ce qui n’en rend pas le deuil moins sincère2. Toutefois, l’originalité et l’atypisme de certains monuments laissent penser qu’il s’agissait de véritables commandes, faites sur mesure. Certaines stèles attiques de l’époque classique ont ainsi été conçues, à la fois par des procédés figuratifs sur les reliefs, mais aussi par une énonciation particulière dans les épigrammes funéraires, pourdépasser la frontière entre vivants et morts. Une certaine émotion3 se dégage en effet de plusieurs scènes figurées ou épigrammes particulièrement dramatiques. Un véritable dialogue peut même se mettre en place, aussi bien au plan visuel que textuel. C’est le cas en particulier de textes qui donnent voix à des époux pour tenter de rétablir un dialogue interrompu4. Plusieurs poèmes mentionnent ainsi le mari comme étant le commanditaire du monument érigé à sa femme, parfois de manière affirmée5, le plus souvent de manière sous-entendue dans l’énonciation. Les mentions de la commanditaire du monument comme étant l’épouse du défunt sont très rares6.
Le terme « dialogue » est ici particulier puisque de fait les propos des locuteurs n’appellent pas de réponse7, mais ce dialogue est à envisager au sens large comme une situation de communication qui comprend plus d’une voix8, entre le monument lui-même et la famille du défunt, ou avec les passants, spectateurs et lecteurs potentiels du relief figuré et de l’inscription. Il s’agit en tout cas de dispositifs de communication, comme l’a rappelé Sophie Montel dans son article au titre évocateur : « Quand les statues parlent9 » au sujet de la statuaire des sanctuaires et lieux publics. En contexte funéraire, il s’agit d’une communication orale virtuelle10 entre les vivants et les morts, qui cherche le plus souvent à rendre hommage au défunt ou à la défunte, mais aussi à maintenir la stabilité de l’oikos après le décès de l’un de ses membres, ainsi que de tenter de réduire la distance désormais irréductible entre les vivants et leurs défunts, et la fracture qu’elle induit au sein de la famille. La tragédie de ne plus voir l’être aimé laisse place à la possibilité d’une communication virtuelle à travers l’épigramme, ultime consolation11.
Le dialogue peut opérer de diverses manières dans le texte de l’épigramme, par des procédés aussi bien intra textuels qu’extra textuels : d’une part les choix lexicaux, grammaticaux, syntaxiques, énonciatifs, métriques, et d’autre part la gravure des lettres et des termes sur la pierre, ainsi que la mise en page globale du texte. Les épigrammes funéraires sont en effet à envisager selon leur double nature : en tant que textes et en tant qu’inscriptions, ces dernières étant de nature tridimensionnelle : archéologique, textuelle, historique12. Joseph W. Day utilise ainsi l’expression heureuse de « Poems on Stone13. » Les différentes postures énonciatives adoptées dans les épigrammes ont ainsi été étudiés par Claude Calame14, qui interroge l’aspect pragmatique de cette poésie en tant que discours. Plusieurs travaux ont également étudié la forme de dialogues prises par les épigrammes15, mais en les envisageant toujours comme des textes et non comme des dispositifs épigraphiques indissociables du monument funéraire sur lequel elles ont été gravées16, ce que j’aimerais faire ici. Les dispositifs de communication seront donc étudiés à trois niveaux : celui de l’image, celui de l’inscription, qui est aussi bien un message qu’un discours17, et celui de l’ensemble du monument funéraire, qui, en associant une inscription funéraire et une image, crée un message inédit. L’ordre des termes sur la pierre est ainsi, parfois, sujet à une réorganisation symbolique et je montrerai qu’un deuxième sens de lecture, vertical, est parfois possible. Au plan visuel, ce dialogue peut également se matérialiser par un échange de regards, une poignée de mains dans les traditionnelles scènes de dexiosis, ou encore par une symétrie de composition.
Je propose à l’étude trois formes de dialogues entre époux qui dépassent le caractère conventionnel des épigrammes et des reliefs. J'étudierai dans un premier temps un cas de dialogue visuel, à la fois entre les époux représentés et entre le bas-relief et le texte des deux inscriptions. Puis j’étudierai un cas d’adresse à la défunte à la deuxième personne du singulier dans l’épigramme qui s’associe à une représentation frontale de la défunte dans un système de double apostrophe. Enfin, dans le dernier cas, le discours à la tombe devient un véritable entrelacement des voix des deux époux.
Un dialogue visuel
Le dialogue entre époux peut tout d’abord se faire d’un point de vue iconographique, comme c’est le cas sur un relief de la fin du ive s. av. J.‑C., (fig. 118), qui représente un homme et une femme de profil, se faisant face et se serrant les mains droites. Le jeune homme, barbu, porte un chiton jusqu'aux genoux et une cuirasse, ainsi que deux rangs de ptéryges19. Il porte un casque attique et un bouclier au bras gauche. La présence de tenues hoplitiques, courante sur les vases attiques20, est suffisamment rare sur les stèles attiques classiques pour être soulignée. Il pourrait s’agir d’une scène de départ à la guerre d’un hoplite. La femme lui faisant face, plus petite, porte un chiton et un himation. L’inscription, gravée sur la corniche du fronton triangulaire, est laconique puisque seuls deux noms nous sont donnés, un masculin à gauche et un féminin à droite. La position des deux termes, gravés au-dessus de chacun des deux personnages, à la façon de deux « étiquettes », laisse à penser qu’il faut identifier ici les deux figures comme étant une représentation de Philoxenos et Philouménè. Il s'agit vraisemblablement de deux époux. La présence de leurs deux noms sur leur monument ne signifie pas nécessairement qu’ils soient tous deux défunts, il s’agit peut-être seulement de Philoxenos, qui pourrait être mort au combat au cours de la guerre du Péloponnèse. En effet, plusieurs Philoxenos sont mentionnés sur les listes de 410‑40921. En l’absence d’éléments de contexte plus précis dans l’inscription, il est impossible de savoir avec certitude si ce défunt a péri au combat22.
Ce geste polysémique, appelé dexiosis, figure sur de nombreux vases, notamment lorsque ces derniers représentent des scènes de départ de soldats à la guerre. Mais il est également présent sur d’autres supports, comme les en-têtes de décrets23, donc dans un contexte politique. Il symbolise alors la paix, l’égalité entre les deux parties contractant le traité et leur entente politique, l’homonoia24. Les scènes de dexiosis sont également très courantes dans l’iconographie funéraire du ive siècle av. J.‑C., particulièrement pour figurer des époux. Comme l’écrit Jean Marcadé25, ce geste « affirme la continuité des liens du sang et de l’amitié avec la communauté des vivants, malgré la douleur de la séparation et malgré la révérence particulière à laquelle donne droit l’accès à un monde supérieur. » Il me semble donc que ce geste, diversement interprété en contexte funéraire comme synonyme d’adieu ou d’accueil dans l’au-delà, rappelle dans le cas de Philoxenos et Philouménè leur entente cordiale durant leur vie d’époux. On peut d’ailleurs parler de véritable « logos visuel », pour reprendre l’expression de Pascale Jacquet-Rimassa26, qui associe ce geste de dexiosis à l’échange intense de regards.
Texte27 :
Φιλόξενος ⋮ Φιλο̣μ[έ]ν̣η.
Traduction :
Philoxenos ⋮ Philoménè.
Dans ce contexte potentiel de départ à la guerre, on semble en fait assister à une scène privée, qui montre les liens intimes unissant femme et époux. La symétrie de composition de cette stèle peut redoubler la forme de dialogue entre époux mise en place par cette poignée de mains, mais aussi par l’échange des regards. En effet, sur le bas-relief, chacun s’appuie sur une jambe, tandis qu’il plie l’autre, la droite pour l’homme, la gauche pour la femme. Leurs genoux se retrouvent ainsi au même niveau, de même que leur poignée de mains qui forme une autre ligne de force horizontale. Cette symétrie est renforcée par la disposition des noms propres dans l’inscription : une petite barre verticale est en effet gravée entre les deux noms Φιλόξενος et Φιλο̣μ[έ]ν̣η, créant un effet de symétrie28, puisque les deux noms sont presque de même longueur. Le hasard veut également que les deux noms soient composés du terme « φιλο», qui signifie « aimer », qui rapproche donc encore davantage, symboliquement, les époux, rapprochement qui est d’autant plus visible quand on observe l’emplacement de gravure de ces deux noms. De plus, si l’on prolonge verticalement cette barre verticale au-dessus, elle s’aligne avec le centre de l’acrotère central du fronton gravé dans le couronnement de la stèle, tandis qu’en-dessous, elle s’aligne avec la poignée de mains des deux personnages. Cette ligne de force verticale se confond également avec la lance ou le glaive, sans doute peint à l’origine dans la main gauche du personnage masculin.
Image et texte contribuent ici à créer un effet de symétrie et donc, d’une certaine manière, d’égalité entre les deux époux. Si l’inscription est sobre, voire simpliste (deux noms, sans filiation ni origine géographique), cela renforce peut-être paradoxalement l’identité des défunts et le sentiment de proximité entre eux. Le passant, qui ne connaît des défunts que leurs prénoms, peut être frappé par la force émotionnelle de cette poignée de mains, simple en apparence, mais qui, dans ce contexte, prend toute sa force symbolique. L’adieu est aussi bien dit entre époux sur la stèle grâce à ce geste que grâce à ces deux noms, susceptibles d’être prononcés à haute voix par le passant. On peut même aller plus loin et imaginer que ces deux noms gravés et séparés par cette barre verticale, qui devient en quelque sorte un trait d’union, miment un dialogue entre les deux époux, où chacun prononcerait le nom de l’autre.
Une double apostrophe
Un deuxième exemple (fig. 229) est constitué par une stèle du milieu du ive siècle av. J.‑C découverte au Pirée dont seul le fragment de gauche est conservé30. Une partie des lettres de l’inscription appartenant au fragment de droite est donc restituée à la fin des lignes 1 et 2 (v. 3 et 4). Les deux noms des époux sont également présents dans une épigramme qui fait l’éloge de la défunte Dionysia avec un dispositif énonciatif exceptionnel.
Texte31 :
οὐχὶ πέπλους, οὐ χρυσὸν ἐθαύμασεν ἐμ βίωι ἥδε,
ἀλλὰ πόσιν τε αὑτῆς σωφροσύ[νην τε τρόπων] |
ἀντὶ δὲ σῆς ἥβης, Διονυσία, ἡ<λ>ικίας τε
τόνδε τάφον κοσμεῖ σὸς πόσις Ἀντίφ[ιλος].
Traduction :
Ce ne sont ni les vêtements, ni l'or que cette femme adorait de son vivant,
mais son époux et la tempérance de ses manières.
Au lieu de ta jeunesse florissante, ô Dionysia,
c'est cette tombe que ton époux, Antiphilos, vient orner.
L’épigramme de Dionysia compte deux distiques élégiaques donc quatre vers, répartis sur l’épistyle du monument en deux lignes. Chaque distique est donc gravé sur une ligne. Il s’agit de deux hexamètres dactyliques puis deux tétramètres trochaïques catalectiques, un schéma métrique rare en poésie épigrammatique32. L’énonciation est particulière puisqu’elle commence à la troisième personne du singulier, de manière plutôt neutre, en désignant la défunte par le pronom démonstratif « ἥδε » (v.1) et le pronom de rappel à la troisième personne « αὑτῆς » (v.1), qui font à la fois référence à la femme représentée sur le relief et à la défunte à laquelle il est rendu hommage dans l’épigramme. Ensuite, à la deuxième ligne, et donc au début du deuxième distique, l’adresse se fait à la deuxième personne du singulier (« σῆς » ; « σὸς »), que le locuteur soit le monument lui-même, ce qui est topique, ou bien le mari parlant de lui à la troisième personne du singulier, hypothèse de lecture bien plus séduisante : s’adresser ainsi à la deuxième personne du singulier à son épouse s’inscrit en effet dans une tentative de maintenir le lien avec sa femme. Chaque distique a donc son unité énonciative et le changement de locuteur se fait d’un distique à l’autre33 ainsi que d’une ligne de gravure à l’autre. La mise en page souligne les deux mouvements du texte ainsi que le changement énonciatif. Selon Jean‑Manuel Roubineau, cette tendresse de l’époux s’inscrit dans un « idéal conjugal qui déborde des seuls enjeux reproductifs34. » Pourtant, de prime abord, le lecteur est frappé par la manière dont l’époux se célèbre tout autant, si ce n’est plus, que sa compagne défunte, comme l’indique la présence dans le texte, à deux reprises, du terme « πόσις » (v. 2 et 4), qui signifie l’époux35. C’est aussi son nom, Ἀντίφ[ιλος], bien qu’en partie restitué, qui vient clore l’épigramme. Enfin, la mention de l’entretien de la tombe au vers 4 (« τόνδε τάφον κοσμεῖ σὸς πόσις Ἀντίφ[ιλος] ») est sans doute une façon de sous-entendre qu’il en a été le commanditaire. Or, cette présence assumée de l’époux peut être mise sur le compte de la maladresse et des conventions, car l’épigramme remplit pleinement ses fonctions panégyriques. En effet, le texte met en place un double système de dialogue, entre les deux époux, etentre l’époux et le passant. Ce poème lui rend en effet hommage, notamment par l’adresse insistante à la deuxième personne du singulier, qui cherche à rétablir un dialogue rompu entre les deux époux et donc en quelque sorte à redonner une voix à Dionysia. L’épouse défunte est également singularisée par l’insistance sur ce qu’elle n’était pas ou en tout cas n’aimait pas, par l’emploi du verbe « θαυμάζω » nié à deux reprises par les négations « οὐχὶ » et « οὐ » (v. 1) qui ouvrent le texte et rappelent que cette femme n’était ni superficielle ni vénale, mais était plutôt préoccupée par son mari et la pratique de la tempérance. L’expression employée est recherchée et fait écho à un passage des Préceptes conjugaux de Plutarque36, bien que postérieur à notre époque, qui rapporte que le général spartiate Lysandre, après avoir reçu de riches parures et vêtements de la part du tyran de Sicile Denys l’Ancien pour ses filles, les aurait renvoyés, prétendant que cela les aurait enlaidies. L’idée que la parure d’une femme est constituée par sa respectabilité et sa beauté morale plus que par les artifices est d’ailleurs déjà répandue au ive s. av. J.‑C. puisque dans le même passage, Plutarque rapporte les propos du philosophe Cratès de Thèbes, qui a vécu dans la deuxième moitié du ive siècle, idée partagée selon l’historien par Sophocle37 :
Texte :
"κόσμος γάρ ἐστιν," ὡς ἔλεγε Κράτης, "τὸ κοσμοῦν." κοσμεῖ δὲ τὸ κοσμιωτέραν τὴν γυναῖκα ποιοῦν. ποιεῖ δὲ τοιαύτην οὔτε χρυσὸς οὔτε σμάραγδος οὔτε κόκκος, ἀλλ´ ὅσα σεμνότητος εὐταξίας αἰδοῦς ἔμφασιν περιτίθησιν.
Traduction :
« Est parure, disait Cratès, ce qui pare ». Or, ce qui pare la femme, c’est ce qui la rend plus ordonnée. Ce qui la rend telle n’est ni or, ni émeraude, ni écarlate, mais tout ce qui l’enveloppe d’un aspect de dignité, de mesure, de pudeur. »
L’amour des riches étoffes, de l’or et des artifices était mal vu, de même que le fait d’arborer des parures outrancières, souvent associé aux séductrices, aux courtisanes et, pour les hommes, aux « mignons »38. Solon aurait ainsi interdit aux femmes adultères de revêtir des ornements39. Une seule épigramme grecque offre l’exemple du regret contraire : celui, pour la défunte, de ne plus avoirses robes et ses bijoux, offerts par son père40. Même s’il n’est pas fait mention du maquillage dans l’épigramme de Dionysia, il va souvent de pair avec la critique de la frivolité féminine envers la parure des vêtements et des bijoux. Dans l’Économique de Xénophon, Ischomaque déconseille ainsi à sa femme de se farder, en lui montrant que ces artifices sont une forme de malhonnêteté41.
Or, une telle insistance en négatif dans l’épigramme de Dionysia, destinée aux vivants et aux futurs lecteurs de l’épigramme, insinue que nombreuses étaient les femmes qui se préoccupaient peut-être trop des vêtements et de l’or, et donc qu’elle serait, à cet égard, unique en son genre, ce qui met également en valeur Antiphilos et son choix marital plutôt judicieux d’une épouse idéale, plus proche de la figure de Pénélope que d’une Pandore.
Ainsi, plusieurs énonciations et plusieurs locuteurs se superposent dans cette épigramme : l’époux désormais veuf, le monument lui-même qui prend la parole, ou, hypothèse plus intéressante, le passant lui-même, qui, en s’arrêtant devant le monument, se retrouve en situation de lire à voix haute le contenu de l’épigramme de cette épouse unique. La singularisation de la défunte se fait également par un procédé figuratif, celui de la représentation frontale, ce qui rend l’ensemble du dispositif funéraire propice au dialogue. En effet, sur cefragment de stèle, seule la tête de la figure féminine est conservée. Safrontalité absorbe le spectateur, invité à saluer les vertus de la défunte de manière directe dans une sorte de tête-à-tête. Ce dernier est en effet « confronté », au sens propre du terme, au visage de Dionysia, puisqu’il ne peut s’empêcher d’être interpellé par cette frontalité : « frontal-faced figures actually seek our involvement, but even when they do not, we cannot avoid them42. » Un troisième dialogue se dessine donc, mais de nature visuelle cette fois : entre le passant et la défunte. Meyer Shapiro a en effet relevé la communication directe à l’œuvre entre le passant et le monument, en insistant sur la nature double de la frontalité : elle existe en effet « both for us and for itself in a space virtually continuous with our own43 ». Ainsi, la prise en compte sur un même plan de la frontalité, qui est rare sur les monuments funéraires attiques classiques44 et de la mise en valeur du caractère exceptionnel de la défunte dans l’épigramme la singularise profondément. On peut parler ici d’un phénomène de double apostrophe puisque non seulement le monument interpelle visuellement le spectateur qui se retrouve dans un face-à-face avec l’image de la défunte, mais l’énonciation elle-même s’adresse aussi à la défunte à la deuxième personne du singulier, mettant en place une sorte de dialogue entre le monument et le passant.
Un entrelacement des voix
Le monument funéraire de Mélitè (fig. 345), s’il semble à première vue conventionnel, est un des plus personnels, à la fois pour son système énonciatif exceptionnel et pour les relations entre le texte et l’image. Il s’agit d’une scène traditionnelle de dexiosis entre deux époux46, une femme étant figurée assise, à gauche du relief, face à un homme debout. Elle tire un pan de son himation devant elle, dans le geste codifié connu sous le nom de « geste du voile », qui rappelle le geste codifié de dévoilement des anakalypteria durant les cérémonies matrimoniales. Qu’il soit geste de voilement ou de dévoilement, il est le signe en contexte funéraire du lien marital47 et du statut social de la femme mariée48. Les deux noms de Mélitè et Onèsimos seraient des noms d’esclaves, ou de métèques49.
Texte50 :
χαῖρε, τάφος Μελίτης· χρησ|τὴ γυνὴ ἐνθάδε κεῖται vac.
φιλοῦντα | ἀντιφιλοῦσα τὸν ἄνδρα Ὀνήσιμ|ον ἦσθα κρατίστη.vac.
τοιγαροῦν ποθεῖ | θανοῦσάν σε, ἦσθα γὰρ χρηστὴ γυνή.|vac.
καὶ σὺ χαῖρε, φίλτατ’ ἀνδρῶν, ἀλλὰ | τοὺς ἐμοὺς φίλει.
Traduction :
Salut, tombe de Mélitè ! Une épouse honorable repose ici.
Parce que tu aimais en retour ton époux Onèsimos, qui t’aimait, tu étais une excellente épouse.
Ainsi il te regrette maintenant que tu es morte. Tu étais en effet une épouse honorable.
Adieu toi aussi, mon très cher époux, et souviens-toi d’aimer les miens.
Cette inscription de 6 lignes et demie est une épigramme de quatre vers formée de deux hexamètres dactyliques et deux tétramètres trochaïques catalectiques, avec un terme qui ne rentre pas dans le schéma métrique, « φιλοῦντα51 ». La disposition des lettres sur la pierre laisse perplexe, puisque la fin des lignes intervient parfois au milieu d’un mot, par exemple la coupure entre les lignes 1 et 2 qui intervient entre χρηστ- et la lettre ὴ, qui aurait pu trouver une place au bout de la ligne 1. On peut l’expliquer par une volonté du graveur de respecter un nombre similaire de lettres pour chaque ligne de l’inscription52. Un espace laissé vide sur la pierre marque la fin d’un vers et le début du vers suivant, après les termes « κεῖται », « κρατίστη » et « γυνή » (v. 2, 4 et 5), comme l’ont noté Michela Constanzi53, et Peter Allan Hansen, qui indique ces espaces dans son commentaire par des vac. (pour vacat) et cite un autre exemple de ce rare phénomène pour séparer les vers54. Valentina Garulli55 cite un autre exemple d’épigramme dialoguée, plus tardif, de la fin de l’époque hellénistique, en provenance de la cité ionienne de Téos, dans lequel les espaces vides servent à marquer le changement d’interlocuteur. Cette particularité montre que le texte et la versification sont ce qui prime dans la démarche de gravure de l’inscription.
L’épigramme de Mélitè insiste sur les vertus de cette épouse pour Onèsimos : le terme « γυνή » apparaît deux fois et encadre l’espace de l’inscription puisqu’il ouvre le vers 2 et clôt le vers 4. Au vers 1, le nom de la défunte Mélitè est mis en valeur entre la coupe trihémimère et penthémimère. La coupe hephthémimère se place après le terme « χρηστὴ » qui insiste sur la vertu de cette épouse. Le vers 2 insiste sur l’idée d’un amour mutuel, tandis que le dernier vers se concentre sur les êtres chers à la défunte, sans doute ses enfants. L’impératif à la deuxième personne du singulier « χαῖρε » correspond à une des formes minimales de salut et de dialogues très répandues dans les épitaphes de la période hellénistique en particulier, souvent inscrites extra metrum, auxquels la voix fictive du passant répond parfois à son tour par un salut exprimé à la deuxième personne du singulier56. Il est employé avec deux nuances différentes dans cette épigramme : d’abord (v. 1) comme une salutation adressée à la tombe, et à la fin (v. 4) comme un adieu marquant une séparation au cours de laquelle la morte s’inquiète de ceux qu’elle laisse derrière elle. Ces deux salutations, « χαῖρε » et « καὶ σὺ χαῖρε », encadrent donc le dialogue.
La valeur de la défunte est indissociable de l’amour porté à son mari : en effet, au vers 2, le participe « ἀντιφιλοῦσα » est à traduire avec une valeur causale. L’expression « φιλοῦντα/ἀντιφιλοῦσα » (v. 2) ne trouve pas d’autre exemple dans les inscriptions attiques classiques ou la littérature. En revanche, le verbe « ἀντιφιλέω » pour désigner un amour réciproque se lit chez les auteurs classiques, mais reste rare. Plusieurs formes se retrouvent ainsi chez Aristote au livre VIII de l’Éthique à Nicomaque, consacré à l’amitié. Le nom « ἡ ἀντιφίλησις », qui apparaît comme un hapax chez Aristote57, désigne ainsi une affection réciproque dans un passage où il cherche les origines de l’affection humaine et explique que le terme d’amitié (« φιλία ») est impropre pour désigner un attachement (« ἡ φίλησις ») envers les objets puisqu’il ne peut précisément y avoir d’affection réciproque en retour (« ἀντιφίλησις »). Mais on y lit également la forme verbale « ἀντιφιλοῦσι58 » lorsqu’il établit une distinction entre la « φίλησις » et la « φιλία », la première étant une émotion, un attachement, qui peut être dirigé envers des êtres inanimés, tandis que la deuxième est une disposition, un choix, or l’amour réciproque (« ἀντιφιλοῦσι ») est bien un choix délibéré. Enfin, pour démontrer que l’amitié consiste bien plus à aimer qu’à être aimé, puisque les mères par exemple aiment leurs enfants sans chercher à être aimées en retour, le terme employé est l’infinitif médiopassif « ἀντιφιλεῖσθαι59 ». Plusieurs formes verbales de cette notion apparaissent également chez Platon dans son dialogue « Sur l’Amitié », (ou Lysis60) pour établir que l’ami est l’objet de celui qui l’aime s’il n’y a pas de sentiment d’amour en retour (« οὐκ ἄρα ἐστὶν φίλον τῷ φιλοῦντι οὐδὲν μὴ οὐκ ἀντιφιλοῦν61 »).
L’épigramme de Mélitè a souvent été étudiée d’un point de vue sémantique pour l’amour conjugal mutuel dont elle témoigne, ainsi que d’un point de vue formel pour son énonciation particulière et le dialogue mis en place. Christophe Clairmont écrit, à tort, dans Gravestone and Epigram, qu’il n’y a quasiment aucune corrélation entre l’épitaphe conservée et l’iconographie. Pourtant les deux entretiennent un lien particulier, se complètent et se renforcent l’une l’autre62. L’énonciation dans cette épigramme change plusieurs fois, suivant quatre étapes : d’abord une adresse à la tombe, ensuite les mérites de Mélitè sont vantés à la 3e personne du singulier, puis à la deuxième personne, et enfin c’est la défunte elle-même qui prend virtuellement la parole à la première personne du singulier63. Doris Meyer64 pense que la troisième personne du singulier est à lire comme étant la voix de son mari, quand Gjert Vestrheim65, lui, est convaincu qu’il s’agit plutôt du regard que Mélitè attire sur elle. Dans le vers final, ce qui est très inhabituel est la réponse virtuelle de la défunte, qui s’adresse à un individu nommé, son mari, avec une requête spécifique. La disposition des termes de l’inscription sur la pierre s’avère riche de sens : le participe « φιλοῦντα » clôt la ligne 2 quand « ἀντιφιλοῦσα » ouvre la ligne 3, créant une sorte de croisement, de chiasme qui mime le mouvement entre des sentiments d’amour conjugal réciproques et fait écho à l’entrelacement des voix des époux. Joseph Pircher utilise d’ailleurs le terme Gegenliebe et donne d’autres parallèles d’amour réciproque dans la poésie funéraire66. Le sentiment d’amour est omniprésent dans cette épigramme, par l’impératif « φίλει » (v. 4) (c’est d’ailleurs la dernière idée du texte), mais il est également présent avec le superlatif « φίλτατε » (v.4). L’amour se manifeste ainsi sémantiquement et symboliquement dans la façon dont le texte est matériellement gravé.
On retrouve cet amour et ce dialogue dans le geste même de dexiosis mais aussi, si l’on regarde de plus près la disposition des termes sur la pierre, entre le nom de Mélitè (v.1) et le terme ἄνδρα (v.3) qui sont alignés verticalement, juste après un axe vertical central qui s’aligne sur la poignée de main des deux personnages, communément interprétés comme un geste d’adieu. Les époux, figurés de part et d’autre de cet axe sur le relief, se trouvent réunis verticalement par les deux termes figurant l’un sous l’autre : le nom de la défunte et le terme de « mari » (fig. 3).
L’épigramme et le bas-relief se complètent donc pour donner l’image personnalisée d’une épouse aimante et aimée. Un véritable dialogue se met en place entre les époux et entre l’image et le texte. Le dialogue est dramatisé et le passant n’est plus un lecteur passif mais un performer67 actif du message.
Conclusion
Pour conclure, les formes de contacts entre les personnages représentés sur les reliefs de l’âge classique sont essentielles, particulièrement entre époux, qu’il s’agisse d’échanges de regards, de contacts plus tangibles comme les poignées de mains sur les scènes de dexioxis ou de la communication mise en place par les formes énonciatives choisies dans l’épigramme. Le dialogue entre époux peut ainsi se faire à plusieurs niveaux : il peut se concentrer sur un dialogue visuel ou prendre la forme d’une apostrophe visuelle et textuelle de la défunte ou du passant. Dans le dernier cas, l’énonciation de l’épigramme peut chercher à redonner vie à la voix de la défunte, dans un éternel échange. Ces épigrammes constituent un véritable hommage conjugal, en créant des dialogues virtuels qui nous renseignent sur les relations des protagonistes et leurs sentiments mutuels. Les exemples présentés datent de l’époque classique et restent simples et concis, mais par la suite, les systèmes de dialogues dans les épigrammes hellénistiques et romaines sont plus développés et plus complexes, parfois verbeux, devenant parfois un véritable « jeu littéraire », truffé de références littéraires et philosophiques68. L’épitaphe d’Atilia Pomptilla69 est ainsi un exemple complexe d’une inscription bilingue, alternant sept épigrammes en latin et sept en grec, dans laquelle les voix des époux se répondent, chacun ayant son propre système métrique70. Le texte évoque le sacrifice conjugal de Pomptilla, une réminiscence évidente à la figure d’Alceste.