L’Antiquité gréco-romaine a fourni de nombreux groupes de personnages fabuleux d’un seul sexe, comme les sirènes, les sphinx1, les satyres, les centaures. Ces espèces mythiques, à mi-chemin entre le réel et l’irréel, paraissent se borner à cette frontière du genre qu’elles ne dépassent, pour certaines, jamais. Êtres hybrides pouvant être appelés mixanthrôpoi2, ils se situent à la frontière de l’animal et de l’humain, limite retranscrite dans la figuration par un assemblage empruntant à plusieurs espèces. À l’époque archaïque et jusqu’au ve siècle av. J.‑C., la partie animale des centaures (exprimée par la violence) prend le dessus, notamment à travers la centauromachie3. Mais la porosité de la frontière humain/animal permit, au même moment, que des centaures plus humains voient le jour, tels que Pholos ou Chiron, à qui l’éducation de jeunes hommes sera confiée. C’est peut‑être à cause de ce caractère humain déjà présent que les centaures ont été l’un des rares hybrides dotés de parèdres, de manière ponctuelle au ve siècle av. J.‑C., plus nettement durant l’époque impériale. La Famille de centaures de Zeuxis (tableau décrit par Lucien au iie siècle apr. J.‑C.) est le plus ancien exemple connu d’une famille de centaures, incluant une femelle et une progéniture. Par l’originalité de son sujet, cette œuvre témoigne de la variabilité des mythes grecs, dont les poètes qui les transmettent ne sauraient répondre à un dogme et ainsi restreindre leur activité fondamentalement créatrice4. C’est ce dont témoigne également Ovide, au ier siècle apr. J.‑C., lorsqu’il introduit le couple de centaures Cyllare et Hylonomé dans la centauromachie thessalienne5.
Sont présentés ici les résultats d’un travail effectué dans le cadre d’un mémoire de master, qui consistait en un recensement et une étude des attestations textuelles et figurées de centauresses dans l’Antiquité gréco-romaine. Au total, une soixantaine de représentations ont été relevées dans le monde grec et en Italie, parmi lesquelles seulement une dizaine datent des époques classique et hellénistique. Il est question dans cet article de comprendre comment le personnage de la centauresse, discret dans le monde grec, participe à partir de la fin de la République et à l’époque impériale à l’évolution de la figure mythique du centaure, passant de monstre stérile à hybride dompté, voire humanisé.
Discrétion de la centauresse dans le monde grec
Le centaure grec
Les premières images de centaures dans le monde grec apparaissent à l’époque archaïque et sont d’emblée empreintes d’un caractère violent et belliqueux. Impuissants face à la mania que déclenchent chez eux le vin et l’éros, ils constituent un ennemi idéal dans les récits héroïques, particulièrement pour Héraclès qui les combat à deux reprises : une première fois lorsque le héros et le centaure Pholos partagent du vin, ce qui fait tomber la troupe dans une folie incontrôlable6 ; une seconde fois lorsque Nessos, faisant mine d’aider Déjanire à traverser l’Événos, tente de la violer7. Ces récits montrent que le rapport des centaures aux femmes est agressif. Ce constat est corroboré par un autre mythe célèbre, celui du combat contre les Lapithes, dont l’élément déclencheur est la tentative d’agression d’un centaure contre Hippodamie, la mariée8. Ces légendes définissent les centaures dans l’imaginaire grec archaïque et classique, les faisant apparaître comme des êtres agressifs et sauvages. Au vie siècle et plus encore à partir du ve siècle à cause des Guerres médiques, les centauromachies connaissent un vif succès dans les représentations figurées, notamment sur la céramique grecque puis dans le décor de bâtiments publics9. À cette époque, les ennemis mythiques mis en scène dans ces représentations figurées signifient, de manière métaphorique, la supériorité des Grecs sur les peuples barbares, en particulier les Perses. C’est ce qu’illustre le décor architectural du Parthénon à Athènes (fig. 1), où la centauromachie thessalienne (métopes sud), la gigantomachie (métopes est) et l’amazonomachie (métopes ouest) symbolisent la victoire d’Athènes sur la barbarie, incarnée ici par plusieurs évocations des forces du chaos. Plus généralement, les centaures sont aussi présents dans la décoration des temples postérieurs aux Guerres médiques, où ils incarnent l’Autre incivilisé10.
L’absence de parèdre chez les centaures s’explique, car la légende ne leur en a jamais fourni. Nés de l’accouplement entre un homme et une cavale, ils sont un prodige de l’ordre du monstrueux et n’ont pas vocation à avoir une descendance, encore moins une famille. La violence et l’agressivité ne sont d’ailleurs pas réservées aux êtres mythiques masculins, puisqu’on trouve ces caractéristiques chez les sphinx ou encore les sirènes qui vivent elles aussi sans parèdre et entretiennent un rapport malveillant avec le masculin11.
La Famille de centaures de Zeuxis
La première figuration d’une centauresse est sans doute due au peintre Zeuxis, à la fin du ve siècle av. J.‑C., mais il la place bien loin de ce contexte querelleur12. Le tableau est décrit par Lucien de Samosate au iie siècle apr. J.‑C.13, qui ne peut contempler l’œuvre originale, car elle aurait été perdue en mer avec une partie du butin saisi lors du pillage d’Athènes en 86 av. J.‑C. Lucien commente donc une copie dont il dit qu’elle est exposée chez un peintre athénien, et « réalisée avec une minutieuse exactitude d’après le tableau lui-même. »14 Selon l’auteur, le tableau montre une centauresse couchée qui allaite deux nouveau-nés centaures, l’un à ses seins de femme, l’autre à ses mamelles de jument ; au-dessus du groupe, un centaure rieur brandit un lionceau pour effrayer gentiment sa progéniture. L’œuvre de Zeuxis est très éloignée de l’image traditionnelle et contemporaine du centaure. Elle n’est apparemment pas le reflet d’un mythe, car elle ne correspond à aucun récit ancien connu, et parce qu’elle est unique en son genre, au moins jusqu’au iie siècle apr. J.‑C., époque pendant laquelle le sujet sera repris et modifié15. Selon le témoignage de Lucien, le peintre a inventé ce sujet, car il lui offrait le moyen de déployer toutes ses compétences artistiques, et lui-même considérait que la prouesse de son œuvre avait bien plus à voir avec la technique et l’habilité de la représentation qu’avec l’originalité du motif : il s’agissait de la figuration très réaliste de la combinaison des deux natures de l’être mixte16. D’un point de vue formel, Zeuxis paraît donc être l’inventeur de la femme centaure et des enfants centaures, mais aussi, d’une manière plus générale de la possibilité d’une génération de centaures.
La centauresse à l’époque impériale : apparition et développement
Observations
Si les centauresses sont discrètes dans le monde grec, plus à l’ouest un changement important survient à la fin de la République et se développe à l’époque impériale, puisque l’on observe l’existence d’une cinquantaine de représentations de centauresses et trois mentions littéraires pendant cette période.
Au ive siècle av. J.‑C., les centauromachies sont beaucoup moins présentes dans l’art figuratif en Grèce17, et les centaures rejoignent le thiase de Dionysos accompagnés par de petits amours, ouvrant la voie à l’imagerie du triomphe dionysiaque romain où centaures, satyres, ménades et erotes se réunissent dans une joyeuse procession18. Dans l’entourage de Dionysos/Bacchus, ils sont généralement musiciens et à l’époque hellénistique apparaissent sous la forme du centaure jeune et du centaure âgé (fig. 2). Le corps puissant des centaures convient tout à fait au triomphe de Bacchus, mais il n’est pas l’« animal de trait » exclusif du dieu, puisque son char est bien souvent tiré par des félins, et parfois même des éléphants19. Le rôle du sauvage incivilisé qu’endossaient auparavant les centaures s’atténue donc, ce dont témoigne également la littérature alexandrine qui n’évoque la centauromachie thessalienne qu’implicitement et pour prévenir des méfaits de l’abus de la boisson20. Même quand ils ne sont pas montrés dans un environnement bacchique, ils relèvent d’une forte humanisation, ce que montre une mosaïque de centaures au banquet21.
C’est à la suite de cette mutation de l’image des centaures dans l’imaginaire des Anciens que des centaures féminins font leur apparition au ier siècle av. J.‑C. et se développent jusqu’au iiie siècle. À l’époque impériale, les centauresses sont représentées surtout dans deux contextes iconographiques : domestique et funéraire. Dans la demeure, elles apparaissent comme des personnages constitutifs d’un décor, sous forme de statuettes, de représentations sur du mobilier (porte-lampes, vases à boire, coffrets), des mosaïques et des fresques. Une intaille et cinq camées représentent une centauresse allaitante22 ou Dionysos et Ariane triomphant dans un bige tiré par deux centaures, mâle et femelle23. Quant au contexte funéraire, une centauresse est attestée sur un autel24, mais ce personnage féminin est surtout présent sur la face principale de sarcophages à partir du iie siècle (vingt-trois occurrences). Que ce soit à l’intérieur d’une maison ou sur un sarcophage, les centauresses sont représentées principalement dans un contexte dionysiaque, qui concerne une quarantaine d’occurrences. D’autres contextes narratifs de représentation, moins fréquents, sont ceux de la violence et de la victoire25.
Les centauresses sont le plus souvent représentées dans un environnement bacchique, que le dieu soit sur son char, dans le thiase, ou bien que sa présence ne soit qu’évoquée, ce dont témoignent des paires de canthares et de skyphoi26 (fig. 3 et 4) ou des fresques27. Les reliefs de sarcophages sont le support de représentation des centauresses le plus fréquent. Sur ces derniers, elles sont presque toujours harnachées au char de Dionysos et accompagnées d’un centaure mâle qui est barbu ou imberbe. Quelques configurations récurrentes ressortent. L’une d’elles figure Dionysos sur son char accompagné du thiase formé de satyres, d’erotes, de ménades, de Pan et parfois d’animaux (panthère, bouc)28. Une autre configuration montre deux cortèges bacchiques affrontés (d’un côté Dionysos, de l’autre Ariane ou Sémélé), qui convergent vers un clipeus central (fig. 5)29. Quand ils tirent le bige du dieu, les centaures forment le Kentaurenwagen où la centauresse est soit musicienne, soit porteuse d’un élément végétal. Le Kentaurenwagen de centaures musiciens ou porteurs de canthares et/ou d’éléments végétaux est très répandu sur les sarcophages mais il ne s’agit pas néanmoins d’un type de représentation privilégié de centauresses. La dernière forme figure le mythe de Dionysos et d’Ariane à Naxos, lorsque le dieu arrête sa troupe et découvre la fille de Minos (fig. 6)30. Dans cette dernière version, la centauresse est toujours agenouillée face à son petit. Dans ces trois configurations, les centaures sont figurés, car Dionysos est sur un char, leur présence est donc directement liée à ce type de représentation du dieu. La centauresse allaitante (theleia hippokentauros31) en revanche, est un motif original, car la centauresse est au premier plan et constitue, avec son petit, un motif indépendant du centaure et même du reste de la composition32.
Les statuettes, la vaisselle et les éléments mobiliers présentent presque exclusivement des centauresses dionysiaques. Il est possible que certaines de ces représentations, en apparence isolées33, aient formé une paire avec un centaure, constituant alors un couple des deux sexes de l’espèce mythique, ce dont atteste l’exemple des quatre statues-fontaines retrouvées à Oplontis (fig. 7)34. Des duos centaure/centauresse se retrouvent encore dans les fresques de la villa « de Cicéron » à Pompéi, où deux centauresses aux attributs dionysiaques, l’une sage et l’autre échevelée, associées à deux centaures, participent au décor mural d’un triclinium35. Cette hypothèse peut être mise en parallèle avec le répertoire iconographique des canthares et skyphoi en argent qui cette fois ne montre pas le couple de centaures harnaché au char dionysiaque36, mais indépendant de la présence de Dionysos/Bacchus, qui n’est signifiée que par l’environnement bacchique et rustique du décor et par les petits personnages habituels de sa suite (un jeune satyre et des erotes). Le mâle et la femelle sont visuellement dissociés, chacun étant représenté sur une face ; ils ne peuvent jamais être observés en même temps mais « fonctionnent » pourtant ensemble, mettant en scène une opposition par le genre.
Cette répartition du masculin et du féminin illustre implicitement et à un niveau de lecture différent la pensée dionysiaque qui aime jouer sur les contrastes d’humeur (centaure torturé/centaure jovial), d’âge (centaure juvénile/centaure âgé), ici de sexe37. Ces oppositions peuvent trouver leur source dans la poésie hellénistique qui use des contrastes d’humeur38. L’un des objets les plus significatifs de ce contraste est un porte-lampes en bronze du ier siècle av. J.‑C. ou du ier siècle apr. J.‑C., qui réunit des membres féminins des thiases marin et terrestre, avec en bas une centauresse sauvage – en train de cabrer, bras droit tendu vers le haut –, en haut une néréide montée sur un dauphin qui dévore un poulpe39. Ces deux personnages féminins semblent à première vue opposés, d’une part par leurs attitudes – la néréide est paisiblement assise sur un dauphin tandis que la centauresse est saisie en pleine action –, d’autre part à cause de l’environnement où elles évoluent, marin et terrestre, dont l’association est incongrue. La néréide est empreinte d’une grande « féminité » ou sensualité, présentée à la manière d’une Aphrodite40, le corps largement découvert. Or, la centauresse se présente immédiatement aux antipodes de cette « féminité » de la néréide, difficile à appréhender à cause de son hybridité. Néanmoins certains points communs existent entre les deux figures. Le premier se perçoit dans le détail du sac que la centauresse porte en bandoulière sur le torse. Ce sac contient une portée de trois jeunes félins, qui sont sujets à différentes interprétations. Le centaure étant chasseur par excellence, nous pouvons d’abord penser à un butin de chasse. Mais la manière dont elle les porte (elle ne les brandit pas comme c’est le cas ailleurs41) et la proximité avec la poitrine humaine rappellent davantage une fonction nourricière42. Enfin, ce qui semble être la « clé » de cet étonnant assemblage est leur lien avec Dionysos, chacune prenant part à un thiase, l’un marin l’autre terrestre. Cet objet étonnant a pu finalement avoir, selon A. Pasquier, pour vocation le divertissement, l’amusement provoqué par une mise en scène et une association d’éléments absurde donc surprenante43. Le groupe de la néréide montée sur un dauphin ne prend pas place sur les flots, mais est perché sur un arbre ; d’un autre côté, le centaure est passé de mâle à femelle et de prédateur à nourrice. La centauresse transgresse ici le caractère traditionnel du centaure pour une expression qui n’est pas « sage », mais qui, par son éventuelle fonction nourricière, rejoint le monde civilisé. Néanmoins, la centauresse ne va pas ici jusqu’à enfanter, elle reste un « monstre »44. Les centauresses ne vont en revanche pas jusqu’à retranscrire l’opposition d’âge souvent exprimée entre le centaure jeune et le centaure âgé, qu’illustrent de nombreux sarcophages45 et les centaures « du Capitole » découverts dans la villa d’Hadrien à Tivoli, évoqués plus haut46.
Cyllare et Hylonomé, un couple de centaures ovidien
Seules trois références littéraires mentionnant un centaure féminin nous sont parvenues de l’Antiquité et elles sont relativement tardives, car la première, celle d’Ovide, qui est la seule qui place une centauresse dans un récit, date de la fin du ier siècle av. J.‑C. ou du début du ier siècle apr. J.‑C. Les deux autres sont deux descriptions de tableaux, l’une de l’œuvre de Zeuxis par Lucien au iie siècle déjà évoquée, et une autre de Philostrate, qui décrit un tableau vu à Naples qui figure une troupe de centauresses et de tout jeunes centaures, en plein air. Ce tableau, s’il a existé, est un autre témoin de la valeur des centauresses comme figure artistique appréciée de l’élite romaine.
Le texte le plus intéressant pour nous est celui des Métamorphoses d’Ovide (XII, 393‑428) dans laquelle le poète met en scène un couple de centaures, Cyllare et Hylonomé, au cœur du combat contre les Lapithes. Plusieurs détails donnés par l’auteur montrent que Cyllare est un centaure singulier, notamment par sa grande beauté ou le fait qu’il ne partage pas les vices de ses semblables, tels que l’ivrognerie ou les violentes pulsions érotiques. La description de sa compagne Hylonomé la distingue aussi par les soins qu’elle se prodigue afin de parfaire sa beauté (bains, coiffures, parfums, accessoires et vêtements) pour plaire à Cyllare. Les deux êtres, par leurs activités, leur apparence et les relations qu’ils entretiennent, paraissent bien plus proches de la civilisation humaine que de la sauvagerie des centaures. De plus, rien n’est dit explicitement concernant la double nature d’Hylonomé, comme si Ovide souhaitait taire ou amoindrir son hybridité. Selon J. B. DeBrohun, le passage serait une digression ayant pour but de ponctuer les scènes sanglantes par une incise qui évoque « un monde de paix et de tendresse domestique » s’inscrivant dans les conventions du récit épique47. Ovide insiste en effet sur des concepts éloignés de la guerre (la beauté, l’harmonie, la concorde, l’amour), et cette romance à la fois idyllique et funeste inscrit le passage dans la poésie lyrico-élégiaque48. Il paraît alors difficile de considérer l’apparition d’Hylonomé chez Ovide comme la première mythologie d’une centauresse ; il s’agirait plutôt d’une savante manœuvre littéraire à vertu poétique permettant de soulever des questions philosophiques telles que l’opposition entre natura et cultus, l’animal et l’humain, le masculin et le féminin, l’amour et la guerre. Néanmoins, constatons que cette centauresse, la seule qui soit mise en scène dans un mythe littéraire, contraste avec les centaures sauvages « anciens ». Cette différence est en accord avec ce que l’on observe au même moment dans la figuration où les centauresses illustrent un apprivoisement du sauvage.
Un personnage au service de l’idéologie impériale
Les événements qui ont troublé l’Italie à la fin de la République ont favorisé la croyance d’un retour possible à un nouvel Âge d’Or, pensée encouragée par la poésie hellénistique et la prophétisation de cette nouvelle ère, par exemple dans la tradition mystique orphique49. Les thèmes de l’Âge d’Or et du monde dionysiaque ont été rapprochés très tôt, et les Bacchantes d’Euripide ainsi que la race dorée évoquée par Hésiode ont fortement influencé l’imaginaire romain50. Bien qu’associée avec l’avènement céleste d’Apollon, cette idée accorde une place majeure à Dionysos dont l’aspect pastoral, l’entente entre les hommes et les animaux sauvages dans sa suite, ainsi que le mythe du démembrement et de la résurrection, conviennent à cette nouvelle ère51. Le cadre de cet âge d’or est rustique, bucolique et idyllique, ses acteurs sont aussi bien les hommes que les animaux, car tous les êtres vivants vivent en harmonie. Le tout est empreint d’une grande piété, incarnée à partir de la fin du ier siècle av. J.‑C. dans l’art figuré par les paysages sacro-idylliques52. Les bergers renvoient à cette image par leur ruralité, leur aspect traditionnel, ancien et en un sens « originel » ; dans l’entourage de Dionysos, les satyres ainsi que Pan font particulièrement référence aux pasteurs, notamment quand ils jouent de l’aulos ou de la syrinx et portent le lagobolon53. Cet engouement pour les promesses dionysiaques réservées aux initiés déteint à la fin de la République dans la décoration des maisons de riches citoyens, d’abord en tant qu’ostentation « externe », visible de tous, se retranchant ensuite dans les parties privées des demeures54. Ce répertoire figuratif est visible à la fois dans les éléments qui décorent les pièces (fresques, mosaïques, statues) et dans le mobilier usuel domestique (vaisselle, coffret, porte-lampes, etc.), qui pouvait être employé lors de la pratique de banquets, certains réellement utilisés, d’autres seulement exposés. En tant qu’allusions à la culture grecque, ces objets et surtout leur décor permettaient au propriétaire et à ses invités de revendiquer leur philhellénisme, leur raffinement, de stimuler les conversations et d’exposer leur paideia55. Les témoins les plus parlants conservés de nos jours sont situés dans la baie de Naples ou à Rome, où de très riches demeures présentent un savant programme décoratif dans lequel l’ornementation, tant celle des murs que des pavements et du mobilier, se déploie harmonieusement dans toute la maison56.
Nous l’avons dit, au ier siècle av. J.‑C. et par la suite, les centaures sont souvent intégrés au thiase de Dionysos. Hors du contexte privé, ce phénomène est également attesté au service du pouvoir, ce dont témoigne la frise de centaures du théâtre antique d’Orange (fig. 8)57. La mise en scène de centaures et de centauresses tantôt musiciens, tantôt porteurs d’animaux pour le sacrifice, les présente dociles et même « auxiliaires ou personnel d’un rituel. »58 Ici, les centaures apprivoisés renvoient symboliquement à « la célébration de la victoire impériale des forces violentes ou négatives rattachées à ces monstres, tout à fait caractéristique de la mise en images de l’idéologie augustéenne »59, faisant évidemment écho à la thématique de l’Âge d’Or, avec de surcroît l’introduction du féminin. Un autre document témoigne de cette domestication extrême du centaure, dans laquelle il a perdu son caractère prédateur : il s’agit d’une mosaïque qui ornait un triclinium de la villa d’Hadrien à Tivoli (fig. 9), dont une copie postérieure de moindre qualité a été découverte à Cherchel60. Elle figure un couple de centaures dans une zone aride et désertique attaqué par des fauves (lion, tigre). Cette mosaïque de grande qualité, réalisée en opus vermiculatum, s’inscrit dans un ensemble de cinq mosaïques représentant des divinités pastorales, des paysages rustiques et des masques61. La centauresse est au sol le flanc ensanglanté, tandis que son compagnon s’apprête à assommer son agresseur. Cet exemple est représentatif du changement considérable de l’image du centaure à partir de l’époque impériale qui même en pleine nature, son environnement de prédilection, a perdu tout caractère agressif et prédateur et se trouve victime d’une attaque d’animaux sauvages qu’il incarnait auparavant. La centauresse n’est pas montrée hargneuse et combattante comme le sont traditionnellement les centaures, au contraire elle semble vulnérable. L’intégration de cette scène dans le programme décoratif de la villa d’un empereur témoigne de la portée du sujet : l’hybride auparavant monstrueux est désormais dompté, plus encore, il est inclus dans le monde civilisé et est soumis aux mêmes dangers. À partir du ier siècle av. J.‑C., la centauresse participe à la réduction du côté monstrueux des centaures, processus engagé depuis qu’ils ont rejoint le thiase62, et le pousse à l’extrême puisque s’ouvre la voie de la reproduction, ce dont témoigne le thème de la centauresse allaitante. L’hybride qu’est le centaure n’est plus un monstre ou un contre-exemple de l’humanité, mais intègre la civilisation.
Conclusion
L’étude des attestations de centauresses a montré une concentration des occurrences à l’époque romaine. La pensée d’un nouvel Âge d’Or, favorisée par la fin des guerres civiles et le philhellénisme qui touche les élites romaines aux iie et ier siècles av. J.‑C., est promue par l’idéologie augustéenne et a fortement participé à l’exaltation des décors dionysiaques dans les demeures. Les centaures, hybrides monstrueux, demeuraient à l’époque classique des êtres isolés à la fois des hommes et des dieux, à qui les mythes n’offraient pas même l’accès à la reproduction. Ils incarnaient à ce titre et de la même manière que les satyres63 l’altérité sauvage opposée à la civilisation grecque64. Mais ce rôle perd peu à peu de son importance, et, on l’a dit, les centaures s’assagissent notamment en rejoignant le thiase de Dionysos. Dans le contexte de la fin de la République et du début de l’Empire, l’apparition franche de centaures « au féminin » s’inscrit dans l’idée de la domestication du sauvage et dans la pensée d’un Âge d’Or où hommes et animaux vivent en harmonie et en paix. Dans le cadre de cette évolution, il semblerait que les artistes aient voulu dépasser la frontière qui existait entre l’homme et l’animal à travers la figure hybride du centaure en l’intégrant au monde civilisé, notamment par la création d’une altérité féminine, les centauresses, modifiant ainsi la tradition mythique selon laquelle les centaures étaient des monstres stériles. En introduisant une parèdre, l’espèce mythique du centaure a la possibilité de procréer, d’avoir une descendance, ce qui la rend plus acceptable, car proche des êtres vivants non mythiques. Il rejoint ainsi la civilisation, et les artistes vont même parfois jusqu’à amoindrir voire taire son caractère hybride, tel que le poète Ovide.
Les mêmes constats sont possibles avec l’évolution du dieu Pan et dans une moindre mesure des satyres qui, à la fin de la République et jusqu’au iiie siècle, apparaissent sous une forme féminine65. Pour finir, citons S. Wyler qui écrit à propos des satyres de la mégalographie de la villa « des Mystères » que « ces figures hybrides (…) sont le cœur de la logique de l’Âge d’Or dionysiaque, et la poussent aussi à son extrême. »66 Outre la domestication du sauvage, c’est aussi l’idée d’un renouvellement générationnel, d’une renaissance harmonieuse qui est signifiée, et les mixanthrôpoi monstrueux intensifient l’aspect harmonieux de ce monde rêvé.