Introduction1
D’un point de vue géographique, nous retiendrons trois types d’espaces pour l’implantation d’un lieu de culte dans le monde grec antique. En contexte urbain, le sanctuaire se trouve entre les murs de la ville, par opposition au lieu de culte périurbain, localisé à ses abords immédiats, dans la zone qui peut être assimilée à un faubourg. Enfin, tout sanctuaire installé au-delà de cet espace intermédiaire, dans le reste de la chôra de la cité qui en a la juridiction et jusque dans les montagnes, aux confins du territoire, peut être qualifié de rural2. Déméter a longtemps été avant tout considérée comme une déesse de la ruralité et plus largement de la montagne, avec des lieux de culte principalement en hauteur. Toutefois, aucun systématisme ne peut être démontré de ce point de vue, car elle possède en réalité des sanctuaires dans chacune des catégories énoncées (fig. 1)3. Il serait plus juste de considérer l’isolement, plus que la ruralité ou l’altitude, comme caractéristique principale – mais non exclusive – des lieux propices à l’implantation des cultes démétriaques. En effet, leur nature semble nécessiter, plus que pour d’autres, la présence de divers dispositifs permettant de dissimuler autant le lieu de culte en lui-même que les rites qu’il accueille et les fidèles qui les pratiquent.
Quels types d’équipements servent à cacher le déroulement des rituels, pour quelles raisons s’isoler ainsi et de qui faut-il se protéger sont autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre dans cet article, dans le but de démontrer l’importance primordiale de la frontière sacrée dans les sanctuaires de Déméter dans le Péloponnèse.
Notre recherche s’inscrit dans un cadre chronologique vaste qui s’étend de l’époque archaïque à l’époque impériale, de façon à permettre la confrontation d’un maximum d’occurrences sur le territoire péloponnésien. Le corpus à l’étude compte 22 sanctuaires de nature variée (tableau 1), répartis dans toutes les régions de la péninsule et sélectionnés pour les dispositifs d’isolement qu’ils présentent ou qui en sont absents. Ces sanctuaires sont connus essentiellement par les sources écrites, littéraires ou épigraphiques, principalement à travers l’œuvre de Pausanias dont le goût prononcé pour les lieux de culte, surtout en l’honneur de Déméter, l’amène souvent à s’appesantir sur le sujet, ce nous est bien utile. La documentation archéologique, bien que succincte pour les thématiques qui nous intéressent, est également prise en compte.
L’éloignement comme frontière
L’isolement peut tout d’abord se manifester géographiquement : les sanctuaires démétriaques implantés en zone rurale sont nombreux et le Péloponnèse ne fait pas exception. Parmi eux, citons le sanctuaire de Déméter Mysia qui, d’après Pausanias, se situe à 60 stades (environ 11,5 km) de sa cité administratrice, Pellène4. De même, le sanctuaire de Déméter Éleusinia est indiqué « sur les confins de Thelpousa »5. Le choix de ces lieux reculés peut s’expliquer de différentes façons. La première est d’ordre spatial : dans le hiéron de Déméter Mysia était célébrée une fête qui se déroulait sur sept jours ; on peut aisément imaginer qu’il fallait disposer d’un espace conséquent pour loger la totalité des fidèles sur cette durée. La nature de certains rites imposant d’y séjourner plusieurs nuits de suite et, pour cela, d’installer un campement d’une ampleur suffisante, pourrait expliquer la nécessité de s’éloigner à ce point de la cité ; d’autant plus que, le cas de Mégalopolis mis à part, les sanctuaires urbains de Déméter semblent souvent avoir été de taille modeste. La même remarque peut être énoncée à propos du culte de Déméter Éleusinia qui, comme son nom le suggère, abritait des mystères ; or, le sait, ceux-ci peuvent aussi se dérouler sur plusieurs jours et nuits.
La seconde justification possible relève également de la nature des cultes. Les mystères, par exemple, sont réservés à un public privilégié, dont les critères de sélection varient d’une cité à l’autre et ne sont pas toujours connus. Destinées exclusivement aux initiés, ces cérémonies ne doivent surtout pas être observées, ou entendues, par des yeux ou des oreilles profanes et nécessitent de toute évidence une délimitation très stricte derrière laquelle se dissimuler aux regards, suffisamment loin du monde pour ne pas être écoutées. C’est alors que leur emplacement reculé prend tout son intérêt : d’une part, la distance limite les possibilités d’interactions involontaires avec des non-initiés et, d’autre part, le territoire rural permet d’exploiter l’environnement naturel. En effet, l’éloignement n’est pas la seule manière de se protéger des regards. Comme D.E. Birge le remarque, Déméter possède la grande majorité des bois sacrés, ou alse, listés par Pausanias6. Dans le Péloponnèse, il en existe au moins huit : l’alsos de Déméter Mysia près de Pellène, de Déméter Mélaina près de Phigalie, de Déméter à Mantinée, de Déméter Korytheis sur la route de Tégée à Argos, de Déméter Prosymna à Lerne, des Grandes Déesses à Andania et, enfin, deux alse à Mégalopolis, le premier dédié à Déméter au Marais et le second aux Grandes Déesses, Déméter et Koré7. À l’exception de ce dernier cas sur lequel nous reviendrons plus tard, aucun bois n’est associé à une enceinte construite ; il faut donc considérer la lisière comme l’entrée du domaine sacré, constituant un enclos naturel. Ainsi, à l’image du péribole maçonné, l’alsos peut contenir un autel, un temple ou toute autre structure utile à la pratique du culte.
En outre, l’alsos est souvent associé à différents éléments naturels qui viennent renforcer son rôle. Pausanias précise par exemple que le bois « de platanes sacrés » de Déméter Prosymna non loin de Lerne se situe sur le mont Pontinos, donc en hauteur, et est délimité d’un côté par la rivière du même nom et de l’autre par la rivière Amymone. De plus, il s’étend jusqu’au littoral qui marque sans aucun doute son extrémité8. De la même manière, l’alsos de Déméter Mélaina à quelque cinq kilomètres de Phigalie abrite un lieu de culte un peu particulier : une grotte, probablement naturelle9, creusée sur les hauteurs de l’Élaion. Point central du sanctuaire, c’est devant son entrée que se trouve l’autel sur lequel les fidèles viennent consacrer non pas un animal, mais « le produit des arbres cultivés, des rayons de miel et des laines qui n’ont pas encore été traitées » ; la caverne fait donc bien office de temple, d’autant plus qu’elle accueille la statue de culte10. Comme l’explique Katja Sporn, la grotte semble constituer une délimitation suffisamment claire ne nécessitant pas l’adjonction d’une enceinte construite11. Toutefois, la présence de l’alsos peut signifier que le territoire de la déesse s’étendait pourtant bien au-delà. D’après Pausanias, ce sanctuaire jouissait d’une grande renommée, il explique d’ailleurs être venu à Phigalie surtout pour le visiter et précise pratiquer le même sacrifice que celui rendu annuellement par la communauté des Phigaliens12. Un sanctuaire d’une telle notoriété attirait sans nul doute un nombre conséquent de personnes, et peut-être que l’espace restreint devant la grotte ne suffisait pas, par exemple, à accueillir simultanément toute la population phigalienne. Les fidèles étaient donc certainement répartis tout autour, dans le bois.
L’installation de sanctuaires à distance des centres urbains constitue une première façon de s’isoler avec l’avantage de permettre l’exploitation du faciès morphologique du terrain ; la pente d’une montagne, les bois ou encore les grottes offrent ainsi une couverture supplémentaire au déroulement des rituels. Ce sont dans le Péloponnèse les éléments naturels les plus fréquemment utilisés pour borner les sanctuaires démétriaques. Néanmoins, il existe également des délimitations architecturées, parfois en contexte rural, mais aussi urbain, où les sanctuaires nécessitent tout autant, si ce n’est davantage, d’isolement.
La frontière architecturée
Les occurrences de dispositifs bâtis que nous avons pu recenser appartiennent à deux contextes. Une première catégorie est constituée des sanctuaires équipés de hauts murs destinés à isoler les rites secrets dans leur globalité ; une seconde comporte des lieux de cultes dotés d’une démarcation supplémentaire, à l’intérieur du téménos.
Nous n’avons rencontré que deux sanctuaires urbains appartenant à la première catégorie : tout d’abord à Hermionè, en Argolide, où Pausanias décrit des « enceintes [περίβολοι] en grosses pierres non taillées » à l’intérieur desquelles sont accomplis des rites secrets en l’honneur de Déméter13. L’auteur ne s’attarde malheureusement pas sur ce lieu et nous ne savons rien des cultes qui y étaient pratiqués. Ensuite à Mégalopolis, nous apprenons qu’un enclos (encore περίβολος) est dédié aux Grandes Déesses, identifiées ici, comme souvent, en tant que Déméter et Koré14. À nouveau, cette structure est associée à l’accomplissement de rites secrets, mais dont la nature est cette fois clairement indiquée puisqu’ils sont supposés reproduire fidèlement ceux d’Éleusis15 : il s’agit donc de mystères16. Le rôle de ces murs est de toute évidence de protéger le secret des rites qui se déroulent à l’intérieur. C’est du moins ce que l’on peut comprendre de la « loi d’Andania » ; cette stèle du ier siècle17 découverte en Messénie porte un règlement cultuel associé aux mystères qui avaient lieu dans le bois sacré du Karnasion, non loin d’Andania. Il y est précisé que les non-initiés ne sont pas autorisés à pénétrer dans l’enclos18.
Des temples comme celui de Déméter Pélasgis sur l’agora d’Argos ou encore de celui de Déméter et Koré sur l’Acrocorinthe, l’acropole de Corinthe19, ne semblent pas dotés d’une telle structure ; soit que les rites ne nécessitaient pas de se cacher, soit que Pausanias n’ait pas pris la peine de les signaler. On peut néanmoins déduire que, s’il ne l’a pas fait, c’est que le péribole ne remplit pas ici une fonction autre que celle de simple marquage de l’étendue du territoire divin20. Cependant, il existe au moins quatre cas dans le Péloponnèse de fêtes à initiation pour lesquelles Pausanias ne mentionne pas non plus l’existence de structures particulières21. Bien que ces sanctuaires se trouvent en dehors de la cité dont ils dépendent, toutes les autres occurrences relevées jusqu’à présent poussent à considérer la possibilité que Pausanias ait omis de les décrire, ou que la distance entre ces lieux et la ville fût jugée suffisante.
L’architecture permet en outre d’ajouter une protection supplémentaire au sein même du péribole, quelle que soit la manière dont il est matérialisé. Dans le sanctuaire de Mégalopolis, on remarque plusieurs caractéristiques d’isolement : il y a tout d’abord un bois sacré, circonscrit par une clôture, dont l’accès est interdit aux humains22. Alors que dans les cas précédents le bois sert à mesurer l’étendue du territoire de la déesse23, il se retrouve ici à l’intérieur du téménos. Son rôle semble donc tout à fait différent – d’autant plus que cette fois Pausanias parle de « mur de pierres » tout autour (θριγκῷ περιεχόμενον24), et non de péribole, pour en signifier la limite – bien que difficile à déterminer. Il faut peut-être réfléchir de manière plus globale pour l’expliquer : M. Jost remarque qu’au moment de la fondation de Mégalopolis, cité issue d’un synœcisme au ive siècle, sont implantés – parfois même déplacés – là les cultes des populations rassemblées. Des « doublons de sanctuaires arcadiens » sont alors créés, instaurant un pendant urbain à certains sanctuaires périurbains ou ruraux25. Si l’enclos des Grandes Déesses peut être ainsi associé au sanctuaire de Déméter au Marais que le Périégète situe aux portes de la ville, alors on peut envisager que les caractéristiques de ce dernier aient été copiées ; or il est installé dans un alsos26. L’enclos renferme également une très grande structure dans laquelle sont célébrés les mystères ; le mot exact est malheureusement manquant des manuscrits, mais M. Jost propose d’y restituer un mégaron27. Comme elle le rappelle, ce terme apparaît plusieurs fois en Arcadie dans le contexte démétriaque, tant dans les sources littéraires qu’épigraphiques28.
Abri des mystères par excellence, le mégaron constituerait une ultime barrière contre les yeux (et les oreilles) impies. Soit souterrain, soit équipé de hauts murs protecteurs, ce bâtiment souvent mentionné dans les sources manque malheureusement de parallèle archéologique, particulièrement en contexte démétriaque29. Le cas de Lykosoura apparaît malgré tout extrêmement éclairant. Sur ce site, où Pausanias signale l’existence d’un culte mystérique en l’honneur de Despoina auquel Déméter était vraisemblablement associée30, a été découvert un enclos monumental accessible grâce à deux rampes d’escalier de part et d’autre, à l’intérieur duquel des couches de charbon indiqueraient la présence d’une aire sacrificielle31 (fig. 2). Si l’identification de ce bâtiment est correcte, il s’agit là du seul mégaron connu dans le Péloponnèse. L’existence d’une telle structure serait particulièrement pertinente dans le cas de Mégalopolis où le sanctuaire intégré au tissu urbain nécessite encore plus que les autres un abri protecteur.
Le bois sacré Pyraia dédié à Déméter Prostasias et Koré présente aussi un cas de bâtiment intéressant. Situé sur la route de Sicyone à Phlionte, ce sanctuaire rural est le théâtre de deux cérémonies simultanées : les hommes célébraient un rite, selon toute vraisemblance en plein air, alors que les femmes se retiraient dans une structure appelée le nymphôn32. Tout comme le mégaron, ce nymphôn – dont Pausanias ne dit rien de plus – figure une séparation supplémentaire au sein du lieu de culte. Cependant, cette fois la différence n’est plus entre le sacré et le profane, ou l’initié et le néophyte, mais entre le masculin et le féminin. D’autres célébrations soulèvent la même problématique : le culte de Déméter est avant tout féminin et bien souvent les hommes en sont exclus. Comme nous l’avons déjà vu, ceux-ci sont sommés de quitter le sanctuaire de Déméter Mysia le troisième jour des festivités. Ce phénomène est également documenté par l’épigraphie, en témoigne un règlement cultuel découvert près de Korônè, en Messénie, légiférant à propos d’un banquet réservé aux femmes et prévoyant les amendes pour toute transgression33. Les femmes semblent même avoir eu un réel besoin de se protéger lors de ces rituels, car plusieurs épisodes d’intrusions et d’attaques masculines sont racontés dans la Périégèse. L’exemple le plus célèbre est sûrement celui d’Aristomène, figure politique des guerres de Messénie, qui s’introduisit avec d’autres hommes dans le sanctuaire spartiate de Déméter à Aigila ; pour éviter l’enlèvement, les femmes furent contraintes de se défendre à coups de couteaux et de broches à rôtir34.
L’architecture intervient donc à plusieurs niveaux dans les sanctuaires énoncés : pour délimiter le territoire divin au sein de l’espace urbain ou pour isoler un espace à l’intérieur du lieu de culte. La nature des cultes démétriaques semble requérir des dispositifs particuliers, puisque les rites doivent la plupart du temps se dérouler à l’abri soit des non-initiés, soit des hommes.
Frontières invisibles
Il existe toutefois des exemples de lieux de culte exempts de ces protections, mais où la dissimulation semble intervenir à d’autres niveaux pour servir d’autres desseins.
De prime abord, la procession qui traverse la cité d’Hermionè en Argolide tous les étés en l’honneur de Déméter Chthonia ne relève, par essence, pas de l’ordre du caché. D’ailleurs, Pausanias est libre de nous décrire sa composition : hommes, femmes et enfants défilent ensemble jusqu’au temple pour y apporter les objets du sacrifice, quatre génisses. En outre, si les fondations monumentales découvertes par l’Éphorie des antiquités d’Argolide ont été correctement identifiées, le temple de Déméter se trouve au sommet du Pron et était probablement bien visible depuis tous les points de la ville. C’est plus tard que la dissimulation entre en jeu : ici, c’est le sacrifice qui ne doit pas être montré. Le Périégète explique qu’il n’a pas lieu sur l’autel devant le temple, comme c’est la coutume, mais à l’intérieur, caché de tous les regards. Il est mis en œuvre par quatre vieilles femmes qui trônent dans le naos et sont, de surcroît, les seules autorisées à voir la statue de culte35. De la même manière, bien que le sanctuaire de l’Acrocorinthe soit localisé dans la périphérie de la ville et ne possède aucune délimitation particulièrement remarquable, Pausanias précise aussi que les statues de culte qui s’y trouvent ne sont pas visibles36 ; dans l’alsos Pyraia sont installées des statues de Déméter, Koré et Dionysos dont on ne peut admirer que les visages37.
Les sanctuaires démétriaques sont parsemés de lieux ou d’objets qu’il est interdit de voir, soit à tous, soit seulement à une catégorie de personnes. À l’image du bois sacré de l’enclos des Grandes Déesses à Mégalopolis, où personne n’a le droit de pénétrer, la Souda raconte qu’il existe un mégaron dont l’accès est absolument interdit à tous, à l’exception du hiérophante38. Ces éléments montrent bien que les dispositifs d’isolement n’interviennent pas que pour protéger les rites des non-initiés, mais aussi pour établir une distinction entre le personnel du culte et les fidèles voire même, plus largement, entre la divinité et les humains.
Quels que soient la forme et l’emplacement de cette limite, sa fonction est avant tout de matérialiser l’opposition entre ce qui relève du sacré – le rituel, le mystérieux – et ce qui est de l’ordre du profane – le monde extérieur. Dans cette idée, il est possible de considérer l’existence d’une ultime frontière temporelle. En effet, plusieurs rites présentés ici se déroulent à un moment bien précis : la nuit. Pausanias le premier nous apporte ce détail à plusieurs reprises : dans l’alsos de Déméter Mysia, il souligne que les hommes s’en vont pour laisser les femmes célébrer seules les rites nocturnes. Par ailleurs, ces festivités ont lieu sur plusieurs jours ; tout porte à croire que les autres nuits étaient aussi l’objet de cérémonies39. De la même manière, c’est pendant la nuit qu’Aristomène et ses compagnons s’introduisent dans le sanctuaire de Déméter à Aigila ; les femmes se défendant à l’aide de couteaux et de broches à rôtir, on peut en déduire qu’elles sont surprises en plein sacrifice ou encore pendant un banquet40. Il semblerait aussi, d’après le scholiaste de Lykophron, que certains rites pratiqués pour Déméter Mélaina soient nocturnes41. Enfin, Pausanias précise que les textes sacrés utilisés pour réaliser la cérémonie à initiation en l’honneur de Déméter à Phénéos doivent être replacés dans le pétroma « la même nuit »42.
L’existence de rites nocturnes peut aussi être documentée par l’archéologie. En effet, à travers le monde grec les lampes sont retrouvées en quantités considérables dans les sanctuaires démétriaques, à tel point d’ailleurs que leur présence peut parfois être considérée comme un marqueur d’identification des sanctuaires43. En ce qui concerne le Péloponnèse, nous avons pu recenser trois sanctuaires dans ce cas-là. Sur l’Acrocorinthe, N. Bookidis et R.S. Stroud notent la présence de lampes de formes variées en très grandes quantités, toutes périodes confondues, avec pour la plupart des traces de brûlures prouvant qu’elles ont servi à éclairer (fig. 3). Toujours en contexte périurbain, le site de Lykosoura a également révélé la présence de plusieurs centaines de lampes à l’intérieur du mégaron44. De la même manière, le sanctuaire rural de Bathos, où se déroulaient des mystères tous les deux ans – si l’on accepte l’identification de ce site comme le sanctuaire de Déméter dont parle Pausanias –, a aussi livré des lampes dans des quantités similaires à celles de l’exemple précédent45.
Ces objets apparaissent parfois en connexion directe avec le rite sacrificiel. Sur l’Acrocorinthe, certaines lampes ont été mises au jour dans des niveaux cendreux qui contenaient également des ossements animaux46. Cette association se retrouve à Lykosoura de deux manières. D’une part, les lampes ont été découvertes dans l’aire sacrificielle identifiée au centre du prétendu mégaron, d’autre part le mot λυχνίους est listé parmi les offrandes non animales de la loi sacrée de Lykosoura, ce qui selon l’hypothèse de Loucas et E. Loucas‑Durie pourrait renvoyer à ces découvertes47. Ajouté à cela le récit de l’épisode d’intrusion dans le sanctuaire de Déméter à Aigila, on peut déterminer que certains rites nocturnes en l’honneur de Déméter impliquaient clairement le déroulement de sacrifices.
Ainsi, les lampes semblent autant servir à l’éclairage des rites nocturnes qu’être offertes en sacrifice non sanglant et prennent une place importante dans les sanctuaires de Déméter. Quels que soient les rites qu’elles éclairent de leur flamme, leur présence prouve leur déroulement nocturne. La couverture de la nuit, bien que non spécifique aux cultes démétriaques péloponnésiens, vient s’ajouter aux dispositifs de dissimulation listés jusqu’ici et procure tout autant de protection. Associée aux autres formes d’isolement, elle offre définitivement la possibilité de se couper physiquement du monde extérieur.
Conclusion
Dans les sanctuaires de Déméter dans le Péloponnèse, la frontière sacrée ne se manifeste pas seulement pour marquer l’étendue du territoire de la déesse, mais surtout pour protéger le déroulement des cérémonies en son honneur. L’éloignement géographique par rapport aux centres urbains constitue la première modalité d’isolement et permet d’exploiter le faciès géomorphologique du lieu d’implantation : ainsi, des éléments naturels tels que les montagnes, bois, grottes ou rivières peuvent entrer en jeu. Il existe également des délimitations architecturées : de hauts murs formant un enclos constituent une protection idéale en milieu urbain, auxquels peut s’ajouter un bâtiment destiné à abriter les rites requérants un niveau d’isolement supplémentaire. Enfin, certains aspects du culte sont même cachés aux fidèles, qu’il s’agisse de la statue de culte, du sacrifice, d’une certaine partie du sanctuaire réservée au clergé ou plus encore, à la divinité.
La thématique du caché et du visible est récurrente dans les cultes de Déméter. Les différents dispositifs d’isolement mis en œuvre matérialisent alors une division de la population en plusieurs catégories : le fidèle et l’impie, l’initié et le non-initié, les mondes masculin et féminin. La femme est sans nul doute la grande gagnante de ce classement social : une place prépondérante lui est réservée dans le culte, en opposition totale avec le rôle qu’elle occupe dans la vie de la cité48. Accédant aux plus hautes fonctions et participant aux rites « qu’on ne peut dire au sexe masculin »49, les femmes prennent ponctuellement le pas sur les hommes. Le modèle civique est ainsi inversé, le temps d’une nuit.