Le traité de Corbeil, conclu en 1258 entre Jacques Ier d’Aragon et Louis IX, instaure une frontière entre le Languedoc et les territoires « nord-catalans » de la Couronne d’Aragon, dont le tracé se superpose à des limites anciennes : celles de la vicomté de Fenouillèdes, au nord, et des comtés de Roussillon et de Cerdagne, au sud. Ici donc, pas de front pionnier ni de frontière de conquête ; la frontière de 1258 est plutôt l’esquisse d’une frontière entre États1, en cours d’unification politique, juridique et territoriale. Cette limite reste en place jusqu’à la signature du traité des Pyrénées en 1659. De 1258 à 16592, les forteresses et tours de guet érigées des Corbières au Conflent se font désormais face, symbolisant la présence de l’autorité royale aux confins des royaumes limitrophes3. Au même titre que ces ouvrages militaires, des roches gravées et des bornes construites probablement à l’époque moderne matérialisent le tracé frontalier. De la seconde moitié du xixe siècle jusqu’aux dernières décennies, archéologues et historiens se sont d’ailleurs intéressés à la frontière de 1258, à travers les faits militaires4 et les formes matérielles de son investissement5 (fig. 1).
Mais l’étude « au ras du sol »6 que nous avons menée récemment sur la portion centrale7 de la frontière de 1258, entre Roussillon-Conflent et Fenouillèdes du xiiie siècle au milieu du xve siècle8, a révélé que cet espace était autant investi par les pouvoirs centraux que par les acteurs socio-économiques qui s’approprient la frontière pour en faire une zone de contacts et d’échanges. Par « investir la frontière », nous entendons : la parcourir, circuler à travers, la traverser de part en part dans le cadre de pratiques quotidiennes, mais aussi pour transgresser les normes des royaumes limitrophes ; c’est encore y stationner, pour y faire appliquer les normes ou pour combattre des ennemis venus de l’autre côté, et c’est enfin lui conférer une matérialité permettant de s’approprier cet espace et de le doter d’une valeur symbolique. Les registres notariés de deux bourgs frontaliers du Roussillon qui nous ont fourni la plus grande partie de notre documentation9 montrent que les frontaliers entretiennent encore, plus de deux cents ans après la mise en place de la frontière, des relations économiques et sociales anciennes, et cela en temps de paix comme en temps de guerre. Or, ces pratiques quotidiennes (le commerce, les mariages, les migrations saisonnières, etc.), qui conduisent les frontaliers à franchir la frontière, à en faire un espace vivant, ou encore, à borner leur territoire, montrent qu’ils sont impliqués au premier chef dans les processus d’appropriation de leur territoire. Sur le territoire de la frontière, le pastoralisme, le commerce transfrontalier du bois et celui de la laine engendrent des dynamiques plus fortes que d’autres pratiques transfrontalières. Ce dynamisme se traduit notamment par des franchissements réguliers de la frontière, en des points précis, mentionnés dans les textes. Ces pratiques socio-économiques qui nécessitent d’emprunter des axes de communication tendent à modifier l’aspect linéaire de la frontière pour en faire une zone poreuse, une « membrane vivante »10, entre deux espaces complémentaires. Par ailleurs, l’appropriation du territoire frontalier passe également par le bornage – qu’il résulte de la confection de véritables bornes-frontière ou de l’attribution d’un rôle de borne à un élément naturel – qui reflète la volonté, localement, de signifier concrètement le tracé frontalier : de le matérialiser. En outre, si la frontière est le lieu de représentation de l’autorité centrale et de l’application de ses normes, elle est réciproquement le lieu d’outrepassement de ces normes. Ainsi, les gardes-frontière comme les fraudeurs et les voleurs en fuite investissent la frontière par des actions antagonistes, qui mettent en lumière des dynamiques centre-périphérie, et dévoilent l’existence d’une coopération entre les pouvoirs limitrophes pour le règlement de certaines affaires judiciaires.
Cette histoire socio-économique des pratiques de la frontière de 1258, éclairée à l’aune d’une documentation croisant sources notariales et sources normatives11, est sans précédent. Mais des travaux antérieurs, comme ceux d’A. Catafau sur les frontières des comtés de Roussillon et de Cerdagne12 et de F. Sabaté, sur la construction et la représentation des limites de la Catalogne13, nous ont permis de nous risquer à une étude d’anthropologie historique du fait frontalier. La frontière est ici considérée comme un territoire vivant, une zone de passages et d’échanges. Dès lors, cet article entend présenter les acteurs qui parcourent cet espace et les différentes formes d’appropriation de la frontière de 1258, à travers certaines pratiques socio-économiques et normatives, dans un premier temps, et militaires et défensives, dans un second temps.
L’appropriation de la frontière de 1258 par ses contemporains
L’échelle d’observation micro-locale et les sources notariales mettent particulièrement en évidence les acteurs de l’espace frontalier et leurs manières d’investir cette frontière dont ils connaissent le tracé. Ainsi, la frontière connaît plusieurs formes d’appropriation par ses contemporains : matérielles et humaines.
L’appropriation par des pratiques socio-économiques
Les registres notariés d’Ille-sur-Têt ont permis de mettre en évidence cinq principaux types de commerces transfrontaliers : celui de la laine, du fer et du bois, des bêtes et des céréales. Tous ces échanges engendrent des franchissements de frontière, mais certains, plus que d’autres, révèlent des manières particulières d’investir cet espace.
C’est le cas du commerce transfrontalier du bois. Certains cols de montagne, à l’instar du col del Tribe situé entre le Conflent et le Fenouillèdes, constituent des points de dépôt des charges de bois, où les transporteurs catalans prennent le relais des transporteurs occitans pour acheminer la marchandise vers son lieu de destination en Roussillon (ou en Conflent). L’utilisation du col del Tribe comme point de rupture de charge est attestée par un acte de reconnaissance de dette de 1298 dans lequel le débiteur, originaire de Rabouillet (Fenouillèdes), promet de déposer les quinze charges de poutres de bois que lui a achetées un homme de Rodès (Conflent) « in collo de Tribe, infra terminos domini regis »14.Depuis le Fenouillèdes, le transport des grumes s’effectue, sinon en totalité, au moins jusqu’au franchissement de la frontière, sur des chemins de débardage également utilisés pour la transhumance des troupeaux entre le Languedoc et le Roussillon. Le bois débité en Fenouillèdes pour être commercialisé en Roussillon pouvait en particulier être transporté sur la tira del Rei, qui croisait la frontière au col del Tribe15.
Dans le cadre des pratiques pastorales, justement, l’investissement de la frontière est assez intense. En plus d’être un axe de circulation, elle est une zone partagée entre les éleveurs frontaliers lorsque ces derniers se voient concéder des droits de pacage dans le royaume voisin. C’est le cas des bergers de Durban auxquels les autorités royales aragonaises accordent des sauf-conduits leur permettant d’aller faire paître leur bétail dans les pâturages royaux du Conflent16. Les baux à cheptel (en catalan, parceries) sont un tout autre type de source qui révèle également la frontière comme un espace de partage pour le pastoralisme. Dans les contrats de parceries qui nous sont parvenus, les frontaliers prévoient de partager la gestion, les fruits et le croît d’un troupeau17. Ce type d’association témoigne de leur capacité à s’unir pour tirer parti des avantages de l’espace frontalier. Parmi les activités dérivées de l’élevage, la vente transfrontalière de laine sous forme de toisons (ou vellera) donne lieu à des pratiques caractéristiques. La spécificité de ce mode de vente est qu’il implique une saisonnalité et une répétition des franchissements de la frontière, de la part des vendeurs du Fenouillèdes qui viennent en Roussillon faire enregistrer les ventes de manière anticipée18, et des acheteurs pour aller sélectionner les toisons directement sur pied, en Fenouillèdes, généralement au mois de mai, au moment de la tonte19.
La frontière, lieu de la norme et de sa transgression
L’utilisation croisée des sources de la pratique et de la norme présente la frontière comme le lieu d’application des normes émises par les autorités catalano-aragonaises. Les registres de la Procuration royale des comtés de Roussillon et de Cerdagne consignent en effet des criées publiques destinées à faire appliquer une politique protectionniste ou à interdire l’exportation de certaines marchandises stratégiques, des actes de saisie et des nominations de gardes chargés de saisir les coses vedades, exportées du domaine royal sans autorisation. Parmi ces « marchandises interdites », citons les roncins de guerre (valant au moins trente florins d’or d’Aragon20), les armes, les monnaies, les métaux et toutes sortes d’objets métalliques, de même que les grains et les légumineuses21. La liste de ces marchandises n’est pas exhaustive et leur circulation est interdite seulement en temps de guerre, de crises économique et frumentaire ; pendant les périodes d’accalmie et de paix, les interdictions peuvent être levées. Une enquête de 1372 sur le contrôle des biens exportés des comtés de Roussillon et de Cerdagne pendant le règne de Jacques II de Majorque (1276-1311) informe en effet que « fuit facta inhibicio de non abstraendis bladis et aliis rebus proibitis a terra ista sine licencia » et que les notaires de la Procuration royale alors en activité avaient délivré « plurima albara de licencia » pour certaines personnes qui voulaient emporter dans le royaume de France des blés et des fèves22. Mais des cinq marchandises commercées entre les frontaliers, le fer est celle dont la circulation est la plus contrôlée. En témoigne la criée de 1393 interdisant de vendre et d’acheter, dans les comtés de Roussillon et de Cerdagne, du fer provenant de la mouline de Sainte-Colombe-sur-Guette (en pays de Sault), sous prétexte qu’il est de mauvaise qualité23.
Entre la période majorquine et aragonaise, les instances dont relèvent les gardes des comtés de Roussillon et de Cerdagne évoluent. Après 1348, Pierre le Cérémonieux (1344-1387) crée la maîtrise des ports et des passages royaux qu’il fusionne avec l’office de les coses vedades (« des choses prohibées ») en place en 125824. Afin de stabiliser les limites des territoires nouvellement annexés25, le monarque aragonais mène une politique de surreprésentation du pouvoir central aux frontières des comtés de Roussillon et de Cerdagne, qui se traduit par un renforcement du contrôle de la circulation des marchandises à des points stratégiques de la frontière tels que des passages permettant la communication avec le Fenouillèdes (pas). L’enquête de 1372 déjà évoquée atteste que sous les règnes de Sanche de Majorque (1311-1324) et de Jacques III de Majorque (1324-1344) des gardes étaient postés dans les villes frontalières d’Ille, de Montner, d’Estagel, de Tautavel et de Salses et qu’ils stationnaient aussi parfois à l’intérieur des localités de Reglella, Montner, Casesnoves, Ille, Néfiach et Millas pour repérer les ventes illicites de céréales et arrêter les fraudeurs à l’extérieur de ces lieux. En outre la surveillance s’effectuait dans des villes portuaires ainsi que dans des lieux stratégiques de la plaine du Roussillon26. Sous le règne d’Alphonse le Magnanime (1416-1458) un garde est nommé pour surveiller quatre cols reliant le Fenouillèdes et le Conflent27, dont le col del Tribe, situé sur la tira del Rei, déjà cité comme point de dépôt de bois.
Si elle est le lieu de la norme, la frontière est aussi le lieu de la transgression des lois de l’État central. Transgresser la norme constitue ainsi une autre manière de s’approprier l’espace frontalier. Cependant les textes conservent peu de traces de fraudes et de délits pour notre espace d’étude. Une affaire de fraude de monnaie survenue à l’été 1451 concerne un Lombard prénommé Simon, arrêté par un garde alors qu’il tentait de fuir le Roussillon au pas d’Estagel, en emportant avec lui diverses monnaies (doubles d’or de Castille, florins d’or, réaux d’argent) sans autorisation28. Plus à l’est, au pas de Salses, est connue une autre affaire de contrebande de monnaie survenue en 1392, impliquant un juif converti qui se fit saisir les cent un écus qu’il cachait sous sa jupe29. En tant que lieu de l’out-law30, la frontière attire aussi les voleurs. En 1459, un homme originaire de Sournia (en Fenouillèdes) est incarcéré à Ille (Roussillon), sans jugement, pour un vol commis dans la juridiction de Rabouillet, en Fenouillèdes31. D’après la lettre adressée par le juge de Rabouillet au vicomte d’Ille, il se serait enfui pendant la nuit avec une mule et une esclave, emportant son butin in regnum Cathalonie. Cette affaire révèle l’existence d’une coopération entre les autorités judiciaires du Roussillon et du Fenouillèdes, puisque le juge requiert que le voleur soit transféré dans sa prison et jugé à Rabouillet. La frontière est donc investie aussi bien par les détracteurs que par les représentants de la loi, qui, par leur présence physique, contribuent à matérialiser le tracé frontalier.
Repères et bornage
Les sources notariales montrent que la frontière est de mieux en mieux perçue et que les Roussillonnais s’identifient aussi de mieux en mieux à leur territoire au cours du xve siècle. En ce sens, le fait de matérialiser la frontière constitue véritablement une manière de l’investir, puisque la rendre visible dans le paysage permet d’en accroître la perception et le sens pour les populations locales. À la différence des frontières de l’est du royaume de France, celle qui nous occupe n’est pas jalonnée de bornes au Moyen Âge et elle n’est pas fixée non plus sur le cours d’un fleuve32. Toutefois, d’un côté comme de l’autre, les médiévaux vivent en lisière d’une frontière dont ils connaissent le tracé parce qu’il leur est signifié aussi bien par les gardes évoqués précédemment que par des éléments naturels et topographiques. Dans notre espace d’étude, un olivier multiséculaire aurait, d’après les histoires locales, servi de borne-frontière entre Montner et Latour-de-France, bien avant qu’un seigneur aragonais et un seigneur français ne décident de graver leur blason, à quelques mètres de là, sur la « Roque d’en Talou », pour délimiter leurs domaines33. À la limite entre Néfiach et Caladroi des fourches patibulaires, ou bois de justice, signalaient l’entrée dans une nouvelle juridiction34. Mais les marqueurs les plus évidents de la frontière sont sans doute les bornes maçonnées « à chaux et à sable » qui se dressent dans les garrigues du Fenouillèdes, l’une sur la limite entre Bélesta et Ille, l’autre au sommet du Puig Pedrous, entre Montalba et Rodès. S’il est peu probable que les gens du Moyen Âge aient connu ces bornes35, celles-ci ont peut-être été érigées à des emplacements qui constituaient déjà des repères pour les médiévaux. En plus des bornes et des roches gravées, tours de guet et châteaux jalonnent la frontière, ponctuellement, et rappellent qu’elle est aussi un espace approprié militairement par les populations et, avec plus ou moins d’intensité, par les autorités centrales.
Militarisation de la frontière et défense des populations
Le paysage et l’archéologie constituent deux sources particulièrement éclairantes sur l’histoire militaire de la frontière de 1258 et sur les stratégies politiques qui sont à l’origine de cette appropriation militaire de l’espace frontalier ou, au contraire, de sa désertion.
Un investissement militaire asymétrique
Un inventaire de la répartition des sites de surveillance et de défense qui jalonnent la frontière permet de se rendre compte de l’emprise des ouvrages militaires sur le territoire.
En Fenouillèdes :
- château de Rabouillet
- château d’Arsa
- château de Corbos
- château de Sournia
- château de Campoussy
- château de Palmes
- tour et château de Roquevert
- château de Sequera
- château de Montalba
- château de Bélesta
- château de Caladroi
- château de Cuxous
- tour de Triniach
- château de Latour-de-France
En Conflent et Roussillon :
- village fortifié et château de Mosset
- tour de Mascarda (Mosset)
- château de Paracolls (Molig)
- château de Molig
- château d’Eus
- château de Rodès
- église fortifiée de Ropidera
- château de Bénévent (Casesnoves)
- ville fortifiée d’Ille
- village et église fortifiés de Reglella
- château de Força Real
- château de Tautavel
- tour del Far
En Roussillon et en Conflent, châteaux et tours frontaliers fonctionnent en réseau avec les sites défensifs de l’intérieur des terres, de la côte et de la frontière avec la principauté de Catalogne. Dès 1346, Pierre le Cérémonieux, attentif à l’efficacité du système de défense des comtés de Roussillon et de Cerdagne, fait dresser des inventaires et des listes des châteaux et des tours de défense de son nouveau territoire36. À partir de 1384, il établit des ordonnances sur les signaux à lancer en cas d’attaque de « gents d’armes estranyes » et l’ordre dans lequel les différents sites défensifs devront les relayer37, rétablissant l’usage des signaux de feu qui avait été abandonné au xiiie siècle. Ainsi, le premier château attaqué devait envoyer un signal en allumant un – ou plusieurs, en fonction du nombre de centaines d’ennemis aperçus – feu, « faro » au château de Perpignan, qui devait transmettre le même signal jusqu’à la tour de Madeloch, à Collioure, laquelle communiquait l’alerte en Catalogne. Sur la frontière avec le royaume de France, le signal était transmis d’ouest en est de Rodès, au château de Força Real – le « fort royal », symbole de la présence du pouvoir aux portes du royaume – puis à la tour del Far (Tautavel), au château de Salvaterre (Opoul), jusqu’à celui de Salses. Un signal devait être envoyé par centaine d’hommes aperçus. Toutefois, sur l’ensemble des tours à signaux construites par les rois de Majorque, « seules les tours-frontières comme celle de Madeloch et El Far furent restaurées et agrandies »38 par Pierre le Cérémonieux. Tous ces ouvrages défensifs sont commandés par des gardes et des châtelains dont le service est attesté par les sources de la Procuration royale. En cas de danger imminent, des gardes nommés momentanément, sans affectation particulière à un site défensif peuvent aussi faire la veille ; leur mission s’apparente à de l’espionnage. En 1374, alors que les troupes de Jacques IV de Majorque menacent d’envahir le Roussillon, le châtelain de Collioure envoie deux espions sur la frontière, à Estagel, observer et recueillir des informations sur les troupes majorquines39.
Les sources roussillonnaises nous privent en revanche de toute information concernant les politiques royales sur l’organisation du réseau défensif en Fenouillèdes. Les études archéologiques d’A. de Pous montrent que les sites défensifs de ce territoire sont antérieurs au xiiie siècle et qu’après 1258 les « petites tours […], perdues au centre d’un pays unifié, n’eurent plus rien à signaler aux châteaux, dont beaucoup furent également désertés »40. Si chaque localité frontalière du Fenouillèdes possède son château, certains faits d’armes permettent de douter de leur capacité défensive. En effet, le siège de Montalba par quelques mercenaires échappés des Grandes Compagnies en 136441 pose des questions sur les ressources humaines et matérielles de la seigneurie et sur l’état du château en matière défensive. À cette date Seguer de Peyrepertuse en est le seigneur, mais réside-t-il dans son château ? Sachant les Peyrepertuse tournés vers le sud de la frontière42, il est permis de douter de leur présence continue en Fenouillèdes. Ces châteaux, à l’instar de celui de Montalba, assuraient donc probablement davantage une fonction résidentielle pour des seigneurs présents ponctuellement dans leur seigneurie. Certains, de type corral fort (fortification pastorale), servaient de refuge aux populations et aux troupeaux en cas d’attaque43. En outre l’archéologue dénombre seulement deux tours à signaux frontalières : l’une à Triniach (Latour-de-France) et l’autre à Roquevert. Malgré leur position avantageuse, « n’étant pas situées aux points voulus pour se relier rapidement avec Carcassonne, siège de la Sénéchaussée »44, elles ne sont plus utilisées après 1258. Les relais privilégiés sont les châteaux des Corbières : Peyrepertuse, Quéribus, Padern, Aguilar, Nouvelles, Ségure. En grande majorité, les frontaliers du Fenouillèdes avaient donc un réseau défensif inopérant ou défaillant. Sans doute devaient-ils compter sur les signaux émis de l’autre côté de la frontière pour être avertis des menaces. L’asymétrie du réseau de surveillance de part et d’autre de la frontière suggère l’idée que les frontaliers se confondaient en une seule et même communauté, partageant une mentalité particulière, forgée par la nécessité d’affronter les mêmes menaces, les mêmes ennemis, en somme les mêmes « malheurs découlant de la situation frontalière »45.
La guerre et ses conséquences
La seconde moitié du xive siècle est une période de troubles (guerres, épidémies de peste, famines, etc.) dans les royaumes limitrophes. À l’échelle locale, la frontière devient une zone hostile qui subit plus ou moins directement les conséquences de ces calamités. Cette période débute en 1344 par l’annexion des comtés de Roussillon et de Cerdagne à la Couronne aragonaise, qui inaugure trois décennies de conflits et engendre des clivages au sein même de ces territoires, avec des partisans des rois de Majorque en Conflent et en Cerdagne et des Roussillonnais qui, majoritairement, soutiennent le roi d’Aragon. Avec l’arrivée de la peste en 1348, la crise s’accentue et se généralise à l’ensemble de l’espace frontalier. Les conséquences de la peste sont aggravées par les incursions des mercenaires des Grandes Compagnies qui traversent le Languedoc puis le Roussillon pour aller combattre en Castille au milieu du xive siècle. À leur arrivée en Conflent en mai 1364, un détachement de routiers assiège Tarerach, après avoir fait de même à Montalba (Fenouillèdes). Cet évènement est sans doute la meilleure illustration du concept « d’investissement de la frontière » par ses habitants, pour leur défense. De l’espionnage des assiégeants à l’attaque armée, la levée du siège a été permise grâce à l’offensive organisée par les habitants de Vinça (Conflent) qui se sont employés comme sentinelles et comme soldats dans l’ost46. Parmi les habitants mobilisés pour défendre la frontière, le livre des comptes des consuls de Vinça mentionne deux hommes mandatés pour se poster à Montalba et compter le nombre d’assaillants afin de préparer l’offensive47, et un autre, payé deux sous pour avoir été voir où étaient les Compagnies48. En Roussillon ces incursions se répètent jusqu’au début du xve siècle et apportent à chaque fois leur lot d’exactions, de pillages et de désolation49. En juin 1364, dans un acte de quittance, un clerc fait allusion à des bovins « que, naguère, les mauvaises gens qui sont à Montalba, qui faisaient garnison sur cette terre, avaient pris »50. La conjugaison de la peste et des incursions a des conséquences durables sur le paysage de l’espace frontalier, encore visibles à travers les nombreux villages abandonnés du Conflent, du Roussillon et du Fenouillèdes. Le sentiment d’insécurité et l’affaiblissement démographique ont raison des petits noyaux villageois les plus exposés, comme Casesnoves, Reglella (en Roussillon) ou Ropidera (en Conflent) qui se dépeuplent progressivement à la faveur de bourgs fortifiés comme Rodès, Ille et Millas.
Durant ces périodes tumultueuses, et bien qu’elle devienne une zone hostile en raison des faits d’armes qui s’y déroulent, la frontière est surinvestie par les populations. Elle ne devient jamais un no man’s land. Au contraire, les sources réunies pour la seconde moitié du xive siècle montrent que les habitants du Fenouillèdes fréquentent plus qu’auparavant les notaires d’Ille pour régler des affaires internes au Fenouillèdes, principalement pour des ventes de biens immobiliers, mais aussi pour des ventes de cens et de revenus. Entre 1343 et 1390, en effet, les deux notaires illois alors en activité enregistrent vingt-trois documents dans lesquels les contractants sont uniquement des gens du Fenouillèdes. Cela représente 7,25 % des actes à caractère transfrontalier de notre corpus, enregistrés durant cette période51. Or, cette situation (deux contractants du Fenouillèdes devant un notaire roussillonnais) concerne 3,12 % du corpus pour la période postérieure et seulement 2,37 % pour la période antérieure. L’augmentation de la fréquentation des notaires du sud par les gens du nord de la frontière pour régler leurs propres affaires entre 1343 et 1390 suggère une pénurie de notaires en Fenouillèdes pendant les périodes de troubles. Ce fait est en tout cas confirmé pour la période postérieure, puisqu’en 1435 le curé de Trévillach inscrit à la fin de l’acte qu’il vient d’enregistrer que celui-ci a été écrit de sa main « ab voluntat del dit mossen Huch Trobat prevera lo cal mes vengut pregar al castel de Trivillach per pendre aquest contrachte per defallensa de notari quin tots aquests llochs no sen troba »52.
En Roussillon, les gens du Fenouillèdes semblent donc trouver à la fois des services (notamment ceux des notaires) mais aussi des débouchés économiques pour leurs ressources, cela même en période de troubles. Certes, durant la période 1343-1390 les liens économiques transfrontaliers sont affaiblis, mais ils ne sont pas interrompus. On observe encore des échanges de bêtes, de laine, de bois et de céréales. Les notaires enregistrent quatre contrats de mariage entre des filles du Fenouillèdes et des Roussillonnais, soixante-six actes de ventes transfrontalières, trente-six testaments d’Illois qui lèguent à des membres de leur famille qui vivent en Fenouillèdes ou à des paroisses de cette terre. Une relation de complémentarité, héritée, néanmoins nécessaire, est donc établie entre les deux régions limitrophes et les liens « traditionnels », économiques et sociaux, se maintiennent entre les populations qui continuent de franchir la frontière, du nord vers le sud, malgré les risques que cela représente.
Conclusion
« Née du besoin de distinguer et de circonscrire, la frontière finit ainsi par créer des zones d’uniformisation transfrontalière, qui lui permettent de remplir au mieux sa fonction osmotique »53. L’image de « frontière-pont » continuellement investie par les populations limitrophes en dépit des dangers et assurant cette fonction osmotique entre deux espaces complémentaires semble bien correspondre à la frontière de 1258. Aux différents modes d’occupation et d’appropriation de l’espace frontalier présentés jusqu’alors, s’ajoute ainsi un investissement immatériel de la frontière en tant que terreau propice au développement d’une culture propre : une « culture de la frontière » partagée entre les frontaliers, née de leur interaction avec le milieu qu’ils habitent et qu’ils pratiquent quotidiennement. Un espace périphérique, théâtre des conflits géopolitiques impulsés par le centre politique.
L’approche d’anthropologie historique, rendue possible par l’utilisation de sources de la pratique notariale, a permis de renouveler le regard jusqu’alors porté sur la frontière de 1258 et de mettre en évidence le rôle des sociétés humaines et des pratiques réalisées à l’échelle micro-locale dans les processus de construction des frontières et des identités frontalières. Le modèle de frontière anthropisée émergeant de cette étude est comparable à la frontière liguro-provençale étudiée par M. Cassioli du xiie au xviie siècle54.
Malgré l’abandon de son rôle de limite politique interétatique avec la signature du traité des Pyrénées en 1659, la frontière de 1258 ne meurt pas ; elle acquiert une nouvelle signification et partant une nouvelle fonction de frontière linguistique et identitaire entre Occitanie et pays catalans. Son histoire pérenne depuis sept cent soixante ans s’explique par la composante immatérielle, culturelle, dont elle est porteuse depuis le Moyen Âge et qui en fait un objet patrimonial investi de nos jours à travers diverses actions culturelles55 et pratiques individuelles (randonnées pédestres et équestres). La matérialité conférée par les autorités centrales, notamment aragonaises, pour en faire un lieu de représentation du pouvoir et d’application des normes, par le biais d’ouvrages défensifs et de surveillance et l’implantation de gardes en des points stratégiques du tracé, a servi d’ancrage aux représentations individuelles et collectives qui attribuent à la frontière sa signification actuelle. Du Moyen Âge à nos jours, la frontière de 1258 séparant le Fenouillèdes du Roussillon et du Conflent demeure donc un espace investi, aussi bien par l’autorité centrale au Moyen Âge que par les acteurs du territoire, médiévaux et contemporains. Leurs pratiques (commerciales, pastorales, défensives autrefois ; culturelles aujourd’hui) font de la frontière un espace vivant, toujours porteur de sens56.