L’immortalité aux immortels

DOI : 10.35562/iris.1707

p. 9-38

Résumés

Dans la première moitié du xxe siècle, une tendance à la remythologisation caractérise le roman. Proust, Thomas Mann et Faulkner permettent à Gilbert Durand de dresser un portrait de « l’immortel » héros à partir de quatre traits : le temps sans mort et sans souci de sa propre fin ; le temps qui passe de l’entropie à l’infinie répétition (redondance) ; l’obsession du sang ; l’absence d’âme et d’état d’âme. Le roman perd tout sentimentalisme, tout réalisme, tout psychologisme. Le romancier mythographe accède ainsi à l’imaginaire immémorial du mythe.

In the first half of the 20th century, novels are often characterized by a tendency to remythologization. Proust, Thomas Mann and Faulkner help Gilbert Durand to draw up a portrait of the new “immortal” heroes in a fictive world based on four features: time without death and without any concern for its own end; time which passes from entropy to infinite repetition of itself (redundancy); the obsession for blood; the lack of soul and state of mind. Consequently, the novel loses any sentimentality, realism or psychologism. So, the novelist as mythographer accedes to the immemorial imagination’s power of myth.

Notes de la rédaction

Nous donnons ici la version intégrale d’un article en partie inédit retrouvé dans les archives du CRI de Grenoble. Il s’agit d’un texte dactylographié comportant 45 feuillets et corrigé par son auteur, Gilbert Durand (1921‑2012). Nous remercions les éditions Gallimard, ainsi que Madame Chaoying Sun-Durand de nous avoir autorisés à le reproduire intégralement. Le tapuscrit porte l’indication suivante : « publié in Le temps de la réflexion, no 3, Gallimard, 1982, sous le titre « Le retour des Dieux (réduit à 25 pages), structures et procédures de l’immortalisation dans le roman de Proust, de Thomas Mann et de Faulkner ». Le texte publié par Gallimard s’intitule en fait : « Le retour des Immortels ».

Texte

« Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que puisse pousser non l’herbe de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur déjeuner sur l’herbe ! »
Marcel Proust

Est-il possible de ressusciter un univers des intermédiaires dans une culture qui veut croire depuis vingt siècles à un Éternel unique, iconoclaste, abstrait de toute figuration blasphématoire, dressé face à la Vanitas vanitatum de tout le reste ? La culture occidentale semble avoir usé dans cette confrontation dualiste et inégale entre l’Être Éternel et le néant des relativités toutes les tentatives d’argumenter le tiers donné. Certes, il y avait en germe dans le dogme de l’Incarnation une chance culturelle pour réhabiliter les situations intermédiaires. Le Christ des chrétiens n’apparaît-il pas comme non-éternel, puisque né d’une Vierge, et non-mortel, puisque « ressuscité d’entre les morts » ? Sorte de Christos Angelos bien proche du statut des dieux et des héros « immortels » de l’Antiquité classique. La piété populaire ne s’y est pas trompée s’engouffrant avec la joie de Noël et de Pâques dans cette effraction de l’Éternité, multipliant les genèses, les dulies, les latries et les parentés du cortège terrestre de l’Homme-Dieu. Toute la civilisation chrétienne n’a triomphé puis survécu que grâce à l’arme égale aux théogonies que lui fournissaient les florilèges de l’hagiographie sans cesse bouturée sur l’Arbre de Jessé. Les Saints ont été réellement « successeurs », comme l’écrit Pierre Saintyves (1907), des dieux interdits, bien plus ils ont été les « auxiliateurs » compatissants de l’Immortalité. Mais les clercs laïques et ecclésiastiques de l’Occident ont comme toujours « trahi » ces polymorphoses populaires, préférant les brutales simplifications, escamotant — nous l’avons dit ailleurs (Durand, 1964) — ce monde intermédiaire spontané des images saintes, des icônes au seul irréductible profit des idées éternelles et immuables et des perceptions éphémères. Aussi sur un tel roc des définitions abruptes et exclusives, l’immortalité des corps — pourtant affirmée dogmatiquement comme « résurrection de la chair », tant vérifiée par les apparitions mariales ou hagiophaniques des « corps de résurrection » — s’est décomposée sur les tables de dissection de nos morgues, est tombée en poussière au son des « danses macabres » orchestrées par la haine vertuiste de la chair. Hans Castorp peut bien alors s’écrier à Clawdia : « je t’adore fantôme d’oxygène et d’eau promis à l’alchimie de la tombe ». Par ailleurs toute notre psychologie — la chose et le mot baptisés par le mécanisme du xviie siècle — s’évertuant à réduire l’âme — et son « immortalité » supposée — à un simple épiphénomène des passions et des désirs du corps redevenu « poussière ». La fragile et déjà coupable — coupable de coupure ! — distinction entre res cogitans et res extensa s’est vue peu à peu gommée par la réduction de l’âme aux mouvements du corps et par la dissection du corps en ses éléments matériels voués à l’entropie universelle. Dieu seul est bien l’Être Éternel, les « étants » que sont l’âme et le corps ne sont que vanité. Mais si Dieu est le seul être, le seul éternel, projeté au-delà du devenir et incommensurable aux principes de la thermodynamique, alors il est l’absurde des absurdes et l’on peut en faire l’économie si l’on veut s’en tenir à un monde de la rationalité. Surtout si, comme en chrétienté, et mu par une force cathare, augustinienne et janséniste, l’on s’évertue à séparer l’imaginaire du perceptif, le célestiel du terre à terre, l’Église de l’État. Paradoxalement les juifs ont mieux résisté que les chrétiens aux « paradoxes du monothéisme » (Corbin, 1981) : l’attente messianique a fortifié en eux l’espérance dont le modèle symbolique est la vie. Cette espérance chez les juifs a fécondé le terre à terre de l’histoire en sainteté célestielle, l’État par la Knesseth, 10e séphira, la perception par l’imaginal rituélique. À chaque heure du jour et de la nuit le Juste inscrit l’immortalité de son espérance. Chaque shabat dresse l’autel de la création pour recevoir le Messie qui vient. Pour les chrétiens, il y a un danger mortel à prendre à la lettre le « Consummatum est » du Golgotha. Le Dimanche risque alors de ne plus commémorer que la mort d’un Dieu. Et qu’y a-t-il de moins divin qu’un dieu mort ? Le « rien n’est vrai » et le « tout est permis » s’enchaînent naturellement à la mort de Dieu, et cette dernière était en puissance — malgré les fastes théologiques — dans le dualisme jaloux de l’Occident greffé par Averroès et nos scolastiques sur la logique bivalente d’Aristote. Dans ce monde alors, Job ne peut plus que crier, dans la dérision ; nulle réponse ne lui est donnée sinon d’aimer son sort de mortel et d’être heureux du bonheur masochiste de Sisyphe. Job ne peut plus crier même si sa révolte est multipliée par millions aux portes des chambres à gaz et des crématoires. Il n’y a jamais en présence que l’Éternel Grand Inquisiteur, père Ubu ou « pitre qui ne rit pas », et la masse de ceux, « bourreaux et victimes, pour qui la mort est leur métier », qui sont bien des « êtres pour la mort ».

C’est alors qu’en ce xxe siècle, dont le prélude est à Verdun, alors que plus que jamais les croyances en une immortalité des corps et des âmes sont anéanties, que l’immortalité retourne — historiquement — vers son lieu naturel, que l’immortalité est rendue à finalement ses seuls propriétaires, les dieux immortels. C’est à l’heure où disparaissent Paradis et Enfers que renaît l’Olympe. Comme l’écrivait Thomas Mann, les deux événements religieux les plus importants de la fin du xixe siècle, sont le Parsifal de Wagner et les apparitions de Lourdes. Ajoutons : celles de La Salette, de Pontmain, de Fatima… Comme aimait à l’écrire Henry Corbin à la suite d’Eugenio d’Ors, démentant le radicalisme mystique de la grande Thérèse d’Avila : « Il n’est plus sûr que Dieu seul suffise. » Il n’est pas vrai que « tout soit consommé » et il n’y a jamais eu autant d’urgent besoin d’auxiliateurs qu’en ce siècle où l’Église elle-même supprime d’un trait de plume quelques-uns des plus immémoriaux 14 auxiliateurs. Il est vrai que, pour compenser, d’anciens maoïstes de 1968 écrivent des traités sur les anges ! Certes, nous disons les difficultés qu’il y a en cette civilisation iconoclaste, quoiqu’iconophage, à restaurer en leur indépendance l’immortalité des immortels. Aussi les sarcasmes haineux anti-wagnériens n’eurent d’égal que ceux qui persécutèrent Bernadette ou Jacinta. L’on conçoit que les dieux mirent quelque prudence à réinvestir l’esprit de l’Occident ! L’Église et sa fille aînée, l’État, avaient mis trop d’obstinations séculaires à brûler celles et ceux qui se réclamaient des Fées, des Dames, voire de Mesdames Sainte Marguerite ou Sainte Catherine. Les dieux revinrent furtivement et assez honteusement comme dans Malpertuis, le célèbre roman de Jean Ray, où le mythe est bien miteux ! Le retour des immortels se fit donc, au propre comme au figuré, de façon cryptique. C’est dans les grottes, les covas, que les Dames aiment à se montrer. Aussi est-ce d’abord dans les caves de l’âme — ces vieux souterrains du roman psychologique — que les dieux firent leur timide apparition.

Certes, le médecin viennois qui donna les premiers coups de pioche dans le sous-sol psychique n’était guère porté, par sa formation à l’école psychiatrique des Bernstein et des Charcot, à des complaisances mystiques. Jean‑Pierre Vernant lui a justement reproché, ainsi qu’à ses successeurs, d’avoir creusé la fouille au mauvais endroit, à savoir dans la roche bien propre de la tragédie grecque plutôt que dans la lave incandescente du mythe. Et cependant, lorsque Freud exhume comme modèle du tréfonds de la psyché l’immortel Œdipe, c’est semble-t-il, le premier pas que l’Occident moderne, l’Occident de toute la première moitié du xxe siècle, effectue dans le sens d’une remythologisation. Peu importe qu’aux yeux de l’ethnologue (Malinovski) ou de l’helléniste (Jean‑Pierre Vernant), Freud se trompe en sacrant Oedipe plus que roi mais dieu animateur de la plus archaïque psyché humaine. Il n’en est pas moins vrai que par cet acte fondateur le père de la psychanalyse — c’est-à-dire « l’inventeur » de la psyché moderne — renoue le destin humain, dès sa naissance, à un drame immortel, absolument constitutif de la psyché. Certes, parallèlement à cette fondamentale remythologisation, les démythologisations des théologiens chrétiens vont faire rage : de Karl Barth vieillissant à Bultmann ou Altizer, de Kox à Teilhard de Chardin. Mais ce sabordage du religieux au sein de la religion officielle de l’Occident même ne va faire qu’accentuer — pour le meilleur comme pour le pire — la frénésie de la remythologisation non confessionnelle. Pour le meilleur et le pire écrivons-nous. Car je n’oublie pas que « Mon temps » (Meine Zeit écrivait Thomas Mann le 22 avril 1950) fut aussi celui du nazisme, et même du triomphe posthume de l’éthique hitlérienne. Qui pourrait en effet nier qu’en 1982 l’idéologie nazie n’a pas triomphé sur toute la ligne dans des civilisations qui sont en compétition pour la torture, le massacre, le génocide, le crime d’opinion ?

Et si dans cet article je n’insisterai pas sur les traits démoniaques d’une remythologisation qui, interdite sur le plan religieux par les religions officielles mêmes, réapparaît pervertie sur le plan politique et séculier, comme l’a montré excellemment mon ami Jean-Pierre Sironneau reprenant la thèse de Thomas Mann (1950), qui rend indirectement responsable la sécularisation des Églises, du raz de marée fidéiste du nazisme et du stalinisme (Sironneau, 1982), il est néanmoins honnête de signaler qu’une remythologisation faite dans les pires conditions — celles du refoulement par le rationalisme démocratique et surtout par la société religieuse même — ne va pas sans risques. La « Soif des dieux » offensée mais tenace réapparaît alors là où l’on ne l’attendait pas : sournoisement, elle réinvestit le discours politique, elle fanatise les vulgarisations scientifiques, elle subvertit les médias, elle pervertit les idéologies. Tels sont bien les effets de toute censure, et c’est un paradoxe de constater que ce furent les clercs et les théologiens qui s’acharnèrent à censurer les dieux, le « religieux », le divin et qui laissèrent ainsi le champ politique libre au réinvestissement furieux, selon le mot de Thomas Mann d’une « métapolitique » de « conte de fées ». N’oublions pas toutes les précautions oratoires que prend Thomas Mann (en 1929) à l’université de Munich pour démarquer — difficilement, il faut l’avouer — Freud du démonisme et de l’irrationalisme ambiant : « la psychanalyse […] est cette forme de l’irrationalisme moderne qui résiste sans équivoque à tout abus réactionnaire que l’on fait de lui ». Nous reviendrons plus loin sur les critères de ce bon et ce mauvais usage de la théogonie. Constatons pour l’instant que le xxe siècle profane, s’ouvre par la découverte freudienne d’abord, par la revalorisation politique du mythe par G. Sorel en 1908, puis par tout le courant qui va donner naissance à la mythanalyse, en passant par la psychocritique, la « nouvelle critique » thématique, le bachelardisme poétique, et surtout la psychologie des profondeurs. N’oublions pas que c’est par les articles échelonnés de 1926 à 1936, dans la Neuer Schweitzer Rundschau (Cahen, 1948), et plus précisément par les critiques qu’il porte à Keyserling et aux penseurs nazis Martin Ninck et Wilhelm Hauer que Jung inaugure une mythanalyse — hélas prophétique ! — du mythe de la germanité moderne, le mythe de Wotan. Il est bien significatif d’ailleurs que cette date prémonitoire du nazisme chez le penseur de Zurich (1926) soit précisément la même date où Thomas Mann inaugure le mythe antinazi par excellence Joseph et ses frères, mythe qui va alimenter la pensée de l’auteur et inconsciemment l’espérance de l’Europe précisément pendant toute la montée de Wotan, jusqu’en 1943. L’année 1936 où Jung vitupère du haut de son belvédère helvétique Wotan « le dieu de l’ouragan des steppes », l’allemand Mann renonce à sa nationalité allemande, rompt officiellement avec l’Allemagne nazie (lettre à Eduard Korrodi dans la Neue Zürcher Zeitung et adoption de la nationalité tchèque) et termine Joseph in Ägypten. Le Docteur Faustus le « roman de ses vieux jours » (der Roman meines Alters) revient sur la confrontation des deux mythes : celui de la morale de Joseph, et celui de la réalité du nazisme se demandant — souvenir peut être de la tradition fechnérienne1 — si l’homme par souci de sa sécurité psychique et métaphysique ne préfère pas l’épouvante à la liberté (der Mensch um seiner seelischen und metaphysischen Geborgenheit witten nicht lieber den Schrecken will als die Freiheit). Et s’il ne nous est loisible d’indiquer ici que quelques titres les plus récents de cette Bezauberung, signalons, outre l’ouvrage de Jean-Pierre Sironneau déjà cité, le livre d’André Rezler sur les Mythes politiques modernes (1980), et les deux livres consacrés aux résurgences contemporaines de Dionysos, celui de Jean Brun (1969) qui moralement les déplore dans le Retour de Dionysos, celui de Michel Maffesoli (1982) qui y voit au contraire éthiquement une valeur sociologiquement fondatrice dans L’Ombre de Dionysos. Ne retenons de l’une et l’autre de ces thèses contradictoires que leur commun intérêt pour le dieu libérateur (lusios, luaios), aux formes multiples et insaisissables (dimorphos), au zagreus démembré et cosmique, orgiastique, ludique, festif, maître du « gai savoir » prophétisé par Nietzsche. Mais de ce puissant courant de Bezauberung qui constitue bien dans son ensemble, peut-on dire en paraphrasant Mann, « l’événement anthropologique le plus considérable du xxe siècle », qu’il nous soit loisible de détacher deux ou trois entreprises exemplaires et de montrer à travers elles comment, en catimini nous l’avons dit, les immortels réinvestissent peu à peu la psyché collective (le « psychoïde »). Mais d’abord il faut nous donner une définition fonctionnelle et structurale de l’Immortel, du dieu, dont l’attribut essentiel est l’immortalité. Il nous faut établir en quelque sorte le « portrait robot » de l’Immortel, dont chaque trait construit par touches successives, le statut même de l’immortalité. Car la privation de la mort entraîne des modifications considérables dans le statut du vivant, ce que Marcel Aymé avait souligné déjà plaisamment dans un des Contes du chat perché.

Le premier trait de l’Immortel, et qui le différencie à la fois des mortels et de l’Éternel, c’est qu’il se situe dans un temps ayant un commencement, une naissance, donc une localisation identifiable dans l’« état civil » du temps et de l’espace, mais n’ayant pas de fin. Le temps de l’immortel est donc une genèse, comme tout temps, mais qui ne peut que se répéter puisqu’elle ne se termine jamais. Le temps de l’immortel possède donc les caractères de l’illud tempus mythique : il naît puis se répète par redondances qui le typifient, le structurent, le magnifient et l’imposent. Il est accompli en amont si l’on peut dire, parce qu’en aval, il n’est jamais consommé par un point final. Il a en même temps la rigidité du destin et l’ouverture inépuisable de la grâce par sa redondance même.

Le second trait, très apparenté au premier, c’est que le devenir du « type idéal » de l’Immortel n’est pas celui d’une éducation, mais celui d’un dévoilement — épiphanique ou initiatique peu importe — où chaque spire de la redondance vient révéler un peu plus la typicalité du modèle. Si avec mon regretté ami Léon Cellier l’on veut distinguer des « romans d’éducation » et des « romans d’initiation » durant le xixe siècle où le grand éducateur demeure Prométhée, dès la fin du siècle le « roman initiatique » l’emporte, comme Simone Vierne l’a si bien montré pour un auteur, qui semble au premier abord bien éloigné des Cabinets de réflexion et des rituels initiatiques, Jules Verne (Vierne, 1979). Le mouvement du récit ne construit plus une personnalité, n’enrichit plus les états d’âme, il dévoile un destin comme la fameuse statue du dieu se dévoile au ciseau qui la sculpte.

Le troisième trait de l’Immortel c’est qu’il se situe dans un lieu précis, mais qui est topos purement imaginal, un « nulle part », et en même temps « qui est partout ». La définition scolastique de la Gottheit de ce lieu : « dont la circonférence est partout et le centre nulle part » est trop connue pour qu’il soit nécessaire de la commenter. Son lieu est donc l’utopia, un univers de fiction plus surréel que toutes les géographies, plus individué, unicifié que tout lieu terrestre, concret, mais en même temps la lumière — ou la nuit de ce lieu — tout comme le nom de l’Immortel appartient à tous dans la fascination de l’imaginaire et le tremblement de l’incantation. Le lieu certes lui aussi se cristallise peu à peu de façon épiphanique par ses retours, ses redondances, mais également le nom du dieu court insaisissablement et dénomme justement telle ou telle situation — kairos et topos à la fois — imprévisible. Bien plus, ce qui symbolise ce lieu « imaginal » — pourrait-on écrire avec Henry Corbin — c’est qu’il circule pour ainsi dire, comme le fil du collier à travers les perles, au travers du destin de tous les héros. Mais ce sont les perles qui peu à peu font le collier. Le personnage immortel ne s’éduque plus mais il construit par ses actes l’Olympe où il réside. C’est en ce point précis que le mythologème de la terre promise à l’imaginal coïncide — pour le meilleur et pour le pire, répétons-le ! — avec la terre tenue par la race, par le sang. Le sang est substitut, transsubstantiation du topos légendaire. Le sang est une sorte d’objet transitionnel qui circule à travers les veines du temps pour en manifester la réalité topique.

Le quatrième trait de l’Immortel peut surprendre qui n’a pas suffisamment réfléchi sur les caractères de la tragédie. C’est que l’Immortel parce qu’il est débarrassé de l’angoisse mortelle, n’a pas d’états d’âme, et comme l’âme n’est faite que de ses états, l’on peut dire que l’immortel n’a pas d’âme. Comme l’écrit un commentateur de Faulkner (Nathan, 1963) : « chez Balzac il y a des héros qui s’avancent pour occuper le devant de la scène […] chez Faulkner, ils existent comme une pensée, un nom dans l’esprit des autres » (c’est nous qui soulignons). Ce sont de « grandioses abstractions ». Pas d’angoisse, pas d’états d’âme, pas de libre choix angoissé, pas d’hésitations et partout une assurance superbe au sein des contradictions : rien ne les inquiète, donc ils peuvent tout assumer. C’est que les Immortels sont des objets plus que des sujets, tout comme certains grands personnages tragiques, Lady Macbeth ou Don Giovanni. Ils tiennent du monstre et aussi de l’innocence animale. Les dieux glissent facilement vers la thériomorphie.

Tenons-nous en à ces quatre grands traits qui cernent le portrait de l’Immortalité : temps redondant du mythe, dévoilement par l’obsession même de la répétition, lieu surréel de l’Olympe, et « sang réservé », absence d’âme et innocence unitaire. Nous allons voir s’instrumenter ces grands traits dans ce qu’il y a d’essentiel dans la littérature du demi-siècle écoulé. Certes, le retour des dieux et des héros faisait son apparition grandiose dans l’œuvre de Richard Wagner, médusant toute la sensibilité et la philosophie de la fin du xixe siècle. Et nous pourrions suivre à la trace déjà chez Dostoïevski — et chez Zola que Thomas Mann rapproche avec profondeur de Wagner — les aurores de la grande remythification de la littérature par-delà la littérature de « faits divers » idéologiques — le roman à thèse, tenace de Paul Bourget jusqu’à Jean‑Paul Sartre ! — ou de la littérature d’états d’âme, de « faits divers » psychologiques. Mais c’est à partir de l’après Grande Guerre que l’écrivain de génie prend conscience de son rôle thaumaturgique et liturgique. Non plus « voyant » comme l’était le romantique, mais théurge, seul responsable des Immortels face aux défaillances suicidaires des Églises.

Il a fallu restreindre notre champ de comparaison au sein de cette littérature que les manuels appellent « roman cyclique ». Et cependant bien des confirmations auraient été trouvées en France dans les vastes fresques — qui ne sont plus « Comédie humaine », ni « histoire naturelle d’une famille sous le Second Empire » — de Jules Romain, de Duhamel, voire de Romain Rolland, Martin du Gard… Il faudrait aussi faire place ici à Joyce (1882-1941), à Virginia Woolf, à Henry James (1843-1916), à Iouri Dombrovski (1909-1978) — entre autres ! Mais nous n’avons voulu retenir que trois exemples majeurs de la littérature romanesque d’après la Grande Guerre. L’un de ces exemples ne figurant ici que pour mémoire d’ailleurs, puisque le dossier a été excellemment ouvert par le petit livre de Chantal Robin (1977) : Proust, Thomas Mann, William Faulkner. Le Français, l’Allemand, l’Américain : et ces différences de culture sont loin d’être sans intérêt sur la vague de fond qui emporte l’époque dont la Grande Guerre sera le pivot et le tournant. Le Français est l’aîné, né en 1871, l’Américain le benjamin, né en 1892. L’Allemand, né en 1875, n’est que de quatre ans le cadet de Proust. Mais surtout la coloration que prend la Nouvelle Olympe de la remythologisation, le matériau — la glaise et l’argile — qui va servir à remodeler les nouveaux Immortels est de nature historique, sociale, sociétale, différente entre celui que récolte en ses nuits d’insomnie le reclus de la chambre aux murs de liège, l’homme du Sud, dont la mémoire regorge à jamais des deux creusets où se fond tout mythe américain : la guerre civile de Sécession et la Marche vers l’Ouest, et enfin l’Allemand dont l’orgueilleuse patrie pâtit de deux défaites, et de leur cortège, en moins de trente ans.

Et cependant à travers tant de différences, d’irréductibles situations historiques et morales, nous allons retrouver — baignés par les eaux de ce moment de civilisation occidentale — les mêmes traits qui définissent l’immortalité, qui installent les Immortels et la sensibilité, la philosophie, la vision du monde que leur retour implique, au cœur même du processus et du paradigme littéraires.

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Et d’abord ce temps sans « mort », ce temps sans souci de sa propre fin qui constitue à la lettre l’immortalité. L’on sait avec quelle perspicacité Georges Poulet (1968) s’est appliqué à différencier, à travers la littérature, les styles de temporalité. Tandis que, pour le Moyen Âge, le temps des théologiens est « distorsion » pécheresse de l’Être Éternel, tandis que la Renaissance, puis le xviie siècle s’angoissent devant le temps humain « en miette » devant l’Être de l’instant qu’est Dieu, ou déjà devant l’instant psychologique du plaisir (« cueillez dès à présent les roses de la vie ») tandis que le xviiie siècle, puis le xixe siècle tentent de sauver le temps, l’un en l’étirant, si l’on peut dire, dans les variations sentimentales, sensuelles, psychiques, l’autre en inventant un temps historique, véritable substitut temporel de feu l’Éternité, le xxe siècle enfin — à travers Bergson en particulier — reprend à la vieille théologie la notion de « Création Continuée », non par Dieu certes, mais par l’Esprit créateur de l’homme. L’œuvre apparaît déjà comme justification du temps (1966), mais surtout une double notation du critique est précieuse pour notre propos : d’abord Georges Poulet (1968, t. 1, p. 438) note que l’œuvre proustienne « apparaît comme une vue rétrospective de toute la pensée française sur le temps, déployant dans le temps, comme l’église de Combray, son vaisseau », ensuite et surtout c’est que « l’acte créateur du temps apparaît d’abord comme mort du temps lui-même » chez Gide, Schwob, Rimbaud, et où « l’être ne se crée et ne se trouve qu’en se détachant contre sa propre mort, qu’en se créant ex nihilo » (ibid., p. 36). Nous voici donc installé, par l’acte d’œuvrer, dans l’immortalité. À la recherche du temps perdu au travers des stratifications, des philosophies du temps de notre littérature soudain se « retrouve » — non l’éternité comme croit le poète — mais l’immortalité, c’est-à-dire un temps dont la fonction est victorieusement négentropique, est essentiellement victoire sur la décrépitude et la mort. Tel est le cri de triomphe qui conclut l’alchimie proustienne dans la bibliothèque des Guermantes, lors de l’ultime et illuminante « matinée ». Qu’il nous soit permis de citer la note extraordinaire de lucidité, d’illumination, que Proust ajoute à ces pages capitales où il fonde l’esthétique et l’éthique de toute la seconde moitié du xxe siècle : « tout l’art de vivre, c’est de nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant d’accéder à leur forme divine et de peupler ainsi joyeusement notre vie de divinités ». Divinités, le mot est lâché, celui qui signe la victoire de l’immortalité, du « temps retrouvé ». Entre 1900 et 1902, date de la parution des Buddenbrook, le frère de Thomas, Heinrich éprouve le besoin de publier une trilogie au titre significatif : Les Déesses. Décidément le « retour des dieux » est dans l’air. De même la mort insignifiante, épiphénoménale des héros proustiens — mais aussi manniens ou faulknériens — ne sert qu’à assurer « joyeusement » la pérennité littéraire du personnage, de la persona de l’œuvre. Selon les ultimes lignes de la quête, c’est bien l’œuvre qui permet aux héros qu’elle anime de les « immortaliser » et d’occuper « une place au contraire prolongée sans mesure [c’est nous qui soulignons] dans le Temps ». L’hermétisme de Proust qu’a si bien dégagé Chantal Robin, l’alchimie des temps des diverses sensibilités littéraires que dégage Poulet dans À la recherche du Temps perdu, débouchent finalement sur cette Pierre philosophale qu’est l’Immortalité. Écho expérimental, certes, des intuitions contemporaines d’un Bergson arrachant la « durée concrète » aux chronologies des horloges, d’un Unamuno dégageant l’immortalité du héros face à l’auteur devenu poussière, de Valéry ayant conscience que l’œuvre créée, le poème est refuge absolu, « objet dégagé du temps » (Poulet, 1968, t. 1, p. 397). Proust ne dit-il pas lui-même dans une lettre à Crémieux qu’il utilise un temps « einsteinisé » ? Mais soulignons bien qu’avec Proust, c’est une victoire sur le temps mortel, une utilisation du chagrin, de la souffrance et de la mort (cette chute du haut des « échasses du temps » !) en vue d’une décisive victoire d’immortalité. Jean-Yves Tadié (1971) a raison d’affirmer que le temps proustien est « proche de celui des mythes ». C’est cette même construction de l’Immortalité que nous pouvons suivre chez le grand romancier allemand comme chez l’américain.

Pour Thomas Mann, ce n’est pas tellement le problème du temps perdu et des remèdes de la mémoire qui est en cause, que celui du temps corrompu, du temps porteur en lui-même de décadence et de mort. Sous un humour apparent, l’œuvre de Mann est plus tragiquement accentuée que celle de Proust. Tout le roman mannien est obsédé par la décadence, depuis le coup de génie des Buddenbrook, le déclin d’une famille de 1901 (traduit en français en 1931) jusqu’au Docteur Faustus, la vie du compositeur allemand Adrian Leverkühn racontée par un de ses amis de 1947 en passant par La Montagne magique (1924), La Mort à Venise (1912) et pratiquement toute l’œuvre de Mann. Comme le remarque Michel Deguy, bien que l’œuvre de Mann balaye l’histoire depuis Abraham jusqu’au nazisme et à Leverkühn en passant par Joseph, Aménothep, Savonarole, le pape Grégoire, Goethe, la dynastie des Buddenbrook ou celle des Castrorp, « l’homme demeure toujours le même » il vit le temps « de la dégradation » et la chance « de l’élection ». C’est au sein de la décadence, de la dégradation et de la maladie (thème mannien par excellence) que s’accomplit une sorte de théomorphose du héros, sinon son passage à l’immortalité, du moins son accès à l’immortalité. Dans une lettre à Bertram du 14 juin 1935, Mann rapproche justement son premier héros collectif (la famille Buddenbrook) et son ultime héros Joseph, montrant que lui aussi veut « tirer la quinte essence » du destin mortel, de la décadence « un nouveau genre de décadence, le processus d’affinement [c’est nous qui soulignons] d’une famille et même d’un dieu, non plus sur le plan bourgeois, mais d’humanité ». Comme chez Proust, « l’affinement » qui va vaincre la mort et conférer l’immortalité se fait au travers d’une lente genèse : le roman « initiatique » n’est pas loin du destin des Buddenbrook, encore moins de cette Montagne magique, et au plus près de la destinée de Joseph. Michel Deguy (1962) note que pour « affiner », dégager l’élection du héros contre le temps dégradant (« l’ennui c’est le temps éprouvé comme damnation » écrit Mann), il faut une constante métempsycose du héros. « L’élection » de l’homme se fait parallèlement à cet affinement du principe d’immortalité : elle passe comme une promesse — La Promesse — de Hanno à Goethe, de Goethe à Grégoire — l’Élu —, de Grégoire au dérisoire Krull, pour culminer, se fondre et se confondre avec la vieille Promesse abrahamique dont Joseph est l’héritier légitime, patenté par l’histoire sainte. Et si le temps retrouvé est l’exact contrepoint de la méditation de Bergson ou d’Unamuno, le temps genèse d’élection est le contrepoint de la Réponse à Job de C. C. Jung. La nécessité de la mort (celle d’un Dieu chez Jung) et du mal (les effroyables destins du futur saint Pape Grégoire chez Mann) deviennent les garants de l’immortalité, de la pérennité de vie, donc de créativité bénéfique chez les héros de ces théogonies.

Quant à Faulkner, les deux célèbres appréciations de Malraux comme de Sartre concordent. L’un confirme bien, à propos de Sanctuaire que le roman faulknérien « c’est la tragédie grecque descendue dans le roman policier », l’autre étudiant le temps chez Faulkner — ce temps « aztèque », au fatalisme inhumain qui répugne tant au français qui affirme « l’homme n’est pas la somme de ce qu’il a, mais la totalité de ce qu’il n’a pas encore, de ce qu’il pourrait avoir » — lui reconnaît le caractère « catastrophique par essence ». Certes, l’échec de ces Chemins de la Liberté qui se perdent dans les sables de l’indifférence devrait suffire à démentir l’adéquation de notre époque aux romans de « la force silencieuse du possible ». Au contraire « l’opacité du Destin » qui irrite tant le père de l’insipide Mathieu Delarue, ce cousin de l’inconsistant et fameux Lafcadio, justifie totalement les perturbations chronologiques que Faulkner comme Sartre utilisent de concert, mais ce dernier — retournons les compliments ! — comme une simple « recette », « déloyale » puisqu’elle ne correspond guère à la « métaphysique » de l’existence dans laquelle les possibles ne doivent pas être hypothéqués par les redondances obsessionnelles du passé.

C’est que pour Sartre, héritier en cela, quoi qu’il en dise de la tradition de deux siècles de roman psychologique et ferme tenant de « l’éducation » existentielle sinon sentimentale, le roman se calque sur le drame. Sartre est un dramaturge accompli et même un mélodramaturge. Pour toute la tradition du xxe siècle, Bergson, Joyce, Virginia Woolf, T. S. Eliot déjà, Dos Passos, Mann, etc., la dislocation du temps qui obsède le présent par la réminiscence et hypothèque l’avenir, la « vie [précisons : la vie humaine grevée de liberté et de mort] avait déjà cessé avant d’avoir commencé », c’est ce que dit Quentin, le héros du Bruit et la Fureur qui écrase symboliquement sa montre — « le mausolée de tout espoir et de tout désir » — c’est ce que pourrait dire également l’étrange pasteur Hightower dont toute la vie n’est que le rabâchage de la mort de son grand-père tué héroïquement en volant des poulets lors de la guerre de Sécession : « Comme si pour la semence, le temps s’était arrêté là, comme si depuis lors rien ne fut né dans le temps, même pas lui. » Et Stevens dans l’Intrus : « Hier ne finira que demain et demain a commencé il y a dix mille ans. » Oui, Sartre a raison de dire que chez Faulkner « rien n’arrive, tout est arrivé ». C’est que « le passé n’est jamais mort il n’est même jamais le passé », dit Requiem pour une Nonne. Comme le note avec perspicacité Monique Nathan (1963, p. 135) : « Le pressentiment habite l’esprit de tout héros faulknérien, et probablement de tout héros tragique, avant même qu’il entre en scène. » Oui, car aux antipodes du héros du drame qui agit, modifie son « action », le personnage tragique ne fait que déployer et confirmer un destin.

Temps tragique certes. Mais plus encore : temps mythique. Car le second trait qui signe l’immortalité, c’est, nous l’avons dit, que le temps s’il a bien une origine, n’ayant pas de fin, passe de l’entropie et de l’usure mortelle à l’infinie répétition, à la redondance ou pour le moins un rabâchage. Car la signature du mythique, Lévi-Strauss l’a bien montré, c’est la redondance, la modulation et la variation qui tentent par l’éternel retour de leur incantation d’exorciser le temps mortel, mais aussi par là même une liberté par trop « poïétique ». Nous n’insisterons pas sur le rôle fondateur de la « réminiscence » chez Proust — et « la filiation aussi noble » qu’il lui cherche et lui trouve dans les Mémoires d’Outre-Tombe, dans Sylvie, chez Baudelaire — qui permet d’atteindre « une essence générale » lorsqu’une « sensation semblable, renaissant spontanément […] venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois ».

Mais chez Mann, outre la redondance des thèmes obsédants d’un livre à l’autre, l’on peut trouver une justification philosophique de cette procédure mythique, et justement dès l’ouverture de cette résurrection du mythe qu’est la tétralogie mannienne Joseph et ses frères : « Profond est le puits du passé. Ne devrait-on pas dire qu’il est insondable ? » Tous les commencements que ressasse l’aimable Joseph ne sont que « relatifs » ; et de redondance en redondance « un vertige gagnait le jeune Joseph, comme nous penché sur la margelle du puits ». Bien plus, la redondance — procédé usuel, nous le verrons chez Faulkner — atteint les noms propres eux-mêmes : Abraham l’homme d’Ur, que Joseph croit être le propre aïeul de son père Jacob, l’homme d’Ur de la Bible « n’était probablement pas celui qui avait quitté Ur le premier » (Ur en allemand est ce préfixe fameux qui signifie « l’originaire », « le très ancien »). Ce Urzeit, ce temps si ancien qu’on ne peut retrouver que par la commémoration du rite ou du récit mythique, est ce que Joseph appelle du nom du dieu infernal des Égyptiens — d’où le titre du chapitre initial de la tétralogie « La descente aux Enfers » — le « temps de Set », c’est-à-dire la « Nuit des âges ». Dans une savante compilation mythologique le romancier s’amuse à comparer ce temps mythique de Set aux légendes identiques de Babylone, de la Chine ou de l’Inde, du gnosticisme, du manichéisme, de l’Avesta, de l’Islam. Peu à peu se dégage la notion — qui pour nous est fort familière — de Urbilder, d’Archétype : déluge, écriture, invention du vin, Tour de Babel, Jardin du Paradis, Adam primordial, péché originel, tout cela vient répéter leurs litanies universelles, dans cet illud tempus du mythe, dans ce « temps de Set ». Bien plus, comme l’a noté finement Maurice Blanchot (1973), lorsque le romancier entreprend le récit de la vie de Leverkühn, « ce dernier représentant de Faust […] est comme le rappel, le retour et la réaffirmation de tous les prototypes antérieurs, sans cesser d’être lui‑même et lui seul ».

Or pour Mann, plus déchiré que Faulkner entre un monothéisme humaniste et progressiste et ce vertige fondateur qu’est le passé, cette « descente aux enfers » nous fait « blémir » (« quand nous nous aventurons dans le passé en narrateur, nous goûtons à la mort et à la connaissance de la mort ; de là notre plaisir et notre blême angoisse […] Fête de la Narration tu es l’habit de parade du mystère vital […] tu représentes le non-temps et tu évoques le mythe afin qu’il se déroule exactement dans le présent »).

Ainsi le romancier est mythographe : il contribue à faire de ce qui a été, ce qui est encore ; et « ce qui est » est par lui « à jamais ». Là où le génie de Proust, dans les « petites perceptions » de la madeleine, du « gazouillement de la grive », de la « fine odeur d’héliotrope », découvrait par la faculté de réminiscence, la puissance même de l’immortalité, Thomas Mann se plaçant dès l’ouverture de sa tétralogie sur le plan de l’anthropologie générale, découvre dans les « histoires » de Jacob — premier homme, péché, déluge, paradis, etc. — les structures archétypiques qui assurent tout narrateur de la pérennité de sa narration, et fait de ces images d’Ur (Urbilder !) ou du « temps de Set » le garant d’un univers immortel dont les protagonistes sont des Immortels puisqu’ils sont « à jamais ». « Avant que l’événement ne se produise, dit Joseph, il est déjà écrit et le “vivre” n’est pas autre chose que le “lire” dans le livre divin. »

Chez Proust comme chez Mann le temps n’a donc de sens que comme redondance, qu’en ce qu’il confère au simple devenir aveugle les ponctuations du sens, garanties par l’immortalité de la réminiscence ou de la commémoration. Le temps n’est que le lieu du dévoilement du destin et de l’immortalité de ses structures. La Recherche du temps perdu termine l’initiation par la soudaine épiphanie du destin du romancier dans la bibliothèque puis dans le salon Guermantes. Bibliothèque, haut lieu du livre, du lire, où Marcel découvre dans une apocalypse joyeuse le « livre intérieur de signes inconnus […] pour la lecture desquels personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ». Ce « livre aux caractères figurés non tracés par nous est notre seul livre ». Joseph et ses frères annonce dès son ouverture qu’il va être le récit, les « histoires » que le temps vient écrire sur l’archétype de l’homme d’Ur, sur cet Urbild dont Joseph et ses frères sera l’épiphanie familière « qu’éclairent les astres de nos cieux » dans la « douce nuit printanière ». Révélation initiatique, mais au niveau du quotidien : « Nous voici arrivés […] ouvrez les yeux, si vous avez serré les paupières au départ. » Comme le note bien Marguerite Yourcenar (1962) : « Enrobé dans la gangue épaisse de la vie journalière, fait pour être aperçu seulement par un regard attentif, le mythe est chez Mann une explication plus cachée. » Disons qu’il est surtout l’implication ultime, par laquelle l’histoire du pape Grégoire ou celle du fils du patriarche Jacob « nous regarde » tous et partout où il y a des hommes (semper et ubique et ab hominibus).

Chez Faulkner, ce second trait de l’immortalité est, si je puis dire plus brutal, plus obsédant ; Sartre dirait « plus aztèque » ! Non seulement la narration est là aussi « descente aux enfers » du passé, et peut-être encore de façon plus tragique que chez Mann, « précipitation » en continuel flash back. Sartre repère bien la paradigmatique récurrence de Le Bruit et la Fureur où le monologue de Quentin — au présent — se situe après sa mort. Dans Lumière d’Août, tout commence par l’incendie qui veut camoufler l’assassinat de Miss Burden et dont Léna voit la fumée en arrivant à Jefferson à la fin du premier chapitre. Puis, jusqu’au chapitre vi c’est la préparation du meurtre par Christmas, tandis qu’avec les chapitres vi et x, c’est la vertigineuse plongée dans le passé — enfance puis adolescence — de Christmas, alors qu’au chapitre xi, l’on reprend la tranche de durée qui va précéder immédiatement le chapitre i : le meurtre et l’incendie. De nouveau, le chapitre xv nous fait bondir en arrière, retrouvant les grands-parents du meurtrier, et décrivant sa naissance. Mais dans ce va et vient qui disloque la chronologie et enchaîne fatalement le présent à un passé de plus en plus vertigineux, Léna, comme le note Monique Nathan (1963, p. 141), apparaît au début et à la fin du roman, juchée sur la « charrette qui l’amène de l’Alabama, elle entreprend un voyage éternel sur une route sans fin ». Corrigeons : Léna est née, a conçu un enfant de Lucas Burch, a accouché de cet enfant : elle a donc une « histoire » et n’est pas éternelle. Mais la charrette où elle monte, pour ouvrir et clore le roman, ou mieux pour fermer le destin au début et ouvrir à la fin la temporalité, symbolise l’immortalité du cheminement, signe de sa redondance le style mythique du temps de Lumière d’Août.

Il serait banal et fastidieux de relever tous les flash backs du roman faulknérien : depuis Le Bruit et la Fureur, jusqu’à Descends Moïse où la quatrième partie se trouve chronologiquement trois ans après la cinquième. Signalons, sans avoir le temps de nous y arrêter une autre procédure de redondance qui consiste à mettre en vies parallèles des paires de héros, soit dans un même roman (dans Lumière d’Août) le rabâchage caricatural de l’événement fondateur (« kérygme », dirait un théologien) de toute la destinée du pasteur Hightower, fait écho au radotage sanguinaire du gâteux Doc Hines et au rituel à répétition de la flagellation qu’inflige le puritain Mac Eachern à son fils adoptif ; soit que cette redondance saute d’un roman, d’un clan à l’autre : la mort téméraire du grand-père d’Hightower se faisant tuer pour dérober un poulet a pour écho l’équipée mortelle de John Sartoris se jetant sur les balles des Yankees pour d’abord boire une tasse de thé, ensuite — seconde redondance ! — pour retourner dérober un bocal d’anchois. Correspondance plus subtile encore entre Harry Wilbourne de Palmiers sauvages, condamné à cinquante ans de travaux forcés, et le forçat du récit Le Vieux Père : l’un et l’autre refusent la liberté parce qu’ils connaissent l’aliénation totale de l’homme devant les structures du destin. Les Immortels, nous y reviendrons, ne sont jamais « libres » puisque la liberté n’est valorisée que par le risque dont la mort est l’enjeu suprême. Mais il est un procédé de redondance que l’Immortel faulknérien partage avec les généalogies mythiques de Joseph : c’est la redondance confusionnelle des prénoms. De même qu’il y a eu plusieurs « hommes d’Ur », plusieurs Noé, plusieurs Nemrod, il y a plusieurs Bayard et John Sartoris, il y aura également plusieurs Quentin chez les Compson, il y aura deux Carothers (Cass et Roth) chez les Mac Caslin. Nous constatons chez l’auteur des Histoires de Jacob comme chez celui de Sartoris que le temps immortalisé, c’est-à-dire sans échéance en aval, non seulement relativise les chronologies, mais efface les individualités au sein d’un Urphaenomen archétypal. Nous examinerons plus loin le statut psychologique de cette condition immortelle, pour l’instant arrêtons-nous à ce qui symbolise une genèse devenue destin et une individualité des instants diluée dans le flot de la redondance.

Le rythme qui identifie les épiphanies de la redondance appelle le lieu, le topos qui justement convoque toute figure à la structure ; et ce qui désamorce la fameuse « force silencieuse disponible » et les errances des chemins de la liberté pour les pétrifier, les immortaliser en destin ou du moins en types, c’est le sang. Le topos et le sang, tel est bien le troisième apanage de l’immortalité. Le locus se sacralise en lucus. Et les sépultures mêmes viennent démentir la mort parce qu’elles affichent la consanguinité immortelle de ceux qui y reposent. Chez Proust si cette dernière n’est pas explicitement affirmée, du moins le « côté de Guermantes » trace son lignage parallèlement au « côté de chez Swann ». Mais la réminiscence proustienne gravit autour de topoï qui la suscitent : Combray, Méséglise, Balbec, Tansonville, le Paris de l’Hôtel de Guermantes ou du Salon Verdurin, le Paris des Mille et Une Nuits orientales. Comme le note justement Georges Poulet (1963), l’espace proustien est un « espace final ». Une pluralité d’épisodes se rangent et construisent leur propre espace « qui est l’espace de l’œuvre d’art ». Bien mieux, Proust — et nous pourrons ajouter Mann et Faulkner retenant la leçon de Gurnemanz du Parsifal bien plus que la philosophie bergsonienne — fait de l’espace un produit du temps « dramatique », le moment où le « drame » se boucle en immuable destin tragique. « Le temps proustien, écrit G. Poulet (1963), est un temps spatialisé, juxtaposé. » C’est bien l’instant où le kairos soudain se cristallise en topos.

Chez Thomas Mann, le privilège du topos et l’obsession du sang se font plus explicitement sentir. Certes l’on pourrait confondre, là encore avec une localisation balzacienne — c’est-à-dire faisant naître du décor le trait du personnage, comme Saumur suscite Eugénie Grandet — le Lübeck où se vit le « déclin d’une famille ». Mais c’est presque le mouvement inverse qui se produit chez Mann, et l’on peut répéter de lui ce que Georges Poulet dit du roman proustien : « espace final fait de l’ordre dans lequel se distribuent les uns par rapport aux autres les différents épisodes du roman ». C’est le « déclin » des Buddenbrook qui construit Lübeck, comme c’est l’inconscient troublé du quinquagénaire célèbre, le professeur Aschenbach qui fait émerger Venise, lieu où pourra s’accomplir la conjonction initiatique de la beauté, de la volupté et de la mort. Le patricien, le bourgeois Hans Castorp, le Prussien, ne va se réaliser que dans ce sanatorium de Davos où il est venu par hasard rendre visite à son cousin. Comme ce n’est que dans la Rome pontificale que les errances et les errements de Grigors concrétiseront leur sens en sainteté. Jérôme Savonarole, tel qu’il est du moins immortalisé par Mann, ne trouvera son accomplissement qu’auprès de Laurent de Médicis mourant à Florence, Florence qu’annonçait à Ferrare le prénom de la douce Fiorenza. Enfin la terre d’élection du mythe mannien c’est l’Égypte d’Amenhotep IV et de Putiphar, l’Égypte de Joseph. Donc toujours chez Mann, c’est un lieu d’élection (Der Erwahlte) qui coïncide avec l’initiation du héros, qui est sa Bezauberung.

Mais surtout chez l’écrivain allemand le motiv du sang — ce substitut immortel et temporel de l’objet spatial — est obsessionnel. Et rien ne manifeste mieux la pérennité du sang que l’inceste. L’inceste garantit absolument que le « sang est réservé » (selon le mot significatif, mais traduisant mal l’allusion wagnérienne du titre allemand : Wälsungenblut). C’est bien Wagner en effet, tout autant que Freud qui confirme pour Mann la valeur sacralisante de l’inceste pour la lignée. C’est sur cette sacralité que repose la dynastie pharaonique, celle d’Amenhotep. C’est également sur le thème du « Sang des Wälsung » qu’est construite l’étrange nouvelle où l’on voit un frère et sa sœur reconstituer l’inceste de Siegmund et Sieglinde. Quant à « l’élection » de Grigors / Gregorius, elle repose sur un double inceste : ceux des parents frère et sœur jumeaux, Sibylla et Wiligis, qui engendrent Grigors, puis de nouveau l’inceste de ce dernier avec sa propre mère Sibyll. D’ailleurs pour consigner la défloration sanglante et interdite, le futur pape Grégoire immole de façon sanguinaire son chien favori. Le motiv de la « réservation du sang », de l’union du frère et de la sœur, évoque bien entendu la grande figure mythique de l’Androgyne (Libis, 1981) ou simplement la plus équivoque figure d’Hermaphrodite. L’on sait quelle place centrale occupe dans l’œuvre proustien le baron de Charlus et ses comparses Saint Loup, Jupien, Morel et du « côté » féminin Albertine et Gilberte. Le côté « réservé » de Sodome et le côté « réservé » de Gomorrhe. Chantal Robin a montré quelle « lecture » il fallait faire de la présence constante de cette homosexualité : hermaphrodisme qui est la signature du « sang » d’Hermès. De cet Hermès qui de l’aveu de Mann sera lui aussi sa « divinité préférée ». Nous ne voulons pas ici analyser ce qui relie tant d’écrivains contemporains au dieu subtil, au dieu double, réconciliant Dionysos et Apollon, mais qu’il nous soit simplement permis d’indiquer avec Max Rychner que le mot zweideutig (« ambigu ») est un des mots clefs du langage mannien tel qu’il apparaît amplifié à l’extrême dans l’étrange et significative nouvelle Les têtes interverties. Peut‑être reviendrons-nous là-dessus lorsque nous étudierons le troisième « trait » de l’Immortel. Notons cependant encore l’attrait de l’Androgynéité chez Faulkner : Charlotte de Palmiers Sauvages, Laverne de Pylône, Joanna de Lumière d’Août, toutes ces femmes qui réunissent entre elles les caractères de l’homme. Et également les grands amazones que sont Tante Jenny de Sartoris et Rosa Millard l’invaincue de l’Invaincu.

Pour l’instant tournons-nous vers Faulkner où plus que chez nul autre est obsédante la cristallisation du temps en une véritable géographie imaginaire et l’immortalisation dans le sang. Et d’abord cette géographie du Sud, devenue cartographie véritable avec The Portable Faulkner édité par Malcom Cowley en 1946 seulement, ne se constitue que lentement, quintessenciée elle aussi à partir des séquences des différents épisodes temporels. La Paie des Soldats de 1926 ne donne qu’une sorte d’esquisse du cadre imaginaire qui va se préciser dans Sartoris et les souvenirs de la Saga du Sud qu’est la Guerre de Sécession ; « une mine d’or s’ouvrait alors à moi, dit plus tard l’auteur, et c’est ainsi que je créais un monde qui m’appartint ». Puis ce sont les jalons du Bruit et la Fureur (en 1929), Lumière d’Août en 1932 jusqu’au Domaine au titre significatif, dernier roman de Faulkner en 1959. Dès lors, se précise le fabuleux comté de Yoknapatawpha et sa capitale Jefferson, construit par les Sartoris, les Compton, les Beauchamp, les Sutpen, les Mac Caslin, les Stevens, les Mallison et même les Snopes. Là aussi, le temps en sursis éternel d’immortalité « devient espace ». Le Domaine, le Hameau, la Ville ont érigé le fabuleux comté entre la Tallahatchie et la Yoknapatawpha Rivers.

Mais ce qui est le plus frappant c’est que dans The portable Faulkner, l’auteur dessine le comté de façon cruciforme, comme les cités légendaires, le paradis terrestre, « quadraturés ». De cet espace divisé en quatre cantons autour de Jefferson et d’abord du nord au sud par la voie ferrée construite par John Sartoris — et où se trouve tout proche au nord de Jefferson le domaine Sartoris qui naît de l’invincibilité de l’Invaincu — se répartissent les territoires imaginaires des grands moments de l’œuvre : dans le quartier Nord-Ouest, territoire des anciens indiens Chikasaw dont Sam Fathers est l’inoubliable présence où se situe le domaine des Sutpens et à l’extrême limite nord le « camp » de pêche et de chasse des Sutpens et du Major de Spain, se déroulent l’action d’Absalom, Absalom ! et celle des nouvelles importantes comme l’Ours ; juste en face, le quartier Nord-Est est construit, si l’on peut dire, autour du domaine Mac Caslin, par l’action de Descends Moïse et, proche de Jefferson par celle de Sanctuaire. Le quartier Sud-Est, c’est d’abord, très au sud le Domaine du Vieux Français, où naîtra le grand forçat anonyme de Palmiers Sauvages, c’est le Hameau des Snopes des petits Blancs comme le boutiquier Will Warner, tandis que le quartier Sud-Ouest, plus vide, plus resserré autour de la capitale est celui de l’espace qui s’ouvre dans Lumière d’Août. Quoi qu’il en soit des localisations plus fines que l’on peut observer, cette géographie du comté imaginaire est comme chez Proust ou chez Mann, mais avec une constance, un entêtement plus grand tissé par les cent destins qui s’entrecroisent dans le bruit, la fureur, mais aussi l’odeur de verveine ou de chèvrefeuille, elle signe tout accès de l’homme éphémère et mortel à l’irrémédiable, à la terre immortelle. Comme l’a montré Henry Corbin dans un livre célèbre la nature imaginale « céleste de la terre, découle de l’immortalité du corps imaginal, de la caro spiritualis ».

Cette géographie est tout au long contresignée par cet objet transitionnel — comme dirait un psychologue contemporain — qu’est le sang. Lignée et déification de la terre sont toujours d’ailleurs étroitement liées, car la Terre est la grande mère primordiale, généreuse qui appartient à tous « indivise et entière dans une communauté anonyme et fraternelle ». Mais le « péché » contre cette terre innocente et paradisiaque vient doublement par le sang : d’un côté le sang « réservé » de l’inceste tente de garder l’indivisibilité de la Terre Mère, d’un autre côté la différence entre sang noir et blanc qui fonda l’esclavage a été exigée pour justifier et exploiter le viol économique, mercantile, juridique de la Terre.

« Le père et la sœur, complices, associés ou rivaux, tel est le vrai couple de l’anthropologie faulknérienne », écrit justement Monique Nathan (1963). L’exemple le plus célèbre est celui, dans Le Bruit et la Fureur, de Quentin et sa sœur Caddy Compson ; mais également le frère idiot Benjy est attiré par sa sœur « qui sent comme les arbres », précisément tant qu’elle est vierge, comme la terre d’avant le péché. Dans Absalom Absalom !, l’inceste à trois est encore plus affirmé entre Judith Sutpen, son frère Henty et le demi-frère métisse Charles Bron. L’homosexualité s’ajoute discrètement à l’inceste puisque Henry aime passionnément ce demi-frère qu’il finira par tuer. Comme le note finement Monique Nathan, « préservé par son péché, dans son péché, le couple incestueux se présente en face du monde comme la seule chance d’unité ». Réalisation de l’Androgynat primordial, celui qui déjoue la déchéance et l’usure du temps et que le père Compson résume par ces mots : « Moi unique en deux personnes. »

Toutefois à ce « sang réservé » que constitue l’inceste qui justement dément par la consanguinité immortelle la ségrégation de la mort répond à l’inverse le « sang mêlé », la miscegenation qui n’est au fond que le résultat honteux de la soumission de la Terre vierge et Mère par le Blanc prévaricateur, sacrilège, utilisant le Noir comme outil de cette damnation. La signature du Mal, ce n’est ni la Terre Nature, ni l’innocent noir contraint de la contraindre, mais le mélange du sang des prévaricateurs et des esclaves. Il ne peut résulter de ce mélange qu’une malédiction. La fameuse dialectique du maître et de l’esclave est poussée à l’extrême par le racisme esclavagiste. Le métissage entre maître blanc et esclave noir est l’épiphanie même de la « chiennerie et de l’abomination », comme le rabâche Doc Hines. Le scandale n’est pas le nègre, mais le nègre-blanc : Christmas dans Lumière d’Août, Charles Bon, fils de Thomas Sutpen et d’une haïtienne, amant d’une octavonne dans Absalom Absalom ! C’est que les dieux, blancs ou noirs, conquérants ou passifs, diurnes ou nocturnes ne peuvent consentir au « mélange » : le mélange est l’attestation de la confusion des statuts et des rôles. Tandis que l’inceste garantit, à l’intérieur de l’endogamie la plus stricte, l’« immortalité » de la pureté de la race, de l’honneur de la dénomination, le métissage à l’inverse — né de la brutalisation de la Terre Mère par l’outil noir manié par l’avidité, l’avarice blanches — consacre la décadence du temps et couronne l’entropie mortelle. Les Immortels peuvent être ambigus comme Hermès, le messager des dieux, le truchement de Jupiter, d’Apollon et de Dionysos. Mais il leur est interdit, sous peine de mortalité, de mêler leurs immortels empires. Et finalement, si l’on sort de l’envoûtement de la saga mississipienne pour replonger, juste avant l’aube inquiétante de notre xxe siècle, dans la saga germanique rêvée par Wagner, l’on s’aperçoit que le Crépuscule des immortels, la Götterdämmerung, ne résulte pas du tissu serré de l’inceste de Siegmund et Sieglinde, puis de Siegfried et de Brunhilde, tous dépositaires du « Sang des Wälsung », mais du terrible oubli de cette fidélité au sang divin — que symbolise le philtre — d’abord pour Siegfried qui n’hésite pas à user des pouvoirs immortels du Tarnhelm pour livrer Brunhilde au sang des Gibischen pour lui-même vouloir s’allier à Gutrune, et finalement Brunhilde arme la main de Hagen — au sang si impur qu’il n’a pas même voulu participer au pacte du sang, blasphématoire certes, qui lie Siegfried à Gunthe — contre le sang sacré des dieux. La guerre de Troie aussi, « a lieu » parce que le sang grec d’Athéna s’est mêlé, grâce à l’adultère d’Hélène, au sang de Vénus qui irrigue la fortune de Troie. Et si Troie s’effondre dans le désastre, si le Walhalla est englouti par les flammes et la crue vengeresse du Rhin, c’est pour les mêmes raisons profondes que chute la maison des Sutpen, pour la même implacable raison que s’engloutit progressivement le comté de Yoknapatawpha et le Sud tout entier : la réservation du sang, qui marque de son signe l’immortalité, a été enfreinte. L’état d’immortalité est bien lié à la conservation de l’androgynat — le illud tempus où l’homme et la femme, le frère et la sœur n’étaient pas différenciés —, mais il n’en est pas moins lié à la ségrégation jalouse des sangs « réservés », menacés sans cesse par le mélange porteur de mort.

Le quatrième trait qui typifie l’Immortel est, nous l’avons dit, l’absence d’état d’âme, l’absence d’âme. Une telle affirmation peut surprendre lorsqu’on veut l’induire et du roman proustien qui passe pour « finement » psychologique, et du moralisme « humaniste » de Mann et de la Saga faulknérienne dont on se complait à souligner le « subjectivisme ». Mais « psychologisme », « moralisme », « humanisme », « subjectivisme », sont précisément des affirmations insignifiantes qui ont trop souvent confiné la critique littéraire au niveau de l’épiphénomène de la création artistique. Dieux merci, toute la « Nouvelle Critique » nous a permis de sortir du piège des catégorisations conceptuelles et historisantes où dans les genres et les époques on ensevelissait la créativité ! Or nos écrivains accompagnent de leur œuvre, de leur exemple créateur, ce vaste changement de cap de la critique, donc de la conception même de la littérature. Toute la longue quête proustienne — les quinze volumes d’À la Recherche du temps perdu — est au contraire le récit d’une mutation fondamentale, d’un changement, non de la personnalité de Marcel, mais de toute l’esthétique littéraire que Proust trouve à son berceau avec Sainte-Beuve, avec le réalisme des Goncourt. Que les « fines » notations psychologiques ne fassent pas illusion ! « Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détail », écrit Proust. Comme il est écrit dans le triomphe final du Temps retrouvé — qui, nous le savons, est l’intuition initiale du long périple du Temps perdu — lorsque les « visages grimés » des vieillards du salon Guermantes lui donnèrent « la notion du temps perdu » et lui dictent, derrière les accidents éphémères et dérisoires du psychologique qu’« il était temps de me mettre […] à cette œuvre, cette idée de Temps que je venais de former ». Bien loin d’être la description psychologique, c’est une intention platonicienne qui inspire la quête proustienne tout entière. Le pouvoir de la réminiscence, que l’on ne s’y trompe pas, n’est pas du tout incident psychique, mais puissance métaphysique. Proust est exaspéré de se voir félicité d’avoir découvert des petites vérités psychologiques « au microscope », « quand je m’étais servi au contraire, ajoute-t-il, d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde ». Dans le salon Guermantes, lors de l’ultime matinée, toute la psychologie est démentie : elle n’est que « déguisement », grimage, « fête travestie », chacun semblant « s’être fait une tête », elle sombre dans le gâtisme et la « niaise béatitude » des « fantoches » et des « poupées ». « Je découvrais cette action destructrice du temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d’intellectualiser dans une œuvre d’art, des réalités extratemporelles. » Ces « réalités extratemporelles », c’est l’œuvre qui les construit certes avec le matériau « psychologique », mais ce dernier voué au changement, à la volte face que révèle le vieillissement, n’est qu’une matière première. Seul le génie créatif de l’art dégage l’objectivité mythique empêtrée dans toutes ces subjectivités fallacieuses et capricieuses. Comme le note plaisamment Proust — se référant avec tendresse à sa vieille servante Françoise —, ce qui compte ce n’est pas telle ou telle « paperole », tel ou tel morceau de bœuf, telle ou telle épingle ou tel ou tel fil, mais le livre écrit, le « bœuf mode » mijoté en plat unifié et succulent pour M. de Norpois, enfin la robe qui sort des menus accessoires et gestes du couturier. Ce ne sont donc pas les états d’âme, voire ceux du corps de toutes ces « poupées » dérisoires vieillies au sommet des « échasses du temps » qui comptent. Mais bien la Vérité « objective » — c’est-à-dire pérenne et valable pour tous — que constitue enfin l’Œuvre, cette retrouvaille du temps « perdu ».

De même qu’il ne faudrait pas qu’un réalisme psychologique ne vienne voiler l’intention fondatrice de Proust, il en va de même pour le « moralisme » de Thomas Mann qui risque de masquer la fascination de ce dernier par le mythe, par Nietzsche, par l’Allemagne, par Wagner surtout et par la musique. Certes, les écrits politiques — malgré l’affirmation d’apolitisme du fameux manifeste de 1918 — engagés, les appels fervents sont nombreux. Mais il faut reprendre à l’égard du romancier de Lübeck une distinction semblable à celle que Max Weber, son compatriote et son contemporain, fait entre « le savant et le politique ». Ici, le fossé se creuse entre le politique et le poète, voire le « faiseur de contes de fée ». Le péché de l’Allemagne nazie est d’avoir confondu la morale qu’inspire la cité avec la créativité de l’œuvre. Thomas Mann n’a jamais confondu Nietzsche ou Wagner et les nazis. Adrian Leverkühn, compositeur, construit son œuvre apocalyptique en contrepoint de l’effondrement apocalyptique du nazisme. Mais créativité musicale et palinodie politique ne mêlent point leurs eaux. D’un côté est l’histoire, son vertuisme sanglant et frelaté, de l’autre — pour reprendre une expression heureuse de Malraux — est l’art, ce « chant de l’histoire ». Dans les Buddenbrook, l’art, par le truchement du jeune Hanno, sortait pour ainsi dire de l’entropie de l’histoire et fleurissait sur la décadence de l’orgueilleuse famille. C’est dans la Montagne magique que les deux courants vont se séparer. Comme l’auteur (Mann, 1960, p. 202-203 et 1973, p. 221) en a conscience, il sait qu’il se « détourne des éléments bourgeois pour s’orienter vers le mythe », « de l’individuel vers le prototype ». Hans Castorp sait héroïquement résister aux séductions du nihiliste — juif, jésuite et marxiste ! — confusionnel et fasciste Naphta comme au rationaliste, champion du progrès qu’est Settembrini. Progressivement le roman mannien décroche à la fois du roman d’analyse psychologique (c’est toujours un « roman d’idée ») et à la fois du « roman à thèse » (les idées sont toujours soupesées, mises dans la balance). Il est frappant de voir combien les personnages manniens sont, au fond, au-delà de leur âme : l’âme est une fois pour toute vendue, à Dieu ou au Diable, qu’importe ! Ce qui importe c’est que chaque personnage à la fois assume bien les situations présentes — dont il jouit ou pâtit —, mais pour les transcender en une sorte de coincidentia oppositorum : telle est déjà la transcendance/décadence de Hanno, telle est la quête de ce premier Docteur Faustus bourgeois qu’est Castorp, tel sera l’Élu Grigors, tel sera bien entendu Leverkühn, tel sera aussi Joseph. « Quelque chose qui représente une psychologie mythique ou une psychologie du mythe, donc un mélange de modernisme et de préhistoire, qui se répète de façon caractéristique dans la figure du jeune héros, Joseph. » (Mann, 1973, p. 221) C’est le sens profond de l’ironie — constante — du romancier que de laver ses héros du trop grand sérieux de l’état d’âme. L’ironie (Mann, 1967, p. 142) mannienne, la constante intrusion de l’auteur — sans même avoir recours à l’usage proustien de son propre prénom — en lieu et place de ses héros, a la même fonction que la politesse mondaine chez Proust. L’une et l’autre sont la façon initiale de prendre ses distances, chez l’un d’avec la décadence pressentie de toute la civilisation — Spengler, n’est pas loin ! —, chez l’autre d’avec la décrépitude, le vieillissement. Mais plus profondément encore, comme l’a bien saisi Michel Deguy (1962), la « réserve ironique » de Mann, si on la compare à l’engagement mythique wagnérien, est un trait du moment de civilisation où nous nous trouvons : moment culturel où nous glissons « de la croyance, participation mythique naïve et harmonieuse à la compréhension ou culture », moment où « la culture vicarie tant bien que mal la fonction mythique ». Aussi les personnages du romancier allemand meurent dans l’indifférence, et même dans l’indifférence du lecteur, comme ces malades que l’on escamote in extremis dans les mouroirs de La Montagne magique. C’est que seule compte en définitive la part d’immortalité que leur décerne le génie de l’artiste, c’est-à-dire la participation à la problématique universelle et éternelle de la condition humaine qui fait de leur vie médiocre, ces « faits divers » de l’existence, un paradigme ineffaçable et imprescriptible. Qu’importe la fin en pointillé, dans la tourmente lointaine de la Grande Guerre. Davos et la Zauberberg demeurent en leur imprescriptible neutralité suisse ! Qu’importe la mort de Gustav Aschenbach, envoûté par Tadzio, par Venise, devant la découverte de l’Éros platonicien, platonique à l’état pur ? La mort de Hanno ne fait que mettre le nécessaire point final — point d’orgue — à la décadence des Buddenbrook. Leverkühn ou Joseph ne se donnent même pas la peine de mourir : l’un et l’autre submergés par la connaissance, l’un celle du génie qui se pare de la folie, l’autre celle de la vocation. La mort n’est qu’une incidente. Tout comme la « psychologie » malgré l’attrait de l’écrivain pour Freud. Certes, Thomas Mann est obsédé par la réconciliation, « l’alliance » du mythe et de la psychologie (Mann, 1970, p. 277). Il veut pour ainsi dire sauver la psyché — de façon très jungienne — par l’injection du mythe, et surtout — il s’en justifie en cette année cruciale 1930 où le mythe de Joseph est levé contre la « fosse à purin mythique » du nazisme — sauver le mythe en le « retournant » et l’« humanisant » (Mann, 1976, p. 219-227). Il n’en demeure pas moins que la puissance d’impersonnalité domine : « le mythe fournit une base à la vie ». C’est pour cette raison que : « l’intérêt mythique est inhérent à la création poétique ». Le mythe est la « formule sacrée dans laquelle se moule la vie » (Mann, 1960, p. 202-203). Peu à peu les personnages de Thomas Mann, dans l’œuvre intégrale comme dans chaque œuvre particulière glissent de l’individualité psychologisante — double héritage du réalisme descriptif et de la tradition romanesque européenne à l’érection d’une métaphysique. Cette dernière n’est nullement « roman à thèse » comme chez Paul Bourget ou Jean-Paul Sartre, mais théogonie, immortalisation de l’affrontement de la thèse et de l’antithèse en une réalité transcendante et ambiguë par laquelle en fin de compte la décadence, l’obsédante décadence qui est le centre de gravité de toute l’œuvre de Mann est enfin surplombée. Joseph, Leverkühn, Grégoire, Castorp et même déjà Hanno sont immortels parce qu’ils surplombent la décadence et l’entropie mortelle du destin.

La minimisation, voire la suppression de l’âme et de l’état d’âme sera pour ainsi dire facilitée encore chez le cadet de nos auteurs porté par « l’âge du roman américain » (Magny, 1948) et ses efforts vers l’objectivité, vers « l’œil de la caméra », comme dit Dos Passos. Attitude renforcée par l’image même du « héros américain » popularisée par le cinéma : le héros solitaire, silencieux, impénétrable : estranged from himself. C’est cette objectivité qui choque peut-être le plus le lecteur — Sartre en l’occurrence — imbu de la tradition psychologique du roman du xixe siècle. Ne nous méprenons pas sur l’accusation de « subjectivité » portée aux « vérités » faulknériennes que pourraient laisser supposer les « prises de vues » différentes faites par des personnages différents comme Benjy ou Quentin dans Le Bruit et la Fureur, comme les réflexions des frères sur la mort de la mère dans Tandis que j’agonise. Il ne s’agit jamais de subjectivité : l’on ne sait jamais ce qu’éprouvent les personnages, l’on entend banalement ce qu’ils disent, l’on voit seulement ce qu’ils font. Il vaudrait mieux parler ici d’objectivités multipliées, des multiples facettes, des multiples clichés qui se refusent toujours de pénétrer les intentions et les « états d’âme ». Plus encore que chez Proust c’est la localisation du « côté » de Benjy, du côté de Quentin, etc., et surtout du « côté » des Sartoris, du « côté » des Sutpen, du « côté » des Snope, etc., qui décide de l’angle de prise de vue. Les situations comptent infiniment plus que les intentions, les destins éclipsent les libertés. Comme Faulkner en a parfaitement conscience, ses personnages, tous ses personnages n’ayant ni liberté, ni états d’âme, sont innocents2. D’où la prédilection pour les personnages simples, voire simplistes : les « simples d’esprit » et les idiots comme Léna, comme Benjy, Monke, Ike Snopes. Prédilection pour les enfants, pour les nègres, pour l’animal.

L’enfant chez Faulkner — et plus spécialement l’enfant noir — est le prototype, l’embryon si l’on peut dire, de l’être humain réduit à ses pulsions, ses actes, ses transgressions innocentes. Tel le négrillon Isom de Sartoris, les enfants incorrigibles de l’Invaincu, les enfants Compson, les enfants Bundren, le petit Chick et le négrillon Alec de l’Intrus, le jeune Ike Mac Caslin. Quant aux Noirs, ils sont une sorte de constante humaniste dans le dérèglement du Sud esclavagiste puis vaincu par une amère victoire qui, par un effet pervers pervertira le nègre libéré. Le Noir est « l’élu », comme le dit Joanna Burden. « Mélange d’incompétence enfantine et de confiance paradoxale qui les garde et qui les protège », jugera Quentin. Les vieux serviteurs et les vieilles servantes noirs, comme Simon dans Sartoris ou Dilsey dans Le Bruit, sont justement ces êtres qui défient le temps et les catastrophes : ils durent et ils endurent. Telle sera aussi Nancy, la « nonne » du Requiem. Tel l’impassible, l’impénétrable Lucas Beauchamp, le véritable « héros » noir de la saga du Sud, chez qui le flot du sang noir vient « sauver » l’imperceptible trace de sang blanc du mélange. Car il y a une nuance dans le métissage abhorré entre Christmas le Blanc sur qui la goutte de sang noir fait tâche indélébile et Lucas le Noir qui est hissé au niveau des Sartoris, des Sutpen ou des Mac Caslin peut-être par la goutte de sang blanc qu’il recueille et absout de ces derniers.

Aussi ne faut-il pas s’étonner si le nègre, l’élu, l’éternel enfant, est souvent lié à l’animal ! Non seulement à la mule près de laquelle Quentin aperçoit le nègre du wagon qui l’emporte vers le désespoir : « tous deux misérables, immobiles, ignorants l’impatience […] patience hors du temps […] sérénité statique ». Mais encore plus profondément greffés l’un comme l’autre, le Noir et l’animal, sur cette puissance secrète de la nature, sur cette essence naturelle d’immortalité. Surtout lorsque le sang noir, l’élection, se renforce par le sang de l’indien comme dans l’inoubliable entité que manifeste Sam Fathers dans l’Ours « fils d’une esclave nègre et d’un chef chikasaw ». Le lecteur européen n’a pas été sensible comme il se doit à tout l’aspect rituel de cette nouvelle où, non seulement Sam Fathers initie le jeune Mac Caslin, par le sang du Grand Cerf « couleur de fumée », mais encore où le fils de l’esclave et du chef indien est d’abord assimilé, consubstantiellement à la vie et à la mort du vieil ours Ben « fraternité solidaire du sang étranger d’un vieux nègre sans enfants et de l’humeur indomptable d’un vieil ours ». Il y a plus qu’une boutade dans la généalogie que le romancier s’imagine : « Dans ce pays je naquis en 1826 d’une esclave noire et d’un alligator. » Car dans ce monde de la décadence des Blancs ayant entraîné la déchéance des Noirs, il n’y a d’immortel que l’instinct innocent du reptile et la tendresse animale de la mère négresse. Mais surtout le Grand Cerf, le vieux Ben et Sam Fathers — dans le rituel de funérailles par exposition des indiens Chikasaw que respecte le jeune Ike Mac Caslin. Soudain l’immortalité présente de ces êtres de nature surgit dans le serpent crotale qui vient amicalement rendre visite au petit Blanc initié. Plus tard, devenu adulte, Ike renonce à son patrimoine de planteur blanc, « délivré par Sam Fathers », vivant comme modeste charpentier dans une cabane au fond des bois. Le double message du sang de l’esclave noir et de celui du chef indien, témoigne toujours pour cette solitude virginale, cette nature innocente, cette wilderness primitive où se restitue le dernier descendant des Mac Caslin.

Ainsi tous les personnages de Faulkner s’immortalisent en troquant les états d’âme contre des compulsions et des actions redondantes et qui, par cette redondance même, accèdent à une certaine liturgie rituélique. Ce n’est pas par hasard si le roman le plus sordide de Faulkner s’appelle Sanctuaire, si son héroïne s’appelle « Temple », et si cette dernière — prostituée — se nomme en argot « nonne ». Le personnage le plus misérable, le plus mesquin, le plus chétif prend soudain grâce au parti pris d’objectivités plurielles — c’est-à-dire regretté, rabâché — la dimension obsessionnelle de l’immortalité.

Peu à peu donc, des personnages proustiens aux monstres ritualisés de Faulkner en passant par les paradigmes manniens, le roman moderne perd son poids de sentimentalité, ses entraves descriptives purement réalistes, son psychologisme pour accéder à l’empire immémorial du mythe. Ce qu’Unamuno avait pressenti de Don Quichotte et aussi de Sancho, se réalise au ralenti en quelque sorte dans le labeur créatif chez les trois plus importants romanciers du xxe siècle. C’est Proust (Durand, 1979, p. 284 et suiv.) d’abord qui découvre que les fantomatiques personnages que vieillit, que charge, que tue le temps, n’ont aucun poids psychologique et finalement « leur vie n’a profité qu’à moi (l’auteur) et comme s’ils étaient morts pour moi ». L’œuvre de l’artiste devient alors le langage universel qui fait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie « une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes ». Thomas Mann reprend à son compte le dépassement paradigmatique par l’œuvre et ses héros « immortalisés » découverts par Proust. La vie du compositeur Adrian Leverkühn — « Souffrances et grandeur3 » d’Adrian Leverkühn pourrait-on dire en pastichant Mann — est le symbole de cette transsubstantiation double : d’abord celle de l’homme quelconque en Tonsetzer, en compositeur, puis celle du compositeur en son œuvre. Enfin, chez l’Américain, la procédure d’universalisation du « petit fait » et celle de dépsychologisation au profit d’un behaviorisme métaphysique en quelque sorte atteint à sa perfection. Elle est bien retrouvée — quoi ? — l’immortalité, dès lors que les personnages sont délestés de leur angoisse de mortels, donc de leur liberté, donc des hésitations des dénivellements entre conscience et inconscience qui constituent la « tigrure » de toute psyché (Durand, 1981). Dans la littérature du xxe siècle, l’on voit succéder progressivement aux hommes perdus dans leurs chemins de mort et de liberté, d’étranges et fascinantes figures immortelles qui ne sont pas sans quelque connivence avec les dieux et les héros perdus : le duc de Guermantes, ce Jupiter proustien, mais aussi Hermès/Charlus, Gilberte/Vénus mais encore Wagner/Wotan, Goethe/Jupiter, tels que les restitue l’imaginaire mannien, mais encore Joseph Leverkühn à la fois Apollon désespéré et Dionysos glacé, mais encore John Sartoris/Achille ou Arès — qu’importe ! —, Christmas/Christ maudit, Lucas Beauchamp impassibilité noire, Sam Fathers/Gaïa des terres du Sud. Tout un Panthéon se ranime délivré des liens de la mort, de l’angoisse et du choix.

Mais ce langage de destin immortel qui fait retrouver la procédure du mythe par tout roman contemporain est pour ainsi dire confirmé par la parenté — avouée chez Proust et Thomas Mann, inavouée chez Faulkner — de ce langage avec la musique. Nous avons toujours pris très au sérieux l’affirmation de Claude Lévi-Strauss voyant en Wagner le « père irrécusable de l’analyse structurale des mythes » grâce au procédé du doublage du récit poétique par le leitmotiv musical. Comme le mythe, la musique est un illud tempus totalement autre que notre temps de choix et des causalités : Michel Guiomar se plaît toujours à souligner que la réalité musicale ne peut être « qu’au présent ». La musique n’a ni imparfait ni futur. Elle est toute, hic et nunc, présente dans son exécution. Précisons : l’impératif présent de la musique se renforce par deux effets. L’effet d’épaisseur harmonique d’une part et, d’autre part, l’effet de double concentration : celle de la rémanence du passé immédiat — et c’est à cette procédure d’épiphanie totalement réminiscente que Proust sera sensible — et celle d’élan mélodique et rythmique vers un futur immédiat. Le présent de la musique est donc hyperbolique : il rend présent son passé et préfigure le développement ou les variations de son avenir.

De plus, la musique n’a pas de sémantisme secondaire : elle ne veut dire que ce qu’elle inspire directement à l’oreille et aux pulsations du corps. Cette naïveté sémantique n’est-elle pas le trait essentiel du mythe ? Ce dernier — contrairement à une intellectualisation faite trop souvent à son sujet — n’est en rien une étiologie. Il a un temps propre qui, comme celui de la musique, est une continuelle redondance, une perpétuelle variation sur un thème qui est toujours présentifié. Parce qu’au fond le mythe, l’illud tempus — que l’on traduit trop souvent, sous la pression inconsciente du magistère positiviste par « temps révolu » — est lui aussi toujours au présent. Le « temps de Set » est un éternel présent puisqu’il est cet ultime échelon sur lequel vient buter la mémoire. De plus, le mythe n’a pas d’avenir, pas de progrès : il est bloqué dans la redondance thématique pour laquelle la diachronicité n’est, comme en musique, que variation, développement, réponse ou contre-sujet. Le mythe, comme la musique — et Lévi-Strauss a une fois de plus raison de l’opposer au maniérisme métaphorique du poème — ne veut dire que ce qu’il dit. Il n’a pas besoin d’exégèse, mais d’une herméneutique « permanente » aurait dit Henry Corbin. Mythe comme musique sont l’épiphanie d’un éternel présent, d’une sempiternelle commémoration. Ils sont aussi la présence immédiate, fascinante, du sens. D’où le caractère de « non-sémanticité », de non renvoi à un sens caché, qui les typifie. Paradoxalement, ils ne sont pas métaphoriques, mais sont symbole poussé à sa pointe extrême : au moment où le signifié est entièrement et sans résidu, présent dans le signifiant. Mythe et musique sont donc le lieu des transsubstantiations.

Il est par conséquent naturel que spontanément le roman mythique du xxe siècle ait pris comme emblème de sa procédure et comme chiffre de son intention le modèle musical. La musique, en Occident n’a-t-elle pas gagné son autonomie en accompagnant la lente occultation du mythe de la fin du xvie siècle au xviiie siècle ? Tout au cours du xixe siècle ne s’est-elle pas substituée aux défaillances du mythe, jusqu’à ce que Wagner vint enfin réconcilier en un art qui se voulait « total », le discours redondant, allitérant, du mythe et les pulsations réitérées des leitmotive musicaux ? On l’a dit bien souvent : Wagner est plus un aboutissement qu’un commencement. Ou plutôt l’ultime synthèse qu’est son œuvre porte en elle, sur les brises errantes du chromatisme, le commencement de la fin, le crépuscule de la musique occidentale. L’ossature mythique de cette Götterdämmerung demeurera le seul héritage. Or l’on sait quelle fascination le « vieil enchanteur » eut sur le romancier de Lübeck durant tout le développement de l’œuvre. Non seulement dans les écrits critiques sur Wagner qui sont parmi les plus pertinents que l’on ait écrit sur le créateur du Ring ; mais encore le message du compositeur suscite et modélise les héros manniens ; Alberich inspire Le Petit Monsieur Friedmann ; Sang réservé est une parodie de La Walkyrie, Tonia Kröger déborde d’allusions à Tristan, une nouvelle de Mann porte même explicitement le nom de l’amant d’Isolde et que dire du Tonsetzer Adrian Leverkühn ! Mais surtout, comme le note Blisset (1960), Thomas Mann veut être le « Wagner du roman », transcrire dans le récit romanesque les procédures même du drame lyrique et faire d’un roman « une symphonie de pensée étendue sur 1 200 pages » (Mann, 1967, p. 137). Toutefois ce transfuge au roman des puissances du lyrisme wagnérien n’est pas qu’un caprice de pasticheur. L’écrivain à travers le prisme du Tonsetzer Adrian Leverkühn a conscience que la dégénérescence de toute la civilisation et spécialement de l’Allemagne plongeant dans la « boue mythique » originelle, va de paire avec « l’épuisement historique des moyens dont disposait l’art » et nommément la musique (Mann, 1960). L’œuvre wagnérienne où le mythe et la musique consommaient leurs noces, noces incestueuses elles aussi, s’est décomposée d’un côté en une régression purement « séculière » (Sironneau, 1982) où le mythe a gardé pour lui seul l’envoûtement du « vieux Minotaure » que stigmatisait Nietzsche, mais a perdu par là la distanciation de la scène lyrique fut-elle celle du Festspielhaus d’un autre côté la musique venue de l’inspiration mythique s’est cloîtrée dans un formalisme intellectuel « inaudible ». C’est ce même problème du divorce des puissances de l’Occident, à peine les noces wagnériennes célébrées, qui hante au même instant Thomas Mann, Adorno ou Ernst Bloch (1977) et avait déjà fasciné Nietzsche. Il y a chez les penseurs les plus profonds de notre temps une obsession de la procédure musicale juste à l’instant où celle‑ci risque de se dissoudre, de se décomposer en une finis musicae que Thomas Mann (1918) diagnostique avec lucidité dès 1915-1918. Seuls les romanciers les plus aigus et les philosophes recueillent toute la portée de la remythologisation musicale wagnérienne. Avec Wagner l’esprit de la musique commence à investir lentement l’écriture du livret romanesque. À l’inverse de la fin du xviiie siècle où la musique se proposait — voir sur ce fait Spengler et même Malraux ! — comme « métamorphose des dieux », prenant le relais d’une littérature en pleine décomposition néo-classique ; au début du xxe siècle, le message wagnérien entendu, c’est le roman mythologique qui assume l’héritage et le relais de tous les arts en décomposition, y compris la musique. Notons bien que le personnage de Leverkühn est davantage inspiré de Schönberg que de Wagner. La musique de Leverkühn/Schonberg a perdu la « chaleur d’étable », la « chaleur de vache » que conservaient les chants naïfs de la servante Hanne. D’où le malaise grandissant et la fascination constante que l’auteur de Wagner et notre temps éprouve devant la musique. Le formalisme terrifiant de la musique pure séparée de la geste mythique est comme l’envers du mythe pur, ne possédant plus la distanciation scénique du drame lyrique, ne disposant même plus de ce code expressif que lui avait donné pour presque deux siècles J.‑S. Bach4. Le divorce redoutable est consommé. D’un côté les exercices artificiels et « inaudibles » du formalisme, de l’autre le purin de l’étable, infiltré dans les citernes éthiques de la cité. L’on comprend mieux alors — sans les excuser cependant — les craintes jdanoviennes du politique devant le formalisme musical. C’est qu’Adrian Leverkühn et « frère Hitler », comme le note G. Liebert (Mann, 1977, « Avant-propos »), sont liés. En sens inverse certes, et sans responsabilité de l’un sur l’autre, mais liés tout de même dans l’instant historico-culturel de notre temps. Chacun écrit à sa façon une Apocalypsis cum figuris. C’est donc à l’art du roman investi par là d’une responsabilité nouvelle, grâce à la distanciation de la réminiscence et de l’ironie, de restituer à la fois la dignité de la forme musicale structurante de façon concrète, et la dignité du mythe réintégré comme mode de compréhension (Verstehen) critique. Les noces de l’esprit de la musique et du mythe ne se font plus sur la scène publique d’un Festspielhaus, mais dans la solitude du romancier, « à la flamme d’une chandelle ».

Le romancier contemporain de notre siècle, grâce à sa platonicienne ironie et sa non moins platonicienne réminiscence peut reprendre en amont de Schönberg, de toute la musique leverkühnienne — c’est-à dire au confluent du wagnérisme — la véritable et profonde connivence de la musique et du mythe ; et en amont — très en amont, par-delà le passage de la mer Rouge en cette Égypte pharaonique de l’Exil — d’Hitler ou Rosenberg le caractère critique du mythe qu’avait si bien saisi Platon. L’autre tétralogie, celle du roman Joseph et ses frères a le mérite de reprendre dans une douce ironie les puissances du mythe que concrétisait avec Wagner la distanciation scénique du Festspielhaus. Certes, la populace nazie tentera, elle aussi, de récupérer à des fins politiques cette connivence de la musique et du « conte de fées ». Mais l’arène de Nuremberg ne sera jamais un Festspielhaus, parce qu’il lui manquera cet écart de transcendance dont seule la réminiscence et l’ironie peuvent lester l’instant trivial et présent. La musique y est utilitairement utilisée, comme le fait de nos jours un quelconque supermarché. L’abominable injustice qu’il ne faut pas commettre, c’est de décréter sommairement qu’Hitler sort de la tombe de Wagner. L’on oublie alors l’essentielle différence, c’est que le Festspielhaus, parce qu’il est lieu théâtral de fiction tout comme l’ironie ou la réminiscence du roman, sont des distanciations qui justement extirpent le mythe et son chorus du machiavélisme politique, pour placer là où ils doivent être situés, c’est-à-dire à la distance sacrale des Immortels. Le psychiatre sait très bien que la maladie mentale apparaît dès l’instant où la distanciation entre l’existentiel et le symbolique devient nulle. Il en va de même dans la cité, le nazisme est l’instant pervers où la réalité politique ne se distingue plus de la réalité du « conte de fées ». Et les S.S. gourmands de musique — germanité oblige pourrait dire Mann — pervertissent l’héritage wagnérien ou même celui du Juif Strauss (Himler adorait La Veuve joyeuse !) ce message de joie fraternellement partagée, en l’avilissant en cet Orchestre en sursis (Fénelon Goldstein, 1982), linceul dérisoire qui étouffe le cri des suppliciés. À la « fosse à purin du mythe » fait pendant une abjecte boue orchestrale.

Tandis que sur la scène de l’opéra du xixe siècle c’est encore à une musique de la présence que l’on a affaire, dans le roman du xxe siècle, c’est à une sorte de musique « figurée », simulée par la démarche du romancier que l’on a recours. La musique de notre siècle s’étant étrangement évaporée dans le formalisme ou le bruitage, ce dernier fut-il par computeur interposé, Proust ici a la chance d’être biographiquement situé en amont de ce divorce post-wagnérien de la musique et du mythe qui éprouve tant le questionnement de Thomas Mann ou d’Adorno. Il prend la musique au printemps de ses épousailles avec la scène lyrique et son Vinteuil5 est à la fois l’épanouissement musical de Wagner, de Saint-Saëns, de Massenet, de Fauré, de Franck et de Debussy. C’est la période de plénitude du « poème symphonique » et du « drame lyrique ». Il n’en est pas moins vrai que par-delà ces grandes retrouvailles symbolistes, la procédure musicale joue un rôle paradigmatique chez le romancier du Temps perdu. Parce que la musique est précisément l’emblème vécu du temps retrouvé. Elle est l’instant d’effraction de la transcendance, de l’immortalité dans l’engrenage immanent du temps mortifère : « quelque chose de plus vrai que tous les livres connus ». Marcel explique à Albertine que la « monotonie » — nous dirions la redondance ! — de l’œuvre de Vinteuil n’est rien d’autre que ce vrillage du temps qui perd sa dimension linéaire pour s’enfoncer dans l’épaisseur verticale du sens. Les « phrases type », comme dit Marcel, qui donnent cette impression de déjà entendu et signent l’individualité d’un compositeur jouent le même rôle que ces « traces matérielles » significatives à force d’être obsessionnellement répétées qui signent la sensibilité singulière du romancier ! La musique, dans sa redondance qui creuse verticalement le temps et lui substitue l’espace musical de joie — parce que de mort vaincue — est bien le paradigme vécu, éprouvé du temps retrouvé. Bien mieux, au tome XV de la queste elle est son substitut direct : c’est pendant que l’on donne de la musique dans le salon de l’hôtel des Guermantes, et que Marcel ne veut pas interrompre par son entrée, que ce dernier reçoit dans la bibliothèque l’illumination du caractère immortel de l’Œuvre, qu’elle soit sculpturale, picturale, romanesque ou musicale ; comme si dans la grande balance de l’instant de cette « matinée » l’œuvre déchiffrée dans le « livre intérieur » équilibrait exactement les intentions de la musique.

Certes chez Faulkner, la confirmation de l’immortalité par l’éternel présent de la musique est beaucoup moins explicite que chez l’auteur de la vie d’Adrian Leverkühn ou même que chez Proust. La musique est chez le barde du Sud affaire de nègre. Mais cela devrait alerter notre attention. La sérénade échevelée que donne Bayard Sartoris junior à Miss Narcissa, c’est par l’intermédiaire d’un trio de Noirs qui jouent à la guitare, la clarinette et la contrebasse Home sweet home et Good Night Ladies. Le titre d’un des grands romans de Faulkner Descends Moise est inspiré d’un spiritual que chantaient les esclaves noirs. Très curieusement, la tragédie de Faulkner écrite en 1951, reprend le titre des grandes messes des morts qui firent la gloire de Mozart, de Verdi ou de Berlioz : Requiem ; et la « nonne » qui porte le message de rédemption est cette négresse meurtrière et droguée Nancy. La musique, les allusions à la musique sont donc « du côté des Noirs », c’est-à-dire du côté de la race immémoriale et innocente. N’est-ce pas naturel en un temps où face au formalisme sophistiqué que dénonce Thomas Mann, soudain la vieille Europe fait sienne la plainte des negro spirituals ? L’exotisme du jazz des années 1930 correspond à cette nostalgie de l’Europe pour ses propres musiques perdues. Le vieux choral luthérien qu’avait magnifié Bach revient porté par les instruments dérisoires du jazz band, les borborygmes du saxo, du banjo et de la contrebasse. William Faulkner dessinait déjà pour l’Annuaire de son université du Mississipi en 1920, des silhouettes déchaînées de nègres jazzmen. Mais il y a plus. L’œuvre de Faulkner, parce qu’elle épouse la redondance et le feed back temporel du mythe, comme celle de Proust ou de Mann prend d’elle-même la forme et la structure musicale. Maurice Coindreau (Faulkner, 1972, « Préface ») n’a pas de peine à nous convaincre que la « composition de The Sound and the Fury est d’ordre essentiellement musicale […] sorte de Nuit sur le Mont Chauve que traverse un souffle diabolique ». L’éminent critique et traducteur nous montre que la première partie (7 avril 1928) est un Moderato, la seconde (2 juin 1910) c’est l’Adagio funèbre de Quentin, la troisième (6 avril 1928) Allegro de Jason, la quatrième enfin (8 avril 1928), un Allegro furioso dans lequel s’intercale un Andante religioso justement figuré par le service à l’église, le jour de Pâques, chanté par les Noirs. L’on pourrait appliquer cette analyse musicale à presque tous les autres grands romans de la Saga faulknérienne : Lumière d’Août, Absalom, Sartoris, etc. Tous sont faits de thèmes qui se répètent comme des leitmotive, se varient, s’ornent en passant d’une génération à l’autre, s’entrecroisent comme dans une fugue.

Ainsi chez les trois romanciers majeurs de notre siècle, l’on assiste à une modification profonde de l’art du roman. Ce dernier glisse en trente ans de la description, voire de l’anecdote, de l’analyse psychologique à la reconstitution d’un continent perdu que seule la vision du mythe et la pulsation de l’éternel présent de la musique peuvent dévoiler et faire renaître. Les faits divers, les atmosphères minutieusement reconstituées, les états d’âmes sont révolus. L’immortalité de l’œuvre dont participe l’immortalité des personnages propose, nous espérons l’avoir montré, une structure et une intention totalement nouvelles au roman du xxe siècle. Ce dernier n’est plus une « histoire » que l’on raconte au fil des déterminismes objectifs ou psychologiques, mais un mythe que l’on incante grâce aux leitmotive, aux redondances dans un temps à l’entropie vaincue, et qui n’a plus de fin : le temps des Immortels. Le roman n’est plus une éducation libérale, fut-elle sentimentale au hasard des chemins de la liberté, mais le fatal dévoilement — comme dans le « roman policier » et la tragédie — d’un état d’être, d’un secret constitutif, qui préexistait à l’entrée dans la vie de tous les protagonistes. Cette permanence et ces refrains redondants construisent, secrètent presque, un décor u‑topique, un lieu sacral grâce à l’incantation répétée, à l’évocation litanique dont la pérennité du sang « réservé » est l’emblème. Enfin les personnages, grâce au chant de l’artiste qui les immortalise dans l’œuvre — immortelle par sa puissance de lecture et de relecture — délivrés de la crainte de la mort, peuvent s’abandonner au Destin sans angoisse, sans dilemme, puisque sans liberté. Et tout naturellement ces Sagas modernes qui, utilisant les structures et les procédures de l’immortalisation, retrouvent la recette des théogonies oubliées et méprisées, prennent la forme du drame lyrique — qui était déjà celle de la tragédie antique —, héritent des procédés de la musique dès lors que cette dernière « disparaît comme brume au soleil » dans le tombeau d’acier et de transistors où la relègue notre « démocratique » « civilisation »6.

L’immortalité est bien « retrouvée », restituée à ces êtres de puissante fiction que sont les Immortels. Piètres Immortels penseront certains, que ces Charlus, ces Verdurin, ces Castorp, ces Félix Krüll, ces Stevens ou ces Snopes… Nous pourrons répondre que de nos jours les dieux sont devenus précautionneux et timides, sinon modestes. Ils n’oublient ni quelques quinze siècles de théocide, ni les usurpations populacières des « religions politiques ». Mais il n’en est pas moins vrai que grâce à ce labeur de « grandeur et de souffrance » de nos romanciers, ce n’est plus seulement la mauvaise « herbe de l’oubli » qui envahit nos tombes désespérées. Oui, comme le découvrait Proust, c’est « l’herbe drue des œuvres fécondes » où nous invitons à jamais les « générations » à faire « gaiement leur déjeuner sur l’herbe ». Qu’importe si à ce « festin d’immortalité » ne se verse plus l’ambroisie, mais la tasse de thé à la petite madeleine, mais le lait aigre des brebis de Jacob, mais le bourbon frelaté de Lucas Burch et de Joé-Christmas ! L’essentiel, c’est que nous pouvons sans nuire, laisser nos rêves s’immortaliser « gaiement » sur tant de destins tragiques. « Gai Savoir » des Immortels retrouvés, celui du Déjeuner sur l’herbe, certes, mais aussi du Concert Champêtre

 
                                                                            Madrid – Lisbonne – Novéry
                                                                            Mars-avril 1982

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Notes

1 Reprise par S. Freud, en 1920, dans Au-delà du principe de plaisir. Retour au texte

2 W. Faulkner écrit : « Sutpen’s trouble was innocence. » Retour au texte

3 Voir « Souffrances et grandeur de Richard Wagner », dans G. Liebert (1963). Retour au texte

4 Sur ce code, voir les travaux de A. Schweitzer et A. Pirot. Retour au texte

5 Sur le « motiv » de la Sonate de Vinteuil, voir M. Proust (1969), Du côté de chez Swann, I, p. 288 et suiv. ; À l’ombre des jeunes filles en fleur, p. 142 et suiv. ; La Prisonnière, II, p. 78 et suiv. et p. 230 et suiv. Retour au texte

6 C’est l’analyse prophétique de Thomas Mann (1918). Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Gilbert Durand, « L’immortalité aux immortels », IRIS, 35 | 2014, 9-38.

Référence électronique

Gilbert Durand, « L’immortalité aux immortels », IRIS [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1707

Auteur

Gilbert Durand

Fondateur du Centre de recherche sur l’imaginaire (CRI)

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