Imaginaire et représentation : de la sémiotique à la symbolique

DOI : 10.35562/iris.1727

p. 39-48

Résumés

Les conceptions de l’imaginaire propres à la tradition française sont souvent assimilées aux théories de la représentation, conformes au paradigme sémiotique. Il s’agit de montrer que l’imaginaire s’en distingue par une approche d’anthropologie générale qui inscrit le plan de la représentation dans un schématisme corporel, le confronte à une transcendance du sens et l’implique dans une logique figurative autopoïétique, qui ne se laisse pas réduire aux formalismes des structuralismes dominants dans la linguistique et la sémiotique.

Conceptions about the Imaginary specific to the French tradition are often assimilated to the theories of representation, accorded to the semiotic paradigm. This paper aims to demonstrate that the Imaginary involves an approach of general anthropology which supposes a body schematic representation plan, confronts him to a transcendence of meaning and implies him in a logic figurative autopoetics, which cannot be reduced to the formalism of the dominant structuralisms in linguistics and semiotics.

Plan

Texte

Le terme d’imaginaire, dont l’usage se répand dans les sciences de la communication et des arts, demeure une source d’ambiguïtés et d’équivoques. Entré tardivement dans la langue française courante, il reste délicat aussi à traduire. Comme comme nous l’avons déjà rappelé, le terme est d’inscription récente dans la langue française et semble ignoré dans bien des langues (il n’y a pas d’équivalent en anglais). Christian Chelebourg (2000, p. 7-8) signale l’apparition du terme chez Maine de Biran en 1820, ou plus tard chez Alphonse Daudet qui parle d’un « imaginaire », c’est-à-dire d’un homme adonné aux rêveries. Villiers de L’Isle-Adam évoque dans l’Ève future ce domaine de l’Esprit que la raison appelle avec un dédain vide l’« Imaginaire ». Le succès croissant du mot au xxe siècle peut être attribué à la désaffection à l’égard du terme d’imagination, entendue comme faculté psychologique. La plupart des problèmes du monde des images ont en effet été traités pendant longtemps sous couvert du mot imagination, qui désignait la faculté d’engendrer et d’utiliser des images. Avec le déclin d’une certaine psychologie philosophique (au milieu du xxe siècle) et sous la pression des sciences humaines, l’étude des productions imagées, de leurs propriétés et de leurs effets, à savoir l’imaginaire, a progressivement supplanté la question classique de l’imagination. Autrement dit, le monde propre des images a pris le dessus sur leur formation psychologique (Wunenburger, 1995 ; Boia, 1998 ; Thomas, 1998).

Appliqué aussi bien aux contenus de conscience individuels qu’aux productions sociales collectives appréhendées à travers les institutions et les discours, l’imaginaire est souvent tenu pour équivalent du terme de représentation, ce qui lui a permis d’entrer dans un champ scientifique plus familier. Est-on sur la bonne voie ? Ce rapprochement, voire cette équivalence, nous font-ils mieux comprendre l’imaginaire tel qu’il est employé, thématisé, problématisé par la tradition de l’École de Grenoble, et ses fondateurs directs ou indirects (G. Durand et, avant lui, G. Bachelard) ?

Les principes d’une anthropologie de l’imaginaire

Dans cette école ou tradition académique (Durand, 1994 et 2003), l’imaginaire désigne l’ensemble des images, langagières (métaphores) et visuelles (pictoriales) d’un sujet, traités au niveau des éléments constitutifs ou insérés dans des récits et tableaux, qui permettent une relation au monde différente des représentations formées à l’articulation de la perception et de la conceptualisation (en tant que démarche intellectuelle de compréhension abstraite des choses et événements). L’imaginaire entraîne de plus une adhésion du sujet à travers la rêverie poétique ou la foi religieuse, du fait de la forte prégnance des images sur le sujet (force du fantasme, du symbole et du mythe, capable de supplanter le réel immédiat). Il se trouve doté donc d’une fonction performative en ce que les contenus imaginaires enclenchent des comportements (action, rite) d’incarnation et d’externalisation des contenus.

De plus, l’imaginaire d’un individu ou d’un groupe ne peut se ramener à un agrégat disparate d’images, mais se forme et se développe généralement selon une dynamique et une cohérence propres, qui permettent de typifier un imaginaire (il peut être « mystique », « héroïque », ou « synthétique » selon G. Durand, par exemple). On peut dès lors établir la sémantique et la syntaxe des images, qui prennent leur source dans un métalangage (qui implique un sens transcendant) ou un proto-langage (corporel), mettant ainsi l’imagination au cœur d’un « trajet anthropologique », qui commence dans la structuration neuronale et s’achève dans les contenus du patrimoine culturel qui en livrent des matrices plurielles (les mythes collectifs, les œuvres d’art). On peut pressentir que l’imaginaire excède ainsi largement le plan homogène des représentations, du fait de ses stratifications complexes et de ses contraintes internes, moins logico-linguistiques qu’anthropologiques.

Épistémologie représentationnelle

La notion de représentation, au contraire, remonte aux théories de la connaissance antique. Les stoïciens distinguaient déjà la représentation (fantasia, visum en latin), le représenté (fantaston), l’imagination (fantastikon) et l’imaginaire (fantasma). Selon Diogène Laërce (VII, 45-46) : « Ils disent que ce qui est représentation compréhensive est un critère des choses, c’est un signe (semeion), une marque qui vient de ce qui existe et selon ce qui existe. » (Cité dans Brun, 1966, p. 20.) La représentation est donc un signe qui équivaut, dans un acte cognitif, à la chose prise en référence. Elle peut être concrète (la présentation perceptive) ou abstraite (le concept). La représentation dite imaginaire est censée se produire en l’absence (in absentia) de l’objet de référence, ce qui peut conduire à différents écarts et variations qui font de l’imagination une fonction de l’irréel et donc de déformation de la vérité.

Le terme de représentation a été renforcé par les théories du signe qui se sont développées dans le cadre de la logique et de la linguistique depuis le xviie siècle (Logique de Port-Royal, par exemple), puis placé au centre de la linguistique (de Saussure), avant de connaître une généralisation dans la sémiotique, fondée par Peirce, dans la philosophie analytique du langage et dans les sciences cognitives contemporaines. Pour un sémioticien, on peut distinguer le moment de la représentation sémiotique et le moment de l’action induite, qui relève de la pragmatique :

Le point de vue représentationnel considère que le langage a pour fonction de représenter les actions des êtres humains, les rapports d’agression, de bienfait, d’alliance ou d’opposition qui s’instaurent entre eux, les quêtes dont ils sont porteurs, les motifs qui les animent. Cette activité langagière est productrice de récits qui ne sont pas eux-mêmes des actions. Ils décrivent seulement des faits en train d’avoir lieu, ayant eu lieu ou pouvant avoir lieu, dans un rapport de communication où le producteur du récit (auteur) propose au récepteur (auditeur ou lecteur) une description des événements dans laquelle ce dernier peut éventuellement se projeter. Ainsi, dire : « Il sortit par une porte dérobée du château » n’est pas agir mais décrire une action. Le rapport entre langage et action est bien un rapport de « re-présentation », par récit interposé, ce qui n’empêche pas que ce récit puisse inciter à l’action par une possible identification de l’auditeur ou du lecteur à celui-ci. Se pose alors la question du type d’articulation qui peut exister entre, d’un côté, l’action que l’on suppose réelle ou possiblement réelle, avec des acteurs dont on suppose qu’ils ont effectivement (ou possiblement) vécu une expérience, de l’autre, les personnages, actants d’une action racontée qui est censée représenter l’action réelle. (Charaudeau, 2004)

La notion de représentation, vraie ou fausse, reste donc largement tributaire de la linguistique structurale et de la sémiotique, en tant que théorie des signes dans leurs rapports internes mutuels et externes avec un référent. L’imaginaire serait donc un sous-ensemble d’une classe générale de signes. Cette compréhension est largement partagée aujourd’hui et tend à distinguer surtout représentation abstraites nominales et représentations pictoriales. Dans tous les cas, le signe est substitut, renvoi et fixation formelle (spatiale ou langagière) d’un référent. On peut complexifier le dispositif binaire en y introduisant une « tiercéité » comme Peirce, il n’en reste pas moins que le signe tend à s’autonomiser par des propriétés intrinsèques à partir desquelles sont possibles des opérations mentales de mnésie, de combinaison, de raisonnement. Distincte de la perception et de l’intellection, l’imagination ne peut libérer la relation intentionnelle primitive entre le signe et le référent — matériel ou immatériel — qu’en produisant de nouvelles liaisons entre signes (métaphorisation), et produire de nouvelles images mentales par association.

L’idiosyncrasie de l’imaginaire

Pourtant l’anthropologie de l’imaginaire issue de la tradition française, sur fond d’un double héritage phénoménologique et herméneutique, ne peut se reconnaître dans cette acception et cet usage trop restrictifs et réducteurs. En quoi l’imaginaire n’est-il pas seulement un ensemble de représentations, même si un niveau représentationnel peut y être identifié en tant que reproduction visuelle ou dénomination langagière ? Plusieurs originalités doivent être identifiées.

Incorporation

L’image dépasse, dans certains cas, le statut de signe et sert de noyau de cristallisation d’un imaginaire parce qu’elle échappe à l’autonomie et l’identité du signe. Le signe est produit par une fonction cognitivo-langagière, qui certes se sert des organes du corps (voix, mains), mais ne tire pas d’eux ses significations. Au contraire, les conceptions de l’imaginaire considèrent les vraies images comme des émergences d’une expérience antérieure qui se situe dans la totalité vivante psychosomatique du sujet. Réflexes, schémas corporels, rythmes, expériences sensori-motrices (marche, frappe sur une matière, par exemple) participent de l’émergence dans la conscience d’images. Gaston Bachelard, comme Maurice Merleau-Ponty ont mis les images en relation avec des polarités fondamentales de la « chair » et du corps (mouvements verticaux, ascendant ou descendant, rythmes et vibrations respiratoires, etc.) au cœur d’une expérience vécue qui précède la dualité entre sensible et intelligible.

G. Bachelard (Wunenburger, 2012, p. 87-102) déjà a bien compris combien l’imaginaire de la terre, par exemple, ne se découvrait pas comme un spectacle mental, par analyse des attributs poétiques, même opposés ; mais que c’est au contact de la terre, c’est en l’affrontant avec son corps qu’il prend forme, prend corps en nous, et nous transforme en rêveur de terre. La matérialité tellurique accède donc dans l’imaginaire à une dimension substantielle amplifiée, induite et renforcée par une expérience de présence réelle, assurée par la stimulation intensive des sens. « L’homme rêvant veut aller au cœur des choses, dans la matière même des choses. » (Bachelard, 1948b, p. 54) Car la matière n’est jamais plus onirique que lorsqu’elle est, non contemplée passivement, mais modelée, malaxée, travaillée, bref transformée par la main. « Matière et main doivent être unies pour donner le nœud même du dualisme énergétique. » (Bachelard, 1948a, p. 25) Les grandes analyses bachelardiennes des éléments nous mettent bien en présence de corps réels qui résistent à notre propre corps. Par exemple, l’expérience de malaxage de l’argile ou de pétrissage du pain constitue pour G. Bachelard un prototype de cette rêverie matérielle, parce qu’il s’agit d’une approche phénoménologique où mon corps est en proie à la résistance d’autres corps, où les matières résistent d’autant plus qu’elles sont mélangées, puisque dans le cadre de l’argile comme de la pâte, on a affaire à une sorte de mariage entre deux éléments.

Ces matières activent donc les rêveries à mesure qu’elles sont non seulement contemplées, mais manipulées, transformées par la main, par un corps agissant et surtout travaillant. Car l’imagination n’est nulle part aussi incarnée que dans les activités artisanales, qui semblent avoir favorisé et exploré toutes les grandes formes de rêveries. La poétique bachelardienne est avant tout celle de l’Homo faber, cultivée et conservée par la civilisation pré-industrielle, par les mythes, légendes, contes et le folklore1. Dans le labeur, dans le travail de l’artisan, mais aussi de la cuisinière ou du bricoleur, la terre est l’occasion d’une véritable rematérialisation psychique. La matière n’est plus alors source d’une représentation, coupée de sa substantialité, mais elle autorise une réelle participation active qui finit par dissoudre les limites du sujet et de l’objet. « L’image matérielle, plus encore que l’image des formes et des couleurs, se refuse à une objectivité totale, car elle appelle de prime abord la participation intime du sujet. » (Bachelard, 1948a, p. 233) G. Bachelard complète ainsi, à la manière de Platon, les limites de la mimesis (la représentation mentale comme duplication imparfaite) par l’expérience de la methexis, de la participation comme relation de consubstantialité. Par là, G. Bachelard combat en un sens la version cognitiviste, idéaliste d’une rêverie réduite à des transformations de signes. Au contraire, la puissance onirique de l’imagination s’accroît avec la sensation motrice de présence, de rencontre, de corps à corps, de lutte concrète spatio-temporelle, qui réactivent des pulsions profondes, des montages réflexes enfouis sous le conscient, comme le soutient Gilbert Durand. L’enjeu n’est pas des moindres. L’imaginaire n’est pas un système clos qui se superpose au corps, à la vie et au monde, mais accompagne sur un plan mental et psychique la vie d’un être imaginant. Il est expressif de la totalité de son être conscient et inconscient.

Symbolisation

Depuis les acquis saussuriens de la linguistique, celle-ci tend à réduire les signes langagiers et visuels à des conventions (voire à de l’arbitraire), qui produisent des équivalents des choses ou des idées. Cette interprétation épistémologique est, en un sens, inscrite dans la nature des langues alphabétiques, qui ont coupé un lien naturel entre réalités et signes, à la différence des langues idéographiques (la langue chinoise) où le signe-image reste motivé par l’apparence sensible des choses désignées. Pourtant tout n’est-il que convention et arbitraire ? Ernest Cassirer (1972) déjà avait renoué le rapport entre signes et monde en parlant de « prégnance symbolique2 ». Plus tard, les théoriciens de l’imaginaire vont renouer avec les anciennes théories symbolistes, pour qui le symbolisé se rapporte au symbolisant de manière différente que le signifié au signifiant dans le langage des signes. Les sens seconds, figurés, des images relèvent d’une relation paradoxale, à la fois libre — sans rapport contraignant — et liée par des motivations cachées (les valeurs de couleurs dans les symbolismes ne sont pas décidées au hasard, les connotations des formes géométriques sont dépendantes de la morphologie géométrique, comme l’avaient déjà soutenu les pythagoriciens).

Le rapport d’un symbolisant aux niveaux concomitants des symbolisés suppose, certes, une part d’indétermination et donc de liberté, qui s’oppose à la relative contrainte, immanente aux sens des signes et inscrite dans l’extériorité culturelle d’une langue. On ne peut choisir le sens d’un mot que dans un lexique préexistant et fini, comme en fait l’expérience tout traducteur qui ne trouve pas forcément dans sa langue les termes équivalents à ceux d’une autre langue. En revanche, les valeurs symboliques d’un tableau ou d’un poème restent d’une certaine manière flottantes et il appartient à l’interprétant, selon sa propre culture symbolique, de les mettre au jour. En un sens, le symbole ne s’active que par un mouvement de pensée analogue à celui prêté à la métaphorisation, qui déplace un sens propre vers des sens figurés, multiples, étagés et de droit illimités (l’infinité du symbole contraste avec la finité des signes, qui tend même vers l’unité et l’univocité dans les codes), et par une opération de création intentionnelle de nouvelles images.

Pourtant les valeurs symboliques ne sont pas laissées à la décision arbitraire de l’activité de l’interprétant. Car il existe des réticulations et des arborescences, en quelque sorte subliminales, entre le symbolisant et le symbolisé, qui dessinent des trajectoires d’actualisation du sens. Il n’est pas surprenant, dès lors, que le champ symbolique ait pu être assimilé, par certaines traditions spirituelles, à un monde d’images sensées, qui sont dotées d’une sorte de permanence psychique, d’antitypie propre, à l’égal d’objets physiques. Si l’on ne veut engager un tel statut ontologique, qui va de pair avec une ontologie de l’image, assimilée à un être autonome, à l’intersection du monde sensible et du monde intelligible, on ne peut évacuer, cependant, l’expérience psychologique qui fait éprouver au sujet une résistance propre devant l’actualisation d’un sens symbolique. Les couleurs, par exemple, se voient dotées, dans toutes les cultures, des mêmes valeurs affectives et intellectuelles, les animaux relèvent d’une emblématique qui ne se modifie pas au gré des désirs de l’interprétant, les formes végétales sont intégrées dans un corpus de significations résistantes. Cette dimension de semi-objectivité des contenus symboliques va d’ailleurs de pair avec une communauté transculturelle des pensées symboliques, largement développée par le comparatisme symbolique.

C’est bien pourquoi, il peut apparaître nécessaire, logiquement, de prêter à l’activité symbolique un substrat méta-psychologique, qui enracine les valeurs symboliques dans des noyaux spermatiques, des matrices génératives, que Carl Gustav Jung rattache à des archétypes. De ce point de vue, l’archétype constitue une forme psychique, infra-consciente, qui sert moins d’archive ou de mémoire anhistorique de symboles, qu’il suffirait de débusquer de leur état latent, mais de puissance informante, de bassin sémantique, à partir duquel les symboles peuvent être produits par l’imagination. L’archétypologie joue ainsi, pour les symboles, le rôle d’une grammaire générative, qui assujettit la conscience à une organisation souterraine, mais sans désactiver le travail incompressible de l’appropriation des symboles par le sujet, en fonction des stimuli des formes symbolisantes. En adossant ainsi la symbolisation à des structures dynamiques, à des potentiels sémantiques, on n’entérine aucune naturalisation, encore moins une biologisation des symboles, comme certains en ont fait le reproche à la psychologie des profondeurs ou au durandisme, mais on se donne un outil méta-psychologique pour rendre plus intelligible la « chréode » symbolique, le cheminement canalisé de l’interprétation, qui oblige à renvoyer les valeurs symboliques à des universaux virtuels.

Vie des images

Les représentations renvoient toujours à un sujet support et à une organisation fonctionnelle (pragmatique) des signes en vue d’exprimer, de communiquer, de réaliser. L’imaginaire, au contraire, veut indiquer la capacité d’un ensemble d’images, narratives dans le cas du mythe, à constituer un monde transsubjectif. D’une part, il s’impose en grande partie au sujet (ce que la psychanalyse et le surréalisme ont déjà décrit à partir d’images inconscientes), ce qui peut phénoménologiquement se vivre comme une adresse (au sens d’« épiphanie » selon G. Durand, reprenant le thème baudelairien — et bachelardien — des images qui nous regardent). D’autre part, les images forment un système, un monde, plus proche d’un organisme que d’un agrégat aléatoire d’éléments réunis par des lois d’association, comme le voulait l’ancienne théorie de l’imagination. G. Bachelard a pu parler de « vie des images » (Bachelard, 1993, p. 15), c’est-à-dire d’une authentique autopoïétique, d’une capacité pour les images de s’auto-organiser, en laissant se développer leurs virtualités symboliques. Par exemple, les images des grandes rêveries de la matière, comme l’alchimie les a développées, ne peuvent être traitées comme des signes errants. L’« image » du feu, par exemple, est un intermédiaire (metaxu, en grec) entre la matière physique qui brûle dans le monde physique et une résonnance intérieure du feu dans le psychisme.

Comme nous l’avons montré ailleurs déjà (Wunenburger, 2012), ces matières génératrices d’images ne sont donc pas réductibles aux matières rencontrées et décrites par le langage scientifique, mais ne peuvent se ramener non plus à de simples projections subjectives sur des supports externes. Les images premières des matières, c’est-à-dire du feu, de l’eau, de l’air et de la terre, sont des réalités indépendantes du moi conscient et de ses images inconscientes, des relations, des rapports à une matérialité objective, qui relève du non-moi, mais aussi des images de matières encore inséparables du sujet, pour qui elles sont des espaces transitionnels où le sujet rencontre l’objet sur un mode fusionnel. L’image de la matière, chez G. Bachelard, est donc mixte, plus subtile qu’un partage entre une réalité et son signe. Pour G. Bachelard comme pour C. G. Jung, le discours de l’alchimie témoigne d’une sorte de compréhension pré-reflexive de la matérialité, qui dépasse l’opposition du matériel et de l’immatériel. Pour les alchimistes en effet, la matière n’est pas simplement une réalité physique inerte, mais est une entité vivante, parce qu’elle est dotée d’une puissance d’« animation », c’est-à-dire d’une Âme qui vit par soi-même. Pour l’imagination alchimique la matière peut donc se transformer et cette transformation peut servir de fil conducteur au désir de produire une nouvelle matière (l’or, la pierre philosophale). Pour G. Bachelard, l’image de la matière est donc inséparable d’une surdétermination dans le droit fil d’un animisme universel qui fait que la matière est à certains égards déjà traversée par des qualités psychiques. L’imaginaire matériologique illustre bien cette autonomie de l’imaginaire, à la frontière entre la science des objets et les fantasmes purement subjectifs. Par là, il ne relève plus de cette extériorité inerte que la science va conceptualiser, mais d’une sorte d’appréhension poétique, si familière à la grande tradition de l’ésotérisme et du romantisme. En aucun cas, le signe langagier ou pictorial d’une matière ne peut rendre compte de la créativité psychique et de la symbolisation d’une réalité par l’imagination.

Logique des représentations, logique de l’imaginaire

On peut donc, en accentuant les traits, opposer logique de la représentation et logique de l’imaginaire. Les systèmes de représentation, littéraire ou iconographique, dans une approche sémiotique constituent un plan autonome, qu’on peut analyser comme un système fermé, ce qui a facilité en particulier les approches formalistes et structuralistes de la mythographie des peuples, de la littérature ou des arts plastiques. Au contraire, l’imaginaire, au sens durandien, forme un continuum anthropologique, où l’imagination, anciennement associée à l’âme, comme activité psychique, n’a pas de frontières marquées ni avec le corps ni avec l’intellect, dont il reçoit des informations mais auxquels il impose en retour aussi des significations et des valeurs, l’imagination étant en ce sens la source des autres facultés. C’est tout l’anthropos qu’il faut convoquer pour comprendre les productions et la vie des images, et pas seulement le système fermé des représentations.

Par ailleurs, la sémiotique représentationnelle cherche les lois constantes de l’agencement et de l’enchaînement des images dans les structures logiques et linguistiques, ne prêtant aux représentations imaginaires qu’une logique affaiblie (selon la seule loi d’association), voire pervertie. Au contraire, les conceptions anthropologiques de l’imaginaire accordent à l’imaginaire en propre des lois sémantiques et syntaxiques, dont les logiques et systèmes langagiers dérivent. Véritable inversion épistémologique, qui rend possible d’ailleurs une universalité symbolique et mythique qui transcende les langues particulières. Au lieu d’enfermer l’imaginaire dans un épiphénomène de combinatoires sémiotiques d’une langue et d’une culture, l’anthropologie de l’imaginaire, en localisant plus bas et plus haut les principes d’activation de l’imaginaire, pense dégager une imagologie de l’espèce humaine, que divers comparatismes symboliques vérifient sans difficultés. Les symboles et mythes ne sont pas dans nos rêveries, dans les symboles picturaux, dans les mythes littérarisés, de simples variations faibles des systèmes de signes clos, mais des sources originaires d’images et de significations qui ont besoin aussi bien des profondeurs de l’inconscient et du corps que des hauteurs spirituelles, religieuses et métaphysiques pour être comprises.

En conclusion, comme l’a établi le philosophe de l’herméneutique Paul Ricœur (1997), les activités mentales et leurs extériorations par l’écriture, la photographie ou le cinéma, reposent certes sur une première stratification psychique qui résulte de l’utilisation de signes. Mais ceux-ci se voient, dans l’imagination créatrice et non seulement reproductive, débordés par une expérience originaire de l’être imaginant, qui ne produit pas une simple information sur le monde en s’en distanciant et s’en séparant, mais un langage enrichi de connotations, elles-mêmes cristallisant en un monde intime et personnel, capable de susciter la croyance en lui et de concurrencer, existentiellement, le réel. Il faut donc bien articuler un niveau sémiotique à un niveau symbolique (celui de la « métaphore vive ») qui ouvre sur une transcendance du signe. Cette symbolisation qui réouvre le signe sur autre chose que lui-même exprime une dynamique du sujet, qui mobilise l’ensemble de ses vécus corporels et affectifs et ses savoirs intellectuels d’origine culturelle, pour donner corps à l’imaginaire. Nous ne trouverons pas de meilleure formulation finale que celle de G. Durand lui-même dans sa critique de la linguistique structurale, fautive pour avoir vidé la forme du sens et l’avoir enfermée dans un huis-clos binaire :

Les règles du discours ne sont que des mises en ordre subordonnées à la création illimitée de l’expression ; le langage n’a pas d’existence hors de sa représentation mentale. (Durand, 1970-1973, p. 374)

Toute « extraction » du sens (toute « compréhension ») d’une langue humaine est une opération métalinguistique, donc le référentiel de tout « langage » humain est à rechercher dans l’infini projet qui subsume ce langage : seule une explication anthropologique exhaustive peut rendre compte des modalités de notre compréhension. (Durand, 1970-1973, p. 384-385)

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Notes

1 P. Walter (2003) montre bien dans ses travaux sur les imaginaires médiévaux leur ancrage dans la vie quotidienne et la civilisation matérielle. Retour au texte

2 G. Durand (1968) a indiqué cet apport de Cassirer dans l’article qu’il lui a consacré dans l’Encyclopædia Universalis. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Jean-Jacques Wunenburger, « Imaginaire et représentation : de la sémiotique à la symbolique », IRIS, 35 | 2014, 39-48.

Référence électronique

Jean-Jacques Wunenburger, « Imaginaire et représentation : de la sémiotique à la symbolique », IRIS [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1727

Auteur

Jean-Jacques Wunenburger

Institut de recherches philosophiques de Lyon (IrPhiL), Université Jean Moulin-Lyon 3

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