« Granada está admirable. El otoño empieza con toda la elegancia y la luz que envía la Sierra. Ya ha caído la primera nevada. Los amarillos empiezan infinitos y profundos a jugar con veinte clases de azules. Es una riqueza que asombra, una riqueza que estila, y todo es inabarcable. Granada definitivamente no es pictórica, ni siquiera para un impresionista. No es pictórica como un río no es arquitectónico. Todo corre, juega y se escapa. Poética y musical. Una ciudad de fugas sin esqueleto. Melancolía vertebrada. Por eso puedo estar aquí1. »
L’Andalousie est un « lieu de mémoire », certes, un lieu imaginaire qui ne cesse d’être revisité depuis que l’al-Andalus, désignant toute l’Hispania musulmane au xe siècle ou seulement le royaume de Grenade au xive siècle, semble être confondu2, aux dires de Serafin Fanjul, « par les voyageurs et écrivains français du xixe siècle » avec l’Andalousie de nos jours, ce qui est dû, entre autres, à la similitude phonétique de la langue française qui ne fait pas la différence en espagnol entre andalusí et andaluz (Fanjul, 2012, p. 32). Mais sur l’Andalousie pèse un « double regard » : celui (centré presque exclusivement sur le champ littéraire et qui s’efforce de recréer le passé en revendiquant le passé arabe et exotique) de ceux pour qui le stéréotype, né d’une littérature européenne « avide de retrouver des sources d’inspiration exogènes » et tout en s’appuyant sur « l’omniprésence de la poétique dans l’histoire de la pensée andalouse » (González Alcantud, 2000, p. 272), fait fonction de modèle à suivre3 et invite, inéluctablement, au rêve ; celui de ceux pour qui l’identité régionale existe mais affranchie de ses limites traditionnellement établies4. Quatre vecteurs, pour citer encore un de nos collaborateurs et grand spécialiste en la matière, « ont déterminé la configuration récente de la personnalité profondément identitaire de la culture andalouse. Les deux premiers — traditionalisme (casticismo) et orientalisme — sont liés à l’ontologie imaginaire, et les deux suivants — tragédie et ethos urbain — se rapportent à l’histoire des luttes et des structures sociales » (González Alcantud, 2000, p. 271).
Six chercheurs membres de MITEMA ont tenté ici de confronter ces « imaginaires andalous » de façon pluridisciplinaire, nous invitant par la même occasion à voguer au fil des siècles à partir d’auteurs et artistes pas toujours autochtones. Diversité donc, de regards, diversité de paroles et images qui loin de s’opposer semblent confluer par le biais d’un imaginaire riche et kaléidoscopique comme l’imaginaire andalou.
Trois volets seront présentés dans ce volume d’Iris : tout d’abord, deux chercheurs évoqueront le rôle de l’art, et plus concrètement de deux palais de l’empire musulman comme l’Alhambra et la Mezquita, dans l’imaginaire andalou : « princesa sensual y linda, de rostro estucado y de joyas multicolores y fulgentes » ? « Guerrero que regresa de la batalla cubierto de polvo y de sangre: piedras y ladrillos del arco5 » ? Deux monuments donc, qui s’imposent dans le paysage citadin en l’imprégnant d’un imaginaire sensuel ou guerrier mais toujours évoquant « l’âme6 » d’une ville stagnante, pétrifiée, morte… nostalgique car teintée d’orientalisme. José Manuel Rodríguez Domingo tentera d’évoquer le processus de construction de l’imaginaire andalou en Europe à partir de ce style « morisque » particulier, dont sont imprégnées l’Alhambra et la Mezquita de Cordoue. Jose Antonio González Alcantud, quant à lui, rétorquera par l’idée que le palais grenadin s’avère certes un mythe, quoique « mythe polyédrique et doté de plasticité », dont les interprétations ont évolué du discours orientaliste (W. Irving) jusqu’au discours de post-colonialité contemporain (R. Irwin), sans oublier d’évoquer les avant-gardes (L. Aragon) avec, comme toile de fond, l’idéologie andalousiste (Valladar, Infante).
Ensuite, l’importance du royaume de Grenade dans l’imaginaire qui nous occupe sera mise en exergue par trois autres contributions. Grenade, d’hier à aujourd’hui, revisitée par la littérature, continue à être une source d’inspiration jamais tarie : l’âme maure, comparée par un symboliste comme Machado à l’eau coulant sous le sol grenadin parmi « vegas », « sierra » et « jardins », continuerait-elle à nourrir ces visions plurielles de la ville ?
El agua es el alma de todo lo árabe, la duende de estos palacios y de estas vegas […] Sí, el agua es la vida de la Alhambra, su aliento y su voz, la sangre de sus venas y el sudor de sus poros. A medida que me aproximo al palacio de encajes en la noche húmeda el hálito del agua viene a envolverme y su rumor a hablarme del alma mora7.
Pour y répondre, Mónica García Aguilar nous invite à une flânerie dans le monde épique et chevaleresque tel que Girolamo Graziani l’introduit dans son poème Il Conquisto de Granata (1650). Terre épique, terre mystique, terre d’Illíberis où saint Cécilio ramena, dit-on, la lumière évangélique ; terre, certes, où l’hérédité juive et mauresque se conjuguent sous le masque chrétien ; terre, enfin, sombre, toute de pleurs et de sang, au lyrisme gitan, dont Lorca nourrit le mythe… Des auteurs contemporains des antipodes comme Carmel Bird ou, un peu plus près de nous, Chris Stewart, s’en sont sans doute inspirés. Aux dires d’Isabel M.ª Andrés Cuevas, ce dernier n’hésite pas à nous offrir une image autre, loin du mythe romantique, du monde rural et paysagé andalou constitué des vallées et montagnes de la région de las Alpujarras. Gerardo Rodríguez Salas nous offre, quant à lui, une interview inédite avec l’écrivaine australienne Carmel Bird sur sa perception particulière de l’imaginaire andalou et espagnol par rapport aux constructions théoriques nationalistes, religieuses et culturelles actuelles. Malgré son éloignement de la critique académique, cet entretien avec l’auteur participe activement à la discussion communautaire de personnalités telles qu’Ernest Gellner, Ferdinand Tönnies, Benedict Anderson, Jean-Luc Nancy ou Maurice Blanchot, et apporte un nouvel éclaircissement sur ce concept assez flou d’« écriture australienne », ainsi que sur la construction de l’imaginaire espagnol et plus concrètement andalou.
Enfin, l’imaginaire andalou s’étend dans l’espace-temps dans ce dernier volet : qu’est-ce que l’Andalousie évoquerait outre-Atlantique dans une ville comme Québec ? Cette frontière géographique serait-elle à l’origine d’un imaginaire métissé et faussé quelque part par l’empreinte de l’étranger ? Ce sera la problématique essentielle que se posera Natalia Arregui en écoutant le dire, le sentir et le ressentir de différents auteurs canadiens inspirés et guidés par l’imaginaire andalou.
Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons peut-être comprendre comment ces différentes Andalousies8 — celles que les Espagnols, les Arabes, les Français et/ou les étrangers se sont forgés, nous sertissant quasiment à notre insu dans ce moule — s’insèrent dans le débat actuel sur l’identité du peuple andalou. Appelons-le « stéréotype », « âme », « imaginaire », mais l’imaginaire andalou existe bel et bien, un imaginaire ancré dans une Andalousie plurielle, une Andalousie aux multiples accords, une Andalousie synthétique et riche d’échos, voix et cultures se succédant tout au long des siècles…