La Colombe-Phénix chez Umberto Eco

DOI : 10.35562/iris.1917

p. 85-105

Résumés

Dans ses romans « historiques », Umberto Eco revisite, de manière postmoderne, le grand bassin sémantique des « merveilles » (mirabilia) de la littérature médiévale et de la Renaissance. Plus spécifiquement, dans L’Île du jour d’avant, il travaille sur la toile de fond de l’imaginaire cosmographique de l’âge des grandes « reconnaissances ». Les aventures du protagoniste suivent un trajet initiatique vers un « centre sacré » de la mappemonde, le méridien zéro. En même temps, les péripéties extérieures sont le corrélatif d’une évolution intérieure, que nous analysons avec les instruments de la psychologie analytique jungienne. La colombe orange qui jaillit de l’île au moment culminant du roman, ayant les caractéristiques d’un Phénix — oiseau de la rédemption et la renaissance — est un symbole de l’accomplissement du personnage, de l’atteinte de son soi mystique.

In his “historical” novels, Umberto Eco revisits, in a postmodern manner, the great “semantic basin” of the marvels (mirabilia) from medieval and Renaissance literature. In his Island of the Day Before, he makes use of the cosmographic representations of the world from the “Age of Reconnaissance”. The adventures of the character are organized as an initiation journey towards a sacred center of the mappaemundi of the epoch, the Meridian 0. These objective events are the correlative of an internal evolution, which we analyze using concepts from Jungian psychology. The orange dove that springs from the island at the climax of the novel, resembling a classical Phoenix, is a symbol for the character’s realization of the mystique Self.

Plan

Texte

En bon représentant du postmodernisme, Umberto Eco revisite dans ses romans le grand bassin sémantique des « merveilles » (mirabilia) de la littérature médiévale et de la Renaissance. À la fin de son roman L’Île du jour d’avant, sur lequel nous nous pencherons dans cette étude, il observe que « l’on ne peut écrire sans faire le palimpseste d’un manuscrit retrouvé — sans jamais parvenir à se dérober à l’Angoisse de l’Influence » (Eco, 1996, p. 505). L’auteur fait référence aux feuilles manuscrites laissées par Roberto de la Grive, le protagoniste du roman dont il refait l’histoire. De manière évidente, il joue ironiquement sur le dispositif narratif du « manuscrit trouvé », si cher aux écrivains de voyages extraordinaires des xviiie-xixe siècles. Cependant, afin de pousser à bout son intention, nous devons amplifier la signification de ce procédé rhétorique, conçu pour ratifier le pacte de véracité proposé par l’écrivain, à l’ensemble de toute sa littérature romanesque. Dans les couches profondes du palimpseste narratif du roman, sous le manuscrit du personnage, se retrouve le corpus des textes de voyage, de cosmographie et de géographie, de physique et de biologie, de science, de philosophie, de religion et d’art poétique de l’âge classique. C’est cette conception du monde et de la vie qu’Umberto Eco, grand érudit fouillant avec saveur les livres anciens, utilise comme décor pour son intrigue.

Umberto Eco travaille sur la toile de fond de l’imaginaire cosmographique de l’âge des grandes « reconnaissances ». Le périple de Roberto est construit sur le modèle d’un voyage initiatique aux antipodes, vers un centre sacré. Le « point fixe » des longitudes, au‑delà de son importance pragmatique, est chargé des rêveries magiques et sotériologiques du Paradis terrestre et de ses avatars bibliques ou renaissants, comme l’Ophir, le Chersonèse d’Or, les îles de Salomon et de la reine de Saba, les sept cités de Cibola, le O’Brasil, l’Eldorado, et même l’île Escondida (que notre auteur reprend au roman graphique de Hugo Pratt Balade de la mer salée, ayant pour protagoniste le « gentilhomme de fortune » Corto Maltese). Père Caspar est persuadé que l’île devant laquelle la Daphne est échouée est bien l’île de Salomon, qui devait se trouver, pour des raisons théologiques, juste sur le méridien 180°. Les deux expéditions du roman, de l’Amaryllis et de la Daphne, l’auraient rejoint par les voies symétriques de l’Amérique et de l’Asie, en naviguant respectivement d’est en ouest (par le détroit de Magellan) et d’ouest en est (par le cap de Bonne-Espérance).

Éléments de mythocritique

Le Paradis terrestre

Le roman utilise plusieurs images du centre sacré. La plus prégnante est celle du jardin d’Éden, qu’Umberto Eco évoque plusieurs fois, de manière prismatique. Au premier abord, l’île éblouit par la richesse de sensations qu’elle suscite chez le protagoniste. Roberto est émerveillé par les couleurs de l’air austral, apparemment empruntées à une réclame de nos jours : « un ciel écumeux de nues sombres légèrement effrangées de nacre, tandis qu’une nuance, un souvenir de rose, montait derrière l’Île, qui paraissait colorée de turquin sur un papier grenu » ; puis par les chants d’oiseaux et d’insectes inconnus ; enfin, par une « senteur de fleurs d’oranger et de basilic, comme si l’air à travers toute la baie était imprégné de parfum » (p. 24-25). La flore et la faune, étranges, exotiques, obligent le protagoniste à se transformer en un « très perplexe Adam », en manque de mots pour toutes ces plantes et oiseaux inconnus. À leur tour, les richesses du fond océanique, entrevues par Roberto avec le masque d’observation sous-marine, lui rappellent un « jardin des délices », ou encore une Arcadie de corail. Noyé pendant son expédition aquatique, le père Caspar aurait été en droit de clamer « Et in Arcadia ego » (p. 406), avant d’être reçu dans l’Empire des Cieux.

En revanche, la Daphne sur laquelle échoue Roberto est un symbole de la condition humaine d’après le péché, condition précaire, souffrante, touchée par la mort. Elle est une allégorie du trajet qu’Adam a parcouru de la vie éternelle dans le jardin de Dieu à la condition mortelle dans le monde de la corruption. Elle joue le passeur entre les mondes des vivants et des disparus, elle est « une barque d’Achéron », conduite par un Charon invisible. Elle est aussi un navire fantôme, puisqu’à son naufrage Roberto pense qu’il est monté sur un bateau infesté par la peste (« pestis, quae dicitur bubonica »), qui fait office de transporter son équipage, ses « habitants hirsutes », dans les limbes. Rescapé à peine, le protagoniste se considère lui-même comme un « revenant de Hongrie » (ou vampire de Transylvanie) (p. 20).

Il est tout aussi vrai que, par son voyage aux antipodes, la Daphne a parcouru, symboliquement, le trajet inverse de celui d’Adam, entreprenant un retour aux origines, à l’état prélapsaire. Le paradoxe de « naufrager sur un navire désert », de trouver le salut sur un véhicule ayant d’habitude la fonction opposée de passeur des morts, paradoxe rappelant le mythème gnostique du « sauveur sauvé », s’explique par l’inversion du vecteur de l’histoire, de la direction eschatologique des destins. Les antipodes sont, en fin de compte, un monde renversé, mundus inversus, où, selon les philosophes mais aussi les caricaturistes de la Renaissance, tout se passe à l’envers, l’ordre naturel est bouleversé, la pluie tombe de bas en haut, les plantes poussent de haut en bas, les chevaux chevauchent les hommes, les femmes conduisent les hommes, les enfants éduquent et punissent les professeurs (voir F. Tristan, 1980). Roberto n’est que trop au courant du fait que « les cosmographes avaient toujours imaginé là‑bas des êtres contre nature, qui marchaient les pieds en l’air » (p. 104).

À l’arrivée aux antipodes, le destin du protagoniste paraît changer de cours lui aussi. L’imprévu de l’aventure cède la place à une retombée dans les souvenirs, à un retour dans le passé. Reclus sur le vaisseau, Roberto fait une plongée dans sa mémoire, il revit sa vie à l’envers, en direction régressive. C’est une régression autant dans sa jeunesse à Paris et en Italie, au siège de Montecasino et dans son enfance à Pozo, que dans l’enfance de l’humanité, au temps d’Adam, ou plutôt au non‑temps d’avant la chute, à l’éternité de la condition paradisiaque. La Daphne est pour lui un « Théâtre de la Mémoire », où chaque objet lui rappelle une scène de son passé, elle est une mémoire extériorisée, réifiée. En revanche, l’Île lui apparaît comme une promesse d’évasion des tourments du destin. En son centre, rêve Roberto, se trouverait non pas l’arbre du Bien ou de Vie, mais un « Arbre de l’Oubli » (p. 108). C’est l’oubli de l’état prénatal, d’avant la « chute dans le temps ».

Car, d’une manière symbolique, le vaisseau est un véhicule qui, même en restant sur place, navigue toujours sur la crête de l’aujourd’hui. Bourré de clepsydres, horloges à eau, à sable, solaires et mécaniques et divers autres artefacts pour mesurer le temps, il est la pointe du vecteur temporel, il est le présent en mouvement perpétuel, sans arrêt, qui pousse l’homme vers la vieillesse et la mort. Se trouver sur le navire signifie être dans la durée, dans la condition de l’homme déchu et voué à l’auto-macération. Par contraste, l’Île se trouve dans le « jour d’avant », elle est hors de l’aujourd’hui, dans un hier atemporel, figé dans l’éternité de Dieu. Débarquer sur ce « point fixe » équivaudrait à une réincorporation au Paradis perdu et à la condition prélapsaire.

Le bateau est un véhicule qui permet le voyage entre les diverses conditions humaines, de l’Ancien Monde au Nouveau, de la civilisation à la nature, de l’homme déchu à l’homme adamique, de l’adulte à l’enfant ou à l’embryon. En ce sens, il s’associe le symbolisme de la baleine de Jonas et de tout monstre qui avale et engloutit, mais point pour digérer et détruire, sinon pour reconcevoir et accoucher. Il tue pour faire renaître. « Avalé » par le monstre artificiel, Roberto se meurt à son moi adulte et régresse, par l’activation de ses souvenirs, à son moi infantile. Or, ce retour en arrière n’est pas seulement ontogénétique, mais phylogénétique aussi, puisque le personnage retourne à l’enfance de l’humanité, à la condition adamique.

C’est pourquoi si, dans une lecture littérale, l’Île peut offrir à Roberto le salut physique, dans une lecture « anagogique » (comme disait Dante), elle contient une promesse de salut mystique. Pour le protagoniste, le symbole, ou plutôt la « devise » (ou « emblème » ou encore « hiéroglyphe »), l’image énigmatique et hypnotique de cette libération et transcendance de la condition de prisonnier (autant physique, claustré sur son bateau, que métaphysique, pris dans la condition humaine pécheresse) est la Colombe Orange (Eco, 1996, p. 275-276).

La colombe et le phénix

Umberto Eco s’engage, sur plusieurs pages, à esquisser « un petit traité », qu’il propose même d’appeler Columba Patefacta, sur le symbolisme de la colombe et d’autres rara avis. Sa formation d’érudit est pleinement mise au service du romancier, l’auteur puisant dans les encyclopédies et bestiaires de l’Antiquité et du Moyen Âge. Évidemment, son dessein d’exhaustivité est plutôt feint, ce qui l’intéresse est de citer, apparemment ingénument, des images de la grande tradition qui, par leurs sens et symbolismes, recoupent et renforcent le réseau déjà compliqué de significations du roman. Force est donc de le suivre dans cette incursion érudite, non pour le corriger, mais pour essayer de surprendre ses allusions cachées.

Pour l’antiquité, la colombe était l’oiseau effigie d’Aphrodite. C’était un oiseau sacré, participant aux fêtes de la déesse en Chypre ou en Sicile. Aphrodite pouvait se changer en colombe, ou transformer en colombes les femmes les plus belles, comme la nymphe Peristera ou la reine Sémiramis (p. 346-347). Par ces associations, Umberto Eco suggère que la Colombe Orange signifie pour Roberto, d’une manière liminale, autant son épouse idéale, Lilia, que l’Île elle-même, humanisée, projetée comme une grande Déesse, ou comme la Mère. Bougainville ne traitera-t-il pas encore, un siècle après Roberto, Tahiti d’île de Vénus, d’île de l’amour ?

Comme les passions sont d’habitude fort complexes (et d’autant plus pour des gens raffinés et alambiqués comme ceux de l’âge baroque), la colombe comme symbole n’est pas seulement chaste et fidèle, mais aussi lascive et simple, inquiète et peureuse ; traits par lesquels Umberto Eco renvoie aux nuances changeantes et ambiguës de l’amour idéal de Roberto, partagé entre dévotion et jalousie. L’auteur invoque comme emblème mythique pour ce dualisme du sentiment la légende indienne de l’arbre Paradision, dans lequel se réfugient les colombes pour échapper à leur ennemi, un dragon1. Tout aussi bien il aurait pu choisir pour « devise » le mythe mésopotamien de l’arbre cosmique huluppu de la déesse Inanna-Ishtar, dans lequel le serpent qui « ne connaît pas les sortilèges » fait son logis dans les racines et l’oiseau Imdugud installe ses poussins sur la cime (Kramer, 1957, p. 254-256). Oiseau et serpent, princesse et dragon symbolisent la dualité des forces cosmiques, amour et haine, Éros et Éris.

La colombe, glose Umberto Eco, est également un symbole mystique. Énée trouve le rameau d’or nécessaire à sa descente aux Enfers aidé par deux colombes, oiseaux de sa mère Vénus. Dans le livre de la Genèse, c’est la colombe qui annonce la fin du Déluge, alors que dans la mythologie chrétienne, elle est investie comme emblème de la Mater Dolorosa, du Christ ressuscité et de l’Esprit saint. Le Physiologue latin (chap. xxxi, « Columbae »), par exemple, donne la colombe pourpre comme la première entre les races de colombes, parce que sa couleur rappelle le sang versé par le Christ2. En tant que symbole du Christ et de la rédemption, la colombe se rapproche de deux autres oiseaux « devises » : le pélican et le phénix.

Dans les bestiaires du Moyen Âge, qui donnaient une interprétation morale et allégorique aux divers animaux, le pélican décrivait métaphoriquement la relation entre Dieu et l’homme. Plus précisément, le pélican, qui tue ses poussins et puis leur rend la vie en s’ouvrant la poitrine et en faisant couler sur eux son sang, était un symbole de Dieu dans sa double hypostase de Père et de Fils3. Pour nous, les modernes, le récit est attractif plutôt par le conflit psychanalytique, œdipien, entre les fils qui font concurrence et aveuglent leur père, et le père qui les tue et puis les ranime. Mais les docteurs du Moyen Âge l’avaient adapté (en excluant la figure de la mère) à leurs propres buts, pour en faire une parabole du Père qui condamne Adam à mort à cause de la désobéissance, puis du Fils, qui donne son sang pour le racheter4.

Umberto Eco suggère lui-même les synergies symboliques entre les deux oiseaux emblématiques. À la mort du père Caspar, Roberto imagine la dernière vision du jésuite dans les termes d’une anastomose entre la colombe (oiseau du Saint-Esprit) et du pélican (symbole du Christ), entre l’orange et le blanc :

[…] il avait vu descendre sur lui la Colombe, qu’il découvrait enfin, extatique, dans toute sa gloire. Mais il était naturel — surnaturel, plutôt — qu’à présent elle lui parût non pas orange mais d’une blancheur immaculée. Ce ne pouvait être une colombe car il ne sied pas à cet oiseau de représenter la Deuxième Personne, c’était peut-être un Pieux Pélican, ainsi que doit être le Fils. (p. 456)

Une Colombe Orange est, en fin de compte, une figure oxymoron, qui réunit le sang et la pureté, la chair et l’esprit, le Fils et le Saint-Esprit.

L’autre « devise » pour cette réunion symbolique, le phénix, a joui d’une célébrité encore plus large5. Ayant peut-être comme point de départ réel le flamingo africain, le phénix a assimilé bien vite les images de plusieurs oiseaux fantastiques peuplant les diverses mythologies, de l’oiseau Bennu égyptien ou héron cendré (Ardea Cinerea) honoré à Héliopolis, au Simurgh persan jusqu’au Garuda hindou, l’oiseau du dieu Vishnu, et au lointain Fenghuang chinois, qui est le complément du dragon (les deux représentant l’impératrice et l’empereur). Les Grecs lui ont donné le nom de « phoenix » (Φοίνιξ) et l’ont situé en Arabie, en Éthiopie ou en Phénicie (à cause de sa couleur pourpre). Ils l’ont associé au dieu solaire Hélios et ont fait coïncider son cycle de (auto)reproduction avec les révolutions du Grand An (voir Pline l’Ancien, 2001, p. 143-144).

Historiens, géographes, littéraires et encyclopédistes comme Hérodote, Ovide ou Pline ont construit sa légende. Pomponius Mela, par exemple, en donnait la description suivante :

Quant aux oiseaux, le plus digne de remarque est le Phénix, toujours unique dans son espèce ; car il n’a ni père ni mère. Après avoir vécu sans interruption pendant cinq cents ans, il se compose un nid de différentes sortes d’herbes aromatiques sur lequel il se dissout et se consomme. Alors retrouvant dans sa propre décomposition le germe d’une vie nouvelle, il se conçoit et renaît de lui‑même. Dès qu’il a pris un certain accroissement, il renferme ses anciens restes dans de la myrrhe, les porte dans une ville d’Égypte appelée la ville du Soleil, les dépose dans le sanctuaire d’un temple, sur un bûcher de bois odoriférants, et se rend ainsi à lui‑même les honneurs de la sépulture. (Pomponius Mela, 1804, p. 158-159)

Isidore de Séville, dans ses Étymologies, a repris au compte de la culture chrétienne les connaissances encyclopédiques de l’Antiquité, l’image de l’oiseau pyrique incluse :

Le phénix est un oiseau d’Arabie, ainsi nommé pour sa couleur phénicienne (pourpre) ou parce qu’il est seul et unique dans le monde entier ; en effet, chez les Arabes, « unique » se dit phoenix. Il vit plus de cinq cents ans ; quand il comprend qu’il est vieux, il ramasse des branches de plantes aromatiques, s’en construit un bûcher et, tourné vers les rayons de soleil, entretient du battement de ses ailes un feu qu’il a lui-même allumé, et renaît ainsi de ses cendres. (Isidore de Séville, 1986, p. 240)

La description, devenue standard comme la plupart des informations sur les races monstrueuses et les animaux fabuleux de l’Orient, a été reprise par la majorité des encyclopédistes du Moyen Âge, comme par exemple Brunet Latin6.

Le phénix n’a pas tardé à attirer l’attention des Pères chrétiens par sa symbolique résurrectionnelle. Clément de Rome, dans sa Première Épître (§ 25), et Tertullien, dans De Resurrectione Carnis (§ 13), ont comparé l’oiseau fabuleux à Jésus-Christ, Fils du Dieu unique, qui meurt sur la croix et ressuscite aux cieux. Cette interprétation allégorisante a été reprise par les Physiologues et les Bestiaires du Moyen Âge, qui greffent sur la description stéréotypée un sens moral et allégorique : l’oiseau personnifie notre Sauveur qui est descendu du Ciel, a rempli ses ailes d’odeurs suaves — les sermons de l’Ancien et du Nouveau Testament — et a eu la valeur de donner sa vie et le pouvoir de la reprendre à nouveau7.

Et puisque le Christ fait pendant à Adam, le Phénix a été associé au jardin d’Éden. Cette association a été faite à partir d’un poème, Carminis de Phoenice, attribué à tort ou à raison à Lactance. Le poème décrit le lieu merveilleux où le Phénix habite en Asie. Le climat parfaitement tempéré, l’aménité du paysage et de la flore, la fontaine d’eau vive, tout a porté les commentateurs chrétiens ultérieurs à voir dans cette image exotique une description du jardin divin. Le Phénix-Christ a reçu ainsi pour demeure le Paradis terrestre asiatique.

Le poème de Lactance a été repris dans le poème anglo-saxon Cynewulf. Et comme il est arrivé avec beaucoup de thèmes chrétiens utilisés en pays celtiques et germaniques, il a souffert d’une « interpretatio », c’est-à-dire qu’il a été adapté à l’imaginaire mythologique de ces peuples. Ainsi, de même que dans l’immram de saint Brendan, le Paradis terrestre a été identifié aux îles occidentales des éternellement jeunes. Dans Cynewulf, le narrateur imagine que le pays du Phénix est une île enchantée, inaccessible aux méchants, dont les arbres sont toujours verts et donnent des fruits de manière inépuisable. Cette île se trouve dans la proximité du Ciel, qu’on peut apercevoir au‑dessus d’elle. Elle disparaîtra à la fin du monde, mais jusque là elle servira de lieu d’attente. Comme l’île paradisiaque de Panthéon de Gottfried de Viterbe, l’île du Phénix est finalement identifiée à l’île d’Hénoch et Élie (voir A. Nutt, 1895, p. 245). C’est par le relais de cette adaptation (ou pseudomorphose) que, à l’époque des explorations, le jardin d’Éden et son oiseau christique ont été déplacés de l’Orient vers l’océan Pacifique. En témoigne le nom d’oiseau-paradis donné par les explorateurs à une espèce volatile exotique.

La Colombe couleur orange, située par Umberto Eco dans les îles de Salomon, hérite des associations entre la figure du Christ, le Paradis terrestre et le « point fixe » des antipodes. Voyageant vers l’Île, Roberto entreprend une régression symbolique dans le passé, autant dans sa propre jeunesse et enfance que dans la condition adamique de l’humanité. De même que Christophe Colomb était parti chercher le Levant par le Ponant (« buscar el levante por el poniente »), pour Roberto aborder l’Île du jour d’avant signifie retrouver le Paradis terrestre perdu par Adam. L’inscription du protagoniste sur le méridien 180° qui sépare le bateau de l’île, le jour d’avant du jour d’hier, et le jaillissement de la Colombe Orange, homologue au Phénix christique, symbolise le retour de l’état de civilisation à l’état édénique, la transcendance de l’histoire, la sortie du monde, la justification par le Fils dans le Saint-Esprit.

Néanmoins, un tel schéma rédempteur, qui implique non pas la progression vers la deuxième venue du Christ et l’eschaton, mais la régression au commencement du monde et à la condition d’Adam, ne cadre pas avec la doctrine chrétienne orthodoxe.

D’un côté, l’imaginaire chrétien de l’Éden ne peut faire abstraction de l’idée de péché, les deux ne faisant théologiquement sens que pris ensemble. Plus les rêveries paradisiaques sont ravissantes et extatiques, plus elles engendrent une anxiété liminale. L’explication de cette dualité est donnée par le dogme du lapsus d’Adam. Genèse 2‑3 est un mythe étiologique qui affirme et conforte l’axiome monothéiste des religions du Livre, selon lequel Yahvé est Dieu-le-seul-vivant et aucune créature ne saurait le concurrencer et obtenir la divinité par elle-même. Chaque fois que l’homme ou une autre créature (Adam, géants, pharaons, rois) s’enorgueillissent et prétendent à l’immortalité, au pouvoir, à la connaissance divine, ils réitèrent le péché archétypal de Lucifer et sont condamnés à l’Enfer. Si l’homme déchu se propose, contre la volonté de Dieu, de rouvrir les portes du Paradis terrestre, il se comporte en Adam qui, après avoir mangé le fruit du premier arbre défendu, tenterait d’en obtenir un autre du deuxième arbre. De cette manière, toute tentative de retour dans l’Éden est accompagnée d’une conscience coupable, de l’angoisse de l’interdit.

De l’autre côté, le péché d’Adam ne fait sens qu’associé, selon la formule de saint Paul, à la rédemption par le Christ. Or, cette connexion avait été remise en question par les découvertes de la Renaissance. Le contact avec des populations australes qui ne pouvaient descendre ni d’Adam ni de Noé, et auxquelles les apôtres n’avaient pas pu porter la Bonne Nouvelle, suscitait l’idée que ces peuples des antipodes n’avaient pas péché en Adam et menaient encore une vie paradisiaque. Exploitant l’imaginaire des découvertes, plusieurs utopistes classiques, à partir de Thomas More, se proposaient de démontrer que des sociétés païennes pouvaient bâtir des cités idéales sans l’aide de la religion et du clergé. Cette mise entre parenthèses de l’économie du rachat christique leur avait valu l’accusation d’hérétiques pélagiens, qui attribuaient à l’homme le pouvoir de se réhabiliter tout seul. Or, le Concile de Trente a clairement condamné les conceptions primitivistes et volontaristes : « 10. Si quelqu’un dit que les hommes sont justifiés sans la justice du Christ, par laquelle il a mérité pour nous, ou qu’ils sont formellement justes par cette justice : qu’il soit anathème. » (Le Magistère de l’Église, 1994, p. 1383)

Umberto Eco fait allusion à ces contradictions de l’âge baroque dont Roberto est le représentant et la victime. Les chimères paradisiaques du protagoniste ne peuvent se défaire d’un sentiment de culpabilité, de l’ombre du doute. Utilisant les métaphores chrétiennes, l’auteur dit de son personnage qu’il « se prit à craindre que dans les délices de cet Éden se fût glissé un Serpent » (p. 362). Le « serpent » est son double négatif, le frère démoniaque Ferrante. Car si Roberto rêve au salut sur l’Île, Ferrante, confondu avec le poisson pierre qui le blesse pendant sa tentative de traverser la barrière de corail, clame la damnation universelle. Il est la voix du désespoir théologique et anthropologique : « Il est inutile que tu te défendes. Dorénavant le monde entier a un seul but, et c’est l’enfer. » (p. 446.) Par lui parlent tous les Saint-Savin, libertins, sceptiques, athées et autres convoyeurs de « curieuse doctrine », qui avaient semé le doute dans l’esprit du héros.

Interprétation psychanalytique

La réclusion et le regressus ad uterum

Pour comprendre la complexité contradictoire d’un tel personnage baroque (un de ces « gens sans âme », selon le commentaire faussement ironique d’Umberto Eco), il faut étayer l’analyse symbolique d’une analyse psychologique, la mythocritique chrétienne par une psychanalyse moderne que l’auteur italien connaît parfaitement et à laquelle il fait souvent des allusions. Il est vrai que le récit n’utilise pas les termes de Freud ou de Jung, mais ceux de la psychologie de l’âge classique. À la place de pulsions refoulées et de fantasmes inconscients, des personnages comme Saint-Savin parlent de « replis de [l’]esprit, où couvent des désirs inavoués, ou, ainsi que l’on va disant à Paris, des pensées sourdes et non exprimées » (p. 85), ou encore de « pensées auxquelles on ne pense pas du tout, qui impressionnent le cœur sans que le cœur (et figurons-nous l’esprit) s’en aperçoive » (p. 431).

On pourrait dire que, isolé sur son bateau, le protagoniste vit une « privation sensorielle » qui provoque chez lui des hallucinations et des visions compensatoires. Privé de contact avec ses semblables, il n’arrive plus à construire sa réalité (puisque la réalité est un « projet social », une construction collective, comme le dit John Searle et autres auteurs postmodernes) ou du moins à la certifier en tant que telle. Il perd les repères qui permettent la distinction entre le réel et le fictif, qui garantissent la consistance ontologique du monde. Umberto Eco fait passer Roberto par le grand désenchantement (el desengaño) du monde vécu par les hommes de l’âge baroque. Toutes les grandes métaphores de Shakespeare et de Calderón y sont convoquées : le « labyrinthe du monde » (p. 56), la vie en tant que songe : « […] comme créés par le rêve étaient et le vaisseau et les créatures qu’il y avait rencontrées. De l’identique substance dont sont faits les rêves lui semblaient les ombres qui, depuis trois jours, l’enveloppaient » (p. 68), le « grand théâtre du visible » (p. 69), etc.

Cet effondrement de l’ontologie, de la certitude de la réalité, engendre la constellation des fantasmes et des angoisses du personnage. Menant une vie de nyctalope, évitant la lumière du jour, Roberto quitte le principe de réalité et déploie autour de lui les ombres de son inconscient. Ses fictions acquièrent la même consistance que sa vie réelle, le concept d’un univers stratifié lui permettant de mettre son histoire sur le même plan de réalité que celle de Ferrante et de Lilia. Le « Pays des Romans » est l’hypermonde où se rencontrent la réalité et la fiction, l’histoire et la fantaisie. Il est le « point fixe » qui fait la conjonction entre lucidité et fantasme, entre conscience diurne et rêveries inconscientes, entre les « idées claires » des philosophes rationalistes et les « pensées obscures » évoquées par Saint-Savin.

Bien qu’Umberto Eco feigne ignorer le langage psychanalytique et traduit le concept de création subliminale par projection de fantasmes emprunté au langage de l’âge baroque, le roman de Ferrante conçu par Roberto n’est point différent de ce que Freud appellerait un « roman familial », une auto-fiction dans laquelle le personnage se place dans des triangulations différentes face aux figures de la mère, du père, de son ombre et de son anima. Saint-Savin avait prévenu d’ailleurs son disciple qu’il « est inévitable que certaines de ces pensées — qui parfois ne sont que des désirs obscurs, point si obscurs que cela — s’introduisent dans l’univers d’un Roman que vous croyez concevoir pour le goût de mettre en scène les pensées des autres » (p. 431). C’est ces relations entre les imagos inconscientes du protagoniste que nous essayerons de mettre en lumière dans ce qui suit.

L’Île — l’imago de la mère

De sa mère, Roberto se souvient peu et en parle encore moins. En tant que personnage réel elle occupe, à la différence du père, une place insignifiante dans le développement de l’histoire. Toutefois, une attitude ou une réaction que le protagoniste lui attribue en souvenir, à tort ou à raison, est symptomatique pour le « roman familial » qu’il va élaborer autour de ses origines. Quand son père le traite, lui, fils unique, de « mon premier‑né », Roberto croit se rappeler que « devant ces manifestations de joie paternelle sa mère prenait un air mi-anxieux mi-radieux, comme si le père faisait bien de dire cette phrase mais que l’entendre répéter réveillait en elle une inquiétude apaisée depuis beau temps » (p. 28). L’auteur ne tranche pas (puisqu’il ne se pose pas en auteur omniscient, mais en éditeur et interprète des notes de Roberto) si cette anxiété avait une base réelle, trahissant un traumatisme provoqué par l’avortement ou la mort prématurée d’un autre fils ou le rejet d’une progéniture hors mariage, ou si elle était inventée par Roberto, pour exprimer ses propres angoisses concernant son statut familial et ses repères identitaires.

En tout cas, la mère est porteuse des « pulsions de vie » de Roberto, en contraste avec la figure du père qui connote plutôt les « pulsions de mort ». Ayant perdu tout espoir de quitter le bateau-prison et de rejoindre l’Île, le protagoniste se laisse aller à des tentations d’abandon et de dissolution. Mordu par le poisson pierre, il se mortifie à son tour, languissant inconscient et immobile comme un cadavre et s’exerçant à imiter « le mode de pensée des Pierres ». Or, de son propre aveu, la mort lui « était apparue à Casal », au combat où l’avait emmené son père, le faisant sortir du paradis infantile de la Grive. Et si le personnage arrive tout de même à sortir de cette paralysie, c’est grâce à la remémoration des temps heureux de l’enfance et à l’évocation de l’imago maternel : « Les forces lui revenaient. Il bénissait sa mère dont le souvenir lui avait fait abandonner la pensée de la fin. Il ne pouvait en être autrement de celle qui lui avait donné le commencement. » (p. 462)

Les deux vecteurs contraires du destin, de la naissance et de la mort, sont donc subordonnés aux images respectives de la mère et du père. Retrouver la volonté de vivre et la force vitale implique un retour à la mère, un « regressus ad uterum », un ressourcement dans l’état de fœtus mental. Hypostasiées, les images paternelle et maternelle se retrouvent dans l’opposition entre le bateau et l’Île. La Daphne, navire échoué impossible à quitter, correspond à la cité de Casal assiégée, alors que l’Île rappelle le paradis infantile de la Grive. Le bateau est le monde du père, la vie vécue dans l’aujourd’hui de la loi et de la mort, alors que l’Île symbolise le monde de la mère, la vision magique de l’enfant perdue depuis beau temps.

L’Île est l’amplification mythique de l’imago maternelle jusqu’à la dimension d’une grande déesse et l’abordage de l’Île marque un retour fantasmé au sein maternel. Or, comme l’ont montré C. G. Jung, Mircea Eliade et Gilbert Durand, se faire engloutir par la Terre Mère implique des rêveries de regressus ad uterum. Le héros qui parcourt les voies de l’inconnu géographique vit un retour fantasmatique au sein de la mère, en vue d’une re-gestation et d’une renaissance à une nouvelle condition. Roberto aussi est en train de faire une « expérience directe de la nature, sans qu’aucune philosophie l’adultérât (comme si l’Île n’était pas le père, qui transmet au fils les mots de la loi, mais la mère, qui lui apprend à balbutier les premiers noms) » (p. 361). De même que le Robinson de Michel Tournier, le personnage d’Umberto Eco projette dans l’Île l’image de la féminité. Le « point fixe » cherché par Roberto est l’ombilic, mieux, l’utérus de Mater Gaïa.

La mort et la photophobie — l’imago du père

Mais une telle régression désirante n’est pas sans péril. La fusion de l’enfant avec la mère est le sujet du grand tabou de l’inceste. Ce n’est pas seulement un interdit théologique (la fermeture définitive par Dieu du Paradis terrestre), mais aussi une censure psychanalytique qui empêche l’appropriation de tout « Éden où coulent le lait et le miel dans les ruisseaux, au milieu d’un triomphe abondant de fruits et d’animaux paisibles ». L’équivalence symbolique entre l’Île et la Déesse, entre le Paradis et la Mère est posée explicitement par le protagoniste : « N’était‑ce donc pas renouveler l’erreur du premier pécheur que de vouloir violer la virginité de l’Île ? » (p. 107) De sorte qu’on est en droit de se demander si Roberto ne peut effectivement nager ou naviguer jusqu’à l’île, ou si ce n’est plutôt une réticence subliminale qui entrave sa volonté d’y arriver. Comme tous les quêteurs du Paradis terrestre médiéval, le personnage d’Umberto Eco ressent pleinement la crainte que c’est « renouveler l’erreur du premier pécheur que de vouloir violer la virginité de l’Île […] Peut-être justement la Providence l’avait-elle voulu chaste témoin d’une beauté qu’il ne devait jamais troubler » (p. 107). Un curieux triangle psychanalytique se dessine ainsi : Roberto (Adam) fait figure d’enfant chassé du sein de la mère (le jardin divin, l’Île, Mater Gaïa) par un père sévère et vindicatif (Dieu, la Providence).

En tout cas, il est clair que, dans le système symbolique du roman, « l’Île n’était pas le père, qui transmet au fils les mots de la loi, mais la mère, qui lui apprend à balbutier les premiers noms » (p. 361). La loi du père, en termes freudiens, décrit le tabou de l’inceste et son corollaire, la peur de la castration. Comme nous l’avons déjà signalé, pour Roberto la figure paternelle connote l’angoisse de la mort. C’est sous le patronage de son père que le jeune protagoniste quitte le village de la Grive, son enfance et le monde de la mère, rejoint les assiégés de Casal et parvient à la maturité en découvrant la mort. De plus, l’expérience de la mort physique, dont le père fait la démonstration sur lui-même, est prolongée par la découverte du néant métaphysique, que lui enseigne Saint-Savin et les libertins de Paris. La mort du père naturel entraîne une éclipse du Père divin, et en conséquence la crise de la foi vécue par le personnage, son entrée dans l’entourage des athées et des philosophes du vide. Umberto Eco marque cette continuité de manière explicite : « La mort, à Roberto, était apparue à Casal, et c’était en Provence et à Paris qu’il avait été induit à y réfléchir, entre discours vertueux et discours dissolus. » (p. 461)

Néanmoins, ce basculement des pulsions de vie en pulsions de mort n’est pas une simple évolution et maturation. L’emprise de la fascination funèbre sur le personnage est nourrie et renforcée par sa propre violence œdipienne. Si Roberto se sent responsable de la mort de son père c’est parce que, d’une manière ou d’une autre, il la désirait lui-même. Évidemment, si le personnage n’est pas conscient de son désir de se libérer de l’emprise paternelle, il lui arrive toutefois de l’exprimer de plusieurs manières obliques. L’une est le fantasme selon lequel la trahison qui avait souillé le nom de Pozzo di San Patrizio de la Grive et l’avait mené à une mort héroïque (« un point d’honneur ») avait été perpétrée par Ferrante, le frère d’ombre. Autant dire que Roberto assume et en même temps rejette le désir et la culpabilité de la mort du père, en la projetant sur son double.

L’autre est la cécité partielle, ou la photophobie dont il est atteint à partir du jour des obsèques de son père. L’explication physique, qui attribue l’infirmité à une blessure, doit être doublée par une psychanalyse du personnage. « Aujourd’hui, commente Umberto Eco d’une façon apparemment ingénue, les spécialistes de la psyché diraient que, son père étant entré dans l’ombre, dans l’ombre lui aussi voulait entrer. » (p. 79) Le commentaire ressemble plutôt à l’éclaircissement « pré-freudien » que donnait l’Œdipe de Sophocle de son aveuglement (« pour ne pas être obligé de regarder en face ses parents »). À l’heure qu’il est, les psychanalystes diraient plutôt, carrément, que le problème visuel du personnage est une expression de son angoisse œdipienne, de la peur de castration, de la culpabilité envers le père tué en désir.

En tout cas, pendant le temps qu’il passe dans le monde du père, Roberto souffre des yeux. Il est lucifuge, « il hait la lumière », comme si l’existence sous le principe de réalité était associée à une anxiété qui n’est pas de nature simplement biliaire ou somatique, mais saturnienne, hypocondriaque, fantasmatique. Pour y échapper, le personnage ne trouve d’autre solution que de se réfugier dans le ventre de la Daphne, « comme dans un utérus maternel » (p. 12-13). Fuir le soleil signifie rejeter le père castrateur. Nyctalope, se comportant comme un « revenant de Valachie », Roberto refuse la loi et la mortido du régime diurne, adulte, pour régresser à la position de l’enfant, à la libido magique, au régime nocturne maternel. Il est significatif que l’unique période de temps pendant laquelle le protagoniste « oublie » son allergie à la lumière est celle vécue en compagnie du père Caspar. Le bon jésuite rentre dans le rôle du père, il assume involontairement l’imago paternelle que Roberto projette en lui et arrive ainsi à le libérer de la culpabilité non résolue qui s’exprimait par la pseudo-cécité.

Ferrante — la personnification de l’ombre

Toujours pour éviter l’angoisse et la culpabilité, Roberto projette également sa violence inconsciente envers le père. Non seulement il devient photophobe à la mort de sieur Pozzo, comme s’il se tenait responsable pour elle, mais il imagine que la tragédie est le résultat de la trahison perpétrée par son frère Ferrante. Nous assistons à une autonomisation et un clivage du désir parricide dans la figure de Ferrante. Le moi conscient de Roberto refuse d’assumer une convoitise blâmable et la transfère sur un frère criminel. Umberto Eco décrit le processus en des termes très précis, même s’il feigne d’éviter l’anachronisme d’attribuer à ses personnages du xviie siècle des termes de psychanalyse :

[…] peu à peu, la coutume d’inculper son frère inexistant de ce que lui, Roberto, ne pouvait avoir fait, s’était changée en habitude de lui attribuer même ce que Roberto avait vraiment fait, et dont il se repentait. Non que Roberto dît aux autres un mensonge : c’est que, recevant en silence et noué de larmes la punition pour ses propres délits, il parvenait à se convaincre de sa propre innocence et à se sentir la victime d’une vexation. (p. 29)

Ce spectre, ce « sosie », ce « frère ennemi », est la personnification de ce que C. G. Jung appelle l’ombre, l’archétype psychique qui regroupe les tendances et les appétits considérés fautifs et répréhensibles que le moi conscient refoule dans l’inconscient personnel. Ou, dans les termes de Saint-Savin, « le Frère et l’inimitié ne sont rien d’autre que le reflet de la crainte que chacun a de soi, et des replis de son esprit, où couvent des désirs inavoués, ou, ainsi que l’on va disant à Paris, des pensées sourdes et non exprimées » (p. 85). Les deux amis et maîtres à penser que le protagoniste se fait pendant le siège de Casal, le père Emanuelle et Saint-Savin, sont les tuteurs respectifs des deux « frères jumeaux », Roberto le pieux et le pur et Ferrante le railleur et le sceptique. Il en va de même des deux savants que Roberto a successivement pour compagnons dans la quête du « point fixe », le père Caspar de la Daphne et le docteur Byrd de l’Amaryllis.

L’« invention » d’un double rentre dans ce que les psychanalystes appellent l’élaboration d’un « roman familial ». Sigmund Freud et Otto Rank ont démontré que, pour alléger la pression du complexe d’Œdipe, les enfants (et, dans des cas pathologiques, les paranoïaques) construisent des fantaisies dans lesquelles ils s’attribuent d’autres parents et imaginent toutes les péripéties qui les auraient mené à la situation actuelle (aventure adultérine de la mère, abandon de l’enfant, adoption, etc.). Roberto n’en fait pas moins quand, surinterprétant les mots de son père « Toi, tu es mon premier‑né ! », il conclut qu’il n’est pas fils unique, qu’il doit avoir un frère bâtard. C’est cet Autre fantasmé qui deviendra le réceptacle de son destin alternatif, qu’il réprouve ouvertement mais désire en secret.

Dans son Roman des origines et origines du roman, Marthe Robert, en invoquant Freud, considère que les mécanismes du « roman familial » se trouvent aux origines des grands récits narratifs de l’humanité. Umberto Eco reprend cette thèse à son compte et en fait le moteur du « roman de Roberto » sur Ferrante, mais aussi de son propre roman et de toute fiction qui se passe aux « Pays des Romans ». Saint-Savin assume la tâche d’éclaircir Roberto sur ce point en lui présentant une perspective théorique distanciée, qui permet au protagoniste de devenir conscient de ses « pensées obscures » et de les transformer en narration. Selon son maître à penser, le protagoniste doit utiliser la figure de Ferrante pour prendre ses distances face à soi et télescoper les perspectives. En l’invitant à voir dans Ferrante un « sosie », Saint-Savin lui permet de transformer son jumeau d’ombre d’un fantasme compulsif en un personnage littéraire. « Le Sosie est un reflet que le personnage traîne sur ses talons ou dont il est précédé en toute circonstance. Belle machination par quoi le lecteur se retrouve dans le personnage, dont il partage l’obscure crainte d’un Frère Ennemi. » (p. 85)

Les dires de Saint-Savin dévoilent et en même temps ironisent, en plein accord avec un esprit postmoderne, un des mécanismes par lequel Umberto Eco construit sa fiction. Mis en abyme, Roberto se retrouve dans la position d’un auteur qui contrôle ses fantaisies et les utilise pour édifier un monde alternatif à son propre monde clos. Le « Pays des Romans » apparaît comme un espace virtuel où l’écrivain peut explorer, par la voie de l’imagination, ce qu’il ne peut pas toucher dans l’espace réel. De plus, du fait que « ces vicissitudes se seraient passées en parallèle avec celles du monde où lui se trouvait, sans que les deux séries d’aventures pussent jamais se croiser ou se superposer » (p. 364), l’explorateur fictionnel se trouve protégé des dangers et angoisses vécues par son personnage. En d’autres mots, le « Pays des Romans » est une plateforme de modélisation imaginaire où l’on peut expérimenter ses fantasmes et accomplir ses fantaisies.

C’est ainsi que Roberto se met à « écrire (ou penser) le roman de Ferrante et de ses amours avec Lilia ». Sur la Daphne, Roberto fait émerger Ferrante de son inconscient pour la troisième fois. La première apparition date de son enfance quand, forçant l’interprétation des mots de son père, il avait inventé ce frère malin pour lui attribuer ses méfaits. La deuxième avait eu lieu pendant le siège de Casal, quand il avait transféré la culpabilité suscitée par la mort du père à ce même frère infâme. À cette occasion, Saint-Savin lui avait révélé le statut de fantasme de son « sosie », mais aussi la modalité de le transformer en personnage littéraire. Finalement, immobilisé sur le navire, Roberto provoque le retour de Ferrante non seulement pour faire de lui la cause de ses malheurs, mais aussi pour l’investir comme un double par lequel il peut vivre en imagination son amour inaccompli pour Lilia.

Lilia Ferrante — la personnification de l’anima

Lilia est la quatrième image fantasmatique, après les imagos maternelle et paternelle et la personnification de l’ombre, qui émerge dans le « roman familial » de Roberto. Moins qu’une femme réelle, Lilia est une figure du désir. Dans la compagnie des gentilshommes de Casal, puis de Paris, Roberto apprend le code de conduite amoureuse des hommes d’esprit de son époque. Sous l’influence de la vision baroque, qui accorde une importance déterminante à l’apparence, à l’illusion, il vit une sorte de sublimation de l’idéal féminin. Ainsi, après l’échec « exemplaire » qu’il subit dans son amour pour Francesca, la rude et trop humaine paysanne de Casal, il se réoriente vers les « précieuses » des salons de Paris. Lilia est une de ces figures éthérées, que le protagoniste aime moins dans le réel quotidien que dans l’espace abstrait des jeux des miroirs de son imagination.

Que la « précieuse » appartienne au régime nocturne de la vie de Roberto est un fait démontré par sa relation d’exclusion avec le père Caspar. Quand il est seul, tapi dans le noir, en proie aux délires de privation sensorielle, Roberto adresse ses pensées à la femme idéale ; quand le jésuite fait intrusion dans son existence, il « oublie » d’écrire des lettres à sa Dame et de lui dédier ses sentiments. Si Ferrante personnifie l’ombre du protagoniste, Lilia matérialise son idéal féminin, son anima. Elle est l’amante et l’épouse qu’il n’a pas réussi à conquérir pendant sa vie à Paris et que maintenant il désire approcher dans sa vie rêvée. La Tweede Daphne sur laquelle Ferrante et Lilia entreprennent leur voyage imaginaire vers le « point fixe » est un véhicule qui permet à Roberto d’attirer à soi, à sa conscience, ses doubles intérieurs.

L’amour de Roberto pour Lilia a une pureté platonicienne. Au premier abord, on dirait que la sublimation des instincts sexuels du protagoniste dans une adoration chaste se conforme au code de conduite chevaleresque du Moyen Âge, repris et raffiné par les auteurs de l’âge baroque. Néanmoins, sous une chasteté imposée comme règle de raffinement libertin, il est possible d’entrevoir dans le comportement de Roberto une inhibition plus profonde. Dans la réticence d’aborder la femme posée en idéal transparaît une anxiété œdipienne. En effet, le personnage semble ne pas avoir séparé l’anima de l’imago maternelle, la figure de la femme aimée de celle de la mère. Umberto Eco ne dévoile pas cette superposition directement, mais par l’intermédiaire d’un tiers symbolique : l’Île. Comme nous l’avons vu, dans certaines de ses fantaisies, Roberto identifie l’Île à la Grande Mère et l’abordage de l’Île à un regressus ad uterum. Son incapacité de nager jusqu’à l’Île est à expliquer par une double censure, théologique (l’interdit chrétien de rentrer dans le jardin d’Adam) et psychanalytique (la prohibition de l’inceste).

Or, les mêmes connexions s’esquissent dans l’inconscient de Roberto au regard de Lilia. L’Île devient une amplification mythique non seulement de la mère, mais aussi de la femme aimée. « Loin de la Dame, loin de l’Île, de l’une et de l’autre il devrait seulement parler, les voulant immaculées afin qu’immaculées elles pussent se garder. » Si le protagoniste s’impose la continence envers la femme qu’il aime, et si « à la même chasteté il devait se sentir obligé au regard de l’Île », c’est parce que, sous-jacente aux deux figures, gît l’angoisse de l’inceste. Dans des interrogations comme « Renouveler l’erreur du premier pécheur de vouloir violer la virginité de l’Île » (p. 107-108), et « posséder l’Île n’était-ce pas posséder Lilia ? » (p. 362), transparaît la peur œdipienne que Roberto ressent face aux images confondues de la Mère et de la Dame.

Mais le désir est là. Et si Roberto ne se permet pas de briser les censures, il confie ce rôle (sans l’accepter de manière consciente) à son sosie. En tant que personnification de l’ombre du protagoniste, Ferrante exprime ses tendances refoulées, ses appétits frustrés. Cela explique l’ambivalence de l’attitude de l’auteur du « roman de Ferrante et ses amours avec Lilia » : quoiqu’il lutte jusqu’à la mort avec son double imaginaire, Roberto vit néanmoins à travers celui-ci l’accomplissement de ce qu’il n’a pas osé, lui, vivre. Par l’écriture, il assouvit autant l’échec dans l’amour de son moi conscient que sa jalousie envers son moi inconscient moins inhibé : « en édifiant ce monde romanesque, et seulement ainsi, il aurait oublié la morsure que lui procurait la jalousie dans le monde réel » (p. 365).

Le roman de Ferrante est l’histoire parallèle de la personnalité obscure de Roberto. Ferrante est la moitié cachée de Roberto et les deux narrations sont la face et le revers, gouvernées par les deux principes complémentaires de réalité et de plaisir, qui forment le destin complet du protagoniste. Symboliquement parlant, le voyage aux antipodes est une exploration des zones d’ombres de soi même. La réunification des deux régimes mentaux, la conscience et l’inconscient, la mise en contact et en relation des imagos ou archétypes psychiques, la mère et le père (dame et sieur Pozzo di San Patrizio), le moi (Roberto), l’ombre (Ferrante), le vieux sage (père Caspar) et l’anima (Lilia), positionnent l’individu au centre du réseau de la psyché. Sur le méridien 180° se rencontrent non seulement les deux hémisphères du globe terrestre, mais aussi les deux hémisphères de l’âme. Le « point fixe » est le centre de cette totalité retrouvée, il est, dans les termes de C. G. Jung, l’espace du soi.

Réaliser le soi représente un « itinéraire extatique céleste », une transcendance de la condition actuelle. Dans les termes chrétiens, Roberto est sur le point d’être justifié et sauvé. Il est vrai qu’il ne saurait obtenir la rédemption dans sa condition actuelle, de son vivant, mais seulement par la mort et la sortie de l’histoire. Se laisser entraîner par le courant du méridien 180°, entre l’hier et l’aujourd’hui, signifie entrer dans les interstices du temps, dilater la seconde aux dimensions de l’éternité. S’il ne peut aborder l’Île, qui est une « devise » du jardin d’Éden et de la condition d’Adam, il peut en revanche naviguer sur le méridien qui, par le pôle Nord, mène à Jérusalem et désigne symboliquement le rachat par le Christ.

Mais l’accomplissement mystique ne va pas sans entraves. Jour et nuit, régime diurne et régime nocturne de l’âme, Roberto et Ferrante doivent se rencontrer ; c’est leur confrontation qui décide de la réussite ou de l’échec de la quête, du salut ou de la damnation. Car si, dans l’unification des deux mondes et des deux personnalités du protagoniste, c’est le jumeau ennemi qui gagne, alors la conjonction n’aboutit pas, tout choit dans la dissolution. Si la recherche du « point fixe » est un opus magnus alchimique, elle peut finir tout aussi bien par la réalisation de l’œuvre (« faire de ma mort le chef‑d’œuvre de ma vie », p. 462), que par l’explosion de l’athanor humain, par la mort sans transcendance.

Tandis que Roberto cherche l’accomplissement, Ferrante est le porteur d’un vecteur de destruction. Son expédition sur la Tweede Daphne est une anti-quête, dont le but n’est pas moins que de détruire le pouvoir rédempteur du centre sacré. Ce que Roberto fait dans le plan du monde réel du roman, Ferrante le défait dans le plan du monde imaginaire érigé par son frère. Le « sosie » se propose de retourner l’« Épopée sacrée [du christianisme] en une Comédie Libertine » (p. 457), de même que, à l’époque de Roberto, un texte comme L’Autre monde de Cyrano de Bergerac, présentant un paradis terrestre situé sur la Lune et peu orthodoxe, pouvait être vu comme un « évangile secret du libertin », une « Genèse travestie » et une « parodie destructrice du récit biblique » (Cyrano de Bergerac, 1977, p. 77, 80 et 190).

L’intrigue théologique du roman de Ferrante est constituée par la rencontre de l’anti-héros, sur son chemin vers les antipodes, avec Judas. Ce thème est hérité par les voyages extraordinaires de l’âge classique de la grande tradition médiévale. Dans la littérature celto-chrétienne irlandaise, saint Brendan fait, pendant son voyage vers le Paradis terrestre situé sur une île occidentale, la rencontre de Judas. Le grand traître du Fils se trouve sur une île maudite, qui communique avec l’Enfer. Judas avoue qu’il est damné et il raconte les affreuses tortures qu’il doit y subir pendant toute la semaine, à l’exception du dimanche, quand il reçoit la permission de sortir à la surface pour décrire aux voyageurs de passage son châtiment de grand pêcheur (voir Navigatio Sancti Brendani Abbatis, 1989).

L’île où le grand pêcheur expie sa trahison se trouve, selon ses dires, dans un univers parallèle au nôtre, avec une temporalité différente, plus lente que celle de l’histoire humaine. Si Roberto et Ferrante vivent dans l’an 1610 de l’ère chrétienne, Judas se trouve toujours au Vendredi saint. Sa punition consiste à ne jamais voir se lever le jour de la Résurrection du Christ. Et son seul espoir de rédemption est celui de revenir en arrière, à Jérusalem, pour empêcher les conséquences de sa trahison, la passion de Jésus. Ce projet ne serait possible que s’il pouvait franchir le méridien 180° et revenir, donc, dans le temps, au Jeudi saint.

Et si Judas, conscient qu’il empêcherait ainsi les plans divins, renonce à une telle tentative, en revanche Ferrante fait le projet de la mener à bon port. En empruntant le scapulaire de Judas, qui immobilise le temps autour de lui, il se retrouverait, lui aussi, au Vendredi saint. En traversant le méridien 180° et en régressant d’un jour, au Jeudi saint, il pourrait ensuite empêcher la trahison, l’arrestation, le martyre du Christ, et en conséquence la Résurrection et la Rédemption de l’humanité. Ferrante rêve, en accord avec sa nature d’ombre, à la damnation universelle. « Nulle Rédemption, tous victimes du même péché originel, tous voués à l’enfer » (p. 452), voilà la manigance infernale de celui qui se conçoit comme « le nouveau Lucifer ».

Prenant comme modèle des auteurs de voyages imaginaires hérétiques, de Cyrano de Bergerac à Casanova, Umberto Eco imagine ainsi un « univers autrement enchevêtré que celui d’Adam et Ève » (selon l’expression de Casanova, dans l’Icosameron ou Les vingt journées d’Édouard et d’Élizabeth). Il imite les utopistes classiques, les idéologues du « primitivisme » et autres penseurs libertins qui se donnaient la liberté de réécrire l’histoire biblique dans des buts polémiques ou parodiques. L’hypothèse d’une humanité non adamique, suscitée par la découverte des populations du Nouveau Monde, menait à la conclusion logique d’une humanité non christique. C’est justement cette suspension de l’économie paulinienne du péché et du rachat qui avait attiré aux utopistes « laïques » l’accusation d’hérésie.

La lutte entre les deux frères, Roberto et Ferrante, est donc une confrontation entre deux visions du monde et de l’humanité, la vision chrétienne et la vision libertine. L’une est défendue par la personnalité diurne du protagoniste, celle du Fils qui admire et respecte le père, l’autre est propagée par la personnalité d’ombre, celle de l’Antéchrist qui se propose de gâcher le plan sotériologique du Père : « Roberto se battait afin que le Christ put être mis en Croix, et demandait l’aide divine ; Ferrante pour que le Christ ne dût pas souffrir, et il invoquait le nom de tous les diables. » (p. 455) Le schéma biblique de la rivalité entre Abel et Caïn est évoqué en arrière-plan pour suggérer les vecteurs antagonistes et complémentaires qui partagent ce personnage avec des rêveries et des doutes théologiques et éthiques dostoïevskiens.

La Colombe-Phénix — l’accomplissement du soi

La victoire de Ferrante impliquerait une éternelle réclusion du Christ sur l’Île et l’instauration d’un « monde qui n’a jamais été racheté » ; celle de Roberto, la libération du Christ, sous la forme de Colombe rouge feu, symbolisant la « tunique écarlate » du martyre, ou sous celle de Phénix, symbolisant la résurrection et le rachat de l’humanité. Le sort de la Colombe couleur orange exprime le combat intérieur qui se livre dans l’âme du personnage. Ainsi, si sa mort connoterait la prise en possession par l’ombre, la désagrégation psychique, la folie qui menace le personnage dans son isolement, en revanche son émergence signifie la réinstauration de l’ordre entre les instances psychiques, l’harmonisation et la totalisation intérieure. Roberto guérit de la photophobie quand il voit la Colombe de Feu ; autant dire, en termes psychanalytiques, qu’il sort de l’Œdipe et de ses développements imaginaires (attraction-rejet envers la Dame-Île-Mère, pulsion parricide projetée en Ferrante) au moment où il touche le « point fixe » intérieur et renaît à lui-même comme un phénix.

Les oiseaux jouent un rôle important dans le roman d’Umberto Eco. Né dans le « village des grives », Roberto est étymologiquement « l’enfant de la Grive ». Échoué sur la Daphne, il vit dans un petit paradis aviaire artificiel, parmi les cages des oiseaux exotiques rassemblées dans le ventre du bateau. À son départ du navire, un départ vers la mort et le salut, les seuls survivants de l’aventure seront les oiseaux libérés de leur prison. On se rappelle que dans la mythologie chamaniste des populations sibériennes, et dans le folklore asiatique qui en dérive, les âmes des nouveau-nés sont apportées dans le monde des vivants par des cigognes et autres oiseaux migrateurs venant du sud au printemps et celles des morts s’en vont vers le nord glacé. Roberto naît et meurt sous le signe des oiseaux. À son départ funéraire sur le courant qui longe le méridien 180° vers le nord, le navire et l’Île libèrent de leurs prisons utérines les oiseaux captifs et la Colombe couleur orange.

Le symbole aviaire a été repris et adapté par la tradition chrétienne. Aux xive et xve siècles, une riche tradition iconographique dédiée à la Vierge et l’Enfant représentait Jésus avec un oiseau dans la main8. Chardonneret, rouge-gorge, hirondelle, cet oiseau était censé symboliser l’âme de l’humanité rachetée par le Christ. Le pennage rouge était interprété comme rappelant le sacrifice du Christ. Selon Isidore de Séville, le nom latin carduelis du chardonneret évoquerait l’habitude de cet oiseau de manger du chardon (lat. cardo), dont avait été confectionnée la couronne d’épines de Jésus (voir Impelluso, 2004, p. 318). Les oiseaux, en tant qu’image de l’âme des hommes, avaient donc tendance à se « récapituler » dans l’Oiseau Rouge, l’image de l’Homme, le « chef » de l’humanité ouvrant la voie du salut pour tous. La Colombe couleur orange d’Umberto Eco se trouve au point d’intersection entre l’oiseau humain et le Phénix christique. Autant dire que Roberto a touché, dans son parcours initiatique régressif, au point nucléaire qui lui permet une percée symbolique, une transcendance de la condition actuelle.

Le jaillissement final de la Colombe évoque la délivrance et la renaissance symbolique du personnage. Le phénix, la colombe ou le pélican connotent la dimension christique de ce dénouement. On peut se demander pourquoi Umberto Eco n’a pas choisi directement le phénix pour « devise » de son roman et a transféré ses caractéristiques vers la colombe, qui devient, ainsi, de l’oiseau blanc du Saint‑Esprit, l’oiseau rouge sang du Christ. Nous pensons que c’est à cause du registre narratif réaliste pour lequel l’auteur italien a opté dans ce roman. Si dans Baudolino il donne libre court au fantastique, le protagoniste rencontrant toute la galerie d’animaux merveilleux et de races monstrueuses des bestiaires et des encyclopédies du Moyen Âge (toutefois il faut faire attention au fait que le récit chimérique n’est pas assumé par le narrateur même, mais est attribué à Baudolino), dans L’Île du jour d’avant, il reste dans le pacte fictionnel réaliste. Plausible dans Baudolino en tant qu’oiseau miraculeux, le phénix ne l’est plus dans L’Île du jour d’avant ; c’est pourquoi Umberto Eco le substitue par un oiseau qui assume sa symbolique, mais est néanmoins bien véridique.

Utilisant les termes de C. G. Jung, la Colombe couleur orange (ou le Phénix christique) représente un symbole du soi. L’oiseau paradis, la Colombe de flamme, entrevue ou hallucinée, est pour Roberto un « emblème obscur » qui devient progressivement un « soleil ailé » (p. 275-276). L’échouage près de l’Île des antipodes, la réclusion sur le bateau cercueil et sein maternel, sont pour le protagoniste l’occasion d’une introversion qui lui permet de se connaître en profondeur. L’isolement et la privation du contact avec ses semblables, le régime de vie nyctalope, la récupération des mémoires d’enfance et de jeunesse, les fantasmes et les délires, sont autant de moyens de contact avec les personnalités enfouies, les imagos maternelle et paternelle, l’ombre, l’anima, le vieux sage. L’expédition océanique vers le méridien 180° est une quête que le moi diurne entreprend aux antipodes de soi (et du soi), dans l’hémisphère nocturne de l’âme, pour une régénération intérieure, pour une renaissance de la condition de chair à celle d’esprit.

Quoique, sur le plan réaliste de l’histoire, Roberto se meurt, sur le plan psychologique il vit une révélation et une métamorphose. Que l’expérience malheureuse qu’il vivait portait la promesse d’une transcendance, le personnage le savait, mieux, il l’avait projetée dans la « devise » du Phénix. « Fixée dans sa tête comme un clou », ou comme une « broquette d’or » (p. 342), la Colombe couleur orange indique la direction intérieure qui peut apporter le salut, non physique, mais métaphysique. Son jaillissement de l’Île, comme un « dard qui voulait frapper le soleil » (p. 497), suggère la libération du Christ intérieur, l’atteinte du soi divin, la transcendance de l’hier et de l’aujourd’hui, de l’histoire, de la mort. Sa fulguration, son éclat annonce que le « point fixe » de la psyché a été touché, que les deux hémisphères de la conscience et de l’inconscient se sont réunifiés, que l’histoire de Roberto et le roman de Ferrante, le réel et le fictif, les univers infinis et les mondes parallèles de l’âme se sont superposés dans un tout mystique. L’Île du jour d’avant se dévoile comme une magnifique adaptation postmoderne du mythe messianique.

Bibliographie

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Notes

1 Cf. Physiologus latinus, p. 62. Retour au texte

2 « Rubeus vero color significat domini passionem », dans Physiologus latinus, p. 61. Retour au texte

3 Richard de Fournival, qui reprend et adapte le Physiologue latin, en donne l’herméneutique suivante dans son Bestiaires d’Amours : « Car li pellicans est uns oiseau ki merveille aime ses poichins, et tant les aime k’il se jue trop volentiers a aus. Et quant il voient ke loer pere se jue a eaus, si s’en fient tant k’il i osent bien ausi juer, et tant li volent devant le vis, k’il le fierent de lor eilles es iex. Et il est de si orguelleuse maniere k’il ne puet soffrir c’on lui mesface rien, si s’en coresche, si les ochist. Et quant il les a ochis, si s’en repent. Lors lieve s’eile et oevre sen costé a son bec, et del sanc qu’il en trait si arouse ses pouchins qu’il a ochis, et ensi les resuscite il. » (p. 106) Retour au texte

4 Voir, par exemple, la traduction et le commentaire qu’en donne Pierre de Beauvais dans son Bestiaire : « Physiologue dit du pélican qu’il aime beaucoup ses oisillons. Une fois qu’ils sont nés et qu’ils ont grandi, ils frappent leur père au visage, et leur père en colère les frappe à sont tour et les tue. Le troisième jour, il s’ouvre le flanc à coups de bec et se couche sur les oisillons morts ; il répand le sang de son flanc sur eux, et c’est ainsi qu’il les ressuscite. Il en va de même de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a dit par la bouche du prophète Ésaïe : “J’ai engendré mes fils, et ils m’ont traité avec mépris.” En vérité, c’est le vrai Créateur, celui qui créa l’univers et qui forma toutes les créatures alors même que nous n’existions pas, qui nous a créés, et nous, nous le frappons au visage, car nous servons toutes les créatures qu’il a faites et non pas le Créateur lui-même. C’est pour cela que Notre-Seigneur Jésus-Christ monta sur la Sainte Croix, et qu’il consentit à ouvrir son flanc, dont sortirent le sang et l’eau qui ont permis notre salut dans la vie éternelle. » (Bestiaires du Moyen Âge, p. 25) Retour au texte

5 Dernièrement, plusieurs contributions importantes ont été publiées sur le phénix : R. Van den Broek, The Myth of the Phoenix – According to Classical and Early Christian Traditions, Leiden, E. J. Brill, 1972 ; Silvia Fabrizio-Costa (éd.), La Fenice: mito e segno (simposio dell’università di Caen), Berne, Peter Lang, 2001 ; Francesco Zambon & Alessandro Grossato, Il mito della fenice in Oriente e in Occidente, Venise, Marsilio Editori, 2004. Retour au texte

6 « Fenix est un oisiaus en Arrabe dont il n’a plus que un sol en trestout le monde ; et est bien si granz comme .i. aigle ; mais il a creste souz la maissele d’une part et d’autre, et le plume de son col enqui entor est reluisanz comme fin or arabien ; mais en aval jusqu’à la coe est de color porpre, et la coe rose, selonc ce que li Arabien tesmoignent, qui maintes foiz l’ont veu. Et dient aucun que il vit .Ve. et .lx. [=560] anz, et li autre dient que sa vie dure bien .m. [mille] anz et plus ; mais li plusor dient que il enveillit en .Ve. ans, et quant il a vescu jusque là, sa nature le semont et atise à sa mort, ce est por avoir vie ; car il s’en va à .i. bon arbre savourous et de bone odor, et en fait .i. moncel où il fait le feu esprendre, et puis entre dedans tout droit contre le soleil levant. Et quant il est ars, en celui jor, de sa cendre sort une vermine qui a vie l’autre jor. Au secont jor de sa naissance est faiz li oiselez comme petiz poucins ; au tierc jor est toz grans et parcreuz tant comme il doit, et vole maintenant et s’en va à son leu a où s’abitacions est. Et li auquant dient que ce est fait par le provoire d’une cité qui a nom Eliopolix, où li fenix renaist, selon ce que li contes devise ci devant. » (Brunetto Latini, 1951) Retour au texte

7 Physiologus latinus, chap. ix « Phoenix », dans Physiologus latinus, p. 20. Voir aussi P. de Beauvais, 1995, p. 27-28. Retour au texte

8 Voir par exemple dans le Musée des Offices, à Florence, les peintures de Lorenzo Monaco (~1300), Madonna col Bambino e santi ; Francesco (~1300~1400), Madonna col Bambino tra i Santi Giovanni Battista e Nicola ; Rosello di Jacopo Franchi (1377-1456), Madonna con Bambino e i santi Giovanni Battista, Francesco, Matteo e Magdalena ; Lippo d’Andrea (1377-1457), Madonna in trono con Bambino e i santi Caterina d’Alesssandri, Francesco, Zanobi e Maria Magdalena, Mariotto di Nardo (~1388-1424), Madonna dell’Umiltà celeste tra i santi Stefano e Reparata ; Giovanni di Paolo, Madonna col Bambino e i santi Domenico, Pietro, Pado e Tommaso d’Aquino (1445). Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Corin Braga, « La Colombe-Phénix chez Umberto Eco », IRIS, 34 | 2013, 85-105.

Référence électronique

Corin Braga, « La Colombe-Phénix chez Umberto Eco », IRIS [En ligne], 34 | 2013, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1917

Auteur

Corin Braga

Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie

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