TARASQUE, subst. fém. A. − [Dans les légendes provençales] Animal fabuleux, tenant du dragon, du crocodile et du serpent, qui sévissait dans le Rhône et ses alentours, et qui fut dompté par sainte Marthe ; p. méton., mannequin représentant cet animal, promené en procession à Tarascon notamment, à la Pentecôte et à la Sainte-Marthe1.
La littérature hagiographique est riche en dragons2. En effet, les vies et légendes des saints ne manquent pas de mettre en scène cette bête. Dans la Légende dorée de Jacques de Voragine, le dragon est le troisième dans le rang des animaux les plus cités : on y compte plus d’une cinquantaine de références à cet animal merveilleux. Parmi ces bêtes fabuleuses, il faut compter la Tarasque, un dragon à nom propre qui doit sa notoriété au récit de la Vie de sainte Marthe.
Le texte le plus ancien consacré à la sainte provençale à introduire la Tarasque est celui de la Vie de sainte Marthe, dite du Syntique ou de la pseudo-Marcelle, dont la rédaction se situe entre 1174 et 1210 (Olivier, 2010, p. 94). Cette tradition inspira Jacques de Voragine et Vincent de Beauvais, deux des grands compilateurs de Vies de saints du Moyen Âge. La Légende dorée du dominicain Jacques de Voragine, écrite en latin, vers 1260, connût très tôt des réécritures dans plusieurs langues vernaculaires, dont le catalan qui en donna une version à la fin du xiiie siècle. Au xive siècle, le frère mineur Nicole Bozon écrit une Vie seint Martha en anglo-normand, inspirée à son tour de Jacques de Voragine.
L’objectif de cette étude est, dans un premier temps, d’analyser les représentations que différentes réécritures médiévales de la Vie de la sainte offrent de cet animal. Ainsi, nous étudierons la Vie de sainte Marthe dite de Marcelle (M par la suite), éditée par Véronique Olivier (2010), celle de la Légende dorée de Jacques de Voragine (LA par la suite), éditée par Giovanni Paolo Maggioni (1998), quatre versions catalanes de la Vie — manuscrit de El Escorial (N‑III‑5)3 (E par la suite), manuscrit de la BnF (M. es. 44), dont Coromines et ses collaborateurs ont donné une édition en 1977 sous le titre Vides de sants rosselloneses (VSR par la suite), manuscrit de Vic (c. 174L) (V par la suite), édité par Rebull (Llegenda àuria, 1976), et l’incunable Flos sanctorum romançat (i) (FSR par la suite), publié par Johan Rosenbach en 1494 à Barcelone et édité par Càmara (2013) — et le poème en anglo-normand de Nicole Bozon, La Vie seint Marthe (NB par la suite), édité par Amelia Klenke (1947). L’analyse comparative de la représentation du dragon dans les versions énumérées ci‑dessus nous mènera, dans un second temps, à nous questionner sur la fonction de la Tarasque dans les réécritures de la Vie de sainte Marthe choisies, ainsi qu’à répondre à la question : comment et pourquoi les rédacteurs ont-ils adapté la Tarasque et qu’est‑ce que cela dit des publics auxquels ils s’adressaient ?
L’épisode de la Tarasque dans quelques réécritures de la Vie de sainte Marthe médiévale
L’épisode de la Tarasque est sans doute l’un des plus caractéristiques de la vie de sainte Marthe et l’un des plus romanesques. Bien que, comme le souligne Alain Boureau, la plupart des saints prédicateurs — catégorie à laquelle appartient sainte Marthe — « vainquent des serpents ou des dragons, images du mal qu’ils dominent » (1984, p. 189), cet événement de la vie de la sainte la distingue et prend une grande importance car, désormais, elle sera attachée à un territoire précis de la Provence, Tarascon, où le dragon Tarasque est le protagoniste d’une longue tradition populaire (Dumont, 1987).
Comme le fait remarquer Véronique Olivier, en faisant allusion à la version latine, dite de Marcelle :
Si le thème du dragon maîtrisé à l’aide du signe de la croix et de l’eau bénite puis attaché avec une ceinture est très commun en hagiographie, cet épisode nous semble pourtant original. La Tarasque y est longuement décrite. Cette description la situe dans le décor de Tarascon et lui donne de nombreux attributs. […] Le fait de parler de la taille d’un dragon n’est pas commun dans les textes hagiographiques. De plus, un mot provençal, taravos, ce qui signifie tarière, est utilisé pour décrire le dragon. Ceci laisse sous-entendre qu’il s’agit d’un dragon dont les attributs ont été fixés avant la rédaction de la Vie de Marthe en latin. (2010, p. 59‑60)
En effet, cette nouvelle dimension que la Tarasque offre à la sainte absorbe définitivement le personnage évangélique et lui octroie une force d’expansion extraordinaire, comme le souligne François Delpech : « […] alors que Marthe n’était apparue jusqu’alors que comme une figure effacée dans l’ombre du Christ et de Madeleine, elle passe, grâce essentiellement à la Tarasque, au premier plan et devient l’un des héros du christianisme conquérant. » (1986, p. 59)
Les versions latines, celles de Marcelle et de Jacques de Voragine, tout comme les versions vernaculaires catalanes ou encore le texte anglo-normand de Nicole Bozon, reprennent longuement l’épisode de la Tarasque4. Les unes avec beaucoup plus de précision que les autres, il faut le souligner. C’est sans doute dans le texte dit de Marcelle que cet épisode est décrit avec le plus grand détail et les versions qui en dérivent ne manquent pas de lui accorder la place que ce passage mérite dans le récit de la Vie de la sainte. Mais, même si toutes les versions analysées reproduisent assez fidèlement cet épisode de la Tarasque, il faut remarquer que dans les différentes réécritures nous trouvons des éléments à nuancer.
Ainsi, pour ce qui est de la description de la demeure du dragon, M offre des détails géographiques assez précis : le dragon se trouve en bordure du Rhône, près d’un immense rocher, dans un certain bois entre Arles et Avignon, du côté de la région occidentale. LA reprend cette localisation, mais ne précise pas qu’il s’agit du côté ouest de la région, ni ne mentionne non plus aucun rocher. En ce qui concerne les réécritures catalanes, E, VSR et V coïncident pleinement avec LA, et FSR néglige, sans doute par souci de brièveté, la référence au bois que les autres versions catalanes ne manquent pas d’introduire. Plus significative apparaît à nos yeux la version anglo-normande NB qui réduit encore plus les informations sur l’emplacement de l’habitat du dragon et le restreint à la mention « à cele tere », c’est-à-dire la région de Marseille, seule référence toponymique utilisée dans l’introduction à la Vie que l’auteur du texte reprend par cette anaphore lors de la description de l’épisode du dragon.
De la même manière, la description physique de la Tarasque est largement précisée dans les différentes versions. M la définit comme un gigantesque dragon, entre l’animal et le poisson, plus gros qu’un bœuf, plus long qu’un cheval, avec la bouche et la tête d’un lion, les dents acérées comme une épée, une crinière de cheval, le dos tranchant comme une hache, des écailles hérissées coupant comme des tarières, qui possède six pieds et des griffes d’ours, une queue de deux-cent-quatre-vingt-cinq vipères et est fortifié par deux boucliers de chaque côté comme une tortue. Pour Jacques de Voragine, il s’agit d’une bête mi-animal, mi-poisson, plus grosse qu’un bœuf, plus longue qu’un cheval, avec des dents aiguisées comme des épées, et cuirassée des deux côtés comme une tortue. Le dominicain abrège la description physique de la bête par rapport à M. Il en va de même pour les versions catalanes E, VSR et V qui suivent de près le texte de Jacques de Voragine. FSR se montre beaucoup plus concis que ses modèles précédents et précise seulement la condition aquatique et terrestre du dragon, sa taille comparée à celle d’un cheval et le fait qu’il possède des dents tranchantes comme une épée. Il faut souligner à propos des versions catalanes que toutes les quatre ajoutent un attribut qui n’apparaît ni dans M, ni dans LA : le dragon des versions catalanes possède des cornes5 de chaque côté. NB ne manque pas de décrire la Tarasque comme une bête mi‑poisson, mi‑animal, avec des dents grandes, longues et très crochues, et un corps plus gros que celui d’un bœuf et plus long que celui d’un cheval.
Il est intéressant de remarquer que dans la version anglo-normande de la Vie de sainte Marthe, Nicole Bozon anticipe tout au début de l’épisode du dragon les deux grands traits qui caractérisent l’animal : il est « hideux et félon ». Il entre ensuite dans les détails de la description physique qu’il alterne avec la description de la voracité de la bête — à qui « De peu lui servait au diner un œuf » — et de sa férocité. Il renvoie notamment aux pouvoirs de ses excréments : « La fiente qu’il jeta par derrière / Était si ardente et horrible / Qu’elle brûlait / Tout ce qu’elle touchait », ainsi qu’à la peur qu’elle suscite chez les gens du lieu et à son pouvoir destructeur, car le dragon n’hésite pas à tuer des hommes et à faire couler des bateaux. NB rejoint la voie tracée par le texte dit de Marcelle où les références à la puissance et à la cruauté de la Tarasque sont très présentes, particulièrement lorsqu’il nous est dit que ni des gens et des peuples armés, ni douze lions ou tout autant d’ours ne suffisaient à anéantir le dragon et qu’il terrorisait les habitants et les animaux domestiques. Sur cet aspect, LA et les quatre versions catalanes de la Vie sont plus concises et se bornent simplement au fait que le dragon tuait tous ceux qui traversaient le fleuve et faisait couler les navires.
Six des sept versions analysées introduisent des informations concernant les origines du dragon : M, LA, E, VSR, V et FSR. M le fait à la fin de l’épisode, après avoir raconté l’action de la sainte vis-à-vis du dragon. En revanche, toutes les autres réécritures modifient la structure de l’épisode et font appel à la généalogie de la Tarasque juste après sa description physique et avant le récit du miracle de sainte Marthe. Selon Louis Dumont, l’auteur de la Vie dite de Marcelle ne fait qu’introduire « un hors-d’œuvre d’érudition » ayant pour but « une première tentative, heureusement avortée, de réduction de la Tarasque à quelque chose de plus connu et de plus respectable » (1987, p. 163‑164) qu’un simple dragon local, en situant cette généalogie à la fin du récit de l’épisode de la Tarasque. Jacques de Voragine, comme le souligne encore Louis Dumont, s’étant aperçu de cette extravagance, a opté pour intercaler judicieusement dans le texte cette explication sur les ancêtres du dragon (ibid., p. 163). Ainsi, tous ces textes nous présentent la Tarasque comme étant de la race de celui qui est appelé Léviathan dans le livre de Job et qui engloutit les fleuves. Elle était venue par la mer de Galatie d’Asie, parce qu’elle avait été engendrée par le Léviathan, un serpent aquatique très féroce, et par le Bonachus, un animal de Galatie qui menace ses poursuivants de ses excréments. Ce dernier les lance d’un trait à une grande distance et tout ce qui est touché prend feu. À la différence de M, de Jacques de Voragine et des compilateurs catalans, Nicole Bozon n’évoque aucune filiation du dragon. Nous essaierons d’élucider plus loin dans quel but.
Le récit du miracle de la sainte vis-à-vis du dragon n’est pas présenté exactement de la même manière dans les différents textes. Dans M, la sainte « amie de Dieu, hôtesse du Christ, ayant confiance en son vrai hôte », dont les habitants ont entendu vanter les miracles et les exorcismes, est priée de leur venir en aide pour se débarrasser de la bête. LA reprend à son tour le fait que la sainte vient secourir des paysans, parce que ceux-ci la réclament. Dans NB, c’est la sainte qui, ayant entendu les ravages causés par la Tarasque, promet aux habitants de la contrée qu’elle va les secourir et prend l’initiative. Cependant, les versions catalanes omettent ce détail et nous disent simplement que sainte Marthe va à la rencontre du dragon, sans plus de précisions. Une fois que Marthe pénètre dans la forêt, toutes les versions coïncident sur le fait qu’elle soumet le dragon, qui est en train de dévorer un homme, en lui jetant de l’eau bénite et en brandissant une croix. Remarquons sur ce passage que NB introduit un élément qui n’est pas présent dans les autres versions, à savoir les pouvoirs que les symboles chrétiens exercent sur le dragon et leurs effets sur la bête : « Quand cette bête aussi maudite / La vertu sentit de l’eau bénite / Et devant elle vit la croix / Alors elle lança un hideux cri. » Une fois la bête maîtrisée, Marthe l’attache avec sa ceinture, tel un agneau, et l’offre aux gens du peuple qui la déchiquètent à coup de lances et de pierres. Finalement, toutes les versions, à l’exception de NB, expliquent comment le lieu, où le dragon appelé Tarasque fut vaincu, prend désormais le nom de Tarascon à la place de Nerluc, toponyme original dont on explique l’origine dans toutes les versions, sauf dans celle en anglo-normand.
L’analyse des représentations de la Tarasque dans le corpus des Vies de sainte Marthe choisi traduit la précision, vis-à-vis de M, avec laquelle cet épisode est repris par les compilateurs et auteurs postérieurs et, en même temps, met en évidence de menues variantes par rapport à l’hypotexte qui invitent à la réflexion. LA, les réécritures catalanes et NB présentent des transformations quantitatives par réduction (Goullet, 2005, p. 94), concrètement des opérations de concision au niveau microstructurel qui consistent à réduire des phrases ou des groupes de mots, à un moindre niveau chez LA — Jacques de Voragine est le seul parmi les compilateurs de legendae novae du xiiie siècle à reproduire presque intégralement les épisodes qu’il juge intéressants (Boureau, 1984, p. 96‑108) ; il reste ainsi fidèle à ses modèles qu’il modifie parfois partiellement « par souci de clarté ou pour produire certains effets particuliers » (Goullet, 2005, p. 129) — et de manière plus significative chez les compilateurs catalans, et notamment FSR. Quoique NB présente à son tour des transformations par concision par rapport à M — rappelons ici que nulle allusion à la généalogie de la Tarasque n’apparaît dans NB et aucune mention à l’origine du toponyme Tarascon n’est introduite —, la version anglo-normande ne se prive pas, en même temps, de certains ajouts. Ainsi, à l’aide de ce que Monique Goullet appelle « des techniques d’augmentation » (2005, p. 107) et, concrètement, l’expansion par microadditions, Nicole Bozon réussit, tout en respectant l’univers diégétique original, à l’élargir et à le compléter.
Fonction de la Tarasque dans les différentes versions
Est-il possible, à partir des pistes que l’analyse de l’épisode de la Tarasque a mis en relief, d’expliquer la fonction et le sens que prend le dragon dans ces Vies de sainte Marthe ? Si, comme le fait remarquer Monique Goullet (2005, p. 106), toute transformation des aspects quantitatifs et structurels entraîne à son tour des changements conceptuels plus ou moins importants dans les Vies, il reste à vérifier dans quelle mesure ces changements formels introduits dans l’épisode du dragon affectent le sens et la fonction de la Tarasque dans chacune des versions.
Les saintes et saints sauroctones sont nombreux dans la longue tradition hagiographique. Déjà les Acta martyrum, qui recueillent les actes authentiques des martyrs, hébergent des dragons ou grands serpents issus des référents littéraires bibliques de la Genèse et de l’Apocalypse (Godding, 2000, p. 147‑148). Les Vies de saints apocryphes, ainsi que les récits mérovingiens, ne manquent pas non plus de guivres. Lorsque l’auteur de la Vie de sainte Marthe introduit l’épisode du dragon dans son récit de la fin du xiie siècle, il ne fait donc qu’emprunter un lieu commun hagiographique que les auteurs des Vies répétaient. Mais les détails et précisions qu’il donne de la bête octroient une originalité particulière au récit et nous amènent à réfléchir à la fonction que la Tarasque acquiert dans cette Vie. S’il est vrai que M introduit tout à la fin de l’épisode du dragon un « hors-d’œuvre d’érudition » (Dumont, 1987, p. 163) et s’attache à octroyer au dragon une origine hybride, allant chercher à la fois dans la Bible et dans les bestiaires — « generatus a Leviathan […] et a Bonaco animali » —, dans une tentative de réduction de la Tarasque à un référent connu, son entreprise ne réussit pas. La Tarasque apparaît dans ce texte comme ayant des caractéristiques physiques très précises et comme le signale Louis Dumont : c’est grâce « à ces maladresses [de l’auteur tarasconnais que] nous possédons pour cette époque ancienne un portrait précieux de la Tarasque [rituelle] » (ibid., p. 164). Le fait de décrire minutieusement le draco octroie à la Tarasque une identité propre. Il ne s’agit pas ici de la référence au serpent biblique et de l’identification avec le diable — comme c’est le cas dans d’autres Vies de saints ou saintes, comme celle de sainte Marguerite par exemple —, et encore moins du monstre des bestiaires. La bête de la Vie de sainte Marthe de la pseudo-Marcelle est un dragon mythique de tradition folklorique dont la description « semble supposer l’effigie rituelle » (ibid., p. 161) et reflète nettement des faits locaux particuliers6. Ce dragon folklorique, incarnant les forces du chaos, est présent depuis le vie siècle dans la tradition hagiographique, comme en témoignent la Vie de saint Hilaire, la légende de saint Georges (Godding, 2000, p. 156‑157), ou encore la Vie de saint Marcel qui a été étudiée par Jacques Le Goff dans son travail « Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen Âge : saint Marcel de Paris et le dragon » (2013).
Que signifie alors la Tarasque dans la Vie de sainte Marthe dite de Marcelle ? Le sens que le dragon tarasconnais prend dans la légende de la sainte de Béthanie, il faut le rattacher, tout d’abord, à la volonté de l’auteur de la Vie de réussir à intégrer Marthe à 1’histoire de la Provence du ier siècle7, tout en rendant son récit crédible. Remarquons à cet égard que la légende se forge à partir de l’existence à Tarascon d’une église consacrée à la sainte de Béthanie, et surtout à l’invention de ses reliques en 1187. À cela il faut ajouter l’importance politique dont jouit la ville au xiie siècle (Duprat, 1940, p. 127). Le dragon devient donc dans le récit de la Vie de sainte Marthe le lien entre la sainte et la communauté tarasconnaise. En effet, comme le souligne Louis Dumont : « Le facteur sociologique est fondamental : la Tarasque est avant tout la bête éponyme, le palladium de la communauté. » (1987, p. 227) La Tarasque possède donc une valeur d’emblème. Ainsi, entre le dragon et la sainte s’établit une relation de complémentarité, plutôt que d’opposition, marquée justement par la coexistence du rite et de la légende (ibid., p. 224‑225). Rappelons à cet égard que, dans le texte de la Vie, la sainte vient à l’aide des paysans qui sont terrorisés par la présence d’une bête dévastatrice, mais qu’elle ne la tue pas, elle la dompte, et dans une certaine mesure elle pactise avec elle. C’est bien le peuple qui décide du sort de la Tarasque.
Lorsque Jacques de Voragine réécrit la Vie de la sainte de Béthanie, dans la deuxième moitié du xiiie siècle dans la Legenda aurea, il s’applique à placer les explications sur les origines du dragon directement après la description de la bête — qui est d’ailleurs un peu plus brève que celle donnée par M —, comme nous l’avons souligné auparavant. Ces transformations vis-à-vis de M nous en disent long sur le sens que prend le dragon dans le texte du dominicain, ainsi que dans les versions des légendaires catalans qui en dérivent. L’extravagance consistant à faire du dragon de sainte Marthe une créature née de Léviathan et de l’Onagre est assumée de bon gré par Jacques de Voragine car, rappelons‑le, celui‑ci, dans son but de convaincre et de persuader les fidèles, utilise les histoires légendaires des saints et saintes avec une fonction didactique, afin d’aider et d’instruire le prêcheur. C’est pour cela que « tous les moyens étaient acceptés, y compris celui de l’utilisation de figures apparemment bizarres, et notamment des monstres » (Castellana, 2000, p. 161), dont les dragons qui acquièrent dans la Légende dorée une fonction canonique « sur le plan de l’acceptation réciproque établie de facto entre le prêtre et le fidèle » (ibid., p. 162). En situant le commentaire sur la généalogie de la Tarasque tout de suite après la description physique de la bête, il se détourne de M et fait du dragon rituel un simple dragon démoniaque muni à son tour d’une fonction de « spectacularisation » (ibid., p. 161). La fonction que prend la Tarasque dans LA devient encore beaucoup plus notoire dans les versions catalanes. En effet, non seulement les compilateurs catalans réduisent les détails physiques de la Tarasque — notamment FSR —, mais encore ils négligent dans leurs versions d’autres aspects, tel le fait que la sainte est priée par les gens du peuple de leur venir en aide pour vaincre la Tarasque, des détails sur la localisation de la demeure du dragon, ou encore les références à la puissance et à la cruauté de la Tarasque, sans doute en raison de la brièveté narrative qui caractérise les legendae novae par rapport aux légendes hagiographiques antérieures au xiiie siècle8, et parce que leur but est d’agir comme des instruments de prédication efficaces, ce qui les vouent également à la concision.
Les transformations que présente l’hypertexte de Nicole Bozon par rapport à M, LA et les versions catalanes concernent, d’un côté, les omissions : celle de la référence à Tarascon à la fin de l’épisode — éliminant tout rattachement de la sainte à ce lieu précis —, ou encore la suppression de l’explication de la filiation du dragon. D’un autre côté, on trouve des additions concernant la description de la bête, surtout celles en rapport avec la voracité, la férocité et la capacité destructrice de la Tarasque, ainsi que celles concernant les effets que les instruments utilisés par la sainte pour dompter le dragon — l’eau bénite et la croix — exercent sur la bête. À cela il faut ajouter encore un élément important par rapport à M et LA : la sainte n’est pas priée par le peuple de venir à son aide, c’est elle-même qui, volontairement, connaissant les ravages provoqués par la bête, vient au secours des paysans. Le portrait que Nicole Bozon trace du dragon s’écarte de celui de la Tarasque locale du texte de Marcelle, mais aussi de celui de la bête-démon de LA et des compilateurs catalans. Privé de son appartenance locale et de sa généalogie biblique et encyclopédique, que devient alors le dragon de sainte Marthe chez Nicole Bozon ? Nous sommes tentées de voir dans cette réécriture en vers9 du xive siècle une image hybride du dragon romanesque et du dragon hagiographique. Il ne faut pas oublier que la tradition hagiographique anglo-normande connut un grand essor aux xiie et xiiie siècles. Poussé par le souci de vulgariser des vies de saints et de saintes, afin de les diffuser auprès d’un public profane peu féru de culture latine, le milieu clérical a recours à la traduction des textes édifiants (Laurent, 1998), comme c’est le cas ici de Nicole Bozon. Ainsi, le genre hagiographique délivré de sa dimension exclusivement liturgique et paraliturgique fait un pas décisif et entre de plein droit dans la littérature de fiction (Goullet, 2005, p. 146). Il prend désormais une nouvelle dimension qui vient se joindre à celle de l’édification qui lui est inhérente : celle de plaire (Laurent, 1998). Voués à ce double dessein d’instruire et de divertir, les auteurs conjuguent des stratégies narratives et discursives propres aux Vies de saints et de saintes avec celles propres aux genres profanes, produisant ainsi des interférences entre matières littéraires (Trachsler, 2000, p. 10). Le texte de Nicole Bozon fait l’objet d’une réécriture qui, tout en respectant l’hypotexte dont il s’inspire, se permet quelques petites retouches et annexe un certain nombre de motifs narratifs et descriptifs qui, dans l’épisode de la Tarasque, sont assez notoires et ne sont pas sans rappeler d’autres célèbres dragons profanes. Le dragon de NB est « félon » comme la créature décrite dans Yvain ou le chevalier au Lion : « venimeuse et félonne » (Chrétien de Troyes, 1994, p. 420) et « hideux » comme celui décrit dans le roman arthurien Floriant et Florette (2003, p. 418), ou encore la bête de Tristan qui est « la plus hideuse qu’il y est au monde » (Bédier10, 2004, p. 23). Aussi bien le dragon tristanien que celui de NB poussent des hurlements affreux au moment de leur défaite : le dragon de Tristan « pousse une dernière fois son cri horrible et meurt » (ibid., p. 24) et la Tarasque jette « un hideux cri » avant de se soumettre à la sainte. Le dragon de la Vie seint Martha, en adoptant un caractère plus romanesque, accorde à l’auteur la possibilité de valoriser le personnage de la sainte et de lui accorder une exemplarité plus grande : Marthe devient ainsi, littéralement, une héroïne, selon les goûts littéraires de l’époque.
Conclusion
L’analyse des réécritures médiévales de la Vie de sainte Marthe nous a permis de vérifier que les transformations formelles introduites dans les hypertextes affectent la fonction de la Tarasque dans chacune des versions et lui octroient des sens différents. Ainsi, le dragon local et rituel de la pseudo-Marcelle devient dragon biblique agrémenté d’érudition dans la Légende dorée et les versions catalanes du légendaire. Le dragon de NB totalement privé de son essence première tarasconnaise se rattache plutôt aux dragons romanesques des textes profanes. Ces transformations conceptuelles vis-à-vis de la Tarasque traduisent évidemment la volonté de la part des compilateurs d’adapter leurs textes au public auquel ils s’adressent et au contexte culturel dans lequel ils s’inscrivent. En effet, ils usent de toutes les ressources littéraires pour adapter la Tarasque aux mentalités médiévales et ainsi rendre son histoire immortelle, car il ne faut pas faire tomber dans l’oubli ce qui constitue l’essence de sainte Marthe : son rattachement à la Tarasque.
M : Erat, tunc temporis, super Rodanum iuxta rupem ingentem in quodam nemore inter Arelatem et Auinionem uersus occidentalem plagam draco ingens, medius animal et medius piscis. Qui multos transeuntes et superuenientes in Ioco, homines, asinos etiam et equos perimebat. Ueniebant ibi gentes sepe et populi armati nec illum perimere ualebant quando proiectus a nemore in flumine latitabat. Eterat grossier, boue, longior equo, os et caput habens leonium, dentes ut spata acutos, comas equinas, dorsum actum ut dolabrum, squamas irsutas ut artauos scindentes, semos pedes et ungues ursinos, caudam uiperam, binis parmis ut tortua utraque parte munitis. Duodecim leones aut totidem ursi illum superare nequibant. Cum autem incole eum ullo modo preimere nequissent, audierunt fama preconante beatam Martham miraculis coruscantem et etiam demonia eicientem. Et venerunt ad eam rogantes ut venriret et draconem a finibus suis reppelleret. Pergens uero ad locum, Dei amica, Christi hospita, confidens in uero hospite suo, repperit draconem in nemore, hominem quem iugulauerat cemmedentem. Et ostenso, draco stetit, uictus ut ouis, et beata proprio cingulo eum alligauit. Et ilico, a populis lanceis et lapidibus attritus est totus. |
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Il y avait, à ce moment-là, sur le Rhône, près d’un immense rocher dans un certain bois entre Arles et Avignon du côté de la région occidentale, un gigantesque dragon, entre l’animal et entre le poisson. Il anéantissait de nombreux hommes, des ânes et des chevaux qui traversaient et qui passaient dans le lieu. Des gens et des peuples armés venaient souvent là et ils ne pouvaient pas l’anéantir puisqu’il quittait la forêt pour se cacher dans le fleuve. Il était plus gros qu’un bœuf, plus long qu’un cheval, il avait la bouche et la tête du lion, les dents acérées comme une épée, une crinière de cheval, le dos tranchant comme une hache, des écailles hérissées coupant comme des tarières, six pieds et des griffes d’ours, une queue de vipère et il était fortifié par deux boucliers de chaque côté comme une tortue. Douze lions ou tout autant d’ours ne pouvaient le vaincre. Or, alors que les habitants n’avaient pu l’anéantir d’aucune façon, ils apprirent par la commune renommée que Marthe brillait par ses miracles et qu’elle éliminait les démons. Ils allèrent alors vers elle pour la solliciter qu’elle vienne et qu’elle repousse le dragon de leurs frontières. Or, se dirigeant vers le lieu, l’amie de Dieu, hôtesse du Christ, ayant confiance en son vrai hôte, trouva le dragon dans la forêt en train de dévorer un homme qu’il avait égorgé. Après lui avoir lancée [sic] l’eau bénite qu’elle avait apportée et lui avoir montré le signe de la sainte Croix en bois, le dragon se tint immobile, vaincu comme une brebis, et la sainte l’attacha avec sa propre ceinture. Immédiatement, il fut vaincu complètement par le peuple avec des lances et des pierres. |
Nuncpatur autem ab incolis draco ille Taraschus. Unde locus ille abhinc uocatus est Tarasconus. Qui antea vocabatur Nerluc, id est niger lucus, eo quod ibi erant nemora umbrosa et nigra. Erat enim, utpote draco, ex genere illius qui uocatur in libro lob Leuiathian qui absorbuit fluuios. Et non miratur, sed habuit fiduciam quod influeret lordanis in os eius uenerat enim per mare de Galatia Asie, generatus a Leviathan qui est serpens aquosus et ferocissimus et a Bonaco animali. Bonacum animal Galatia regio gignit. Quod, per spacium iugeris ut spiculum digerit et quicquid tetigerit, uelut incendium urit. |
Or, ce dragon est appelé Tarasque par les habitants. C’est pourquoi ce lieu est appelé Tarascon à compter de ce moment. Auparavant, il était appelé Nerluc, c’est-à-dire bois noir, parce qu’il y avait là des bois noirs et démoniaques. Ce dragon était de la race de celui qui est appelé Léviathan dans le livre de Job et qui a englouti les fleuves. Ce n’est pas étonnant, car il avait confiance que le Jourdain se jette dans sa bouche puisqu’il était venu par la mer de Galatie d’Asie, parce qu’il avait été engendré par le Léviathan, un serpent aquatique et très féroce, et par l’animal Bonacus. La région de la Galatie engendre l’animal Bonacus. Et à son propos, tout ce qu’il aura touché et atteint comme un dard à une distance d’un arpent, il le consume comme le feu11. |
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LA : Erat autem tunc temporis super Rodanum in nemore quodam inter Arelatem et Avinionem draco quidam, medius animal, medius piscis, grossior boue, longior equo, habens dentes ut spata acutos, ut tortua utraque parte munitus, qui latens in flumine omnes traseuntes perimebat et naues submergebat. Venerat autem per mare de Galatia Asye, generatus a leuiathan, qui est serpens aquosus et ferocissimus, et a bonacho animali, quod Galatie regio gignit, quod in sectatores suos per spatium iugeris stercus suum uelut spiculum dirigit et quidquid tetigerit uelut ignis exurit. Ad quem Martha a populis rogata accedens ipsumque in nemore quendam hominem manducantem reperiens aquam benedictam super eum iecit et crucem quandam sibi ostendit. Qui protinus uictus ut ouis stans a sancta Martha proprio cingulo alligatur et illico a populo lanceis et lapidibus perimitur. Vocabatur autem draco ab incolis Tarascurus, unde in huius memoriam locus ille adhuc uocatur Tarasconus, qui antea uocabatur Nerluc, id est niger lacus, eo quod ibi erant nemora umbrosa et nigra. |
Or il y avait à cette époque, en bordure du Rhône, dans un bois entre Arles et Avignon, un dragon mi-animal mi-poisson, plus gros qu’un bœuf, plus long qu’un cheval, avec des dents aiguisées comme des épées. Et cuirassé des deux côtés comme une tortue ; il se cachait dans le fleuve, tuait tous ceux qui le traversaient et coulait les navires. Il était venu par mer depuis la Galatie d’Asie et avait été engendré par Léviathan, un serpent très féroce vivant dans l’eau, et par un animal appelé onachus, qui naît en Galatie : contre ceux qui les poursuivent, cet animal jette ses excréments comme un dard à une trentaine de mètres, et tout ce qu’il touche, il le brûle comme s’il était de feu. À la prière des populations, Marthe pénétra dans le bois et y trouva l’animal en train de dévorer un homme ; elle jeta sur lui de l’eau bénite et brandit une croix contre lui. Aussitôt le dragon, maté, se tint tranquille comme une brebis. Sainte Marthe le lia avec sa ceinture et il fut tué sur-le-champ par le peuple à coups de lance et de pierres. Les habitants de la région appelaient ce dragon « Tarasque » et le nom de ce lieu en garde mémoire : il s’appelle aujourd’hui encore Tarascon et non plus comme autrefois Nerluc, c’est-à-dire « noir lac », parce qu’il y avait là des bois noirs et ombreux12. |
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E : Era en aquel temps sobre Rosa, en I bosch, entre Arlet e Avinyó, I drach qui era mig pex, mig bèstia, pus gros que I bou, e pus lonch que I caval, qui avia dents taylants con espae, e avia corn de cad part. E, estant en l’aygua amagat, él auceÿa tots cels qui·n passaven, e faÿa perir les naus. Era vengut per les mars de Galícia, e fo engendrat en Asie per Leviatà, qui és serpent d’aygua molt faréstega, e de Bonat, bèstie qui·s fa en la regió de Galícia, qui ha aytal natura que aquels qui·l volen ençegar per espay d’una versane, geta la sua ferma, axí com a cayrel, e tota res que toca crema, axí com a foch. A la qual bèstie anà santa Martha, e trob-le en lo boscatge, que manyave I home. E gità sobre lo drach aygua beneÿta, e mostrà-li la creu. On, mantinent, vençut com a voyla, lo ligà santa Martha ab la sua cinta. E mantinent lo pòbol lo alebeà, ab lançes e ab peres. Era apelat aquel drac Tarascha, per la qual bèstia ha nom aquel loch Tarasc. Era abans aquel loch apelat Narluch, qui volia dir « Negre lach », per so car aquí avia grans boscatges e negres. |
Il y avait en ce temps en bordure du Rhône, dans un bois, entre Arles et Avignon, un dragon mi-poisson, mi-bête, plus gros qu’un bœuf, et plus long qu’un cheval, qui avait des dents tranchantes comme une épée, et avait des cornes de chaque côté. Et, se cachant dans l’eau, il tuait tous ceux qui passaient et faisait couler les navires. Il était arrivé par les mers de Galatie, et il avait été engendré en Asie par Léviathan, qui est un serpent d’eau très féroce, et Bonachus, bête de la région de Galatie, qui possède une telle nature que, à ceux qui veulent l’aveugler à une distance d’un sillon, il jette sa fiente, comme un carreau, et tout ce qu’il atteint brûle comme le feu. Marthe alla vers cette bête et elle la rencontra dans le bois en train de manger un homme. Elle jeta sur le dragon de l’eau bénite et lui montra la croix. Et, alors, vaincu comme une brebis, sainte Marthe l’attacha avec sa ceinture. Et alors le peuple le tua avec des lances et des pierres. Ce dragon s’appelait Tarasque, et c’est à cause de cette bête que ce lieu est appelé Tarascon. Auparavant ce lieu s’appelait Nerlac, qui voulait dire « Lieu noir », car il y avait de grands bois noirs13. |
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VSR : Era en aquel temps, sobre Rose, en un bosc entre Àrlet e Avinó un drach, qui era mig pex e miya bèstia, plus gros que un bou, e pus lonc que un caval, qui avia dents talans con a espasa e avia corns de cada part. E, estant en l’ayga /amagat, él aucisia sels qui·n passaven, e fasia perir les naus. Era vengut, per les mars de Galàcia, e fo engenrat en Asia per Leviatan, que és serpent d’aygua mot ferotya, e de Bonat, bèstia que·s fa en la regió de Galàcia, que ha aytal natura: que aquels qui·l volen enceguar per espasi d’una versana, geta la sua fenda, ayxí con cayrel, e tota res que toca crema, ayxí com a foc. |
Il y avait dans ce temps, en bordure du Rhône, dans un bois entre Arles et Avignon un dragon, qui était mi-poisson, mi-bête, plus gros qu’un bœuf, et plus long qu’un cheval, qui avait des dents tranchantes comme une épée et avait des cornes de chaque côté. Et étant caché dans l’eau, il tuait ceux qui passaient et faisait couler les navires. Il était venu par les mers de Galatie et fut engendré en Asie par Léviathan, qui était un serpent d’eau très féroce, et par Bonachus, bête originaire de la région de Galatie, qui possède une telle nature que, à ceux qui veulent l’aveugler, il jette sa fiente comme un carreau à une distance d’un sillon, et tout ce qu’il atteint brûle comme le feu. |
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A la qual bèstia anà senta Martha ; e trobà-la en lo boscatye, que menyava un home. E gità sobre lo drach aygua beneseta, e mostrà-li una crou. On, mantenent, vençut, con a feda lo liguà Senta Martha ab la sua cinta. E mantenent lo pòbol lo alebesà ab lanses et ab peres. Era apelat aquel drach Tarascha per la qual bèstia a nom aquel loch Tharaschó. Era embans aquel loc apelat Nerluc, que volia dir nere loc, per so cor aquí havia grans boscatyes e negres. |
Sainte Marthe alla vers cette bête et la trouva dans le bois, en train de manger un homme. Elle jeta sur le dragon de l’eau bénite et lui montra une croix. Et alors vaincu, comme une brebis sainte Marthe l’attacha avec sa ceinture. Et alors le peuple le lapida avec des lances et des pierres. Ce dragon était appelé Tarasque et c’est à cause de cette bête que ce lieu a pris comme nom Tarascon. Ce lieu était appelé avant Nerluc, qui voulait dire lieu noir, parce qu’il y avait de grands bois noirs14. |
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V : Era en aquell temps sobre Rosa, en hun bosch entra Arlet e Avinyó, un drach qui era mig peys mig bèstia, pus gros que hun bou, e pus lonch que hun cavall, qui avia dents tallants com ha espasa; e avia corns de cada part ; e, estant en l’aygua amagat, ell ouceya tots çells qui·n pessaven, e feya perir les naus. Era vengut per les mars de Gal·lícia, e fo engenrat en Àzia per Levità, qui és serpent d’aygua molt feréstega, e de Benac, bèstia qui·s fa en la regió de Gal·lícia, qui ha aytal natura que a aquells qui·l volen encegar, per espay d’una verçana gita la sua femta axí com a cayrell, e tota res que tocha, crema axí com a foch. |
Il y avait dans ce temps en bordure du Rhône, dans un bois entre Arles et Avignon, un dragon qui était mi-poisson, mi-bête, plus gros qu’un bœuf et plus long qu’un cheval, qui avait des dents tranchantes comme une épée ; et il avait des cornes à chaque côté ; et, étant dans l’eau caché, il tuait tous ceux qui passaient et faisait couler les navires. Il était venu par les mers de Galatie et fut engendré en Asie par Léviathan, qui était un serpent d’eau très féroce, et par Bonachus, bête originaire de la région de Galatie, qui possède une telle nature que, à ceux qui veulent l’aveugler, il jette sa fiente comme un carreau à une distance d’un sillon, et tout ce qu’il atteint brûle comme le feu. |
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A la qual bèstia anà santa Martra, e trobà-la en lo boscatge, que menjave hun home; e gità sobra lo drach aygua beneyta, e mostrà-li una creu. On, mantinent vençut, com a ovella lo liguà santa Marta ab la sua sinta; e, mantinent, lo poble lo al·lapidà ab lançes e ab péres. Era apellat aquell drach tarascha, per la qual bèstia ha nom aquell loch Tarascon. Era abans aquell loch apellat Nerluch, qui volia dir negra lach, per ço car allí avia grans boscatges e negras. |
Sainte Marthe alla vers cette bête, et elle la trouva dans le bois en train de manger un homme ; et elle jeta sur le dragon de l’eau bénite et lui montra une croix. Et, alors vaincu, comme une brebis sainte Marthe l’attacha avec sa ceinture ; et alors le peuple le lapida avec des lances et des pierres. Ce dragon était appelé Tarasque, et c’est à cause de cette bête que ce lieu est appelé Tarascon. Ce lieu était appelé avant Nerluc, qui veut dire lieu noir, car il y avait là de grands bois noirs15. |
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FSR : Era en aquell temps sobre Roser, entre Arlet e Avinyó un drach qui era mig peix e mig bèstia, així gran com un cavall, e havia les dents tallants com spasa et havia corns e matava los occells qui passaven e fahia parir les naus. E aquell era vengut en les mars de Gal·lícia e fonch engenrat en Àsia per Leviatan, qui és serpent d’aygua molt feroça, e de bonacho, bèstia que·s fa en la regió de Gal·lícia, qui ha aytal natura que en aquells qui·l volen seguir per spai de una vessana lança la sua fempta així com a cayrell e tot lo que toca crema així com a foch. |
Il y avait dans ce temps en bordure du Rhône, entre Arles et Avignon, un dragon qui était mi-poisson, mi-bête, grand comme un cheval, et qui avait les dents tranchantes comme une épée et il avait des cornes et il tuait tous ceux qui passaient et faisait couler les nefs. Et celui‑ci était venu par les mers de Galatie et fut engendré en Asie par Léviathan, qui était un serpent d’eau très féroce, et par Bonachus, bête originaire de la région de Galatie, qui possède une telle nature que, à ceux qui veulent le poursuivre, il jette sa fiente comme un carreau à une distance d’un sillon, et tout ce qu’il atteint brûle comme le feu. |
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A la qual bèstia anà sancta Martha e trobà-la en lo boscatge, que mejava un home, e lançà- li de sobre aygua beneÿta e mostrà-li la creu. E, encontinent, com a ovella, sancta Martha lo ligà ab la sua correja e lo poble lo matà ab lances e ab pedres. Era apellat aquell drach Tarasco per los habitadors de aquella terra, per la qual bèstia ha nom aquell loch Tarascona. Era abans aquell loch dit Nerlus, qui vol dir « negre », per ço com aquí havia grans boscatges negres e ombrosos. |
Sainte Marthe alla vers cette bête, et elle la trouva dans le bois en train de manger un homme ; et elle jeta sur le dragon de l’eau bénite et lui montra une croix. Et, alors comme une brebis, sainte Marthe l’attacha avec sa ceinture et le peuple le tua avec des lances et des pierres. Ce dragon était appelé Tarasque par les habitants de cette terre, et c’est à cause de cette bête que ce lieu s’appelle Tarascon. Ce lieu était appelé avant Nerluc, qui veut dire « noir », car il y avait là de grands bois noirs et sombres16. |
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NB : Avint issi ke un dragun |
Il est advenu qu’un dragon |