L’architecture conventuelle est un objet de recherche riche d’enseignements, en particulier lorsqu’il est inscrit dans une perspective historique. La multiplication des établissements religieux (surtout féminins) aux Temps Modernes et les constructions qui en découlent sont révélatrices des préoccupations religieuses, mais aussi sociales et artistiques de leur temps.
Quelle est la part de choix et de contraintes qui façonne ces bâtiments ? Quels sont les objectifs des religieuses, leurs idéaux architecturaux ? Comment s’adaptent-ils aux limites du foncier urbain et au budget de la communauté ? Que révèle l’architecture de ces couvents sur les préoccupations de leurs occupantes, des autorités ecclésiastiques et de la société qui les entoure ? Ces questions sont envisagées ici au travers d’un cas concret : celui des annonciades célestes, ordre de chanoinesses régulières fondé au début du xviie siècle en Italie. Cette communication prend appui sur les résultats de ma thèse de doctorat en histoire de l’art, soutenue en décembre 2013 à l’Université catholique de Louvain en Belgique1.
Clôture et implantation urbaine : enjeux sociaux de l’architecture conventuelle
Depuis 1563, les moniales et les religieuses sont confrontées au grand paradoxe que leur imposent les décrets du concile de Trente : vivre en étroite clôture tout en s’implantant en milieu urbain2. Ces deux exigences contradictoires visent un enfermement des religieuses tout en les maintenant sous la surveillance des évêques. En outre, les remparts urbains offrent une protection supplémentaire aux religieuses. Aux yeux de l’Église catholique à dominante masculine, les femmes présentent des dangers pour les autres comme pour elles-mêmes, dangers auxquels seule la clôture offre à la fois un remède ascétique et une protection3.
Concrètement, les décrets du concile de Trente ne livrent aucune prescription en matière d’architecture. Plusieurs théoriciens ont donc élaboré des solutions architecturales qui permettent de combiner ces deux exigences. Ils ont tenté de proposer les agencements spatiaux les plus efficaces possibles pour maintenir la séparation physique des religieuses et de leur environnement social et urbain. Néanmoins, même l’ordre le plus étroitement cloîtré est amené à entretenir des contacts avec le monde qui l’entoure : il est donc nécessaire de prévoir une certaine perméabilité de la clôture par des ouvertures qui autorisent une communication minimale et la transmission d’objets4.
Le premier ouvrage qui fait date est publié en 1577 par Carlo Borromeo, archevêque de Milan (1560-1584), sous le titre Instructiones fabricae et supellectis ecclesiae libri duo5. Conjuguant les conceptions de la liturgie post-tridentine et des recommandations pratiques, cet ouvrage consacre deux chapitres à la construction des églises et des couvents de femmes. Avec une extrême minutie, Borromeo s’y attache à décrire les dispositifs de la clôture féminine : il prévoit l’emplacement et les dimensions de chaque porte, de chaque fenêtre et des murs qui marquent la frontière entre les espaces accessibles aux visiteurs et ceux réservés aux religieuses. Ces baies sont pourvues de barreaux, de grilles, de plaques de fer percées de petits trous et tendus de toile noire, de serrures et de verrous. Il s’attarde aussi sur l’aménagement des pièces où se déroulent les échanges entre les religieuses et les personnes du monde extérieur. Ce sont les parloirs, le confessionnal ou encore le chœur des religieuses depuis lequel elles assistent à la messe, séparées des fidèles qui prennent place dans la nef. Si les parloirs et le confessionnal doivent être facilement accessibles depuis la rue, l’articulation du chœur des religieuses à l’église doit répondre à un double objectif, c’est-à-dire permettre aux religieuses de voir le Saint Sacrement sur le maître-autel tout en les dissimulant le plus possible. Pour ce faire, Carlo Borromeo suggère la formule de « l’église double » : le chœur des religieuses doit être idéalement situé dans l’axe de la nef, c’est-à-dire derrière l’autel. Une petite porte à l’arrière du tabernacle permet alors aux religieuses de voir le Saint Sacrement et deux grilles placées de part et d’autre de l’autel les laissent entendre la voix du prêtre officiant.
Tout en esquissant une norme théorique de l’architecture conventuelle féminine, Carlo Borromeo a bien conscience que la traduction matérielle, concrète de cette norme oblige à certaines concessions. Un modèle architectural – pour être efficace – doit pouvoir être reproductible dans une large variété de situations et de contextes, c’est-à-dire faire preuve d’une certaine souplesse6. Ce traité laisse donc entrevoir une vision fonctionnelle de l’architecture, empreinte de bon sens, notamment en laissant une part de liberté aux architectes et commanditaires pour s’adapter aux possibilités du terrain7.
Diffusé à l’échelle internationale, cet ouvrage influence beaucoup d’autres, parus notamment en France aux xviie et xviiie siècles. Le père capucin Florent Boulanger8, le théologien Jean-Baptiste Thiers9 ou encore Sébastien Cherrier, chanoine régulier de la congrégation de Notre-Sauveur10, reprennent essentiellement les formules architecturales proposées par Borromée.
Au regard de ces textes principalement adressés aux directeurs spirituels des communautés et aux clercs, on pourrait s’attendre à ce que les complexes conventuels féminins soient un véritable vecteur de normes sociales et religieuses. Pourtant la confrontation entre les usages attendus et les usages réels montre que ces solutions ont trouvé une application assez relative dans les pratiques architecturales des congrégations féminines telles que les visitandines11, les carmélites12 ou les annonciades célestes13.
L’ordre des annonciades célestes
L’ordre des annonciades célestes fut fondé à Gênes
GÍnes
en 1604, par une dame de la petite noblesse, dénommée Vittoria Fornari (1562-1617)14. Les religieuses de cette congrégation prononcent les trois vœux religieux traditionnels (pauvreté, chasteté, obéissance) auxquels elles ajoutent le vœu d’une étroite clôture15.Les modalités pratiques de cette clôture font l’objet d’un long chapitre au sein de la règle de l’ordre. Elle empêche toute entrée et toute sortie sans l’autorisation des supérieurs, c’est-à-dire l’évêque ou la prieure de la communauté. Elle restreint également le nombre des visites de la famille à six par an. La règle prévoit que ces visites se déroulent dans les parloirs, les pièces sont divisées en deux par une cloison qui sépare les religieuses de leurs visiteurs. Du côté des religieuses, cette grille est munie de volets : les religieuses peuvent parler trois fois avec les volets ouverts permettant ainsi aux visiteurs de les voir et trois fois avec les volets fermés, ce qui n’autorise alors qu’une communication auditive16.
Outre cette clôture sévère, les annonciades célestes se caractérisent également par leur dévotion envers le Verbe Incarné, en particulier au moment de l’Annonciation17. Leur costume bleu et blanc fait d’ailleurs référence à l’habit de la Vierge18 et les distingue de l’ordre des annonciades dites rouges, fondées en France au début du xvie siècle par Jeanne de Valois19.
Chaque communauté d’annonciades célestes ne peut dépasser en principe le nombre de 40 religieuses20. Cette prescription de la règle est un élément important pour l’étude architecturale puisqu’elle donne la mesure des besoins de la communauté, notamment en termes d’espace bâti.
En comparaison avec d’autres ordres religieux féminins contemporains, comme les visitandines21 par exemple, l’expansion des annonciades célestes est restée très modeste. À la fin du xviiie siècle, tout au plus pouvait-on compter une cinquantaine de communautés d’annonciades célestes en Europe.
Sources pour l’étude architecturale des couvents
Les vestiges
Suite à la suppression des ordres religieux qui survient globalement en Europe à la fin du xviiie siècle, les complexes conventuels ont presque tous changé de fonction et ont donc subi des transformations plus ou moins profondes. À l’heure actuelle, la moitié des couvents des annonciades célestes est conservée, mais à des taux très variés allant du complexe conventuel complet à un simple piédroit de porte d’entrée.
Lorsque les bâtiments ont complètement été démolis, il a fallu faire face à une architecture que l’on peut qualifier de « fantôme », dont la matérialité a disparu22. Néanmoins, leur étude demeure possible grâce à d’autres sources qui permettent d’en reconstituer les principales caractéristiques (plan, volumes, percement, matériaux).
Les écrits
Conservées dans les dépôts publics (archives municipales, départementales, nationales) ou dans des collections privées (notamment les communautés religieuses23), les sources écrites se sont révélées très abondantes. Au sein de cette masse documentaire, les écrits des annonciades célestes sont particulièrement intéressants pour les chercheurs, notamment pour les historiens de l’architecture. Au travers de leurs narrations (chroniques, récits de fondation, biographies de religieuses), les religieuses se positionnent souvent en historiennes de leurs bâtiments, relatant les principales étapes de la construction, depuis leur installation dans une maison jusqu’à l’achèvement d’un couvent digne de ce nom. Plus qu’une relecture de faits, ces sources manuscrites – et donc destinées avant tout à un usage interne – permettent d’approcher au plus près des pensées des religieuses, de leurs besoins et de leurs aspirations, voire de leur conception de leur cadre de vie et leur rapport au « monde extérieur ». Ces textes font entendre la voix des commanditaires. En outre, les archives comptables (registres de comptes et des dépenses) et les documents de gestion (registre des actes capitulaires où sont consignées les décisions du chapitre, notamment en matière de construction) produits par les communautés informent sur la durée, le coût du chantier, le programme architectural et parfois même sur les noms des constructeurs. Complémentaires aux sources narratives, ces documents permettent de saisir l’enjeu économique qui conditionne lui aussi les bâtiments conventuels.
Parallèlement, les écrits émanant des instances extérieures livrent un autre point de vue sur les bâtiments. Les autorités municipales sont concernées par l’alignement des façades, tandis que les évêques contrôlent la discipline et veillent au bien-être des religieuses qui garantit l’avenir des communautés : à ce titre, le cadre architectural fait l’objet d’une certaine attention. Au moment de la suppression des communautés (fin xviiie siècle-début xixe siècle), des inventaires, des estimations et des descriptions précises des biens immobiliers du couvent précèdent les procès-verbaux de ventes. Enfin, à partir du xixe siècle globalement, d’autres fonds d’archives prennent le relais pour documenter l’histoire des bâtiments en fonction de leur réaffectation (écoles, casernes, dépôt municipaux, …).
L’iconographie
Les sources iconographiques sont tout aussi diversifiées que les sources écrites. Les plans, projetés ou relevés, permettent de se faire une idée très précise de l’étendue du complexe conventuel, de l’agencement de différentes ailes et parfois, de leur affectation spécifique (parloirs, église, chœur des religieuses, cellules, réfectoire, etc.). Toutefois, ces plans ne sont pas systématiquement conservés pour l’ensemble des couvents des annonciades célestes. Généralement gravés, les plans des villes sont souvent stéréotypés, mais ils indiquent l’emplacement du couvent au sein de la trame bâtie et permettent de le situer par rapport aux principaux pôles politiques et spirituels de la cité. Enfin, pour les périodes plus récentes, quelques clichés des anciens bâtiments sont également conservés dans des collections particulières ou sous la forme de cartes postales.
Toutes ces sources doivent bien sûr être critiquées et considérées avec la prudence qui s’impose, mais elles offrent une véritable complémentarité, une diversité d’éclairages sur un même objet : une religieuse n’aura pas le même regard qu’un évêque, qu’un photographe ou qu’un architecte sur le couvent, mais c’est probablement cette multiplicité de points de vue qui permet d’approcher au plus près de la réalité de l’architecture conventuelle urbaine.
Les idéaux des annonciades célestes
Si certaines communautés ont protesté contre l’application de la stricte clôture24, les annonciades célestes l’ont intégrée d’emblée et l’ont revendiquée à la fois comme un marqueur identitaire et comme un mode de vie profondément lié à leur dévotion envers le Verbe Incarné. Le bâti conventuel devient l’expression d’une identité spirituelle, mais aussi et surtout féminine25. Plus encore, la clôture stricte de ces femmes leur offre paradoxalement un moyen de s’affranchir des obligations sociales et familiales auxquelles elles seraient soumises en tant qu’épouse et mère : l’enceinte conventuelle, les grilles et les portes délimitent dès lors un espace de liberté.
Considérant cette obsession de la stricte clôture chez les annonciades célestes, on ne s’étonnera donc pas que les recommandations architecturales contenues dans leur règle soient presque limitées aux seuls dispositifs de la clôture, aux dimensions des fenêtres, des grilles et des volets percés de trous et tendus de toiles noires26, conformément aux prescriptions de Carlo Borromeo. Mais contrairement à ce dernier, la règle des annonciades célestes ne traite nullement du plan de l’édifice ni de l’agencement des espaces intérieurs.
Face à ce silence de la règle, les communautés se sont naturellement tournées vers la maison-mère de Gênes en espérant trouver auprès d’elle des conseils pratiques pour la construction de leurs bâtiments. La correspondance27 envoyée à Gênes révèle le désir des communautés de se conformer à un modèle architectural28, ainsi à Saint-Mihiel en Lorraine :
la mere prieure tacha de disposer a loisir les dessaing de batir pour au defaut du planct et modelle de seluy de gennes qu’elle avoit demande, esperant que peut estre il vindroit bien tost, car on ne sauroit pas exprimer le grand desir que nostre seigneur leurs communique de ce pouvoir conformer en toute choses a ce premier et s[ain]t monastere comme au prototipe de tous seux de cest ordre29.
D’autres couvents implantés eux aussi au nord des Alpes (Pontarlier et Saint-Claude en Franche-Comté, Nancy dans le duché de Lorraine, Saint-Denis dans le royaume de France, Lille, Tournai et Mons dans les Pays-Bas méridionaux, Haguenau et Steyr dans le Saint Empire Germanique) ont manifesté le même souhait de recevoir des plans ou des dessins qui puissent leur permettre de copier le couvent génois30.
Dans d’autres congrégations organisées de manière plus centralisées, l’élaboration d’un plan-type par les fondateurs de l’ordre fournit un modèle dès les origines. Ce plan idéal, joint notamment à la règle des visitandines (ill. 1) ou des carmélites déchaussées31, guide les choix qui sont opérés sur le terrain et assure une certaine uniformité dans la production architecturale de l’ordre. Ces plans-types représentent généralement le rez-de-chaussée et le premier étage. Ils permettent de visualiser l’agencement global des ailes, disposées en carré autour d’un cloître et reliées par quatre galeries ouvertes sur un jardin intérieur.
Le cloître relève de la tradition architecturale du monachisme, représenté déjà sur le plan de l’abbaye de Saint-Gall au viiie siècle32. Cet espace fermé renvoie aussi à « l’hortus conclusus », le « jardin clos », lieu cerné de murs pour privilégier la relation à Dieu33. Les annonciades célestes n’échappent pas à cet héritage monastique. Le cloître est l’objectif architectural à atteindre, mais dans la mesure du possible. Le témoignage des religieuses d’Hildesheim (Allemagne), établies en 1668, en est révélateur : la forme du terrain les empêcha d’édifier « un couvent formé avec les 4 costez d’un cloistre, [la parcelle] n’estant pas une place quarrée, mais longue et estroicte »34. La restitution du plan du couvent au xixe siècle traduit clairement les contraintes du parcellaire urbain (ill. 2). Mobilisant le front de rue, l’église et les parloirs ont été construits rapidement après l’installation de la communauté, c’est-à-dire entre 1669 et 1670. Faute de pouvoir gagner de l’espace en bord de rue, l’extension des bâtiments s’est opérée dans un second temps vers les jardins situés à l’arrière. Au xviiie siècle, les religieuses édifièrent un ample corps en U, abritant au rez-de-chaussée des pièces communautaires plus spacieuses et à l’étage, des cellules individuelles qui sont prescrites par la règle. Le nouveau bâtiment était connecté à l’église par une galerie ouverte sur une cour intérieure.
Comme beaucoup d’autres complexes, le couvent de la maison-mère de Gênes n’adoptait pas la forme du cloître. Construit en plusieurs phases sur une parcelle triangulaire à la convergence de deux rues, son plan est même particulièrement irrégulier (ill. 3). Pourtant, il est nécessaire de rappeler que cet ensemble conventuel était considéré par toutes les communautés de l’ordre comme un modèle architectural. Où son influence s’est-elle dès lors exprimée ? L’analyse de l’ensemble des couvents des annonciades célestes a révélé qu’ils se distinguaient tous les uns des autres. Même si des tendances générales ont pu être dégagées, il n’existait pas deux couvents qui adoptaient strictement la même organisation35. Il faut donc supposer que les plans ou les dessins envoyés par Gênes ont servi de guides pour la distribution intérieure des pièces, la fabrication des grilles ou encore leur position au sein du complexe conventuel.
Manifestement, les contraintes urbaines qui pèsent sur l’architecture conventuelle, ont souvent pris le pas sur les désirs des annonciades célestes, les obligeant parfois à renoncer au plan traditionnel en cloître.
Les réalités de l’architecture urbaine
Conformément aux décrets du concile de Trente, les annonciades célestes se sont installées exclusivement en milieu urbain, non sans inconvénient. Le réseau viaire, la densité des constructions au sein de l’enceinte urbaine, la forme de la parcelle initiale et les opportunités d’acquérir les terrains contigus sont autant de paramètres qui façonnent les bâtiments : l’orientation de l’église, l’emplacement des espaces accessibles au public (parloirs, église) et des ailes réservées aux religieuses sont influencés par les contraintes du site.
La distribution intérieure des pièces sera elle aussi conditionnée par l’organisation des corps de bâtiment, tout en faisant l’objet d’une attention toute particulière en raison de la clôture qui sépare physiquement les religieuses du prêtre et des visiteurs. Pour rappel, Carlo Borromeo préconisait de construire idéalement le chœur des religieuses derrière l’autel de l’église. Comme chez les visitandines36, cette recommandation n’a trouvé qu’un écho très relatif dans la production architecturale des annonciades célestes. Seule une dizaine de couvents ont adopté le système du chœur axial, tandis que plus d’une vingtaine a eu recours au chœur latéral, ce qui peut sans doute s’expliquer par l’espace disponible ou non sur la parcelle37.
Les limites budgétaires entrent également en jeu lorsqu’émergent les projets d’acquisition d’une maison, d’un terrain, puis d’édification de nouvelles ailes, voire de reconstruction du couvent. Les revenus des annonciades célestes reposent en premier sur les dots des nouvelles recrues fixées par l’évêque et dont le montant varie d’une ville à l’autre. À cela s’ajoutent des rentes et des dons privés. Pour boucler leur budget, certaines communautés louent des maisons à des particuliers. D’autres vendent les récoltes de leur potager ou perçoivent les bénéfices de leurs terres agricoles situées dans les campagnes environnantes38. Au sein de l’ordre, certaines communautés d’annonciades célestes s’en sortent mieux que d’autres, mais au regard des communautés de visitandines installées dans la même ville (par exemple Paris39 ou Annecy40), elles vivent rarement dans l’opulence. À partir du milieu du xviiie siècle, trois communautés (Lyon, Tours et Avignon) ont été fermées par les supérieurs en raison de leur endettement, tandis que d’autres ne doivent leur salut qu’à l’aide apportée par la « Commission des réguliers et des secours » qui est créée à Paris en 172741. À Tours, les difficultés financières transparaissent dans les bâtiments : jusqu’à la suppression de la communauté en 1772, le couvent se compose d’une simple succession de maisons particulières le long de la de rue, visibles sur le plan cadastral de la ville : faute de ressources, les religieuses n’ont pu construire qu’une ou deux nouvelles ailes dans les jardins42. À l’inverse, la richesse se perçoit souvent dans la décoration intérieure des bâtiments, notamment dans le second couvent de l’ordre à Gênes où le chœur des religieuses est orné de stucs et de fresques en trompe-l’œil (ill. 4).
Si l’église de Steyr (Autriche) déploie un décor qui laisse lui aussi peu de doute sur l’aisance du groupe (ill. 5), la sobriété des parties conventuelles traduit une forme de modestie. À Besançon, les annonciades célestes confient la reconstruction de la façade de leurs parloirs à l’architecte Charles-François Longin et le projet est soumis à la municipalité pour approbation en août 1784.
D’emblée, les autorités reprochent la monotonie de la façade, à laquelle l’architecte répond qu’un « architecte prudent doit faire attention aux qualités de celui pour qui il bâtit : il seroit indécent de proposer une façade élégante decorée de fronton, balustrades, etc à de pauvres religieuses qui en tout doivent garder la monotonie »43. Le parti architectural retenu doit donc s’accorder à sa fonction et au statut des occupantes, c’est-à-dire faire preuve de convenance et de bienséance, deux termes qui sont définis par l’architecte Jacques-François Blondel dans son Cours d’architecture44.
On dit qu’un bâtiment a de la convenance, lorsqu’on a remarqué que sa disposition extérieure & les principales parties de sa décoration sont absolument relatives à l’objet qui a donné lieu à ériger l’édifice, lorsque l’esprit de convenance y préside, que la bienséance est y exactement observée, que l’Ordonnateur a prévu dans toute son ordonnance, le style & le caractère dont il devoit faire choix, pour exprimer en particulier dans l’embellissement de nos Temples, de la décence […]. Un édifice doit, au premier regard, s’annoncer pour ce qu’il est 45.
La bienséance concerne quant à elle la décoration de l’édifice :
En architecture on se sert du terme de bienséance pour désigner l’assortiment du style de l’ordonnance avec le choix des ornements. Par exemple, c’est manquer à la bienséance, que de faire usage d’attributs prophanes dans les monuments sacrés […], d’employer une multitude de membres d’Architecture où la simplicité doit avoir le pas 46.
Ces notions de « caractère », « style », « bienséance » sont importantes pour comprendre l’architecture à l’époque moderne. Elles montrent combien la composition d’une façade et le traitement de son décor ne sont pas laissés au hasard, mais relèvent d’une conception de l’architecture comme le reflet matériel de la société urbaine au sein de laquelle participent – malgré elles – les communautés religieuses féminines.
Comme d’autres typologies architecturales, le couvent résulte d’une interaction entre les souhaits des commanditaires, les enjeux sociaux, économiques et spirituels et les contraintes matérielles des chantiers de construction en milieu urbain. Dans le cas des communautés religieuses féminines, les enjeux sont particulièrement prégnants depuis que le concile de Trente a réaffirmé la double nécessité d’enfermer les femmes dans une stricte clôture tout en les obligeant à vivre en milieu urbain sous le contrôle des évêques et de la société civile. Les congrégations féminines doivent donc sans cesse relever le défi de concilier esprit de retraite et insertion dans le monde.
Au sein de la multitude des ordres féminins fondés dans le sillage du concile de Trente, les annonciades célestes se caractérisent par leur costume et leur spiritualité, mais surtout par leur obsession de la stricte clôture. Les recommandations de leur règle se résument à une série de prescriptions très minutieuses des grilles fermées de volets, des portes à serrures multiples, du tour qui pivote dans le mur pour transmettre des objets. Autant de dispositifs qui divisent les espaces intérieurs du couvent, mais aussi lui confèrent une allure de « forteresse monastique » avec ses fenêtres à barreaux et ses hauts murs. Ces infrastructures qui matérialisent la clôture des religieuses sont véhiculées par les écrits de quelques théoriciens et par la règle de l’ordre comme les principales préoccupations à accorder au matériel, au visible puisqu’elles sont indispensables aux religieuses, comme au monde extérieur.
Face à l’idéal de la clôture, l’installation en milieu urbain pose un problème majeur aux annonciades célestes qui doivent trouver des solutions concrètes pour construire leurs couvents. Si certains ordres ont bénéficié d’un plan-type mis au point par les fondateurs, les annonciades célestes ont géré au cas par cas les questions liées aux formes et à la mise en œuvre des bâtiments. Le plan du couvent génois, érigé au rang de modèle et rêvé comme un idéal architectural par toutes les annonciades, malgré son évidente hétérogénéité, n’a pas concrètement permis de produire une architecture normalisée ni de favoriser une esthétique particulière. La diversité des réalisations architecturales bâties pour et parfois par les annonciades célestes montre leur grande capacité d’adaptation aux possibilités offertes par chaque parcelle.
Bien qu’ils prétendent précisément s’en détacher, les complexes conventuels et les communautés qu’ils abritent s’inscrivent dans un espace urbain et dans une société avec laquelle ils interagissent. Sur le terrain, la réalité économique des chantiers et les contraintes inhérentes aux parcellaires urbains prennent souvent le pas sur les idéaux des annonciades célestes, mais elles n’ont pas empêché les religieuses de se forger un imaginaire architectural dont leurs écrits témoignent encore47.