Posée à propos de l’écrivain célèbre, la question de l’articulation entre la sphère publique et la sphère privée semble compartimenter son existence en deux espaces différents et opposés, et peut laisser supposer que l’existence privée et intime de l’écrivain serait sans intérêt pour comprendre son existence publique, c’est-à-dire sa présence en tant qu’auteur sur la scène littéraire. Intervenant dans le cadre de cette journée en sociologue s’intéressant à l’analyse sociale des pratiques littéraires, nous pouvons, dans le cadre de notre communication, reformuler la problématique de cette journée d’études comme suit : la connaissance de l’écrivain privé est-elle nécessaire à la compréhension des pratiques littéraires de l’écrivain public ? Plus précisément est-il utile de connaître la vie privée d’un auteur (quelles sont ses aspirations sociales, quel est son style de vie ?, quelles sont ses opinions politiques ?…) pour apprécier et/ou comprendre ses productions et pratiques littéraires ?
Cette problématique soulève un problème méthodologique, qui n’est pas aussi simple qu’il y paraît, car il est impossible de tracer une frontière nette entre la vie privée et la vie publique de l’homme célèbre. Dès l’apparition d’une sphère médiatico-publicitaire que l’on peut faire remonter à la fin du XIXe siècle avec l’émergence des premières interviews, la vie privée de l’homme célèbre devenu médiatique peut faire l’objet d’une publicisation, plus ou moins orchestrée par l’écrivain lui-même. On peut alors se demander si l’écrivain peut avoir intérêt à médiatiser son existence privée sur la scène publique. Il faut alors étudier la façon dont les « facettes » publiques et privées d’un même individu, pour reprendre le nom d’une collection de biographies historiques éditée aux Presses de Sciences Po, se croisent, s’imbriquent, permettant à l’écrivain de travailler son image sur la scène littéraire en jouant sur ses expériences intimes.
La première partie de cette communication est articulée autour de la compréhension des modalités selon lesquelles la connaissance de l’homme privé est, selon nous, nécessaire à la compréhension de l’écrivain public. Elle a une visée théorique. La seconde partie propose à partir de plusieurs exemples de démontrer l’intérêt, pour la compréhension des pratiques littéraires de l’écrivain Émile Zola sur lequel nous travaillons, d’en appeler à des éléments de son existence privée. Tour à tour, nous montrerons que les expériences de l’écrivain intime peuvent être mobilisées pour légitimer la fiction, que l’homme privé sert de caution à l’auteur ou que les mises en scène dans la fiction sont utilisées pour orchestrer l’image de soi sur la scène littéraire.
Peut-on séparer l’homme et l’œuvre ?
Un débat ancien en littérature
Se demander si la connaissance de l’homme privé est nécessaire à la compréhension de l’écrivain public suppose de s’interroger sur les liens entre des œuvres littéraires et la vie de leur auteur, problématique longtemps approximée par le Contre Sainte-Beuve de Proust, interdisant à plusieurs générations de chercheurs de penser les racines intimes d’une œuvre. Cet ouvrage a symbolisé les réticences des critiques face à la biographie d’auteur, celle-ci faisant l’objet de multiples censures épistémologiques (impossibilité d’une représentation objective de la vie, sélection et combinaison inévitable des contenus, illusion de la complétude, connivence avec l’auteur, fictionnalisation indispensable...). Alors que le critique Sainte-Beuve propose une méthode de compréhension des auteurs qui passe par la réalisation d’un « portrait littéraire » de l’écrivain, mobilisant des informations sur sa vie publique et privée, Proust considère qu’« un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices »1. Il fonde cette antinomie sur une différence de nature, selon lui indépassable, entre l’homme mondain et l’instance créatrice. Le mépris exprimé par le romancier contre la méthode beuvienne, qui fonde le Yalta épistémologique qui a pesé sur plusieurs générations de chercheurs, est lié au fait que celui-ci perçoit comme une menace la réification de l’homme ordinaire contre le « grand homme », le « génie » qui serait présent dans le for intérieur de l’artiste et qui trouverait à s’exprimer dans l’œuvre. Cette dichotomie participe d’une conception largement répandue, comme le notait N. Élias, selon laquelle le
"talent génial" serait un processus "intérieur", automatique qui s’actionnerait en quelque sorte indépendamment du destin humain de l’individu concerné. Cette idée est liée à une autre selon laquelle la création des plus grands chefs d’œuvre serait indépendante de l’existence sociale de leurs auteurs, autrement dit de leur cheminement et de leur expérience d’homme parmi les hommes2 .
Le débat, ancien en littérature, a trouvé des réponses en sociologie que nous nous proposons d’explorer. Il s’agit de défendre l’idée selon laquelle l’homme public, qu’il soit un artiste célèbre, un peintre, un romancier… n’est saisissable dans ce qui le constitue comme tel qu’à travers la prise en compte de ses expériences privées. Contre l’interdit longtemps constitutif de la discipline littéraire, nous portons notre attention sur l’auteur en en faisant l’épicentre de notre investigation. Sans réduire sa compréhension à la dimension biographique, nous pensons que l’on ne peut comprendre la production littéraire d’un écrivain sans connaître « les désirs prédominants qu’il aspire à satisfaire »3 pour reprendre la formule d’Elias. Nous défendons ainsi l’idée que les fondements de l’activité artistique doivent être recherchés en l’auteur lui-même.
Réaliser la biographie sociologique d’un auteur pour comprendre ses productions littéraires
Souhaitant proposer la sociologie du « génie » Mozart selon le sous-titre provocateur de l’ouvrage Mozart, Sociologie d’un génie4, N. Elias défend, contre les précédents biographes du musicien, qu’il est faux d’appréhender « l’artiste Mozart » et « l’homme Mozart » comme deux entités distinctes, « cette séparation [étant] artificielle, trompeuse et inutile »5. Erwin Panofsky conclut de même dans l’étude de l’abbé Suger qui ouvre son ouvrage Architecture gothique et pensée scolastique à la nécessité de mettre en relation le désir démesuré de gloire de l’abbé de Saint-Denis et les transformations radicales qu’il entreprend en son église, par lesquelles il s’oppose à l’austérité cistercienne de Bernard de Claivaux. Panofsky note ainsi : « une chose est certaine : le principe de l’activité artistique de Suger – et de ses écrits à son propos – doit être recherché en lui-même »6.
Procédant de la même intuition pour comprendre les pratiques littéraires d’Émile Zola, suivant en cela la voie tracée par Bernard Lahire7, nous souhaitons mettre en évidence que les expériences socialisatrices familiales, scolaires, et professionnelles de l’écrivain jouent un rôle central sur son expérience littéraire à proprement parler. Contre Pierre Bourdieu lui-même qui dans Les Règles de l’art fonde son approche de la création littéraire sur le refus de « rendre raison d’une œuvre à partir de variables psychologiques et sociales attachées à un auteur singulier »8, nous portons notre intérêt aux expériences individuelles du romancier et posons que les productions littéraires trouvent leur source dans les expériences sociales de l’auteur. Il ne s’agit pas ici d’affirmer qu’elles en sont le décalque, et que l’on peut rattacher à un événement vécu une mise en scène ou un thème privilégié de l’auteur. Si nous reposons ici la question des liens entre l’œuvre et l’auteur, c’est en un sens bien différent de ce à quoi le « Lagarde et Michard » a pu habituer toute une génération de lecteurs. Véritable monument dans le cursus scolaire, les auteurs de ce manuel ont institué comme indépassable dans l’étude des œuvres le recours aux notices biographiques des auteurs, qui devaient fonctionner comme des embrayeurs de compréhension des textes. Bien souvent cependant, comme le rappelle François Dosse dans Le pari biographique9, les notices prennent la forme de pastiches des auteurs et mobilisent des informations psychologisantes, scellant ainsi une représentation mythifiée des auteurs réduits à quelques traits de caractère et de comportement. L’analyse de l’extrait de l’œuvre ainsi guidée par les éléments mis en exergue dans les notices, privilégie par conséquent une vision figée et cohérente de l’œuvre et des motivations de son auteur.
Nous défendons l’idée que les socialisations hétérogènes qui ont opéré sur le romancier peuvent se réfracter de façon plus ou moins transfigurée, dans ses productions littéraires et déterminer plus largement les orientations de sa carrière littéraire. Nous faisons avec Pierre Bourdieu le pari qu’il faut s’intéresser à la manière dont un écrivain se « produit comme créateur » à la croisée de l’espace littéraire, de ses capitaux spécifiques au champ mais aussi de tout ce qu’il y apporte de ses expériences antérieures. Il n’y a pas d’un côté les expériences littéraires d’un auteur qu’il importerait au sein du champ et qui influenceraient son écriture et de l’autre les expériences extra-littéraires qui seraient imperméables au champ. On ne pas peut compartimenter les vécus structurants de l’individu et penser a priori que l’auteur n’utilise lorsqu’il écrit que ce qui fait strictement écho à la littérature. Au contraire, nous pensons que l’individu fait des expériences qu’il exprime ensuite, dans une forme donnée, par et grâce à l’écriture. La vie ne se « reflète » pas dans l’œuvre, l’œuvre n’exprime pas toute la vie d’un auteur, et pourtant elles s’enveloppent réciproquement. Sans s’en remettre à une conception simple et déterministe des rapports entre « la vie » et « l’œuvre », selon laquelle toute expérience vécue par l’auteur s’exprimerait dans son œuvre, il s’agit d’interroger les modalités par lesquelles la vie de l’auteur influence son œuvre, son rapport au métier…
Afin de définir plus nettement les liens entre sphère privée et sphère publique, l’on peut, à la suite de José-Luis Diaz10, décomposer la figure de l’auteur en trois instances : l’auteur réel (l’auteur dans la vie courante, doté d’une biographie, d’un domicile, d’une appartenance sociale, etc.), l’auteur textuel (l’auteur du livre qui adopte un genre, un style, une manière de s’adresser) et « l’écrivain imaginaire », c’est-à-dire l’auteur tel qu’il se représente ou se fait représenter. L’auteur réel appartient à la sphère privée, l’auteur textuel et l’écrivain imaginaire appartiennent à la sphère publique. Cette tripartition permet de faire signe vers les liens labiles entre les trois instances qui ne peuvent être saisies indépendamment l’une de l’autre, elle est, en cela, heuristique pour donner sens à l’interrogation qui fonde cette journée. Elle permet en effet de penser les liens complexes et labiles entre ce qui est de l’ordre du privé et du public et d’analyser les basculements possibles entre les deux sphères. Ainsi la vie privée de l’auteur réel est-elle nécessairement, mais sous des formes bien précises qu’il s’agit d’identifier dans leurs formes concrètes, en lien avec l’existence publique de l’auteur textuel et de l’écrivain imaginaire.
Nous posons par hypothèse, et ceci a déjà été démontré dans le cadre d’un travail collectif auquel nous avons participé11, que l’on peut établir des liens, systématiques plutôt qu’anecdotiques, entre les propriétés sociales d’un auteur et les propriétés (textuelles, thématiques, stylistiques) de son œuvre. L’on peut « tisser des liens entre des formes d’expérience sociale et des types d’intrigues littéraires, entre des problématiques existentielles et des problématiques littéraires, entre des éléments de biographie sociologique et des mises en scène littéraires »12. Si nous mobilisons donc des éléments d’ordre biographique sur l’homme privé pour comprendre les pratiques d’écriture de l’écrivain, en tant qu’homme public, c’est donc à l’état de propriétés sociales structurantes de son être social. Les éléments d’ordre biographique que nous convoquons ne sont pas accessibles d’emblée et résumables sous la forme d’une vie linéaire. Nous parlons de « biographie sociologique » pour désigner ce mode d’intelligibilité des pratiques qui se concentre sur la sociogenèse des dispositions sociales structurantes d’un individu, c’est-à-dire ce qui constitue la singularité sociale incorporée d’un individu. Il ne s’agit pas de tout savoir sur un individu, de sa naissance à sa mort, de façon téléologique et chronologique13, mais de reconstruire la sociogenèse des cadres de socialisation de l’individu, et les traces qu’ils ont laissées en l’individu et de leurs effets sur la production littéraire. La méthode repose sur la complétude des données biographiques et sur la fermeté de la reconstitution des diverses expériences socialisatrices de l’individu, impliquant non seulement son parcours, mais aussi ses expériences de tous ordres et ses schèmes de perception et ne se contente pas d’« un léger toilettage des recettes éprouvées de la biographie romanesque, hagiographique ou épidictique »14.
Dans notre seconde partie, nous proposons quatre exemples permettant de démontrer l’existence de liens entre la vie privée de l’écrivain et ses pratiques littéraires. Nous ne disposons pas de la place nécessaire à la présentation de la biographie sociologique d’Émile Zola mais nous y ferons référence pour comprendre les exemples mobilisés. Cette seconde partie se veut une illustration de la nécessité de recourir à des éléments sur l’homme privé de l’écrivain pour comprendre certaines pratiques littéraires. Les exemples proposés sont l’occasion de mettre en évidence que les frontières entre sphère publique et sphère privée peuvent faire l’objet de jeux de contournements et d’appropriations stratégiques par l’auteur souhaitant afficher une certaine image d’auteur au sein de l’espace littéraire. Dans nos deux premiers exemples, l’homme privé sert de caution à l’auteur. Les expériences de l’écrivain intime peuvent être mobilisées pour justifier la fiction, ou mises en scène dans la fiction pour orchestrer l’image de soi sur la scène littéraire.
Quand l’homme privé vient seconder et cautionner l’œuvre littéraire
Mobiliser ses expériences privées pour légitimer la peinture du peuple
Souhaitant écrire, avec les Rougon-Macquart, l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire comme l’indique le sous-titre de la série, Émile Zola prévoit un ensemble de romans, où chacun, doit prendre pour objet d’analyse un groupe social particulier. Parmi les cinq mondes sociaux qu’il distingue, figure le peuple auquel il souhaite, dès le plan initial de la série, consacrer un roman. Deux romans lui seront consacrés : L’Assommoir et Germinal. Ce faisant, le romancier participe du mouvement de renouvellement des genres littéraires dans le champ, mis en évidence par Jacques Dubois, notant que « le XIXe siècle français et ses écrivains ont volontiers entretenu l’idée que faire la révolution littéraire, c’était accueillir le peuple dans les œuvres, afin que les classes inférieures aient droit au roman »15. Zola saisit la mise en scène du peuple comme un moyen de rivaliser avec Gustave Flaubert ou les frères Goncourt, et de défendre une autre conception de la littérature. Écrire « sur » et « pour » le peuple lui permet, au-delà de la captation d’un public populaire, de contester l’élitisme intellectuel et social d’une forme de littérature associée à l’Académie, qui ne prend pour héros que des membres des classes possédantes. Si Zola n’est pas engagé comme Jules Vallès dans le mouvement socialiste, ses œuvres sont pour lui le terrain de sa bataille démocratique. Encensant dans la presse l’ouvrage Germinie Lacerteux (1865) des frères Goncourt, qui se demandaient dans leur préface « si ce qu’on appelle les basses classes n’avait pas droit au Roman ; si ce monde sous le monde, le peuple, devait rester sous le coup d’interdit littéraire », Zola fait plus que répondre favorablement à cette proposition, et lance un vif appel à une nouvelle littérature débarrassée des carcans esthétiques et moraux de l’académisme :
les timides vont opposer Mme Bovary à Germinie Lacerteux. […] En un mot, il y a là deux mondes différents : un monde bourgeois, obéissant à certaines convenances […] et un monde ouvrier, moins cultivé, plus cynique, agissant et parlant. Selon nos temps hypocrites, on peut peindre l’un, on ne saurait s’occuper de l’autre16.
Avec L’Assommoir et Germinal, Zola souhaite apparaître comme un romancier ami du peuple, défenseur des faibles et des misérables. Il lui faut pour cela se différencier des frères Goncourt.
Dans l’ébauche de L’Assommoir, Zola décrit ainsi le projet de son roman « Peinture d’un ménage d’ouvriers à notre époque. Drame intime et profond de la déchéance du travailleur parisien sous la déplorable influence du milieu des barrières et des cabarets. La sincérité seule des peintures pourra donner une grande allure à ce roman. On nous a montrés jusqu’ici les ouvriers comme les soldats, sous un jour complètement faux »17. L’ambition du romancier est politique : comme il le défend dans la préface du roman, il veut écrire avec L’Assommoir le « premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple ». Pour cela, il faut peindre les basses classes dans leur existence quotidienne, au plus proche de la réalité. Zola entend brosser un tableau de la classe populaire sans tabous. Il passe en revue les grandes étapes de l’existence ordinaire des Coupeau (mariage de Gervaise, naissance de Nana, décès de la mère, communion de Nana), décrit l’intimité du foyer et des mœurs populaires. De même dans Germinal, Zola prévoit « une scène dans la mine, une scène dans un intérieur d’ouvrier. Une scène chez le directeur, une scène chez le patron »18. Le caractère vraisemblable du roman est assuré pour l’écrivain par l’appel à des documents, des ouvrages historiques, en complément de l’« enquête de terrain »19 que mène Zola sur place. Pour compléter la véracité du tableau peint, l’écrivain en appelle à ses expériences privées. Celles-ci sont mobilisées comme une caution supplémentaire.
Si Zola est plus légitime que les frères Goncourt pour peindre le monde ouvrier, c’est parce qu’il a connu de près ses conditions de vie. « Vous avez deviné, j’ai longtemps vécu parmi le peuple. J’étais très pauvre et je l’ai vu de près. C’est ce qui m’a permis de parler de lui sans mensonge » écrit-il à Alexandre Boutique le 14 mai 1878 à propos de L’Assommoir. Si Zola se dit à demi-mots « irrité contre la société », c’est parce qu’il n’a pas, contrairement aux frères Goncourt, de rentes qui lui permettent de « [n’écrire] que dix lignes par semaine ». Le romancier a fortement été marqué par les années de dénuement matériel qu’il a connues enfant et jeune adulte, après la mort de son père, qui a laissé à sa mère et Émile de lourdes dettes. Tous deux ne semblent avoir eu qu’une pension de 150 francs par mois pour vivre entre 1847 et 185220. La situation de déclassement social de la famille est particulièrement visible21. À Paris, où sa mère et lui sont venus s’installer en 1858, Zola connaît les fins de mois difficiles et le manque d’argent au quotidien : il doit par exemple s’arrêter de fumer parce qu’il ne peut se permettre d’acheter du tabac, économise le papier des lettres envoyées à ses amis. Si l’on en croit le témoignage qu’il laisse dans La Confession de Claude22, le jeune littérateur doit même vendre ses affaires au Mont de Piété (« Ma misère est telle que je n’en ai plus conscience, et que je m’endors le soir, presque satisfait, lorsqu’il me reste une vingtaine de sous pour les deux repas du lendemain »23) et ne prend qu’un repas par jour24. Cette représentation de soi sous les traits dévalorisés du miséreux, participe d’un processus de légitimation de la parole sur le peuple. L’expérimentation du manque d’argent dans sa jeunesse, la proximité avec ses grands-parents maternels, petits artisans, l’autorisent à parler du peuple25, et donnent du crédit et de l’authenticité au tableau réaliste qu’il entend dresser de ses conditions de vie. Il s’agit d’assurer la valeur de témoignage de son roman. L’écrivain joue de ce « monopole » de connaissance du peuple dans le champ littéraire pour se distinguer notamment des frères Goncourt, chez qui il stigmatise les faux-semblants de leur ethos bourgeois. Zola note à leur propos « on sent qu’ils ne sont point trop irrités contre la société, qu’ils en acceptent les plaies avec un amour d’artiste, et qu’ils étudient ces plaies, curieusement, comme des potiches intéressantes qu’ils auraient achetées chez un brocanteur »26. Le romancier remet en cause leur position sociale et fait d’elle un obstacle pour parler d’un monde qu’ils ne peuvent ni connaître ni comprendre.
Mobilisant sa vie privée pour défendre la fiction, le romancier joue sur l’impossibilité de tracer des frontières nettes entre vie privée et vie publique de l’écrivain. L’exemple suivant nous permet de montrer que dans le mouvement inverse, Zola mobilise la fiction et la mise en scène de soi comme homme privé comme un moyen de composer une image de lui-même rentable sur la scène littéraire.
La vie privée du double fictif comme moyen de travailler sa place dans l’espace littéraire
Avec l’écrivain Sandoz, Zola présente un double fictif qui est une instance d’autoreprésentation délibérée. Les origines familiales du romancier rappellent à des variations près celles de Zola : d’Italien, le père de Zola devient Espagnol, de Beauceronne, sa mère devient Bourguignonne. Si l’écrivain brouille les pistes en modifiant les origines de ses parents, il n’en veut pas moins être reconnaissable. Le portrait d’ensemble de l’écrivain fictif Sandoz lui ressemble. Physiquement d’abord, la ressemblance est notable d’après les portraits et photographies conservées d’Émile Zola. Ce dernier se décrit comme un « garçon de vingt-deux ans, très brun, à la tête ronde et volontaire, au nez carré, aux yeux doux, dans un masque énergique, encadré d’un collier de barbe naissante »27. Les qualificatifs « volontaire » et « énergique » que Zola associe dans cette citation au visage de Sandoz sont tous deux mélioratifs et ont pour objectif de poser le caractère du romancier.
Le romancier a, par ailleurs, pris soin de placer dans la bouche du personnage des formules déjà employées pour son compte dans la préface des Nouveaux Contes à Ninon et évoque également la série des Rougon-Macquart de façon à peine voilée. Il est particulièrement intéressant de remarquer, toujours en lien avec notre questionnement sur les frontières entre public et privé, que Zola ne montre pas l’écrivain au travail attaché à la rédaction de ses romans à sa table de travail par exemple, alors qu’il le représente de façon répétée dans sa vie privée. Si le romancier évoque sa carrière littéraire et ses ambitions, ses succès sont surtout métaphorisés par le biais des déménagements successifs de l’écrivain, qui symbolisent son ascension sociale.
Dans le roman, Sandoz reçoit ses amis le jeudi soir, comme Zola en a pris l’habitude lui-même. Trois scènes de repas sont données à lire, qui décrites sur le même scénario peuvent aisément être comparées entre elles. Or, à chaque repas correspond un nouvel état littéraire et économico-social de Sandoz : appartement plus grand, repas plus savoureux, service d’un personnel de maison. Ces scènes visent à montrer l’ascension sociale de Sandoz-Zola, elles dessinent progressivement l’accession à un nouveau statut, qui est saisi comme le produit d’un travail « obstiné et régulier28 ». Le second repas se situe par exemple dans un pavillon avec jardin dans le quartier des Batignolles (face au petit appartement du premier repas raconté). Il est décrit comme une « petite maison de travail29 », de même le salon a-t-il été transformé en cabinet de travail, où trône « une table de chêne pour écrire30 ». Ce qui importe surtout à Zola, c’est de rapporter sa réussite à son labeur. L’amélioration du menu elle-même est rapportée aux efforts de Sandoz : ainsi le vin de Bourgogne est-il acheté « sur les droits d’auteur du premier roman31 ». Les espaces privés de l’écrivain sont investis du pouvoir de rendre palpables la réussite littéraire de Sandoz : pour les amis peintres du romancier, les déménagements successifs symbolisent sa réussite matérielle. Or il en est de même pour l’auteur réel Émile Zola, qui investit particulièrement sa trajectoire immobilière. Son avancement dans la carrière d’écrivain est en effet ponctué de déménagements successifs vers des appartements de plus en plus vastes et bourgeois, de l’acquisition et d’agrandissements de sa propriété de Médan32. Par ailleurs, le romancier remplit sa maison de vieux meubles. Alexandrine Zola, la femme d’Émile, est chargée de la décoration intérieure de la maison. Le ménage achète, chez des antiquaires, des vieux meubles, pour s’inscrire dans la bourgeoisie assise. À l’instar d’Henri Mitterand33, nous pensons que ces meubles sont autant d’objets-signes, qui témoignent du passage de la pauvreté à l’aisance. L’intérieur de Médan est surchargé d’objets et notamment des objets d’Extrême-Orient, japonais et chinois. Signes visibles et ostensibles de la réussite par les lettres et de la possibilité de Zola de vivre de son travail d’écriture, ces déménagements doivent être lus comme une série d’ajustements sociaux. Ils sont initiés par sa volonté de (re)trouver une place sociale qu’il puisse investir durablement. Le nouveau statut social que Zola entend conquérir par l’entrepreneuriat des lettres doit servir de pendant et de revanche à la mise en mobilité contrainte de son enfance (à Aix, à Paris), qui a été vécue comme une succession d’exils résidentiels.
Le souci de composition de son image publique passe également par la figuration de l’écrivain dans ses relations privées. Zola se dépeint sous les traits d’un ami fidèle, et d’un fils et mari aimant. Sandoz, qui habite avec sa mère, va l’embrasser et se préoccupe de son bien-être.
Lorsque Sandoz eut fait entrer les quatre autres chez lui, il disparut dans la chambre de sa mère ; il y resta quelques minutes, puis revint sans dire un mot, avec le sourire discret et attendri qu’il avait toujours en en sortant34Sans doute, il était allé embrasser sa mère, dont il bordait le lit chaque soir, avant qu’elle s’endormit35
Ne faites pas de bruit, ma mère dort36
Zola apparaît ainsi comme un fils dévoué et attentionné. Il donne également à voir la femme de Sandoz. Lors de la troisième occurrence des repas du jeudi donnés par le romancier, Henriette fait figure de bonne maîtresse de maison. Épouse tendre et délicate, belle-fille attentionnée, et camarade des amis de Sandoz-Zola, elle est l’épouse fidèle, attentive et dévouée de son mari. De même, nombreux sont les témoignages émanant des amis de Zola ou de sa correspondance qui nous décrivent Alexandrine sur le même mode. Il s’est marié précocement avec une femme d’un milieu modeste, qui joue un rôle de suppléant constant à la carrière de son mari, selon le modèle démontré par François de Singly37. Tout en n’approuvant pas fort le mariage, Zola pense (dans une lettre du 14 janvier 1860) que le mariage peut être « une source de bonheur et d’amour entre deux êtres sages, exempts de préjugés », le mariage avec Alexandrine Meley fait figure de mariage ascétique, commandé par les besoins d’une carrière en germe et d’un fort désir d’ascension sociale. C’est l’image que retient également Alan Schom38.
« L’écrivain imaginaire » que Zola construit en la figure de Pierre Sandoz est un double fictif, dont la fonction n’est pas cantonnée au seul plan textuel. Ce n’est pas la correspondance exacte entre lui-même et son double que le romancier cherche par la fictionnalisation de soi, mais une reconnaissance de son ascension sociale. Il se représente avec sérieux et non sans quelque orgueil : Pierre Sandoz objective sa réussite sociale. Ce double fictif participe de la volonté qui taraude Zola tout au long de sa carrière à accumuler les preuves de sa réussite littéraire. Or comme nous allons le montrer ci-dessous, Zola mise particulièrement sur les indices matériels qu’il engrange comme homme privé afin de gagner en légitimité dans la sphère publique. Les succès matériels privés sont engrangés par l’écrivain public comme autant de signes de l’élection du romancier par les lettres à opposer à ses détracteurs critiques.
La réussite matérielle de l’homme privé comme succédané au succès public
Émile Zola qui n’a ni rentes, ni diplôme, est entré en littérature par la voie du journalisme : responsable du service de la publicité chez Hachette, il y a appris à considérer l’œuvre littéraire comme une marchandise comme les autres, qui se vend, s’achète, et surtout se met en scène. Mettant en question la définition de l’ordre littéraire fondé sur la négation des intérêts matériels39, l’écrivain fait de la littérature son « métier » et s’oppose aux rentiers qui n’ont pas besoin de vivre de leur plume. Véritable « manager » de la littérature, il s’est fortement impliqué dans la diffusion de ses œuvres : il négocie les contrats avec ses éditeurs, met en concurrence les journaux dans lesquels il publie ses romans en feuilletons, tient les comptes de ses droits et s’occupe de placer ses ouvrages à l’étranger. S’il mise sur la conquête d’une notoriété médiatique et commerciale, Zola manifeste parallèlement un fort attachement à sa reconnaissance par ses pairs, comme nous l’avons montré ailleurs40. Si l’écrivain arrive assez vite au succès commercial41, la reconnaissance de ses pairs tarde quant à elle à advenir. Si le 13 juillet 1888, Zola est fait chevalier de la Légion d’honneur, et devient officier en 1893, s’il accède à la présidence de la société des Gens de Lettres42 le 6 avril 1891, l’Académie française lui résiste malgré l’obstination qu’il met à la conquérir. Entre 1890 et 1898, il candidate à vingt-cinq reprises à un fauteuil de l’Académie française, en faisant son cheval de bataille, Zola écrit à Francis Magnard43
Du moment qu’il y a une Académie en France, je dois en être. Je me suis présenté et je ne puis reconnaître que j’ai tort de l’avoir fait. Tant que je me présente, je ne suis pas battu. C’est pourquoi je me présenterai toujours.
Par compensation, l’écrivain mise sur les indices matériels qui, dans l’ordre du privé, peuvent attester de sa réussite littéraire. Le romancier investit ainsi particulièrement sa trajectoire mobilière. Son avancement dans la carrière d’écrivain est ponctué de déménagements successifs vers des appartements de plus en plus vastes et bourgeois, que Zola met en scène à travers l’ascension de son double Sandoz44. Les déménagements doivent être lus comme une série d’ajustements progressifs initiés par la volonté de (re)trouver une place sociale qu’il puisse investir durablement, pendant et revanche sur sa mise en mobilité contrainte de son enfance (à Aix, à Paris) vécue comme une succession d’exils résidentiels. L’achat de la maison de Médan sera pour Zola la première étape d’un nouvel état de propriétaire. Il entreprend immédiatement des travaux d’agrandissement à Médan, faisait édifier des tours de part et d’autre de la structure centrale de la maison. Il acquiert de nombreuses pièces de terre attenantes à son jardin, si bien que la propriété au départ grande de 1200 m2 fera en 1881 41 909 m2. Outre l’acquisition de terrains, Zola a acheté l’île de Médan, où il fait installer un chalet norvégien acquis lors de la démolition de l’Exposition Universelle de 1878 et achète un bateau pour se rendre sur cette île. L’acquisition et les agrandissements successifs de la propriété de Médan sont les signes visibles et ostensibles de la réussite par les lettres et de la possibilité du romancier à vivre de son travail d’écriture. L’ascension mobilière de Zola est présentée comme la juste récompense de son travail : « Moi je travaille beaucoup. Comme distraction, je vais faire bâtir. Je veux avoir un vaste cabinet de travail avec des lits partout et une terrasse sur la campagne ». Ces indices privés, auxquels on peut ajouter l’augmentation des droits d’auteur auxquels peut prétendre Zola, sont pensés comme des témoins et des moyens de la lutte de l’auteur pour sa reconnaissance publique. Il peut ainsi s’en enorgueillir auprès de ses pairs et concurrents en littéraire : Flaubert d’une part, à qui il entend bien préciser que Médan a été acheté grâce aux sommes gagnées par les lettres – « J’ai acheté une maison, une cabane à lapins, entre Poissy et Triel, dans un trou charmant, au bord de la Seine ; neuf mille francs. […] La littérature a payé ce modeste asile champêtre » écrit ainsi Zola à Flaubert le 9 août 187845, mais aussi les frères Goncourt ou ses disciples qu’il invite volontiers à lui rendre visite à Médan. Le catalogue de la vente des biens après décès de Zola plonge dans une vertigineuse liste de biens. S’il amoncelle les biens, l’écrivain ne le fait pas dans l’esprit du collectionneur « ça ne vaut pas cher, car moi, vous savez je n’achète pas de curiosités pour m’enrichir, je n’ai rien de rare » explique Zola à Huret en 1892, il moque même son penchant par le biais de son double Sandoz dans L’Œuvre. On peut interpréter cette attitude en termes de rattrapage social : l’écrivain consomme sur le mode de la revanche matérielle et sociale. Les dépenses nombreuses sont une manifestation de sa capacité sociale à se placer au même niveau que les rentiers, grâce à sa vie de labeur.
Le dernier exemple que nous proposons est une dernière illustration de la manière dont Zola joue sur les frontières entre ce qui semble appartenir à la sphère privée et ce qui relève de la sphère publique, afin de travailler son image d’auteur dans l’espace littéraire.
Zola sous le scalpel du docteur Toulouse
Offrant son corps et son cerveau à l’enquête médico-psychologique du docteur Toulouse qui veut analyser les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie, Zola accepte de se faire photographier, mesurer, peser, examiner comme un sujet de laboratoire. L’ensemble des examens auquel l’écrivain se soumet doit lui permettre de fonder publiquement sa reconnaissance littéraire globale, mais plus spécifiquement de démontrer la pertinence de la démarche d’enquête, qu’il a lui-même faite sienne dans ses romans.
Exhibant le corps de l’homme privé pour asseoir sa reconnaissance publique, voilà quelle pourrait être la raison de l’acceptation par le romancier de l’enquête longue et minutieuse conduite par le docteur Toulouse, à laquelle Zola se soumet une année durant à raison de plusieurs entretiens par semaine. Mesures biométriques (crâne, mains, vision, écartement des yeux…), auscultation poussée (appareil circulatoire, respiratoire, digestif), examen des perceptions visuelles, auditives, gustatives, olfactives ; fonctions motrices et mémorielles, examen du langage, etc., le détail des renseignements donnés à lire sur le romancier peut surprendre. Zola s’est prêté semble-t-il de bonne grâce aux différents examens qui lui sont demandés. Le docteur Toulouse ne s’est en effet pas contenté de procéder à des mesures médicales, mais a aussi interrogé le sujet sur son enfance, ses ascendants, ses peurs, ses connaissances littéraires, lui a fait décrire sa méthode de travail, ses lectures, etc., autant d’éléments que Zola s’est déjà efforcé de rendre publics dans ses articles, la biographie qu’il fait rédiger à Paul Alexis, ou encore grâce à ses doubles fictifs. Ici il peut mobiliser une caution externe et scientifique à l’appui de ses affirmations et disposer ainsi d’un nouveau relais en lequel il place, selon son propre aveu, de nombreux espoirs. Celle-ci nous intéresse particulièrement dans le cadre d’une réflexion sur les frontières entre les facettes privées et publiques de l’écrivain : ici Zola joue de la publicisation d’informations privées, et presque constitutives d’un dossier médical, faisant bouger la frontière entre ce qui est ordinairement de l’ordre du dit et du non-dit.
Si son admiration pour le travail de Claude Bernard mais également son désir d’enquêter sur le monde social expliquent son enthousiasme pour cette enquête, il faut aussi mettre l’acceptation au compte de la reconnaissance du romancier qu’elle accrédite. Zola entend faire de cette enquête un outil au service de sa promotion médiatique, ce que révèle explicitement la lettre d’exhorte du romancier en préface de l’ouvrage :
Savez-vous que votre étude combat victorieusement l’imbécile légende ? Vous ne pouvez ignorer que depuis trente ans, on fait de moi un malotru, un bœuf de labour, de cuir épais, de sens grossiers, accomplissant sa tâche lourdement, dans l’unique besoin du lucre… Et si je ris aujourd’hui, c’est qu’il me semble que vous l’enterrez, ce bœuf-là, et qu’il n’en sera plus question, pour les gens de bonne foi.
Défendant lui-même le projet, il fonde son intérêt sur la proximité qu’il scelle avec son propre credo scientifique. Les mesures médicales confèrent en effet à l’enquête un tour scientifique sans pareil. Rencontrant ainsi sa croyance dans le pouvoir de la science, et prenant les allures d’une expérimentation, l’enquête du docteur Toulouse n’est pas sans rappeler la méthode expérimentale que Zola a importée dans le roman et qu’il a défendue dans Le Roman expérimental. Le romancier utilise en connaissance de cause l’enquête du docteur comme un vecteur de scénographie auctoriale46 :
Et c’était ce qui, par avance, soulevait en moi une gaieté secrète et formidable. Lui, dans son examen, ne semblait pas se douter que son travail pouvait être incompris, méconnu, plaisanté. Mais moi ! moi qui savais par expérience, moi qui connaissais nos bons critiques et nos bons chroniqueurs, ah ! je devais me bien tenir, pour ne pas céder à l’irrésistible joie de la bombe qui allait éclater, ravageant le bon sens et l’esprit gaulois de notre presse, petite et grande. Et, naturellement, ainsi que je m’y attendais, elle a éclaté, la bombe47.
Il trouve dans l’enquête un moyen scientifique de gagner en légitimité en accord avec le privilège qu’il accorde à la science. Les jugements élogieux sur l’écrivain sont en effet nombreux dans l’enquête, qu’ils soient le fait du docteur lui-même :
M. Zola emploie, pour faire ses romans, des procédés rationnels, scientifiques. Il s’instruit d’abord, enquête, observe, puis laisse fermenter les idées et se faire peu à peu l’affabulation. […] Tout se fait tranquillement, sans fièvre, comme la construction d’une maison ou la poursuite de recherches de laboratoire 48
ou qu’ils soient délégués à des experts mobilisés par le docteur pour l’aider dans sa recherche : « J’ai fait examiner son écriture par un savant connu […] » déclare le docteur Toulouse puis il fait place aux analyses du graphologue « qu’il s’agisse de brouillons ou de copies, l’écriture est toujours sobre, claire et excessivement nette. Ce sont des indices d’une énergie retenue, d’esprit clair, de conception lucide »49. La méthode expérimentale que Zola veut transposer à la littérature trouve ici une illustration, l’écrivain devenant sa propre étude de cas avec la complicité du docteur Toulouse. Nous pensons avec Michael Hagner que si « Toulouse est certes responsable du livre en tant qu’auteur, [...] il s’agit au fond d’une œuvre commune à laquelle ont collaboré les autorités parisiennes réunies et avant tout, Zola lui-même »50 à travers une « coproduction de la présentation de soi et du diagnostic ». Le romancier se confessant à la demande du docteur dose savamment les éléments sur sa méthode qu’il souhaite voir publiciser : par l’intermédiaire de Toulouse, ses dossiers préparatoires acquièrent un statut de preuves à l’appui de ses textes, puisque analysés par des autorités scientifiques extérieures, leur valeur scientifique a en quelque sorte été cautionnée.
Conclusion
Les exemples que nous avons mobilisés dans le cadre de notre communication montrent que l’écrivain Émile Zola a choisi de publiciser certains éléments de sa vie privée pour justifier la fiction, ses prises de position esthétiques et donc son existence comme auteur. Il n’y a pas de séparation entre un espace privé, de l’ordre du caché, et un espace public que l’écrivain viserait à préserver des regards extérieurs. Le romancier crée un continuum entre son existence comme homme et comme écrivain, jouant de la proximité et de la labilité entre les deux facettes pour mieux se mettre en scène dans le champ littéraire.