Cette thèse est née d’interrogations liées à l’histoire récente de l’Afrique subsaharienne.. Faut-il voir dans certains de ces conflits qui présentent une dimension religieuse un effet de la période coloniale et des conditions dans lesquelles le christianisme s’est diffusé durant cette période ? Déjà au lendemain des indépendances politiques on avait vu resurgir les soupçons des temps coloniaux à l’égard des missionnaires accusés d’être complices, voire acteurs de l’impérialisme occidental dans le continent. Entre autres exemples de ces remises en cause de la légitimité du christianisme, mentionnons :
- le Congo Kinshasa de Joseph-Désiré Mobutu (dont le mandat s’étend de 1965 à 1997) qui entreprend en 1971 une décolonisation culturelle du pays, en changeant le nom de Congo en Zaïre ainsi que sa monnaie. Il oblige ses citoyens à choisir un nom d’origine africaine et locale (non chrétienne), ce qu’il fait lui-même en devenant Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Za Banga, en français, « Mobutu le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne ne puisse l’arrêter ».
- la Guinée Konakry de Sékou Touré (1958-1984) qui, en raison de l’idéologie marxiste et léniniste, est très hostile à la culture occidentale chrétienne. L’authenticité du pays est mise en avant. Les citoyens chrétiens en ont fait les frais.
- le Dahomey de Matthieu Kerekou (1972-1990) qui devient le 30 novembre 1974, sur l’initiative de la junte militaire au pouvoir, République populaire du Bénin. Le régime adopte, une ligne très critique face au christianisme.
- le Togo, où Étienne Eyadema Gnassingbé (1967-2005) qui devient Eyadema Gnassingbé tout court, en supprimant son prénom chrétien. À partir de 1974, il prône le retour à l’authenticité togolaise. Une identification chrétienne, en prenant ou en gardant son nom de baptême chrétien est considéré comme un délit... La traduction de ces mesures se lit d’ailleurs sur la page de garde de ma thèse, puisque je n’ai indiqué que le prénom officiel, celui de mes documents administratifs : Mawuli (signifie en Eʋe, Dieu existe), qui s’accorde bien avec le prénom chrétien occulté, Emmanuel (Dieu-avec-nous). Des incidents graves sont intervenus. Je me permets de citer le cas de l’ordination épiscopale en 1976 de Monseigneur Philippe Fanoko Kpodzro, ancien évêque d’Atakpamé et archevêque émérite de Lomé dont l’ordination épiscopale en 1976 à Lomé, dans l’église Saint Augustin d’Amutivé, a été perturbée durant la cérémonie par un commando armé. Et après son ordination, il connaît une forme d’exil, interdit au moins pendant cinq ans d’exercer dans son diocèse.
Aujourd’hui au Togo, comme ailleurs, la donne a changé ; on peut prendre des prénoms chrétiens, et même les mentionner dans des documents officiels sans encourir aucun préjudice. Le christianisme occupe dans ces pays une place importante. Mais ces expériences ont conduit, en partie, les réflexions à l’origine de mon travail, réflexions concernant l’Église du Togo dans ses dimensions à la fois pastorale, culturelle et politique, et son insertion dans la société togolaise actuelle.
Les étapes de la recherche
J’ai donc choisi d’aborder ce sujet pour comprendre le processus qui a conduit à l’implantation de l’Église catholique au Togo depuis les débuts de son évangélisation par les Pères allemands de la Société du Verbe Divin (SVD) à la fin du XIXe siècle. Mais ces derniers ne sont pas les seuls missionnaires. Sur le même territoire se sont développées des missions protestantes dès le protectorat allemand du Togoland (1847-1913). L’action des congrégations, masculine et féminine, s’effectue ainsi dans un contexte de concurrence tant avec les pouvoirs politiques qu’entre les missions. En effet on ne peut pas ignorer les relations de la mission catholique au Togo avec les autorités coloniales et locales. Aussi ai-je problématisé mes réflexions autour de thème : « Mission catholique, Pouvoirs coloniaux, Pouvoirs locaux en terre togolaise : Confrontations et Accommodements de 1886 à 1921 ».
L’aventure des missionnaires chrétiens sur les côtes de l’Afrique occidentale s’inscrit dans la grande période des entreprises coloniales des puissances occidentales dans ce continent. Cette période est celle de la confluence à la fois des explorations, de l’établissement des commerçants, de la conquête ainsi que des bouleversements apportés par l’extinction de la traite négrière difficilement acceptée par les trafiquants d’esclaves de l’Afrique noire.
Tout cela fait partie des éléments qui pèsent sur l’action des premiers évangélisateurs du Togo, et alimentent les controverses autour des affrontements ou des accommodements passés entre Mission, Pouvoirs coloniaux et Pouvoirs locaux. L’œuvre missionnaire apparaît souvent solidaire des objectifs des colonisateurs. Et on peut être tenté d’y voir une version de l’application de la théorie des trois « C » : Coloniser, Christianiser, Civiliser. Mais la réalité du terrain est-elle aussi simple ?
Ces questions ont jalonné ma recherche et ont alimenté mes hypothèses. Dans une tentative d’évaluation globale de l’œuvre des premiers missionnaires allemands, des religieux de la Société du Verbe Divin (SVD) et des Servantes du Saint-Esprit (SSpS), j’ai pris en compte non seulement la période chronologique de la colonisation allemande 1886 à 1914, mais aussi, l’impact de la Première Guerre mondiale et les effets de l’expulsion des Allemands sur la mission. La guerre constitue un remarquable révélateur des problèmes, des résultats obtenus, des questions soulevées par les nationalismes européens.
Différentes sources d’archives m’ont permis de constituer le corpus qui a donné consistance à mes investigations. Ainsi ai-je travaillé dans :
- les Archives Nationales du Togo, Direction de la Bibliothèque et des Archives Nationales du Togo, à Lomé (Togo).
- les Archives de la Société du Verbe Divin (SVD) ou Steyler Missionswissenschaftliches Institut e.v. Arnauld-Janssen-Str, à Sankt Augustin (Allemagne) ;
- les Archives de la Société du Verbe Divin (SVD) à Rome, puis les archives du Séminaire de Lyon (SMA) à Rome, et les archives des Sœurs Servantes du Saint-Esprit ou Congregatio Missionalis Servarum Spiritus Sancti (CMSSpS), également à Rome ;
- l’ Archivio Storico de la congrégation de Propaganda Fide, à Rome ;
- Le Centre de Documentation et d’Archives Missionnaires (OPM), rue Sala à Lyon ;
- les archives publiques allemandes du Bundesarchiv, Finckensteinallee et du Geheimes Staatsarchiv Preußischer Kulturbesitz à Berlin
Par ailleurs, en ce qui concerne mes recherches issues des sources orales, elles se sont déroulées au Togo dans différentes localités : Lomé, Notsè, Kpédomé, Alati- Marché, Tabligbo, Kara, Dapaong.
Les difficultés rencontrées au cours de mes recherches n’ont pas manqué. Tout d’abord, mes sources principales ne m’ont pas toujours été faciles d’accès, pour des raisons financières et à cause des problèmes linguistiques. Six langues sont utilisées dans les différentes archives que j’ai abordées ,la majeure partie étant en allemand, les autres en latin (langue officielle de l’Église), en anglais (langue spontanément répandue dans les colonies de cette sous-région ouest-africaine dès cette époque), en Eve (langue locale transcrite par les missionnaires allemands), en français (langue arrivée plus tard dans la colonie après la Grande Guerre, en italien (langue partageant avec le latin la communication au sein du Vatican, entre les cardinaux, les responsables des congrégations et les missionnaires).
Mais avant même l’obstacle linguistique, la lecture des sources en allemand s’est révélée très délicate, surtout celle de l’abondante partie manuscrite (lettres autant que rapports) avant la généralisation, dans les stations, des machines à écrire. Deux graphies se rencontrent dans les documents :
- La forme manuelle de l’écriture gothique dont la lecture dépend des qualités du scripteur, mais qui, en général, est assez soignée ;
- La forme Sütterlinschrift1, une écriture développée par Ludwig Sütterlin, en 1911,pour le Ministère prussien de l’éducation et de la culture.
Ayant moi-même une connaissance sommaire de ces formes de graphie, la lecture et la traduction de certains documents ont été particulièrement compliquées, m’obligeant à recourir à des spécialistes compétents en la matière. Mais certains documents n’ont pas pu être exploités pour mon travail.
L’enquête dans les fonds d’archives a été conduite en même temps que la recherche des informations obtenues auprès de quelques personnes âgées. À côté des déformations inévitables de la mémoire humaine, et ce malgré une longue tradition de transmission orale, j’ai rencontré un autre type de difficulté résultant de la réticence de certains de mes interlocuteurs en matière d’enquête. Par ailleurs, l’âge de certains informateurs est à prendre avec réserve, car certaines personnes interviewées, pour se faire valoir et donner de l’importance aux questions et réponses aux yeux des autres membres de la grande famille, ont augmenté leur âge, vu que, d’après la mentalité locale, l’âge avancé ou le droit d’aînesse, jouent beaucoup. J’ai donc pris des distances par rapport aux informations recueillies et j’ai reproduit, dans mon travail, seulement ce que j’ai pu recouper entre plusieurs sources.
À toutes ces difficultés, il n’est pas inutile d’ajouter que les démarches de renouvellement du titre de séjour en France n’ont pas été une partie de plaisir et m’ont fait à plusieurs reprises douter de l’avenir des recherches entreprises.
Principaux résultats
L’analyse entreprise de l’œuvre missionnaire des SVD et des SSpS, dans les multiples domaines de leurs interventions, se place dans la lignée de différents travaux, surtout initiés dans le cadre des études germaniques, en l’occurrence celui de : Kouassi Jules Adja, « Kulturkampf » au Togo : Une analyse des conflits entre l’Église catholique et l’Administration coloniale à l’exemple des « événements d’Atakpamé » (1902-1907), une thèse de doctorat d’Études germaniques soutenue à Lomé en 2006. Ce travail a été publié en 2009 sous le titre Évangélisation et colonisation du Togo – Conflits et compromissions. Mais le contenu de cet ouvrage, bien que portant un titre général, n’aborde qu’une partie des événements qu’il évoque. On doit encore mentionner les mémoires de maîtrise de Tété Dodji Agbodjan (1985), Colonisation, Christianisation et Contexte culturel au Togo ; en 1976 la thèse de Amétépé Valentin Ahadji, Rapports entre les Sociétés des Missions et le gouvernement colonial allemand au Togo 1884-1918 ; en 2005 la thèse de Sena Yao Akakpo-Numado, Mädchen-Frauenbildung in den Deutschen Afrika-Kolonien (1884-1914)
Si les études d’histoire missionnaire se sont multipliées ces dernières années, les colonies allemandes restent peu fréquentées par l’historiographie française.
Mon plan suit trois grandes parties :
1 – Il m’a semblé nécessaire de montrer dans un premier temps les difficultés rencontrées par des Européens au quotidien, qu’elles viennent de la nature, du climat ou de la culture des populations, si différentes de celle de l’Europe. Cette partie trace ainsi le cadre dans lequel s’inscrit la mission et met en lumière les problèmes posés au quotidien.
2 – Un deuxième temps, au cœur de notre travail, le plus développé en nombre de pages, examine avec précision les formes de l’action missionnaire allemande à travers les deux congrégations, masculine et féminine, qui la conduisent.
3 – Dans la troisième partie, notre réflexion aborde la mission pendant et après la Première Guerre mondiale (1914-1918) ainsi que la reprise de la mission par la société des missionnaires de Lyon et les religieuses de Notre-Dame des Apôtres (1921). La gestion difficile de cette transition provoque l’intervention du Saint-Siège.
Le premier objectif de cette thèse est de rendre accessible aux francophones le Togo allemand. Le second objectif, le plus important, est d’aborder le moment fondateur, celui de l’introduction du catholicisme et de la mise en place des missions. J’ai voulu montrer que beaucoup de choses se jouent dès cette époque et donnent au catholicisme togolais des traits qui le marquent encore. Les choix opérés en matière d’implantation géographique et les méthodes appliquées en matière d’évangélisation pour réussir l’enracinement local ne varieront guère par la suite. Effort de traduction en langues autochtones, mise en place d’un réseau d’écoles de garçons et de filles, œuvres médicales et sociales : on retrouve au Togo la stratégie missionnaire de l’époque sous sa variante germanique, très sensible à l’étude des langues, à la qualité de l’enseignement, à l’adaptation de ce dernier aux besoins locaux avec un enseignement technique et professionnel précoce. La part des femmes, longtemps réduite dans les travaux à un rôle d’auxiliaires entièrement soumises aux missionnaires prêtres, est mise en évidence. Les problèmes, les incompréhensions, parfois les conflits nés de la confrontation des cultures sont identifiés.
Une autre partie, plus courte, aborde la première guerre mondiale et ses effets pour les missions. Les conséquences du conflit sur le fonctionnement des missions, puis l’impossibilité pour les missionnaires allemands de poursuivre leur action, enfin leur expulsion, expliquent à la fin de la guerre l’extrême politisation de la question missionnaire quand il s’agit de transférer le Togo sous l’autorité britannique ou française. Toutes ces questions sont appréhendées à partir d’une documentation allemande, ce qui modifie le point de vue. La relève missionnaire par la société des missions africaines de Lyon (SMA) se révèle beaucoup moins paisible que ce qu’a bien voulu en dire une historiographie catholique francophone complaisante. Ma recherche n’a cependant pas pu s’appuyer sur les archives vaticanes nouvellement ouvertes qui semblent montrer que la papauté n’était pas favorable au transfert de la mission aux pays vainqueurs. Néanmoins l’intérêt supérieur des missions et l’obéissance aux autorités romaines évitent au Togo une confrontation entre missionnaires de nationalités différentes qui eût été fort dommageable. Mais le plus intéressant réside dans l’étonnante capacité de la première génération de fidèles à traverser cette époque et, encore plus surprenant, à rester catholique et à accepter la nouvelle organisation missionnaire née du changement de colonisateur.
Thèse soutenue à l’Université de Paris-Sorbonne le 18 juin 2013.
Jury : Jacques Frémeaux (Université Paris-Sorbonne Paris IV, Directeur de thèse, co-tutelle), N’Buéké Adovi Goeh-Akué (Université de Lomé), Rainer Hudemann (Université Paris-Sorbonne Paris IV), Henri Médard (Université Aix-Marseille), Claude Prudhomme (Université Lumière Lyon 2, Directeur de thèse, co-tutelle).