Quand j’ai accepté de présenter ma contribution au séminaire « entre fiction et réalité », j’ai d’abord hésité sur le contenu de l’intervention à apporter. Devais-je donner mon point de vue d’écrivain, ou de médiéviste ? Dans les lieux mêmes où j’ai préparé puis soutenu une thèse de doctorat en histoire médiévale, il ne m’était pas évident de parler d’autre chose que de science historique.
Mais bien évidemment, c’est comme auteur que je dois ici apporter ma contribution, passer du statut de lectrice de documents à celui d’objet. Devenir moi-même une source, en quelque sorte.
Je me dois tout de même de revenir sur ma formation d’historienne, puisqu’elle conditionne encore, et profondément, ma pratique d’écriture. J’ai eu, d’une certaine façon, la chance de faire mes premiers pas en études historiques à la fin des années 80, début des années 90, à une époque où l’histoire qui était en train de s’écrire s’intéressait aux faits minuscules, aux personnages qui ne s’étaient jamais illustrés, aux conditions de vie des simples hommes et femmes. Une histoire « au ras des pâquerettes », et fière de l’être. On parlait beaucoup d’histoire totale, de micro-histoire, dans l’idée de reconstituer tout un cadre de vie, une ambiance, une façon de penser. D’une certaine manière, passer au roman était une façon d’accomplir ce souhait fou, mes romans s’inscrivent toujours dans cette démarche, et la focale que j’aime employer est toujours dirigée sur les petites choses de la vie quotidienne, davantage que sur les grands complots qui « font » le monde. Soi disant.
L’écriture de romans et l’écriture historique sont, après tout, des disciplines proches. Toutes deux s’appuient sur le pouvoir des mots. Le premier travail de l’historien est de déchiffrer, puis lire, des heures durant, des écrits ayant été dignes d’être consignés quelques siècles auparavant. Les sources n’ont que rarement une prétention littéraire, il n’empêche qu’elles finissent par imprégner de leurs mots, leurs phrases, leurs tournures. L’auteur peut ainsi puiser dans un vivier inépuisable. Et je veux parler ici de l’auteur de romans comme de l’auteur d’essais historiques. La façon de penser et de réfléchir des rédacteurs des sources déteint sur les lecteurs contemporains, dans une proportion dont nous n’avons pas toujours conscience.
Voici d’ailleurs un texte de 1479, qui m’a servi à la fois comme source historique et comme sujet d’inspiration. C’est un extrait de registre de la cour de justice des Hospitaliers de Chantoin, en Velay. Le texte original est en latin et en occitan, traduit par mes soins :
Sur dénonciation de Jehan Lerm se plaignant et disant ledit Jehan Lerm que le jour 21 il fut par quelqu’un dérobé dans sa maison et que plusieurs choses furent volées et enlevées, requérant le dit Jehan Martin, sergent, au titre de son office de réaliser l’enquête et recherche des choses volées au susdit Lerm, et ce dans tous lieux afin que ledit lerm puisse récupérer les susdites choses et que le délit soit réparé.
Laquelle enquête par le dit sergent fut faite dans la maison du dit Estienne Trenchacosta, accusé, à savoir dans la cuisine de la maison dudit accusé, jouxtant une certaine maie existant au pied de son lit, un sac à l’intérieur duquel étaient trois écheveaux de fil de chanvre et certains souliers de femme, une chemise de femme, […] deux draps de lin, et sur ladite maie était une couverture. Item, dans une certaine autre chambre de la dite maison retrouvés des vêtements tant d’homme que de femme, tous ensemble liés en un ballot et ledit Lerm vit le sac et dit "ce sac est le mien", et le dit Martin, fils d’Estienne Trenchacoste dit "s’il est votre, prenez-le" et une certaine fille dudit Trenchacosta, appelée Mondeta dit "ce n’est certainement pas le notre" et ainsi le dit sergent remit le sac au dit Lerm sous la main de la Cour […]1.
Ce texte n’est pas un roman, mais il n’est pas qu’une source. Une source, d’ailleurs, est un discours. Son rédacteur n’est pas qu’un scribe, il a ses propres intentions, il choisit de mettre en avant ou de masquer certains faits afin de construire son récit.
À partir de ce genre de textes, les historiens savent très bien construire un autre discours, qui sera une analyse, souvent fine et pertinente, des données disponibles. Mais qui sera aussi une reconstruction, une mise en récit, bref, une histoire. Nous en sommes déjà à deux histoires superposées. Celle du rédacteur, celle de l’historien. Les historiens, reconnaissons-le, n’assument que rarement le côté construction/imagination de leur récit. Pourtant, il existe, et l’historiographie est là pour nous aider à faire la part de la personnalité de l’historien(ne), de son école scientifique, de l’influence de son époque sur son discours, même s’il se veut indépendant et détaché.
L’écriture de roman peut-être comprise comme un niveau de discours supplémentaire. Le réel transcrit par le notaire de la cour de justice, traduit par l’historien, analysé, et ensuite retouché, retravaillé pour en faire un roman.
C’est mon itinéraire personnel : j’ai lu les documents médiévaux avant de devenir historienne, et j’ai écrit de l’histoire avant de me lancer dans le roman historique. Mais on peut aussi le lire à l’envers, et considérer que la réalité, altérée par le rédacteur médiéval, disséquée par l’historien contemporain, est restituée dans ses dimensions par le travail du romancier.
Le récit de fiction prétend à une certaine vérité, parce qu’il restitue non pas des faits (par principe, nous sommes dans le cadre de la fiction), mais tout un pan de la réalité qui ne sera jamais documenté, parce que c’est de l’ordre de l’émotionnel, du ressenti, du dialogue intérieur. Le récit de fiction assume l’empathie avec le sujet que le récit historique met à distance. Le récit historique assume les blancs dans la connaissance, que le récit de fiction comble d’une façon ou d’une autre. Un roman ne peut pas décemment émettre des hypothèses sur la façon dont les gens s’interpellent ou s’habillent. Le romancier doit prendre position. Et assumer le risque de se tromper.
Cependant, pour qu’il n’y ait pas confusion entre fiction et récit historique, il faut certaines règles. Celles de l’écriture historique sont connues : ne rien écrire qui ne soit documenté, prouver ses dires par un arsenal de notes approprié. Je n’y reviens pas.
En fiction, les règles varient avec les auteurs, même si certaines semblent assez universelles. Comme je ne suis pas allée faire un sondage auprès de mes collègues auteurs, je ne vais livrer que les miennes. Ce que l’on pourrait appeler (mais c’est pompeux) une certaine éthique de l’écriture historique.
Définition du roman historique
Le principe du roman historique, de façon générale, c’est que l’histoire est inventée, mais le contexte doit être aussi proche que possible de la réalité que l’on connaît. J’insiste sur le fait qu’il peut (il y a) un écart sans doute assez important entre « la réalité », et « la réalité que l’on connaît à travers la recherche ». Il faut s’en accommoder. À charge à l’imagination de l’auteur le récit, les péripéties, les personnages, le déroulé des événements. À charge de l’histoire, tout ce qui est l’arrière-plan, depuis l’équipement de la cuisine jusqu’aux vêtements, en passant par les modes de transport. La partie historique inclut aussi les préoccupations des personnages, bref, ce qui relève des mentalités.
Immédiatement, on se heurte à une première difficulté. Si le roman historique se plaçait dans les pas de la mentalité d’une époque, il ne serait rien de plus qu’une variante des romans de l’époque. On peut aujourd’hui s’identifier aux héros de Chrétien de Troyes, en fermant parfois les yeux sur certains de leurs comportements, en partie grâce au génie de l’auteur, qui traverse les siècles, en partie parce que nous partageons avec les médiévaux un bon nombre de fondamentaux. Mais un roman à sa manière ne serait qu’un banal pastiche, l’authenticité en moins.
Vouloir se rapprocher autant que possible des mentalités d’une époque, tout en conservant les ressorts de la fiction du XXIe siècle pose également des problèmes, surtout dans les relations entre personnes. Entre hommes et femmes, par exemple. Puis-je montrer le personnage principal s’installer à table avec ses fils et les invités, pendant que son épouse s’installe par terre devant le feu avec ses filles et les plus petits, comme le font les paysans de Montaillou ? Il me semble que cela choquerait. Choquer n’est pas un problème en soi, d’ailleurs. Mais un roman écrit actuellement est, et se veut, un objet de son temps, une œuvre tissant des ponts entre les époques. Mais en aucun cas s’extrayant de son temps. Une œuvre reprenant intégralement les préoccupations médiévales n’aurait tout bonnement rien à dire aux lecteurs de notre époque.
Une règle propre au roman policier historique me paraît intangible, et et pose moins de problèmes. C’est même un principe de base. Le récit doit primer. Dans un roman en général, dans un roman policier en particulier, une grande part du plaisir de la lecture tient au rythme du roman. L’installation d’un déséquilibre, ou d’une angoisse, la montée du suspense, la multiplication des questions, les fausses pistes même doivent arriver parfaitement au bon moment. Le rythme est sans doute tout aussi important que la pertinence de l’énigme. Donc il n’est absolument pas question de sacrifier ce rythme à des explications concernant le contexte, le séchage du chanvre sur les métiers à rouir ou la technique de la poterie glaçurée. Ce n’est pas la priorité. Jamais. On ne s’attarde pas sur un sujet quand ce n’est pas le moment. Donc, si on veut prendre du temps pour décrire quelque chose qui nous tient à cœur, il faut choisir le moment, la façon, afin de ne jamais infliger de cours au lecteur.
Pour écrire un roman historique, il faut également que le monde soit cohérent. Ce qui signifie qu’il faut faire des choix. Les historiens ont quantité de questionnements non réglés, des hésitations, des doutes. On ne peut pas se permettre, dans un roman, de dire que, oui, cette maison est construite en pierres, mais elle peut aussi être en pisé. Donc il faut simplifier. En essayant de ne pas tomber dans la caricature, en se montrant subtil, en suggérant tout ce qu’on ne peut pas décrire longuement. En éludant, aussi, ce que l’on ne sait pas.
En règle générale, un historien est au service de la science, ou tout au moins de la connaissance. Un romancier, lui, écrit d’abord pour son lecteur. Que ce lecteur soit sa vieille grand-mère, son cercle littéraire ou les membres de son club londonien n’y change rien : le livre est écrit pour être lu. Bien entendu, on peut lire de différentes façons, pour se faire plaisir, pour se faire peur, pour réfléchir, pour porter un autre regard sur le monde et sur soi-même. Je ne ferai pas d’inventaire exhaustif ici. Mais ce qui est important, c’est que le livre de fiction est conçu comme un tout, une œuvre, un récit qui amène le lecteur d’un point A à un point B en le modifiant subtilement au passage. Certains livres d’histoire font aussi cet effet. Mais un historien, généralement, considère que si le lecteur doit être changé, bouleversé par ce qu’il vient de lire, ce doit être la résultante de la science pure, et non de son propre génie. Bref, un auteur de fiction joue sur son propre talent, (et échoue sur son absence de talent), un historien fait confiance au talent de l’histoire.
Un lecteur de roman doit être proche de son sujet. Les lecteurs de romans historiques, et c’est encore plus vrai pour les lecteurs de polars historiques, aiment être pris dans l’époque, comme s’ils y vivaient. C’est donc une sorte de reconstitution qu’ils attendent de l’auteur. Je parle du lecteur, mais à ce bonheur de s’immerger dans une société recomposée, correspond celui de reconstruire entièrement la société que ressent l’auteur. Mais prenons le point de vue du lecteur, parce qu’il est tout de même plus général que celui de l’auteur.
Quelques limites
Le roman historique est sans doute, s’il est bien fait, une bonne introduction à une époque. Mais ce n’est pas un livre d’histoire. Et ce pour plusieurs raisons. Un roman s’appuie sur les questions et les problématiques de sa propre époque (il est vrai que les livres d’histoire aussi), mais en adoptant assez délibérément le point de vue de son temps. Par exemple, je m’interroge assez souvent dans mes livres sur l’inégalité de naissance. Tous ces romans médiévaux et fabliaux qui mettent en scène des paysans tentant de se faire passer pour des gens bien nés et qui échouent de façon ridicule. Cette glorification permanente du sang bleu, et l’excuse de la pauvreté honteuse pour les nobles déchus. Comment peut se sentir quelqu’un qui est né du côté des dominants ? Des dominés ? Comment vit-on ce sentiment d’injustice ? C’est typiquement une question de notre époque, que l’étude du Moyen Âge permet de creuser, autrement. C’est davantage, d’ailleurs, un questionnement d’ordre philosophique qu’historique, parce que, quelles que soient les conclusions auxquelles on arrive dans le roman, elles ne feront pas avancer l’histoire.
De la même façon, quels que soient mes efforts, j’oublie bien trop le fait religieux, et je pense même que si j’assurais à la religion la place qu’elle occupe en réalité dans la société médiévale, je lasserais tout le monde avec des génuflexions à n’en plus finir. Reflet d’une époque très laïcisée, et reflet aussi d’un auteur, je dois l’avouer, qui n’entre dans une église que pour regarder les chapiteaux.
Les avantages
Certaines règles sont valables pour tous les romans historiques, et d’autres sont plus spécifiques au roman policier. Le roman policier porte en soi des règles assez strictes, même si elles se sont fort heureusement assouplies dans les vingt dernières années. Les règles originales interdisaient par exemple d’employer les ressorts psychologiques, seule la pure raison était admise, comme si la pure raison gouvernait les hommes. Il n’en demeure pas moins qu’un roman policier, historique ou pas, doit comprendre un meurtre dans la première partie du roman, un enquêteur unique (là encore, deux sont admis... mais pas plus ! Sinon, on se retrouve avec le Club des Cinq), une recherche de la solution (je n’ose pas dire de la vérité) et un final expliquant tout. Le plus difficile étant de rendre l’explication finale pas trop rébarbative.
Cela semble assez cadré, codifié. En réalité, cette forme d’écrit offre aux auteurs un grand éventail de possibilités, et tout spécialement quand on choisit de placer son roman dans des lieux ou temps mal connus.
L’enquêteur (euse) est placé dans la position de celui qui ne sait pas. Un peu comme le lecteur, finalement. Son rôle dans l’histoire est de poser des questions, de s’interroger, de réfléchir, d’observer. De merveilleux atouts pour qui veut faire découvrir une époque peu ou mal connue. Je trouve, pour ma part très confortable cette position de novice, de découvreur, dans laquelle je place mes personnages. Le lecteur est amené à s’identifier au héros, et donc à aborder tout ce qu’il va lire avec le même œil neuf que ce héros.
Je place mes romans au Moyen Âge. La plupart des gens connaissent cette époque. Ou s’imaginent bien la connaître. C’est, d’une certaine façon, confortable, parce qu’il suffit de présenter quelques images, disons un chevalier monté ou une belle dame devant son rouet (« Oyez oyez belles gens ! ») pour convoquer chez le lecteur tout un catalogue de représentations, d’odeurs, de couleurs vues et revues dans d’innombrables films et romans. Cela rend assez difficile pour un auteur de provoquer suffisamment de surprise chez son lecteur pour l’emmener à être dépaysé, à abandonner les chemins un peu trop balisés pour passer à une vision plus... je n’ose dire réelle, disons plus conforme aux avancées actuelles de la recherche. Les médiévaux nous riraient sans doute au nez, mais il faut le risquer.
Je pense sincèrement qu’amener le lecteur (et donc moi-même) tout doucement à s’interroger sur ses propres représentations en amenant le héros à s’interroger lui aussi sur ses propres images est la meilleure façon de faire. En tout cas, le type d’écriture dans laquelle je me sens le plus à l’aise.
L’utilité de l’histoire
Dans les rapports entre roman et science historique, il ne faudrait pas non plus tomber dans le travers de l’opposition des deux. Je ne veux pas faire l’éloge de l’histoire comme champ de la connaissance, et je ne serais pas forcément la plus qualifiée.
En revanche, j’ai une idée assez claire de l’utilité de l’histoire dans le roman historique. Pour avoir discuté récemment avec des auteurs de romans policiers historiques, publiés dans la même collection que moi, je sais que leur recherche documentaire est toujours une de leurs priorités. La motivation principale est, bien sûr, d’éviter de dire de grosses bêtises. Mais si c’est sans doute la motivation avouée, je vois pour ma part des ressorts plus puissants à la recherche de la réalité historique la plus proche possible dans le roman.
La recherche historique met constamment à jour des questions, elle met des faits à l’épreuve. L’histoire est un réservoir inépuisable de problèmes non résolus, de faits déroutants, de sujets de réflexion. Pour un romancier, c’est une vraie mine d’or.
Ensuite, l’histoire, comme recherche d’une réalité, est extrêmement riche. Le cerveau humain a ceci de général qu’il est un peu paresseux et se contenterait sans doute des mêmes thèmes, des mêmes schèmes sans cesse répétés. La réalité, ici historique, permet de sortir des contes cent fois ressassés. Merci l’histoire.
Les connaissances rentrées dans le domaine public deviennent vite des clichés. Or, un cliché perd vite de son pouvoir d’interroger, de questionner ou d’émerveiller le lecteur. Or, un auteur a besoin de mettre en résonance son lecteur. La moitié du travail d’imagination d’un roman est réalisée par le lecteur. Si le lecteur ne voit dans le texte présenté à son lecteur qu’une succession de phrases plates et de faits déjà connus, le livre va lui tomber des mains. C’est un enjeu majeur pour un auteur, d’arriver à déséquilibrer suffisamment le lecteur pour qu’il ne se croie pas sur un chemin mille fois parcouru, mais regarde d’un œil neuf tout ce qu’on lui présente. On peut le faire par une écriture nouvelle, ou en provoquant, en émoustillant le lecteur (c’est fréquent). On peut aussi lui apporter des éléments neufs, qu’il n’aura jamais rencontrés auparavant, et qui mettront ses cellules grises en marche. Parfois, cette alchimie délicate fonctionne, et le lecteur a l’impression d’achever la lecture plus intelligent, ou plus nourri qu’il n’y est entré. Dans ce cas, comme auteur, je jubile.
D’autre part, mais c’est plus spécifique aux historiens qui deviennent auteurs, et ça peut vite devenir un défaut, il existe la tentation de porter à la connaissance du public la masse de connaissances, de recherches, de petits trésors, qui restent bien trop dans le cercle étroit des historiens. Il y a, je pense, un fossé de plus en plus large entre des historiens qui utilisent de plus en plus un jargon compréhensible qu’à partir du master 2, (et encore) et le public qui, jusqu’à peu de temps, avait l’habitude de lire sans problème la production des historiens. Voir Duby et son indéniable succès populaire. Je trouve ça dommage. Alors pas de malentendu. On peut sans doute faire passer quelques éléments vraiment méconnus et qui méritent de l’être dans un roman historique, mais un roman n’est pas et ne doit pas être un cours. On peut quand même tenter d’attirer la curiosité du public sur une époque et sur les recherches dont elle fait l’objet. Ce n’est déjà pas si mal.
Ces règles esquissent les contours du rapport du roman de fiction à l’histoire. Mais elles ne disent pas tout sur les intentions du roman historique. Le roman historique, dans sa version policière, s’appuie sur l’histoire mais il ne se définit pas que par son rapport à l’histoire. Il tend à donner à comprendre des choses que le simple récit historique, même bien fait, ne fait pas forcément comprendre. En ce sens, le roman s’incarne dans une époque, une période, mais traite avant tout de problèmes humains. Prenons des exemples un peu plus concrets : La faim est une donnée majeure au Moyen Âge. La faim et la monotonie alimentaire. Le travail de l’historien est de mettre des chiffres, des faits, des nombres de calories disponibles par jour et par personne. De définir des faits sur lesquels s’appuyer. Ce qui n’empêche pas, évidemment, d’y mettre de l’empathie. Le travail du romancier est de faire comprendre l’insécurité alimentaire au quotidien, les journées sans manger, l’obsession de la nourriture, la crainte de manquer, même quand le garde-manger est plein. Et cette exploration n’est pas centrée uniquement sur le Moyen Âge. La faim, comme sensation, est universelle, et elle peut s’appliquer aussi bien à des pauvres contemporains qu’à des pauvres antiques. Pour ma part, mon modèle en ce qui concerne la question de la faim est celui de ma grand-mère, qui a vécu une enfance extrêmement misérable, où elle avait faim tout le temps. Conséquence, elle voulait toujours gaver ses petits-enfants et tous ceux qui passaient par chez elle, hantée par ce souvenir du ventre creux.
Autre exemple, la peur de la mort, la peur de la peste sont des notions sans lesquelles on a peu de chance de comprendre le XIVe siècle. Que peut dire l’histoire à ce sujet ? Aligner des chiffres effrayants, comme un mort sur deux (ou sur trois) de la peste en 1348, un enfant sur deux n’atteignant jamais l’âge adulte... que peut faire le romancier pour évoquer cette situation-là ? Il y a la méthode sinistre, et semer le chemin des héros de morts toutes plus horribles les unes que les autres. Imaginer un endurcissement à la mort, que l’histoire ne prouve d’ailleurs pas. On peut aussi choisir de montrer la présence de la mort plus que la mort elle-même. Il faut comprendre ici qu’écrire n’est pas un acte forcément facile. Pour décrire une réalité, afin de la faire comprendre et surtout ressentir par le lecteur, il faut la comprendre et la ressentir soi-même (un comédien dirait entrer dans la peau du personnage). Sans compter que ce qui est difficile à écrire pour l’auteur, et à la condition que ce soit bien écrit, sera encore plus difficile à lire pour le lecteur. Par définition, l’auteur entretient une certaine distance avec l’histoire qu’il raconte, puisqu’il tient les marionnettes en main, il ne peut pas oublier qu’elles ne sont pas vivantes. Le lecteur, lui, s’il est embarqué dans l’histoire, la prendra de plein fouet. Il ne faut pas être trop méchant avec ses lecteurs. C’est pour cela que, personnellement, je préfère, par exemple, pour évoquer la mort de trop nombreux enfants, mettre en scène, par exemple, l’inquiétude sourde d’un parent regardant son enfant jouer. Ou une remarque anodine comparant les traits d’un enfant à celui de son frère ou de sa sœur mort prématurément. Ou les prières inquiètes déversées par toute la parentèle à la naissance d’un petit.
La question essentielle, bien sûr, est celle du « vrai ». Qu’est-ce qui est vrai ? Je crois qu’on ne peut pas, on ne doit pas rejeter tout ce qui vient de l’émotion dans le domaine du faux parce que « non rationnel ». Ce serait une erreur. Une partie de la connaissance passe par les émotions. Le romancier joue sur l’intelligence émotionnelle. L’historien recherche le vrai. Le romancier aussi. L’existant, le prouvé, le scientifique ne dira jamais tout. Je prends un exemple : on ne trouvera jamais aucun document nous racontant ce que peut bien penser une guérisseuse qui va cueillir des plantes. Le roman permet d’explorer cette possibilité. Comment savoir si le romancier (ou la romancière, dans le cas présent) est dans le vrai en présentant ses déambulations ? Personne ne le dira, c’est de l’ordre de l’intime. Mais ça peut être vrai. Et en tout cas, ça permet au moins de se poser des questions autres. La pratique de l’histoire se fait à partir des textes et de ce qu’on peut y trouver. La logique du roman est autre et interroge des domaines dans lesquels les textes n’apportent rien.
Au bout du compte, un roman est comme une pièce de théâtre. Personne n’attend qu’une pièce de théâtre représente la réalité, tout le monde sait qu’il s’agit d’acteurs, d’artistes, de dialogues écrits et d’une représentation. Mais si cette pièce de théâtre a réussi à faire réfléchir sur la réalité, ce qui est son but universellement reconnu, alors l’auteur a réussi son coup. Un roman, ce n’est pas autre chose que de présenter un miroir. Faux, bien sûr. Mais vrai tout de même.