Le ministère de Paul Ferry à Metz (1612-1669)

Essai de contribution à l’histoire des pasteurs réformés français sous le régime de l’édit de Nantes

p. 193-205

Plan

Notes de l’auteur

Thèse soutenue à L’Université Jean Moulin - Lyon 3 le le 19 novembre 2011.
Jury : Philip Benedict (Université de Genève), Didier Boisson (Université d’Angers), Alain Cullière (Université Paul Verlaine, Metz), Yves Krumenacker (Université Lyon 3 Jean-Moulin, directeur de thèse), Philippe Martin (Université Lumière Lyon 2, président du jury) et Raymond A. Mentzer (University of Iowa)

Texte

Il y a quatre cents ans, Paul Ferry (1591-1669) arrivait à Metz, sa ville natale, de retour de ses études en théologie qui l’avaient mené à Montauban. Le 16 novembre 1611, il débutait ainsi ses derniers examens pour devenir pasteur. Cela devait marquer le début d’un très long ministère de cinquante-huit ans, exercé de façon continue dans la même cité, dans des conditions particulières, du fait de la position originale de Metz dans la géopolitique européenne et de son Eglise réformée dans les institutions ecclésiastiques françaises. C’est sur ce ministère pastoral précis que j’ai travaillé au cours des cinq dernières années, pour en faire l’objet de cette étude doctorale et pour travailler sur l’exercice du métier de pasteur sous le régime de l’édit de Nantes en France (1598-1685). Le choix de ce cas précis a été dicté par plusieurs considérations qui ont sans doute influencé mes hypothèses de départ et déterminé les démarches mises en œuvre au cours de ces recherches.

Choix du sujet, démarches et hypothèses

Le choix du cas de Paul Ferry a dépendu de plusieurs facteurs. Le premier d’entre eux, vital pour l’historien, est évidemment l’existence de sources nombreuses et variées. La masse documentaire des « papiers Ferry » est impressionnante et peut, de prime abord, décourager le chercheur. En effet, il s’agit d’une collection exceptionnelle, bien qu’amputée de certaines pièces essentielles suite aux disparitions de documents messins en 1944 : nous avons la chance d’avoir accès aux écrits « professionnels » de Ferry au sens strict, c’est-à-dire ses brouillons de sermons1, ses notes préparatoires sur la Bible2, ses notes de lectures diverses3, mais aussi des documents plus « personnels », même si la distinction n’est peut-être pas toujours pertinente : sa correspondance4, très vaste, ses notes familiales5, mais aussi ses travaux sur l’histoire de Metz et sur le passé de son Eglise réformée6, ainsi que de très nombreuses sources qu’il avait collectionnées et qui nous sont parvenues grâce au soin d’érudits postérieurs7. Ferry a relativement peu publié au cours de son ministère, mais ses quelques ouvrages imprimés ont évidemment été également mis à contribution dans l’optique d’une étude de son ministère. À ces documents déjà connus des biographes de Ferry, mais rarement sollicités en même temps et de façon réellement approfondie, j’ai pu trouver au cours de mes recherches quelques documents qui leur étaient restés totalement inconnus, notamment deux volumes imprimés (une méditation de 16168 et un sermon de 16559) et des éléments d’une collection restée privée10.

Dans un premier temps, j’avais pensé à une étude du corps pastoral messin dans son ensemble sous le régime de l’édit de Nantes, ce qui aurait concerné quatorze pasteurs ordinaires, sans compter des ministres ayant vécu plus ou moins longtemps à Metz du fait de circonstances exceptionnelles, sans y exercer de façon continue. Cette ville constitue en effet un observatoire privilégié, car elle compte une forte minorité réformée (entre la moitié et le cinquième d’une population totale de vingt mille habitants au cours de la période)11, au contact d’une majorité catholique agissante, mais aussi d’une autre minorité confessionnelle, les juifs. Bien qu’officiellement « protégée » par le roi de France et ville d’Empire entre 1552 et 1648, elle est progressivement intégrée à la souveraineté française et peut donc être considérée comme appartenant pleinement au royaume12. Hormis des travaux de Philip Benedict dans les années 198013 et la thèse de Patricia Behre Miskimin sur le triconfessionnalisme14, le cas messin n’a que rarement été réellement exploité par des chercheurs ayant des perspectives qui ne soient pas strictement locales. La période du régime de l’édit de Nantes m’a vite semblé constituer elle aussi un observatoire privilégié de l’exercice du ministère pastoral, par la stabilisation qu’il apporte à la situation des prédicateurs, par le cadre légal annonciateur d’une « normalisation » et d’une harmonisation entre les communautés, permettant ainsi des ministères plus longs et plus aisés à suivre pour l’historien.

Mais, très rapidement, je me suis rendu compte que les autres pasteurs messins, quasiment tous collègues à un moment donné de Ferry, étaient pour la plupart d’entre eux connus essentiellement à travers le prisme des papiers Ferry, sauf peut-être David Ancillon auquel j’avais déjà consacré mon mémoire de DEA15. J’ai donc pris le parti d’embrasser ces sources afin d’étudier dans le détail de quelle manière un pasteur exerce son ministère sous le régime de l’édit de Nantes, comme une étude de cas dont le but serait de fournir une grille d’analyse possible pour de futures contributions extérieures à Metz.

Ce sujet m’a paru neuf à plus d’un titre. Certes, des études, souvent locales, avaient déjà été menées sur Ferry, mais dans une perspective biographique, voire hagiographique, souvent reprise de traditions historiographiques messines anciennes, tant catholiques que protestantes : les travaux d’Othon Cuvier et de Roger Mazauric sont en cela exemplaires16. À une autre échelle, Ferry n’est pas un inconnu des historiens spécialistes du protestantisme français, mais sa figure est souvent présentée de façon déformante, car on ne retient généralement de lui que sa prétendue envergure intellectuelle, contestable, et son dialogue réputé « irénique » avec Bossuet en 166617. Enfin, il m’a semblé que les pasteurs réformés français sous le régime de l’édit de Nantes, sans être des inconnus, étaient souvent mal connus18, du fait de leur très grand nombre (environ 700 simultanément) et de l’accès difficile à leurs archives, souvent dispersées ou disparues. Pourtant, la place essentielle du ministère pastoral dans la vie ecclésiastique réformée nécessite une connaissance plus fine de leur sociologie ou de leur substrat culturel. En effet, la valorisation de ce ministère s’explique par la nécessité de lutter contre certains effets potentiellement révolutionnaires du principe de sacerdoce universel. La « cléricalisation » qui en a résulté, alliée à l’« installation » des réformés en France grâce à l’édit de Nantes, a été dénoncée par Émile Léonard comme une des explications au manque de résistance au processus menant à la révocation de l’édit de Nantes et comme un des aspects de l’« affadissement » et du « dessèchement » de la spiritualité protestante, dans un ouvrage qui a longtemps marqué l’historiographie, mais qui m’a semblé dépassé sur plusieurs points19. Le cas de Paul Ferry m’a donc paru idéal pour mettre en œuvre l’étude d’un cas qui, bien qu’exceptionnel sur certains points, peut jouer le rôle de mise en perspective pour d’autres cas20, voire entamer un projet de recherche plus global à l’échelle française, y compris dans une optique comparatiste avec le clergé catholique, comme le fait Luise Schorn-Schütte pour les espaces germaniques21.

Face à cette masse documentaire, les démarches entreprises ont été essentiellement qualitatives, sauf pour un chapitre sur la correspondance de Ferry, étudiée elle de façon quantitative. Je me suis placé dans une lignée historiographique déjà ancienne et féconde, visant à étudier les protestants dans une perspective d’histoire sociale et culturelle22, en prenant en compte les apports de l’anthropologie historique. Peut-être poussé en cela par la volonté de ne laisser aucun élément des papiers Ferry de côté, je me suis dirigé vers une histoire certes individuelle, mais en cherchant toujours à comparer, notamment à l’aune des grands textes normatifs réformés du temps, comme la discipline, la confession de foi ou les actes des synodes nationaux23, voire de la bibliographie déjà existante sur d’autres cas de pasteurs, afin de ne jamais tomber dans le piège de la monographie fermée sur elle-même, ou dans celui de « l’illusion biographique » jadis dénoncée par Pierre Bourdieu24. Ce choix préliminaire m’a amené à consulter une bibliographie très abondante, au carrefour de nombreuses traditions historiographiques, mais m’a ainsi permis de toujours conserver à l’esprit la nécessité de m’ouvrir à une histoire plus générale du protestantisme au XVIIe siècle, à l’exemple de ce qu’a pu faire Nicolas Schapira sur Valentin Conrart25.

Mes hypothèses de départ ont été que les aspects « professionnels » de la vie de Paul Ferry ont largement pris le pas sur les aspects plus « personnels », au point que les seconds ont été instrumentalisés afin d’aboutir à l’édification des fidèles, mais aussi à la constitution d’une identité pastorale et d’une réputation, tant au sein de l’Eglise de Metz qu’à une échelle plus large. J’ai aussi cherché à voir si Ferry a utilisé les sources normatives réformées pour se conformer à un modèle de pasteur idéal, cherchant ensuite à en médiatiser certains aspects pour donner à voir en quoi ce modèle était réalisé par l’exercice de son ministère. J’ai enfin voulu définir et analyser les stratégies souvent implicites mises en œuvre par Ferry pour étendre son influence au-delà du cadre institutionnel de son ministère et au sein même de son consistoire, de sa communauté et de sa cité. Partant de ces principaux axes de recherche, il m’a semblé pertinent de suivre un plan que l’on pourrait qualifier de « multiscalaire », en voyant certains aspects du travail de pasteur à des échelles différentes, grâce à des sources variées, en m’inspirant des démarches de la microstoria italienne26, voire de l’Alltagsgeschichte allemande27. Après un premier chapitre introductif sur la jeunesse et la formation intellectuelle d’un pasteur, je suis naturellement parti de l’échelle la plus immédiatement perceptible, celle de l’Eglise locale, car c’est à ce niveau que le pasteur est recruté, travaille au quotidien et se conforme aux attentes formulées. Puis j’ai élargi mes perspectives à l’échelle de la France et de l’Europe réformées, notamment grâce à la correspondance passive conservée. Dans un dernier temps, j’ai pris le parti d’analyser tout ce qui n’entre pas immédiatement dans les attributions du pasteur réformé, mais qui finit par servir à l’édification des fidèles et à la défense de l’Eglise. C’est une autre échelle, plus « intime » et plus « privée » qui émerge ainsi, même si ces notions peuvent être floues au XVIIe siècle : la mise en scène de la vie personnelle et familiale, mais aussi des activités moins directement liées en théorie au métier de pasteur proprement dit sont ainsi rentrées dans les stratégies de Ferry pour devenir un pasteur idéal dans le contexte intellectuel du monde réformé de son temps.

Ce plan n’évite certes pas les redites, mais une analyse suivant la chronologie aurait sans doute été plus gênante dans cette optique, en plus de faire glisser l’analyse vers la biographie. Ma première annexe est toutefois constituée d’une chronologie aidant le lecteur à se retrouver dans certains développements et à les replacer dans leurs contextes précis.

Principales difficultés rencontrées

Mon travail de recherche s’est heurté à certaines difficultés matérielles et intellectuelles tout au long de ces cinq années. La première a été de définir strictement le corpus de sources et de le solliciter de façon cohérente. Malheureusement, il est apparu assez rapidement qu’il faudrait faire quelques choix, parfois difficiles, afin de tenir des impératifs de durée de la recherche. Ainsi, j’ai dû renoncer à entreprendre un travail de localisation et de dépouillement de la correspondance active du pasteur messin. En effet, sa très vaste correspondance passive, d’ailleurs probablement incomplète, comprend plus de 2 400 lettres retrouvées et analysées, tant de façon qualitative dans les neuf chapitres que de façon quantitative dans le chapitre 5. Ses correspondants se trouvent dans toute la France et dans les principaux centres réformés européens comme Genève, Leyde, ou encore Heidelberg, sans compter les innombrables Eglises francophones établies en milieu germanique et dont les liens avec Metz sont étroits. Je me suis donc contenté de quelques éléments épars de correspondance active, soit par les minutes, conservées en grand nombre28, soit par des travaux d’édition de sources, en particulier pour sa correspondance avec André Rivet29. Il est en tout cas certain que quelques points restés en suspens dans ma thèse pourraient être éclairés par des sources que je n’ai matériellement pas eues le temps de collecter et que j’espère avoir un jour en mains. Le temps restreint de recherche et la masse documentaire à dépouiller m’ont sans doute perturbé et empêché de maîtriser réellement ce corpus et de prendre suffisamment de recul, d’autant qu’il resterait également à fouiller dans l’océan documentaire que sont les actes notariés30.

J’ai été contraint de passer rapidement sur le contenu exact de sa prédication, pour plusieurs raisons. La principale a été là aussi la masse documentaire produite, puisque malgré les lourdes pertes constatées en 1944 à la bibliothèque municipale de Metz, l’inventaire sommaire que j’ai constitué de ses sermons dresse une liste de 1 187 occurrences, sans compter les centaines de catéchismes31. Une autre raison est que ces documents sont pour la plupart conservés sous forme de brouillon et que leur analyse prendrait donc probablement plusieurs mois, voire quelques années, avant d’aboutir à des résultats que rien ne permet d’imaginer différents de ceux apportés par la thèse de Françoise Chevalier32. De ce fait, je me suis contenté de tirer des statistiques de ce corpus particulier et d’utiliser, tout au long de mon travail, quelques sermons exemplaires, mis au propre ou imprimés. Ainsi, j’ai évité des développements sans doute trop théologiques n’entrant pas à proprement parler dans le cadre de mon étude, et me suis contenté de tout ce que l’on pouvait en tirer sur les aspects sociaux et culturels de la prédication.

La dernière grande difficulté à laquelle j’ai dû faire face est celle du comparatisme. Car s’il est affiché dans mon introduction et dans mes choix de départ, il est parfois difficile de sortir de la simple monographie sur un sujet local. Cet obstacle comporte en réalité deux aspects liés entre eux. Le premier tient au statut de l’Eglise réformée de Metz : celle-ci, bien qu’intimement liée à celles de France par une confession de foi et une discipline que Ferry qualifie de « conformes »33, en est toutefois indépendante institutionnellement34, ce qui a des répercussions sur certains aspects de la vie ecclésiastique, comme le choix et le recrutement des pasteurs ou la gestion des deniers. Cette difficulté-là n’a cependant pas été trop grande, car elle est compensée par le fait que cette position originale de Metz, bien que parfois mal comprise des pasteurs français, engendre des correspondances supplémentaires avec Ferry, Metz étant à juste titre considérée comme une interface entre la France et l’Empire, notamment avec la proximité des Eglises du « premier Refuge ». La seconde difficulté a sans doute été plus pénalisante : il s’agit de l’impossibilité d’établir de véritables comparaisons avec des cas bien documentés de pasteurs exerçant dans d’autres communautés. Certes, il existe des biographies de collègues réputés du temps de Ferry. Mais elles n’ont pas toujours pu être sollicitées de façon satisfaisante, car elles ne s’intègrent pas dans les mêmes problématiques et concernent souvent des pasteurs dont les cas sont encore plus difficilement généralisables que celui de Ferry. Pour mener à bien une comparaison véritablement intéressante dans la perspective de mes recherches, il aurait fallu se pencher sur des sources de première main laissées par d’autres ministres : là encore, le temps a manqué.

Conclusions, apports à l’historiographie et perspectives de recherche

Malgré ces quelques difficultés, mon travail a, me semble-t-il, permis de dégager quelques conclusions nouvelles et de constituer une grille de lecture potentielle pour envisager une future histoire élargie des pasteurs réformés français sous le régime de l’édit de Nantes.

D’un point de vue « local », j’ai révisé, à la lumière de l’immense documentation, certaines idées reçues sur Ferry et sa conception du travail de pasteur : ainsi, j’ai tenté de montrer que sa réputation n’était sans doute pas si grande qu’on l’a souvent voulu croire, mais qu’il était un habile politique, grâce à une grande puissance sociale en partie héritée de sa famille. J’ai aussi essayé de voir quelles ont été les oppositions qu’il a pu rencontrer au sein même de son consistoire ou de quelle façon il a fait face à la double nécessité de combattre le clergé catholique et de coexister avec lui dans une ville où la sociabilité l’a mis au contact de prêtres et de religieux. Voisin des jésuites à partir de 1642, il est tout à la fois amené à leur intenter des procès et à leur rendre des visites de courtoisie. Mais l’aggravation de la politique de harcèlement de la part des meneurs de la Contre-Réforme le place à partir des années 1650 dans une situation délicate. J’ai enfin cru pouvoir percevoir une certaine forme de « cléricalisation » du pouvoir dans l’Eglise réformée de Metz, malgré le maintien fort de la puissance d’un consistoire composé en grande majorité de laïcs. Cette cléricalisation ne m’a toutefois pas paru pouvoir justifier les critiques d’Émile Léonard sur l’affaiblissement d’un protestantisme désormais « établi » et desséché par l’action des pasteurs. Au contraire, la formation intellectuelle de Ferry, à Montauban, ainsi que sa prédication, son action d’acculturation et son rôle dans la valorisation du ministère pastoral auprès de ses ouailles ont donné à son troupeau des bases spirituelles solides et vivantes. Si, comme ses collègues, il développe un discours monarchiste que l’on pourrait considérer comme excessif à la lumière des événements postérieurs, il ne faudrait pas tomber dans le piège d’une lecture téléologique de l’histoire, car cette position politico-confessionnelle était sans doute la seule possible dans le contexte de son élaboration.

À une échelle plus nationale, voire internationale, j’ai là aussi remis en question la réalité de la grande réputation de Ferry. Comme dans le cadre messin, j’en suis venu à la conclusion que cette réputation était d’abord le fruit d’une position politique et sociale, sa grande force étant son immense réseau de correspondance qui lui donne un accès direct ou du moins assez rapide aux hommes de pouvoir et d’influence, notamment les autres pasteurs. Grâce à l’échange de plusieurs centaines de lettres, on peut voir émerger une certaine « société des pasteurs », avec une identité, ses codes, ses valeurs et ses hiérarchies implicites, malgré l’égalitarisme prôné par la discipline. Il serait donc illusoire de chercher à étudier un hypothétique « corps pastoral » français, même si l’on peut sans doute en parler pour une Eglise particulière où les solidarités sont réelles et immédiates. Si Ferry n’intervient que très peu dans les débats théologiques qui secouent cette société des pasteurs, c’est peut-être par manque de compétence, en tout cas en l’absence de réelle reconnaissance de ses qualités par ses pairs. Mais Ferry parvient à exercer une certaine influence au sein de communautés extérieures en jouant sur d’autres atouts, comme sa très fine connaissance des procédures disciplinaires, sa capacité à placer hors de Metz des collègues ou des convertis, mais aussi son action en faveur de l’unité des réformés, dans le contexte des querelles sur la grâce, et même de tous les protestants, avec un projet de traité sur la réunion entre luthériens et calvinistes35. C’est sans doute cet « irénisme », même si le mot est peut-être trop fort, qui a laissé penser à des historiographes, et même sans doute à quelques contemporains de Ferry, que le pasteur messin était intéressé par la réunion de tous les chrétiens36. Mais s’il accepte en 1666 de discuter de ce sujet avec Bossuet, jeune chanoine de la cathédrale de Metz, c’est plus par amitié que par la volonté d’y parvenir : dans cette affaire, il est le vieux ministre que l’on essaie de convaincre sans succès, alors que le futur évêque de Meaux est celui qui prend les initiatives. Au contraire, Ferry a, tout au long de son ministère, maintenu la plus grande fermeté vis-à-vis des catholiques et notamment face à ceux qui mènent la Contre-Réforme comme les jésuites : le ton de la controverse entre lui et Bossuet une décennie plus tôt, lorsqu’il fait paraître un catéchisme que le chanoine réfute37, est beaucoup plus incisif et probablement plus révélateur des pratiques du temps.

Dans le domaine plus intime et personnel, Ferry s’est servi de sa vie conjugale, familiale et privée pour donner de lui l’image d’un pasteur répondant à toutes les normes édictées par la discipline. Ainsi, ses deux épouses successives nous apparaissent dans les sources comme des femmes dévouées aidant leur mari à exercer son ministère et jouant un certain rôle dans l’édification des fidèles. Par contre, le reste de sa famille donne plus de difficultés à Ferry, notamment ses enfants. Sa seule grande satisfaction, largement médiatisée, est l’accès au ministère de son petit-fils aveugle Jacques Couët du Vivier en 165638. Toutes les sources « privées » des papiers Ferry sont à lire avec le plus grand esprit critique, en évitant le piège de l’empathie et en conservant à l’esprit que nous n’avons souvent sous les yeux que ce que Ferry a bien voulu nous laisser voir. Il n’y a donc que très peu de documents « témoins malgré eux » (Überreste pour les Allemands) et beaucoup d’archives instrumentalisées à dessein pour organiser par avance la mémoire familiale (Tradition). Enfin, j’ai cherché à montrer dans un long chapitre 9 que le pasteur pouvait agir à travers des activités qui ne sont pas intrinsèquement liées au ministère pastoral, mais qui finissent par servir celui-ci. C’est essentiellement comme historien et comme écrivain que Ferry agit ainsi : si l’historiographie l’a trop souvent présenté comme le père de l’histoire messine ou comme un historien annonçant des méthodes de travail modernes, c’est oublier que le pasteur n’a jamais rien cherché d’autre que la défense de son Eglise face aux attaques catholiques et le maintien de ses fidèles dans l’assurance qu’ils étaient membres de la seule vraie Eglise. Même s’il ne fait jamais paraître une réfutation réellement mise en forme, il répond ainsi coup pour coup aux tentatives catholiques, notamment autour du suffragant Martin Meurisse39, d’instrumentaliser l’histoire au profit de leurs intérêts confessionnels. Certes, Ferry ne fait ainsi que prolonger un travail que l’on peut observer aux échelles locale et internationale, mais ces activités ont leur cohérence propre et participent de la constitution d’un espace clairement subordonné à ses intérêts professionnels.

Il reste sans doute beaucoup de travail à accomplir au terme de ces années de recherche. Mais il faut savoir achever une thèse et admettre qu’elle est perfectible et incomplète. J’espère toutefois avoir défriché une partie du terrain et permis de faire émerger des problématiques et des perspectives de recherche pour l’étude des clergés au XVIIe siècle, et notamment du clergé protestant, même si l’exemplarité du cas messin en général et de celui de Ferry en particulier peut être discutée. La longueur, peut-être excessive, de certains de mes chapitres et de mes annexes s’explique largement par ma volonté de donner aux futurs chercheurs le plus de matière possible dans cette optique. Le chantier est désormais ouvert.

Notes

1 Voir notamment BM Metz, ms 1069, 1072, 1077-1082, et 1084-1086. Retour au texte

2 Voir notamment Bibliothèque du Protestantisme français [BPF], ms 7671-7. Retour au texte

3 Voir surtout BMI Épinal-Golbey, ms 91-92. Retour au texte

4 La correspondance de Ferry est immense. Presque toutes les lettres reçues sont conservées à la BPF, ms 3351-4 et ms 7601-8. Retour au texte

5 Surtout BPF, ms 775. Voir également les collections de lettres échangées entre Ferry et des membres de sa famille, dans BPF, ms 7621-8. Retour au texte

6 Cette catégorie regroupe une très grande quantité de documents. Voir essentiellement BPF, ms 7651-4 et ms 774. Retour au texte

7 Ce domaine est immense. Voir l’inventaire des sources présenté à la fin de ma thèse. Il s’agit surtout de documents conservés aujourd’hui à la BnF, collections Prost et Emmery (NAF). Retour au texte

8 Les entretiens du pœnitent, ou meditations devotes sur le Pseaume CXXXIX, Genève, Pierre et Jaques Chouët, 1616, in-12. Il en existe un exemplaire à la Bibliothèque de Genève (MHR L Ferr 1, fonds de l’IHR). Retour au texte

9 Sermon de la Grace. Fait à Metz l’unziéme jour [de] Juin 1655. Sur ces mots Hebr.XII.28 Retenons la Grace. Par Paul Ferry, Amsteldam [sic], Jean Ravestein, [1655], in-8°. Il en existe un exemplaire à la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne (TS 571). Retour au texte

10 Collection de Couët de Lorry. Je remercie Bruno de Couët qui m’a laissé consulter ces documents en toute liberté. Retour au texte

11 Sur l’histoire générale du protestantisme à Metz, la bibliographie est immense. Voir surtout Henri Tribout de Morembert, La Réforme à Metz. II. Le calvinisme, 1553-1685, Nancy, PUN, 1971 ; François-Yves Le Moigne et Gérard Michaux (éd.), Protestants messins et mosellans (XVIe-XXe siècles), Metz, Éditions Serpenoise – SHAL, 1988 ; et enfin Gérard Michaux, « Les réformés messins aux XVIe et XVIIe siècles », dans Philippe Hoch (éd.), Huguenots. De Metz à Berlin, les chemins de l’exil, Metz, Éditions Serpenoise, 2006, p. 17‑46. Retour au texte

12 Gaston Zeller, La réunion de Metz à la France (1552-1648), t.1, L’occupation, t.2, La protection, Paris, Les Belles Lettres, 1926 ; Christine Petry, « Faire des sujets du roi » Rechtspolitik in Metz, Toul und Verdun unter französischer Herrschaft (1552-1648), Munich, Oldenbourg Verlag, 2006. Retour au texte

13 Voir notamment ses travaux spécifiquement consacrés au cas messin : Philip Benedict, « Bibliothèques protestantes et catholiques à Metz au XVIIe siècle », Annales ESC, n° 2, 1985, p. 343-370 ; « Towards the Comparative Study of the Popular Market for Art : the Ownership of Paintings in Seventeenth-Century Metz », Past and Present, t. 109, 1985, p. 100-117 ; et « La pratique religieuse huguenote : quelques aperçus messins et comparatifs », dans François-Yves Le Moigne et Gérard Michaux (éd.), Protestants messins…, op. cit., p. 93-105. Retour au texte

14 Patricia Behre Miskimin, One King, One Law, Three Faiths. Religion and the Rise of Absolutism in Seventeenth-Century Metz, Westport – Londres, Greenwood Press, 2002. Retour au texte

15 Julien Léonard, De Metz à Berlin. La vie de David Ancillon (1617-1692), pasteur réformé en France et dans le Refuge, mémoire de DEA en histoire moderne, sous la direction de Gérard Michaux, Université Paul Verlaine – Metz, 2005. Quelques éléments en ont été publiés, notamment « David Ancillon, une figure méconnue de pasteur idéal pour les protestants du XVIIe siècle », Chrétiens et Sociétés (XVIe-XXe siècles), n° 13, 2006, p. 71-87. Article consultable gratuitement en ligne : http://chretienssocietes.revues.org/ index2123.html. Retour au texte

16 Othon Cuvier, « Notice sur Paul Ferry, l’un des pasteurs de Metz (1612-1669) », Mémoires de l’Académie impériale de Metz, 50e année, 1868-1869, p. 473-510 ; Roger Mazauric, Le pasteur Paul Ferry. Messin, interlocuteur de Bossuet et historien, Metz, Mutelet, 1964. Retour au texte

17 C’est encore le cas dans les dernières synthèses en date, comme Didier Boisson et Hugues Daussy, Les protestants dans la France moderne, Paris, Belin, 2006, p. 184. Retour au texte

18 Il existe quelques essais de synthèse. Voir en particulier Mark Greengrass, « The French Pastorate : Confessional Identity and Confessionalization in the Huguenot Minority, 1559-1685 », dans Luise Schorn-Schütte et C. Scott Dixon (éd.), The Protestant Clergy of Early-Modern Europe, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2003, p. 176-195 ; Yves Krumenacker, « Introduction », dans Didier Boisson et Yves Krumenacker (éd.), Les pasteurs et leurs écrits dans l’aire francophone à l’époque moderne, numéro spécial du Bulletin de la SHPF, t. 156-1, 2010, p. 9-13. Retour au texte

19 Émile G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, t. 2, L’établissement (1564-1700), Paris, PUF, 1961, notamment p. 312-389. Retour au texte

20 Sur cette démarche, voir Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Editions de l’EHESS, 2005. Retour au texte

21 Voir par exemple Luise Schorn-Schütte, « Priest, Preacher, Pastor : Research on Clerical Office in Early Modern Europe », Central European History, t. 33-1, 2000, p. 1-39 ; « The new clergies », dans Ronnie Po-Chia Hsia (éd.), Reform and Expansion (1500-1660), t. 6 de The Cambridge History of Christianity, Cambridge, CUB, 2007, p. 444-464 ; « The "New Clergies" in Europe : Protestant Pastors and Catholic Reform Clergy after the Reformation », dans Bridget Heal et Ole Peter Grell, The Impact of the Reformation. Princes, Clergy, People, Aldershot, Ashgate, 2008, p. 103-124. Retour au texte

22 Dans cette optique, l’ouvrage qui m’a servi de référence est celui de Philip Benedict, Christ’s Churches purely reformed. A Social History of Calvinism, New Haven – Londres, Yale University Press, 2002. Retour au texte

23 Je me suis surtout servi d’éditions pour ces documents que j’ai souvent qualifiés de « normatifs » : Isaac d’Huisseau, La Discipline des Eglises Reformées de France, ou l’ordre par lequel elles sont conduites & gouvernées, Genève – Saumur, Desbordes, 1667, in-4° ; Jean Aymon (éd.), Tous les synodes nationaux des Eglises Reformées de France, La Haye, Charles Delo, 1710, 2 vol., in-4° ; Olivier Fatio (éd.), Confessions et catéchismes de la foi réformée, Genève, Labor et Fides, 1986. Ferry lui-même possède des exemplaires richement annotés de ces textes (voir en particulier BPF, ms 17 et BMI Épinal-Golbey, ms 239). Retour au texte

24 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, t. 62-1, 1986, p. 69-72. Retour au texte

25 Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au XVIIe siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003. Retour au texte

26 Voir un exemple de présentation générale par Giovanni Levi, « On Microhistory », dans Peter Burke (dir.), New Perspectives on Historical Writting, sous la direction de Oxford, Polity Press, 1992, p. 93-113. Voir également une application intéressante par l’historiographie française dans Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Seuil, 1996. Retour au texte

27 Une présentation en français dans Alf Lüdtke (dir.), Histoire du quotidien, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1994 (1ère édition allemande 1989). Retour au texte

28 BPF, ms 7611-2. Retour au texte

29 Jean-Luc Tulot (éd.), « Correspondance d’André Rivet et de Paul Ferry », Cahiers du Centre de Généalogie Protestante, n° 106, 2009, p. 69-96, n° 107, 2009, p. 114-146, et n° 108, 2009, p. 170-189. Retour au texte

30 Notamment aux AD Moselle, sous-série 3E. Retour au texte

31 Ces catéchismes se trouvent pour la plupart à la BPF, ms 7691-3. Retour au texte

32 Françoise Chevalier, Prêcher sous l’édit de Nantes. La prédication réformée au XVIIe siècle en France, Genève, Labor et Fides, 1994. Retour au texte

33 BPF, ms 774, année 1592, § 20 et année 1593, § 21. Retour au texte

34 Voir notamment sur ce sujet Julien Léonard, « Les pasteurs et la réunion des Eglises : le cas de Paul Ferry », Bulletin de la SHPF, t. 156-1, 2010, p. 81-106. Retour au texte

35 Ce projet est resté manuscrit (BPF, ms 7693 et ms 772). Retour au texte

36 Un des grands promoteurs de cette tradition historiographique est François Gaquère, Le Dialogue irénique Bossuet – Paul Ferry à Metz (1652-1669), Paris, Beauchesne, 1967. Mais son ouvrage a été écrit dans le contexte de l’œcuménisme postérieur à Vatican II, ce qui marque profondément sa démarche et ses hypothèses de départ. Retour au texte

37 Catechisme general de la Reformation de la Religion. Presché dans Metz, Par Paul Ferry Ministre de la Parole de Dieu, Sedan, François Chayer, 1654, in-16° (2e édition en 1656 à Genève chez Chouët) ; Réfutation du catéchisme du Sr Paul Ferry, ministre de la religion pretendue reformée. Par Iacques Benigne Bossuet, Docteur en Theologie de la faculté de Paris, Chanoine & Grand Archidiacre en l’Eglise Cathedrale de Metz, Metz, Jean Antoine, 1655, in-4°. La controverse a sans doute été surtout développée en chaire, à la suite d’un premier ouvrage de 1653 dont la paternité doit très probablement être attribuée à Bossuet : Lettre du sieur Lalouette au sieur de Vernicour, son frère, contenant les raisons qui l’ont porté à embrasser la communion de l’Eglise catholique, apostolique et romaine, Toul, S. Belgrand et I. Laurent, 1653, in-4°. Retour au texte

38 Sur ce personnage, voir Roger Mazauric, « La vie courte et remplie d’un jeune Messin du XVIIe siècle – Le pasteur Jacques Couet du Vivier, aveugle de naissance », Bulletin de la SHPF, t. 104-4, 1958, p. 208-230 ; Nicolas Schapira, « Carrières de pasteur, carrières d’écrivain au XVIIe siècle : le cas de Jacques Couët-du-Vivier », Bulletin de la SHPF, t. 150-2, 2004, p. 257-281. Retour au texte

39 Martin Meurisse, Histoire de la naissance, du progres et de la decadence de l’heresie dans la ville de Metz & dans le pays Messin, Metz, Jean Antoine, 1642, in-4°. Retour au texte

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Référence papier

Julien Léonard, « Le ministère de Paul Ferry à Metz (1612-1669) », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2012, 193-205.

Référence électronique

Julien Léonard, « Le ministère de Paul Ferry à Metz (1612-1669) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 04 avril 2025, consulté le 21 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1167

Auteur

Julien Léonard

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