Le « Traité des quatre mariages » de Jeanne Chézard de Matel (1596-1670)

Vers une spiritualité de l’Incarnation

p. 181-185

Notes de l’auteur

Thèse en cotutelle soutenue à L’Université Jean Moulin - Lyon 3 le 12 septembre 2011.
Jury : Isabelle Brian (Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Bernard Dompnier (Université de Clermont-Ferrand 2 Blaise-Pascal, président du jury), Marie-Louise Gondal (docteur en théologie), Jean-Marie Gueullette (Université Catholique de Lyon, co-directeur de la thèse), Yves Krumenacker (Université Lyon 3 Jean-Moulin, co-directeur de la thèse), Daniel Moulinet (Université catholique de Lyon)

Texte

Le « Traité des quatre mariages », écrit vers 1629 par Jeanne Chézard de Matel, porte un intérêt à la fois historique et théologique. D’emblée, ce court ouvrage rempli d’une centaine de citations et d’un bien plus grand nombre d’allusions bibliques, montre comment une femme, laïque et mystique, lit la Bible au début du XVIIe siècle. Si ce contact de l’auteure avec l’Écriture Sainte est surprenant, encore plus est son accès au latin : non seulement elle le comprend mais aussi elle le lit et l’écrit. Impressionnante aussi est la facilité avec laquelle elle prend sa plume : c’est une auteure prolifique dont plus de 5000 pages inédites ont survécu, à une époque où l’on croit que les femmes n’écrivent guère. Sa lecture atemporelle et typologique du premier récit biblique de la Création invite à une réflexion théologique sur le temps et l’éternité et sur la relation étroite entre la Création et l’Incarnation et montre comment elle réunit deux des grands thèmes de la théologie et de la spiritualité de son époque : Incarnation et mariage spirituel.

La thèse, un travail de double doctorat d’histoire et de théologie, présente ce traité en première édition critique, accompagné d’une étude historique et théologique organisée en trois parties. L’ouvrage et son auteure Jeanne Chézard de Matel (Roanne 1596 - Paris 1670) sont relativement inconnus hormis les cercles des Religieuses du Verbe Incarné. C’est pourquoi après le premier chapitre qui présente une brève histoire et une chronologie du XVIIe siècle les situant dans leur contexte, la vie de l’auteure et des informations spécifiques sur le traité sont élaborés avec plus de détails.

Le deuxième chapitre présente Jeanne Chézard de Matel qui naît à Roanne le 4 novembre 1596, cinquième enfant (et première à survivre) de Jean Baptiste Chézard de Matel et de Jeanne Chaurier. Très tôt dans sa vie elle commence à avoir des expériences mystiques et veut se faire religieuse, ce qui attire l’attention des prêtres qui s’intéressent à la mystique. Dans sa jeunesse à Roanne elle rencontre des jésuites qui deviennent ses confesseurs et directeurs spirituels. Les plus célèbres qui figurent sur la liste de ses directeurs sont les jésuites Pierre Coton, Barthélemy Jacquinot et Claude de Lingendes et le dominicain réformateur Jean Baptiste Carré. Plus tard dans sa vie elle rencontre Jean Jacques Olier, Vincent de Paul et Germain Habert, l’abbé de Cérisy. Elle fonde des monastères du Verbe Incarné à Lyon, en Avignon, à Grenoble et à Paris. Pendant son premier séjour à Paris, qui débute en 1628, elle rencontre Catherine de la Rocheguyon et sa tante Catherine d’Orléans de Longueville, du milieu dévot. Et en 1629, en attendant la bulle du monastère de Paris, elle écrit le « Traité des quatre mariages ». Le chapitre sur la vie de Jeanne comprend aussi une description de ses écrits, un exposé de ses sources et une introduction aux grandes lignes de sa spiritualité.

Un troisième chapitre introduit le « Traité des quatre mariages » et expose les résultats des recherches sur le manuscrit. Comme c’est le cas d’une grande partie des écrits de Jeanne, le plus ancien manuscrit qui subsiste est une copie de son vivant, qu’elle a révisée et sur laquelle la secrétaire archiviste de l’Ordre du Verbe Incarné a rajouté plusieurs notes vers la fin du XVIIe siècle. Les recherches mettent en question l’identité du copiste et la datation de la rédaction et de la copie données dans ces notes. Un examen des filigranes permet de conclure que le papier est du début du XVIIe et vient de Lyon et ses alentours ou du centre ou du sud de la France. Une étude graphologique et une comparaison avec d’autres manuscrits y compris des lettres autographes montre bien que le copiste n’est pas celui donné dans les notes, Antoine de Vichy (1606-1630), mais quelqu’un de l’entourage du jésuite Philippe de Meaux (un des directeurs spirituels de Jeanne) environ 1632. La suite du chapitre révèle les sources du traité, analyse son usage de la Vulgate et en propose un plan pour faciliter sa lecture.

Enfin, est présenté le texte du traité, où Jeanne décrit quatre mariages : celui de la divinité avec l’humanité à l’Incarnation, déjà présent en germe à la Création du monde ; celui de Marie avec Dieu, important parce qu’il rend possible l’Incarnation ; celui entre Jésus et l’Eglise, et en quatrième lieu, celui de l’âme avec Jésus. La transcription est fidèle au manuscrit, avec des annotations qui cherchent à révéler les sources, à préciser le sens de certains mots et expressions, à corriger des erreurs du copiste et à clarifier des points obscurs du traité. Les citations bibliques latines sont identifiées et traduites en notes, les allusions en français aux textes bibliques et à d’autres sources sont repérées et notées. Une étude linguistique révèle des néologismes et de premières attestations qui montrent le développement du langage dans l’entourage de Jeanne bien avant que ces mots n’apparaissent dans les livres imprimés. D’autres notes plus approfondies évoquent les sources de certaines expressions et expliquent des idées difficiles à comprendre.

La deuxième grande partie de la thèse cherche à intégrer l’histoire et la théologie dans une analyse critique du « Traité des quatre mariages ». Cette analyse invite à une lecture perspicace de ce traité, attentive au contexte historique et aux questions théologiques qui ressortent. Chacun des deux chapitres propose un thème particulier pour encadrer l’analyse du texte et souligner des éléments importants de la pensée de Jeanne.

Le premier thème est celui de la lecture biblique. Le chapitre commence par un aperçu général qui expose la situation historique par rapport à la lecture biblique, l’importance de l’Écriture sainte dans la mystique de Jeanne et sa façon unique de lire la Bible. Puis, l’attention tourne vers l’un des aspects le plus attirant et original du traité : la lecture du premier récit biblique de la Création. Une analyse détaillée de cette lecture dévoile ses sources, le raisonnement de l’auteur et sa pensée théologique sur l’Incarnation. L’étude biblique inclut une évaluation de l’herméneutique que Jeanne emploie en vue de l’appropriation des idées présentées dans une réflexion théologique.

Le second chapitre de l’analyse historico-théologique du traité explore le thème du mariage spirituel. Une brève histoire de la pensée chrétienne sur le mariage spirituel sert à introduire la discussion et à situer la pensée de Jeanne dans la lignée des auteurs spirituels. On ne s’étonne pas qu’une mystique du XVIIe siècle ait écrit sur le mariage spirituel : ce qui est unique chez cette auteure est sa façon d’en parler. La progression des idées partant de la Création et l’Incarnation et passant par Marie et par l’Eglise avant d’arriver à Jeanne elle-même montre une perspective plus profonde et moins centrée sur soi. Loin d’être une dénégation du corps ou une fuite des relations humaines, la vue de l’auteure inclut tout mariage par rapport à l’Incarnation. Après un résumé du premier mariage exposé dans le premier chapitre, l’étude reprend le texte du traité pour continuer l’analyse critique en examinant à fond les trois autres mariages. Ensuite, une comparaison détaillée avec d’autres auteurs sur le mariage spirituel, notamment Bernard de Clairvaux, Thérèse d’Avila, et Jean de la Croix, aide à tirer des conclusions sur la perspective de Jeanne et sa place dans une spiritualité de l’Incarnation.

L’étude historique et l’analyse critique du traité établissent une base sur laquelle reposent les explorations de la troisième partie de la thèse : la réflexion théologique sur les questions soulevées par la lecture approfondie du traité. Cette réflexion cherche à actualiser la pensée de Jeanne en la mettant en dialogue avec la théologie contemporaine. Comment peut-on lire Jeanne aujourd’hui ? Comment faire un dialogue entre des gens qui ne se connaissent pas et sont séparés par quatre siècles ? Ce problème présuppose une méthodologie hors du commun, qui tienne compte des différents horizons de conscience et prenne comme point commun l’expérience du lecteur actuel. L’étude théologique se développe en trois étapes de réflexion sur le mystère de l’Incarnation, élément central dans la théologie et la spiritualité de Jeanne.

Cette troisième partie introduit la réflexion théologique sur l’Incarnation par une exploration de la relation entre le temps et l’éternité, puis propose un modèle de synthèse qui comprend l’Incarnation comme centre du temps unifiant ainsi le temps et l’éternité. Ce schéma tient compte des modèles circulaire et linéaire du temps, ainsi que des mouvements complémentaires naturels.

Dans un deuxième lieu, l’étude théologique met en regard Jeanne et la théologie contemporaine sur la question de la relation entre la Création et l’Incarnation. La réflexion prend une approche thématique et synthétise les idées dans le temps et l’éternité. L’originalité de l’étude est sa proposition d’une méthodologie pour aborder un texte du passé et le rendre présent Comme c’est le cas avec Jeanne Chézard de Matel, cela implique un dialogue entre auteurs qui ne se connaissent pas. L’étude ne fait plus une lecture historique de Jeanne, mais une lecture actuelle qui tient compte de son contexte historique et qui la met en dialogue avec la théologie contemporaine en cherchant des échos, des rapprochements entre ces auteurs. Certes, ils puisent tous aux sources communes de la tradition chrétienne, mais la perspective que je propose va plus loin que les sources : elle prend comme point commun entre Jeanne et la théologie contemporaine le lecteur d’aujourd’hui. Comment le lecteur du XXIe siècle comprend-il Jeanne ? Quelle place accorde-t-il à sa pensée dans sa propre spiritualité ?

Enfin, l’étude aboutit à la proposition d’une spiritualité néo-chézardienne de l’Incarnation qui se base sur la pensée de Jeanne, éclairée et actualisée par le dialogue avec la théologie contemporaine. C’est une spiritualité liée à la Création, et trinitaire, qui comprend l’Incarnation comme salvatrice, s’exprime comme une union intime avec l’image conjugale, se nourrit de la Parole de Dieu et de l’Eucharistie, comprend les mouvements mystique et prophétique, a des implications morales et se résume en une spiritualité de l’amour.

Citer cet article

Référence papier

Mary Clare Underbrink, « Le « Traité des quatre mariages » de Jeanne Chézard de Matel (1596-1670) », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2012, 181-185.

Référence électronique

Mary Clare Underbrink, « Le « Traité des quatre mariages » de Jeanne Chézard de Matel (1596-1670) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 04 avril 2025, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1171

Auteur

Mary Clare Underbrink

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