Olivier Christin, Marion Richard, Soumission et dévotion féminines dans le catholicisme moderne

Coll. « Addictions : Plaisir, Passion, Possession », Paris, éd. Le Manuscrit, 2012, 99 p.

p. 243-245

Référence(s) :

Olivier Christin, Marion Richard, Soumission et dévotion féminines dans le catholicisme moderne, coll. « Addictions : Plaisir, Passion, Possession », Paris, éd. Le Manuscrit, 2012, 99 p.

Texte

La collection où est publié ce livre détermine ici la réflexion : il s’agira d’analyser comme une « addiction » la soumission religieuse comme pratique spirituelle dans l’Église post-tridentine du XVIIe siècle français. C’est dire que d’emblée la spiritualité de l’abandon est envisagée sous l’angle de la psycho-pathologie (dont, malgré les dénégations des auteurs, relève l’addiction) et, comme il s’agit aussi, particulièrement, de la dévotion féminine, c’est une approche genrée qui s’impose. Mais il ne s’agit pas – disent les auteurs – d’instruire un procès à charge contre l’Église ni contre la mystique mais plutôt de détecter – à distance de nos pratiques de vie contemporaines pour mieux les comprendre dans un « souci de transgression chronologique » (p. 57) – ce qui construit les processus d’addiction. C’est donc cette triple perspective : analyse psycho-pathologique, analyse genrée et analyse rétrospective de mécanismes qu’on retrouve à l’œuvre dans des processus contemporains, qui fait l’intérêt du livre.

L’hypothèse de départ, neuve, est que l’addiction n’est pas seulement assignable à la consommation d’un produit – ce qui est la perspective actuelle souvent trop étroite des réflexions sur l’addiction – mais qu’elle relève de la rencontre de dispositions personnelles et de dispositifs collectifs. Thèse sociologique donc, de la pression sociale dans l’élaboration des processus addictifs. L’analyse se place dans la perspective des travaux d’Anthony Giddens (The Transformation of Intimacy. Sexuality, Love and Eroticism, 1993) tout en récusant la séparation chronologique qu’il introduit entre sociétés traditionnelles (dont relèvent celles d’Ancien Régime) qui ne seraient pas propices à la transformation de l’intime et sociétés modernes, postérieures à la Révolution française, seules susceptibles d’engendrer un sujet rationnel individuel, dont les processus intimes donnent lieu à description réflexive. A rebours et à juste titre, Olivier Christin et Marion Richard font l’hypothèse de l’avènement des écrits du for intérieur (où peut s’enregistrer l’addiction) dès les XVIe et XVIIe siècles en Europe. Leur enquête va ensuite se centrer sur quelques écrits féminins du XVIIe siècle français, et particulièrement sur La vie et conduite spirituelle de la Demoiselle Madeleine Vigneron, sœur du Tiers ordre (1679) dont de larges extraits sont donnés en appendice. Un des apports de ce livre est de nous faire découvrir un nouveau texte dans l’abondante littérature spirituelle féminine des « vies » entre 1580 et 1680.

Le texte de Madeleine Vigneron est lu comme construction de l’addiction : elle se bâtit un cloître imaginaire (p. 33-36), plus enfermant que les murs du couvent, et ce cloître imaginaire coïncide avec la vie d’ascèse et de mortifications décrite comme intensification permanente, comme répétition toujours plus fréquente de sorte que « chacune des actions de la journée fut faite avec plus de ferveur que la précédente ; de façon que la seconde devait passer la première en amour et la troisième passer le seconde et ainsi des autres » (p. 33), escalade de la drogue dure.

Au-delà de cette analyse de l’addiction, le cœur du livre est de révéler un problème ou une tension : entre la pression de l’institution (dont relèvent l’exigence des confesseurs, le durcissement des pratiques d’ascèse et de mortification et le besoin d’« accumulation par les couvents du capital symbolique de la sainteté ») d’une part et, d’autre part, la tentation individuelle d’une « sainteté féminine aux marges de l’institution ecclésiale » (p. 17) et vécue selon une religion subjectivée. On retrouve cette tension dans les deux dispositions de l’Église sur ces vies écrites par ces dévotes : la suspicion, visible dans le contrôle étroit que subissent ces textes et l’approbation pour exemplarité (vies données en modèle dans les congrégations ou même chez les laïcs). Ainsi Madeleine Vigneron occulte dans le récit de sa vocation les fortes pressions familiales et sociales pour insister sur la singularité de l’appel de Dieu et la réponse toute personnelle à cet appel. O. Christin et M. Richard montrent bien qu’il s’agit de deux processus contraires et conjoints : « abandonner librement sa liberté et par là faire l’expérience d’une subjectivité religieuse illimitée » (p. 36) alors même que les « états intérieurs » de Madeleine Vignon « se donnent à travers des pratiques du corps rendues possibles par des dispositifs sociaux et institutionnels » (p. 63). C’est la partie la plus stimulante de cet essai que de ne pas choisir la voie de Leszek Kolakowski dans Chrétiens sans Église (toute passionnante soit elle) mais de montrer la collusion contradictoire dans les pratiques de soumission de l’individuel et de l’institutionnel.

Les textes cités sont éclairants : qu’il s’agisse de la formule de François Giry, le provincial des Minimes qui autorisa l’édition de la Vie de Madeleine Vignon et qui donna une Exposition de la Règle du Tiers ordre des Minimes : « qu’on se plaise dans l’abjection » (p. 27) ou du souhait de Madeleine Vigneron : « que je me tienne autant petite qu’il est possible » (p. 53), les mots de la soumission et de l’addiction sont là dans la déprise de soi, ouvrant à un érotisme obsessionnel du corps souffrant. Cette soumission n’est peut-être pas sans rapport avec le statut social de la femme au XVIIe siècle.

Et c’est sur la spécificité féminine de cette dévotion, que le livre (mis à part une phrase allusive, p. 43) reste muet et le passage aux artistes performers et en particulier à Bob Flanagan dans le dernier chapitre laisse perplexe, non pas par le saut chronologique et culturel accompli mais par l’oubli du problème du genre. Est-il indifférent d’envisager le statut féminin des auteures du XVIIe siècle ici analysés ? (à moins qu’une équivalence soit établie entre le statut social de la femme du XVIIe siècle et le statut social du malade lourdement handicapé du XXe siècle, p. 63 ?). Est-il indifférent d’analyser une pratique d’addiction relayée par l’écriture de soi et non par la seule performance physique ? Si des liens peuvent être tissés avec le contemporain, ce qui est certain, on verrait plutôt une comparaison avec Histoire d’O de Pauline Réage (histoire de femme écrite par une femme) qui met en scène l’addiction féminine à la soumission et à la souffrance du corps et un érotisme obsessionnel en vue d’un apaisement, d’une délivrance peut-être impossibles sinon par brefs flashs.

Ce petit livre est stimulant, bousculant la conception isolationniste du for intérieur ou du sujet mystique en obligeant à les ramener à des réalités sociales et institutionnelles, à en montrer les rapports conflictuels et nécessaires. Il offre à lire des textes peu connus et nous somme de ne pas mésestimer ce qu’ils nous disent de nous. Enfin, une de ses qualités – non la moindre – est de mobiliser un vaste savoir sans l’appareil pesant de l’érudition.

Citer cet article

Référence papier

Michèle Clément, « Olivier Christin, Marion Richard, Soumission et dévotion féminines dans le catholicisme moderne », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2013, 243-245.

Référence électronique

Michèle Clément, « Olivier Christin, Marion Richard, Soumission et dévotion féminines dans le catholicisme moderne », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 07 février 2025, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1190

Auteur

Michèle Clément

Université Lyon 2

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • HAL
  • ISNI
  • BNF