Meulières, pouvoirs et territoires (Moyen Âge – XIXe siècle)

p. 55-60

Texte

Il est des activités dont on pourrait croire a priori qu’elles n’ont été qu’éphémères ou anecdotiques, et compter pour bien peu dans les échanges économiques et dans les enjeux politiques du passé. Tel est le cas des « meulières », ces carrières de pierres spécialisées dans la fabrication des meules de moulins1. Apparues un peu avant le Néolithique, lorsque les hommes commencèrent à consommer des céréales et eurent besoin de pierres spécifiques pour les transformer en farine et de là en bouillies ou en pains, les meulières atteignirent fréquemment une taille considérable : comme celles de la forêt de Moulière, dans le département de la Vienne, dont les milliers de fosses d’extraction couvrent plusieurs kilomètres carrés.

Dans une catégorie un peu différente, les chantiers du Mont Vouan (Haute-Savoie) ont entamé une montagne sur plus de deux kilomètres de long, multipliant les carrières à ciel ouvert et les chambres souterraines vastes comme des cathédrales. Une équipe d’étudiants de l’université Grenoble 2 et du LARHRA, intervenant en partenariat avec les communes de Viuz-en-Sallaz et de Saint-André-de-Boëge, a mené deux campagnes de recherches sur ces sites en 2010 et 2011. Prospections aériennes puis pédestres, dépouillements des sources manuscrites des XIIIe-XIXe siècles et enfin fouilles archéologiques de quatre fronts de taille médiévaux et modernes, ont révélé rien moins que 72 carrières différentes, classant le Mont Vouan en tête des plus grandes meulières du sud-est de la France. Exploité dès l’époque romaine et jusque dans les années 1860-1880, le Mont a fourni près de 200 000 meules façonnées dans un conglomérat à ciment siliceux particulièrement abrasif et doté de qualités mécaniques remarquables. Le prix d’une seule meule représentant sous l’Ancien Régime la valeur d’une maison ou d’une parcelle de terre, on mesure pleinement les fortunes tirées de ses flancs ; pareil gisement équivalait pour son propriétaire à une mine de métaux précieux.

L’exploitation du Mont Vouan excitait bien évidemment les convoitises. De fait, nombreux furent les conflits pour s’en assurer le contrôle. Aux XVIIIe et XIXe siècles les trois villages environnant la montagne, Viuz-en-Sallaz, Saint-André-de-Boëge et Fillinges, s’écharpent en une véritable « guerre de Cent ans » ponctuée de rixes, de grèves et de procès sans fin. Bien que le Mont fût tout entier territoire communal, les artisans meuliers refusèrent toujours de payer un loyer sur leurs chantiers et même des taxes sur les meules commercialisées ; arguant d’une pratique immémoriale, ils entendaient faire leurs affaires en toute liberté et à titre gratuit ! Plus grave, à partir de 1730 chaque commune revendiqua pour elle la propriété des sites les plus rentables et tenta de s’octroyer de larges pans du massif, au détriment de ses voisines. La question ne fut résolue qu’en 1834 par une division du Mont en trois parts inégales, délimitées par les frontières communales. Les limites issues de ce conflit suivent étroitement les carrières de meules, quitte à passer dans certains cas en plein milieu d’une falaise afin d’attribuer des chantiers étagés à deux communes différentes !

Carrière de Viuz-en-Sallaz

Carrière de Viuz-en-Sallaz

Le lien entre meulières et territoires apparaît donc de manière évidente sur le Mont Vouan. S’agit-il d’une exception ou d’un cas caractéristique d’une situation courante ? Quittons les frontières de la France. En Norvège, la meulière de Selbu (Sør Trøndelag) entame un plateau au climat et aux paysages arctiques sur près de 20 kilomètres de long ; on ne prend la mesure exacte de ses carrières en crevasses, larges d’une cinquantaine de mètres et parfois hautes d’autant, qu’en prenant de la hauteur avec un hydravion.

Site de Selbu

Site de Selbu

À l’Époque Moderne, ce gisement gargantuesque appartenait comme les fermes des vallées alentours, à l’évêché de Trondheim. Elles étaient divisées en secteurs dont l’exploitation était concédée aux fermiers-meuliers locataires des domaines agricoles de l’évêché. Les bornes de chaque concession se voyaient matérialisées par un symbole gravé sur la roche ou sur une meule accidentée, reproduisant la marque distinctive propre à chaque tenure épiscopale de la vallée. Apparaît donc à nouveau le lien entre meulières et territoire, meulières et pouvoirs locaux. Retour en France avec l’exemple de Claix, en Charente. Attesté dès les Ve-VIIIe siècles après JC, cette meulière de six hectares fait l’objet en 1306 d’un hommage vassalique. La charte dressée à cette occasion décrit les confins de la seigneurie d’Alain Delisle et de son voisin, le prieur de Boscolonerii ; or leur frontière commune passe exactement au sommet des fronts de taille d’une carrière, et s’incarne toujours au même endroit sept siècles plus tard, par une limite communale et cantonale.

Chantier de fouilles de Claix

Chantier de fouilles de Claix

Il en va de même à Jonsdorf (Basse-Saxe), sur l’une des plus vastes meulières d’Allemagne. Là, les chantiers délimitent non seulement des communes mais forment la frontière internationale entre l’ex RDA et la République tchèque – ce qu’ils faisaient déjà au XVIIIe siècle, entre les royaumes de Saxe et de Bohême… À cette époque les meulières de Jonsdorf appartenaient à la ville voisine de Zitau. Une situation une fois de plus courante : partout en Europe, les gisements les plus étendus demeurent entre les mains d’une ville, d’un seigneur ecclésiastique ou laïque voire d’un souverain. En Drôme, le site de Valcroissant est détenu au Moyen Âge par le chapitre cathédral de Die, qui veille jalousement sur ses droits : lorsqu’en 1227 les chanoines concèdent aux moines bénédictins de Valcroissant tous leurs droits sur les montagnes encadrant le monastère, ils prennent soin de se réserver l’exploitation des carrières de meules. Générosité bien ordonnée commence par soi-même !

En période agitée la possession des gisements nécessite une étroite surveillance et jusqu’à leur mise en défense. Aux mines d’argent gardées par des points fortifiés, comme à Brandes-en-Oisans (Isère), répondent en écho des meulières surmontées de tours et de châteaux : ainsi à Stari Grad, non loin de Ljubljana (Slovénie), où une couronne de meulières cerne un mont lui-même coiffé par un castrum du XIVe siècle. En Haute-Savoie, les carrières de meules des Allinges s’invitent pour leur part aux pieds des remparts médiévaux : les voici à un jet de pierre de la porte fortifiée, et aussi juste sous le donjon, et même jusqu’à l’intérieur de l’enceinte. En Languedoc les meulières de Saint-Quentin-la-Poterie (Gard), propriété des vicomtes d’Uzès et louées par eux en même temps que les droits d’exploitation, s’abritent à l’ombre de la tour de Cantadur, érigée aux XIIIe-XIVe siècles au sommet des fronts de taille. On pourrait poursuivre la liste sur des pages et des pages, avec le château de La Barde à Saint-Crépin-de-Richemont (Dordogne), le castillo arabe de Moclin, en Andalousie, etc. Ce souci de protéger les ressources meulières témoigne à quel point ces carrières si particulières représentaient un enjeu autrefois. Visitant en 1802 les principales meulières d’Allemagne, celles de Mayen-Niedermendig (Rhénanie-Palatinat), le géologue Barthélémy Faujas de Saint-Fond déclara que leur arrivée dans l’escarcelle de Napoléon Ier constituait la plus belle prise des conquêtes outre-Rhin : avec ce site et celui de La Ferté-sous-Jouarre (Seine-et-Marne), la France détenait désormais les deux plus grandes meulières du monde et pouvait imposer sa loi sur les farines de la planète ! De là à déclencher un conflit pour s’emparer des trésors meuliers, il y a un pas que les détenteurs du pouvoir franchirent sans hésiter. Ainsi le Mont Vouan est-il aux XIIIe-XIVe siècles au centre d’une guerre entre son propriétaire légitime, le prince-évêque de Genève, et ses voisins le dauphin de Viennois puis le comte de Savoie.

Parties prenantes de l’organisation des territoires qui les englobent et des frontières qui les délimitent, furent-elles internationales ; possédées par les élites sociales et politiques ; enjeux de conflits multiséculaires, les grandes carrières de meules de moulins s’inscrivaient donc à l’interface des pouvoirs et des territoires. Bien documentée pour les derniers siècles du Moyen Âge et pour l’Époque Moderne, cette relation a pu exister des siècles avant son apparition dans les sources textuelles : ne trouve-t-on pas des villas romaines implantées aux pieds même des gisements, et abritant en leurs murs des ateliers de finition des pierres ? La recherche continue sur ce thème, à travers toute l’Europe et toutes les périodes.

Notes

1 Alain Belmont, La Pierre à pain. Les carrières de meules de moulins en France, du Moyen Age à la révolution industrielle, Grenoble, PUG, 2006, 2 vol., 232 et 334 p. ; Alain Belmont et Fritz Mangartz (dir.). Mühlsteinbrüche. Erforschung, Schutz und Inwertsetzung eines Kulturerbes europäischer Industrie. Les meulières. Recherche, protection et valorisation d’un patrimoine industriel européen (Antiquité-XXIe s.). Actes du colloque de Grenoble, 22-26 septembre 2005, Mayence, RGZM, 2007, 240 p. ; Olivier Buchsenschutz, Luc Jaccottey et alii (dir.), Évolution typologique et technique des meules du Néolithique à nos jours. IIIe Rencontres archéologiques de l’Archéosite gaulois. Aquitania, suppl. 23, 2011, 488 p. ; David Peacock, David Williams (dir.), Bread for the people: The Archaeology of Mills and Milling Proceedings of a colloquium held in the British School at Rome 4th - 7th November 2009, University of Southampton press, 2011, 360 p. Retour au texte

Illustrations

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Référence papier

Alain Belmont, « Meulières, pouvoirs et territoires (Moyen Âge – XIXe siècle) », Les Carnets du LARHRA, 1 | 2013, 55-60.

Référence électronique

Alain Belmont, « Meulières, pouvoirs et territoires (Moyen Âge – XIXe siècle) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 07 février 2025, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1225

Auteur

Alain Belmont

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