Il est tentant pour l’historien et pour le chercheur en sciences sociales de répondre à une demande implicite qui pourrait le pousser à faire l’histoire de territoires préconstruits en fonction des objectifs des institutions ou des groupes sociaux locaux. Face à une véritable demande de « local », l’histoire peut apporter sa contribution critique en travaillant la question du territoire dans ses multiples dimensions spatiales et temporelles. Elle peut pour cela s’appuyer sur des études de cas localisées choisies pour leur valeur méthodologique.
La vallée moyenne de l’Arve – autour de Cluses entre Genève et le Mont-Blanc – est remarquable par la longue durée de ses activités industrielles. La fabrication de pièces d’horlogerie pour Genève, introduite au début du XVIIIe siècle, gagne toute la vallée à la veille de la Révolution française et fait de Cluses la capitale d’un véritable système productif local. Alors que l’horlogerie connaît de grosses difficultés à la fin du XIXe siècle, la première guerre mondiale permet sa reconversion dans le décolletage qui répond à la demande en pièces de métal tournées de l’industrie de guerre. Au XXe siècle, la Vallée devient le premier centre mondial de décolletage et son premier client est l’industrie automobile1. Aujourd’hui, la région de Cluses peut donc se présenter comme la « Technic Vallée ». Or cette présentation même a une histoire. Aux tournants de sa trajectoire, quand le système productif local a besoin d’un argumentaire pour obtenir quelque avantage de l’État, il se constitue en acteur en développant une rhétorique de « district industriel » avant (ou après) la lettre. Il est vrai que la vallée moyenne de l’Arve est devenue un véritable système de relations entre les hommes en tant que lieu de production, de pouvoirs et de pratiques identitaires et normatives. Or son histoire industrielle a connu des ruptures car l’industrie a failli disparaître plusieurs fois et, aujourd’hui, la « globalisation » qui remet en question l’existence même du district pousse l’historien à réexaminer la question du territoire sur la longue durée. C’est pourquoi une comparaison avec un autre terrain dont l’histoire est beaucoup plus contrastée en apparence peut être fructueuse.
Une vaste nébuleuse métallurgique proto-industrielle alpine s’étend d’Annecy à Rives. À son apogée dans la première moitié du XIXe siècle, sa partie savoyarde s’appuie sur la sidérurgie de basse Maurienne dont la puissance se confond avec celle des maîtres de forges. Ceux-ci s’efforcent de contrôler les ressources naturelles (mines de fer, forêts, eau), foncières et humaines (main d’œuvre). La fonte ainsi produite est vendue pour être transformée dans tout l’espace de la nébuleuse alpine. Au sein de cette nébuleuse, la région d’Annecy-Faverges voit ses forges et ses hauts-fourneaux déménager progressivement à Cran-Gevrier (sur l’émissaire du lac et près d’Annecy) où les Frérejean, techniciens d’origine lyonnaise, ont installé des « forges à l’anglaise » qui permettent notamment d’économiser le charbon de bois. Largement déterminés par une réglementation qui veille – par crainte de la pénurie énergétique – à limiter la consommation de bois en définissant des circonscriptions d’approvisionnement, les territoires de la métallurgie évoluent en fonction des techniques de production. En raison de leurs capacités d’innovation, les Frérejean obtiennent un élargissement de leurs approvisionnements en bois en se faisant attribuer les vieilles installations, ce qui élargit leur territoire industriel et leur permet de concentrer les activités à Cran, en réduisant peu à peu la question énergétique à celle du marché2. Mais, vers 1860, la concurrence leur cause de graves difficultés alors que les maîtres de forge de basse Maurienne – tout archaïques que soient leurs méthodes – profitent encore un temps avant de disparaître d’une énorme demande en fonte, notamment de celle d’un bassin stéphanois en plein développement. De leur côté, certains territoires de la vieille métallurgie se reconvertissent peu à peu dans l’agriculture. Ainsi la clouterie des Bauges est-elle remplacée par une économie herbagère qui s’appuie sur un véritable choix collectif opéré dans le cadre des communes et du canton.
La confrontation de ces deux études de cas interroge le territoire dans sa consistance dans l’espace et dans le temps et impose la nécessité de travailler à plusieurs échelles. Cette démarche conduit à interroger leurs ajustements et désajustements successifs indispensables en raison du caractère précaire de la mise en relation des ressources naturelles et humaines, des techniques et des marchés. Une étude sociale fine, inspirée des enseignements de la micro-histoire, a les moyens de montrer que l’on peut dépasser les blocages présentés par une image figée du territoire qui conduit à opposer territoires et réseaux, territoires et mobilités et qui a tendance à négliger la pluriactivité dans toutes ses dimensions, notamment dans sa dimension migratoire. Cette démarche incite à questionner les systèmes normatifs qui constituent bien souvent la trame du discours des élites. C’est ainsi que les activités rurales non agricoles ne seraient que des activités complémentaires pratiquées essentiellement l’hiver, les migrations causées par la misère seraient des départs sans retour, les mobilités des ouvriers de métiers ne seraient que la manifestation de vieux usages, enfin les techniques « modernes » seraient séparées des « routines » par un fossé infranchissable. Or si l’on observe ces phénomènes au « raz du sol », on s’aperçoit que les populations, même les plus modestes, disposent d’une marge de manœuvre, fût-elle étroite, qui fait d’eux des agents qui œuvrent souvent de façon collective et qui sont capables de saisir toutes sortes d’opportunités. Cette capacité d’initiative peut se traduire par d’importantes mobilités géographiques ou d’importantes mobilités sociales sur place. Ainsi les périodes de « crise » présentent-elles un intérêt historique particulier et certaines mobilités, notamment celles des ouvriers de métier, peuvent cacher de véritables transferts de technologie. Dans ce contexte, notamment au XIXe siècle, l’entreprise elle-même ne peut pas être envisagée comme un fait acquis mais doit être interrogée dans sa « peau » qui se constitue – ou pas – dans une formation spatiale envisagée comme la conjonction souple de nébuleuses pluriactives locales liées entre elles par des flux matériels et humains et susceptibles de générer des reconversions dans l’une ou l’autre des dimensions de la pluriactivité pratiquée localement.
Même s’il ne se confond pas avec l’activité industrielle comme le postule la théorie des districts industriels, le « local » reste néanmoins une de ses composantes ; mais il n’en perd pas pour autant toute consistance dans la mesure où sa constitution comme acteur permet bien souvent des reconversions réussies, y compris au XIXe siècle, notamment dans les régions de montagne qui sont, de ce point de vue, un terrain d’observation privilégié.