Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » s’inscrivent dans une période appelée parfois ère « pré-statistique », antérieure au xixe siècle où la statistique commença vraiment à être à l’honneur et utilisée massivement. Dans le domaine de la criminalité, nous pouvons notamment citer le Compte général annuel des affaires judiciaires et des condamnations établi à partir de 1825 et édité dès 18271. Les « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » préfigurent d’ailleurs cette entreprise, même s’ils s’en démarquent par leur but et leur forme. Ils répondent en tout cas comme les autres nombreuses enquêtes menées au xviiie siècle à une volonté du pouvoir monarchique de connaître au mieux l’état du royaume.
La formation des « états des crimes… » a été décrétée par une circulaire du 9 octobre 1733 du chancelier d’Aguesseau. Ils visent à contrôler l’activité des juges (la mise en poursuite des crimes aussi bien que la durée des procédures) et sont réalisés sur l’ensemble du royaume (Corse incluse) jusqu’à la Révolution française. Le chancelier s’est essentiellement appuyé sur les intendants pour les réaliser, mais il a aussi fait appel aux procureurs généraux.
La chancellerie, initiatrice de cette entreprise, a rassemblé à l’origine l’intégralité des documents fournis par les intendants et les procureurs généraux. Ses archives ont malheureusement disparu quasiment intégralement pendant la Révolution, et la documentation relative à l’enquête qui en a réchappé est aujourd’hui conservée aux Archives de la Préfecture de Police (ill. 1). Il s’agit de registres compilant les états des crimes par ressort de cours souveraines, excepté l’un d’eux consacré au magistrat de Strasbourg. Tous les registres ne contiennent pas les résultats de l’enquête dans son intégralité puisque pour certaines juridictions les documents conservés ne couvrent que quelques années. Ainsi, pour le parlement d’Aix, les états des crimes ne courent que d’octobre 1768 à juin 17712. Pour d’autres en revanche, c’est l’intégralité ou presque des données qui a été conservée, comme par exemple pour la Corse, intégrée au royaume par le traité de Versailles du 15 mai 1769 et dont les documents vont de juin de cette année-là jusqu’à la veille de la Révolution3.
Documents conservés aux Archives de la Préfecture de Police
Juridiction |
Cotes |
Dates extrêmes |
Composition |
Parlement d’Aix |
AB407 |
0ctobre 1768 à juin 1771 |
213 feuillets |
Conseil provincial et conseil supérieur d’Artois |
AB408 |
Juillet 1767 à décembre 1788 |
193 feuillets |
Conseil supérieur de Bayeux |
AB409 |
Juillet 1771 à décembre 1773 |
41 feuillets |
Parlement de Besançon |
AB410 |
Juillet 1768 à mai 1787 |
352 feuillets |
Conseil supérieur de Blois |
AB411 |
Janvier 1771 à juin à 1771 |
58 feuillets |
Parlement de Bordeaux |
AB412 |
Janvier 1769 à mai 1774 |
72 feuillets |
Conseil supérieur de Clermont Ferrand |
AB413 |
Mars 1771 à juin 1773 |
54 feuillets |
Parlement de Dombes |
AB413 |
Mars 1765 à mars 1770 |
55-64 feuillets |
Conseil souverain d’Alsace |
AB414 |
Janvier 1767 à mai 1787 |
344 feuillets |
Conseil supérieur de Corse |
AB415 |
Juin 1769 à mai 1789 |
340 feuillets |
Parlement de Dijon |
AB416 |
Juillet 1767 à mars 1789 |
280 feuillets |
Parlement de Douai |
AB417 |
Décembre 1767 à décembre 1788 |
167 feuillets |
Parlement de Grenoble |
AB418 |
Juillet 1767 à décembre 1778 |
91 feuillets |
Cour souveraine de Loraine et Barois |
AB419 |
Décembre 1762 à novembre1788 |
127 feuillets |
Parlement de Metz |
AB420 |
Avril 1768:à août 1781 |
61 feuillets |
Conseil supérieur de Nîmes |
AB421 |
Janvier 1772 à novembre 1772 |
8 feuillets |
Parlement de Paris |
AB422 à AB425 |
Juillet 1767 à septembre 1791 |
475 p. 544 p. 777 p. 512 feuillets |
Parlement de Pau |
AB426 |
Septembre 1767 à décembre 1775 |
52 feuillets |
Conseil supérieur de Poitiers |
AB427 |
Janvier 1771 à juin 1773 |
43 feuillets |
Parlement de Bretagne |
AB428 |
Juin1768 à juin 1774 |
122 feuillets |
Parlement de Rouen |
AB429 |
Juillet 1767 à août 1786 |
226 feuillets |
Magistrat de Strasbourg |
AB430 |
Juillet 1767 à décembre 1785 |
162 feuillets |
Parlement de Toulouse |
AB431 |
Juillet1768 à1772 |
38 feuillets |
Les intendants ont également conservé des traces de l’enquête. On retrouve aujourd’hui dans les dépôts des archives départementales des brouillons et des copies des états ainsi que la correspondance qu’ils ont entretenue à ce sujet avec leurs subdélégués et les officiers de justice. Les différents fonds conservés sont là aussi de volume inégal (ill. 2).
Documents conservés aux Archives départementales
Intendance |
Cotes |
Dates extrêmes |
Composition |
Alençon |
Arch. dép. Orne, C756 à C757 et C760 à C772 |
1738-1787 |
36 pièces |
Aix [-en-Provence] |
Arch. dép. Bouches du-Rhône, C2331 et C3521 à C3537 |
1753-1789 |
55 pièces |
Amiens |
Arch . dép. Somme C1568 |
1756-1790 |
48 pièces |
Bastia |
Arch . dép. Corse du Sud, 1C C28 |
1772 |
3 pages |
Besançon |
Arch. dép. Doubs 1C386 |
1734-1787 |
100 pièces |
Châlons [-en-Champagne] |
Arch. dép. Marne, C1786 et C1787 |
1738-1765 |
159 pièces |
Dijon |
Arch. dép. Côte-d’Or, C396 |
1733-1789 |
29 pièces |
La Rochelle |
Arch. dép. Charente-Maritime, C1777 |
1741-1780 |
80 pièces |
Lille et Valenciennes |
Arch . Dép. Nord, C6949, C8560, C9537, C9668, C9718, C10285, C10339, C11135, C1137, C19622 et C20003 Arch. dép. Pas-de-Calais, C80, C195, C382, C680, C685, C687 à C689 |
1738-1789 |
NC Pièces aujourd’hui disparues |
Montpellier |
Arch. dép. Hérault, C1569 à C1591 |
1733-1789 |
3343 pièces |
Orléans |
Arch . dép. Loiret, C34 |
1764-1787 |
119 pièces aujourd’hui disparues |
Perpignan |
Arch. dép. Pyrénées-Orientales, 1C1267 à 1273, 1C2046 et 1C2047 |
1733-1789 |
1009 pièces |
Rennes |
Arch. dép. Ille -et- Vilaine, C137 et C138 |
1757-1789 |
175 pièces |
Riom |
Arch. dép. Puy-de- Dôme, 1C1550 à 1C1582 et 1C7561 |
1739-1767 |
3300 pièces |
Rouen |
Arch. dép. Seine- Maritime, C950 |
1733-1789 |
174 pièces |
Strasbourg |
Arch . dép. Bas-Rhin, C396 à C398 |
1753-1788 |
270 pièces |
Tours |
Arch. dép. Indre-et- Loire, C400 |
1766-1787 |
10 pièces |
Dans un premier temps, nous nous attacherons à décrypter les origines et la réalisation des états des crimes. Puis nous nous intéresserons plus particulièrement à un reproche qui apparaît de façon constante tout au long de cette enquête : le refus de participer de certains officiers. Nous verrons alors comment la chancellerie a mis en place un système de répression. Enfin, nous analyserons les résultats de cette enquête en nous bornant aux objectifs voulus par la chancellerie, à savoir améliorer le service de la justice par le contrôle des officiers4.
Présentation de la source : une enquête pour contrôler les officiers
Origine
Dans le cadre de son programme de réformation de la justice5, le chancelier Henri-François d’Aguesseau envoie le 9 octobre 1733 une circulaire à l’ensemble des intendants et des procureurs généraux du royaume. Il s’agit de contrôler, grâce à des états dressés tous les six mois à l’échelle des intendances, si les crimes les plus graves sont bel et bien poursuivis et si les procès sont instruits dans un délai raisonnable. En effet, il considère qu’à cause de la négligence des officiers seigneuriaux mais aussi royaux, l’institution judiciaire est particulièrement défaillante, et ce malgré ses interventions auprès des procureurs généraux :
Il y a long-tems qu’il me vient de tous côtez, que la poursuite des crimes est plus négligée que jamais, dans la plûpart des provinces du roïaume. Et quoique j’excite souvent le zèle de Messieurs les procureurs généraux à réveiller l’attention & l’activité des oficiers inférieurs de leur ressort, dans une matière si importante, je vois néanmoins qu’il y a une […] négligence sur ce point, soit dans les justices des seigneurs ou même dans les sièges roïaux […]. Un grand nombre de crimes, & de crimes très-graves demeurent sans poursuites ou du moins […] on les poursuit si foiblement, qu’il est rare d’en voir des exemples, & […] les plus grands excès se multiplient, par l’espérance de l’impunité6.
La mise en place de son enquête est donc justifiée par le relâchement de la répression et l’impunité grandissante des criminels. L’idée d’un mauvais état de la justice n’est pas neuve et est régulièrement dénoncée. Quelques années avant le début de l’enquête, Guillaume Joly de Fleury, procureur général au Parlement de Paris et collaborateur du chancelier d’Aguesseau, en faisait d’ailleurs déjà état dans un mémoire7.
La vérification des procédures avait déjà été évoquée par plusieurs textes royaux antérieurs et notamment l’Ordonnance de 1670. Les dispositions de cette ordonnance apparaissent d’ailleurs à plusieurs reprises dans la correspondance relative à l’enquête. Les intendants se réfèrent notamment à l’article 20 du titre X8 pour contraindre les officiers de justice9. L’article 19 du titre VI10, repris par l’article 29 de la déclaration de 173111, est lui aussi à plusieurs reprises invoqué12.
Si l’Ordonnance de 1670 et la déclaration de 1731 comptent exclusivement sur les officiers de justice, et notamment les procureurs généraux, pour fournir les informations relatives aux crimes, le chancelier d’Aguesseau, tout en faisant lui aussi appel aux procureurs généraux, considère néanmoins que les intendants sont les plus à même de réaliser son enquête, ainsi qu’il le note dans sa circulaire.
Les états des crimes ont aussi pu être inspirés par l’enquête réalisée dans l’intendance du Languedoc qui concerne les prisonniers détenus par la maréchaussée. Cette entreprise mise en place en décembre 173213 par M. d’Angervilliers, le secrétaire d’État à la guerre, consiste en des états formés par les lieutenances de maréchaussée tous les trois mois puis envoyés à l’intendant. Celui-ci transmet alors un état global au secrétaire d’État à la guerre afin qu’il puisse évaluer si les procédures prévôtales connaissent ou non des retards excessifs. Les deux enquêtes sont très proches par leur but et sont souvent évoquées conjointement, voire confondues dans la correspondance des officiers de justice et des administrateurs14. Les états des particuliers arrêtés par la maréchaussée se poursuivent parallèlement aux états des crimes, au moins jusqu’au quartier de juillet 176715, même si dans le même temps des états des crimes de la maréchaussée sont aussi dressés tous les six mois16.
Forme et mise en place
Lorsque le chancelier d’Aguesseau écrit aux intendants et aux procureurs généraux des provinces au sujet de son enquête, il leur demande de lui envoyer tous les six mois un état des crimes dignes de mort ou de peines afflictives. C’est d’ailleurs l’une des rares consignes qu’il donne, même si elle n’est pas toujours respectée17. Il ne précise rien quant à la forme que doivent prendre les états qu’il réclame. Concrètement, lorsqu’il y a des crimes à rapporter, les états peuvent prendre deux formes : celle d’un mémoire ou celle d’un tableau.
La majorité des états des crimes prennent la forme d’un tableau, les mémoires ayant surtout été utilisés dans les premières décennies de l’enquête. Mais en l’absence d’instructions précises de la chancellerie, les intendants sont parfois laissés seuls juges sur la question. Rapidement, certains d’entre eux transmettent aux subdélégués et aux officiers de justice des tableaux imprimés qu’ils n’ont plus qu’à remplir18. Aucune indication sur la forme des états des crimes n’est en effet donnée avant que le chancelier de Lamoignon ne tente au début de l’année 1758 d’imposer l’utilisation d’un tableau à sept colonnes19 (ill. 3). Malgré son initiative, les modèles utilisés demeurent variés puisque nous avons totalisé pas moins de 197 formats ayant de trois à treize colonnes.
La longueur exceptionnelle de cette enquête nous amène aussi à nous interroger sur la circulation des instructions telle qu’elle était voulue par la chancellerie.
Circulation et participation des officiers à leur propre évaluation
La réalisation des états des crimes fait intervenir différents niveaux de l’administration provinciale et du corps des officiers. Idéalement, la chancellerie souhaite que les intendants s’appuient sur leur réseau de subdélégués et que ceux-ci s’adressent aux officiers de justice pour récolter localement les informations. Les états particuliers ainsi formés sont fusionnés en un global que l’intendant envoie à la chancellerie.
Cette circulation idéale n’est pas toujours effective. En effet, bon nombre d’officiers ne souhaitent rien communiquer aux subdélégués et préfèrent traiter directement avec l’intendant. C’est le cas par exemple du procureur du roi de Castelnaudary, M. de Guilhermy, qui justifie ainsi son choix auprès de M. de Ballainvilliers, intendant à Montpellier : « Il m’est revenu que votre subdélégué avoit prétendu que cet état devait lui être remis pour vous être par lui adressé, mais j’ai cru, Monseigneur, que pour ce qui intéresse mon ministère, entre vous et moi, il ne devoit point y avoir d’intermédiaire »20.
En outre, malgré les ordres de l’intendant, bon nombre d’officiers ne sont pas toujours très coopératifs et rechignent souvent à exécuter les ordres d’administrateurs, alors qu’ils estiment ne devoir en recevoir que du procureur général, voire que du chancelier ou du garde des sceaux lui-même. En 1751, dans l’intendance du Hainaut, les juridictions de la subdélégation de Valenciennes considèrent ainsi que concernant les affaires criminelles, elles ne doivent en référer qu’au Parlement de Flandres. Mais le subdélégué général suspecte que ce n’est là que le fruit des volontés d’indépendance du magistrat de la ville de Valenciennes, puisqu’auparavant celui-ci fournissait les états des crimes sans émettre apparemment la moindre contestation21.
La chancellerie, dès le début de l’enquête, est parfaitement consciente des réticences qui peuvent animer les officiers de justice à communiquer sur des procédures censées demeurer secrètes. C’est pour cela qu’à plusieurs reprises les chanceliers et gardes des sceaux successifs recommandent aux intendants d’écrire aux officiers de leur part22. Mais lorsque l’évocation de la chancellerie ne suffit quand même pas à faire obéir les officiers de justice, le chancelier peut choisir d’intervenir plus durement et de les réprimer financièrement.
Un refus de participer à l’enquête sanctionné
Si les états des crimes ont été exécutés sans discontinuer de 1733 jusqu’à la Révolution, leur réalisation ne s’est pas faite sans heurts. En effet, les critiques de la chancellerie quant au fond sont légion. Il est notamment reproché aux officiers, mais aussi aux administrateurs, d’être imprécis, d’omettre des affaires, des dates, des noms d’accusés etc. Nous n’allons pas détailler cet aspect car le champ est vaste. Nous allons en revanche nous intéresser plus particulièrement à une critique régulière qui est le refus ou la négligence des officiers à participer à l’enquête et à se soumettre notamment aux ordres des intendants et des subdélégués. En effet, il s’agit ici de l’accusation la plus grave portée par les administrateurs contre les officiers de justice.
Les modalités de la répression des officiers de justice
Les états des crimes ont pour mission de vérifier si les crimes graves font bien tous l’objet de poursuites et si ces dernières sont menées rapidement. Autrement dit, il s’agit de contrôler l’activité des cours de justice et de juger leur zèle. Pour ce faire, la chancellerie compte sur le concours des officiers de justice pour fournir les informations nécessaires aux administrateurs.
Face au grand nombre d’officiers de justice refusant ou négligeant de communiquer les renseignements nécessaires à l’établissement des états des crimes, le chancelier de Lamoignon assure à l’intendant d’Auvergne, le 29 février 1760, vouloir agir pour que ce genre de comportement soit désormais sanctionné avec la sévérité qui convient :
La lettre que vous m’avés écrite le 28 du mois dernier renferme deux objets qui m’ont paru également important. Le 1er concerne le refus qui a été fait à vos subdélégués par les procureurs fiscaux de plusieurs justices seigneuriales de fournir les éclaircissements qui avoient été demandés de ma part sur les délits commis dans l’étendue de leurs justices. Un pareil refus mérite punition, mais pour y parvenir il est nécessaire de le constater par des procès-verbaux de vos subdélégués sur le vû desquels j’aurai l’honneur de proposer à sa Majesté de rendre un avis du Conseil par lequel les officiers réfractaires seront condamnés à une amende qui sera assez forte pour s’assurer de leur docilité à l’avenir. C’est la seule voie qui me paroisse être praticable contre les officiers des seigneurs. Il n’est pas possible de mettre en usage à leur égard celle qui a lieu pour faire rentrer dans leur devoir les juges royaux et qui consiste à les obliger à venir rendre compte de leur conduite23.
Ce sont essentiellement les officiers seigneuriaux qui sont visés par cette mesure car étant placés sous l’autorité directe du seigneur24, ils sont plus difficiles à contrôler que les officiers royaux.
La forme de la répression
La première étape de la répression consiste pour les subdélégués à produire un procès-verbal, que celui-ci soit particulier à chaque officier ou qu’il englobe la totalité des officiers contrevenants de sa circonscription.
En Auvergne, les subdélégués accompagnent souvent l’envoi de leurs procès-verbaux d’un état des justices où ils notent quels procureurs d’office ont répondu à l’enquête et ont fourni un état des crimes ou un certificat et ceux dont ils n’ont, au moment de leur envoi à l’intendant, toujours rien obtenu. Dans l’état des justices de la subdélégation de Rochefort-Montagne pour les 6 premiers mois de 1760, on apprend par exemple que sur les 18 procureurs de cette subdélégation, seuls 2 ont effectivement répondu à l’enquête : les sieurs Bertrand de la justice de Laqueuille (sept certificats négatifs fournis le 28 juin 1760) et Bruyere des justices de Tauves, de Saint-Gal à Avèze, de Singles et de Saint-Sauves (une lettre)25. Dans la généralité de Mauriac pour le dernier semestre de 1760, le subdélégué envoie un procès-verbal qui énumère pas moins de 44 officiers en infraction (trente-neuf procureurs d’office ou substituts et cinq juges)26.
Une fois les procès-verbaux de ses subdélégués réceptionnés, soit l’intendant les transmet directement, soit il dresse un état global où il récapitule tous les procureurs en effraction. Celui de la généralité de Riom pour le premier semestre de 1762 a été conservé. Il recense pas moins de 101 officiers en infraction27
La généralité de Riom est le seul corpus qui ait conservé des procès-verbaux de mise en demeure des procureurs n’ayant fourni ni état des crimes ni certificat, elle n’est pourtant pas la seule à en avoir produit. En effet, dans une lettre imprimée du 4 mai 1760, l’intendant de Bretagne rappelle à ses subdélégués qu’ils doivent dresser un procès-verbal à l’encontre des officiers qui font de la rétention d’informations et qui empêchent par leur comportement la formation des états des crimes28.
Une fois le procès-verbal dressé, les officiers de justice négligents sont susceptibles d’être condamnés par un arrêt du Conseil d’État. Mais dans les faits tous ne le sont pas. En effet, le chancelier de Lamoignon lui-même, dans une lettre de 1762, demande à l’intendant de bien distinguer lorsqu’il envoie la liste des procureurs d’office en infraction « ceux qui sont coupables de refus, de ceux qui ne sont que de négligence » puisque :
[...] les premiers méritent d’estre punis et les seconds peuvent rentrer dans leur devoir par les avis que vous leur ferés donner de nouveau. […] A l’égard des procureurs d’office auxquels on ne peut reprocher de la mauvaise volonté, mais seulement de la négligence, il me paroit à propos de les faire avertir de nouveau par vos subdélégués29.
La seconde étape de la répression est un arrêt pris par le Conseil d’État. Dans le préambule de celui-ci, il est rappelé l’obligation qu’ont les procureurs d’office de fournir un état des crimes ou un certificat à chaque échéance de semestre. À noter néanmoins que la chancellerie n’a jamais donné de date limite précise pour la transmission de ces documents30. Celle-ci est laissée à la libre appréciation des intendants et des subdélégués et est donc très variable suivant les lieux31.
Une fois l’arrêt rendu et signifié à l’officier concerné, celui-ci a huit jours pour se mettre en règle sous peine d’amende. Celle-ci est assez forte, mais est régulièrement modérée. En Auvergne, les 100 livres annoncés initialement sont systématiquement réduites en 3 livres sans qu’une autre raison que la volonté royale ne soit invoquée. Le montant originel de l’amende est en accord avec plusieurs articles de l’Ordonnance de 1670 qui prévoyait une amende analogue pour les procureurs qui refuseraient de se conformer à ces différentes dispositions32. En Bretagne en revanche, les condamnations sont plus lourdes. Le procureur fiscal de Paimpont est ainsi condamné à 300 livres et ceux de Concarneau et de Tréguier à 1000 livres qui ont été modérées ensuite en 6 livres. Si rien dans l’arrêt n’apporte d’éléments de réponse quant à cette disparité dans les montants, le comportement du procureur fiscal de Paimpont ne semble pas y être étranger. En effet, dans la correspondance conservée, il est question de « l’obstination à ne vouloir pas remettre [au] subdélégué, les éclaircissemens qu’il lui avoit demandés, concernant les délits commis dans l’étendue de cette jurisdiction [...] » de cet officier33. L’intendant de Bretagne, excédé, écrit ainsi au chancelier :
[...] rien ne peut vaincre la résistance du s[ieu]r Gaultier pr[ocureur] fiscal de la jur[idict]ion de Paimpont [...]. Quoi que je l’aie fait avertir de ce qu’il avoir à craindre s’il ne se soumettoit pas à ce que vous désiriez et que mon subd[élégu]é lui ait écrit et parlé plusieurs fois à ce sujet, il refuse constamment [..] de lui donner la note des poursuites qui doivent se faire à l’occasion d’un meurtre commis l’année d[erniè]re dans [...] cette jur[idict]ion et dont mon subd[élégu]é a connoissance. Je pense, [...] que cet officier mérite par son opiniâtreté de servir d’exemple aux autres et si l’arrêt que vous jugerez à propos de faire expédier pour le cond[ui]re à une amende, étoit publié dans tous les lieux où résident ces officiers, il en résulteroit un bon effet34.
Une autre différence de taille entre ces deux généralités est la publicité ou non des arrêts. En Auvergne, on insiste sur la nécessité de ne pas les rendre publics35, tandis qu’en Bretagne au contraire, ils sont envoyés et diffusés dans toute la généralité36. À nouveau, rien dans la correspondance conservée n’explique ces deux partis pris différents. Viviane Génot émet l’hypothèse que le secret gardé en Auvergne s’expliquerait par le fait que la chancellerie, ayant reçu plus de réponses que ce à quoi elle s’attendait, n’aurait pas voulu accroître la méfiance des officiers en rendant publiques les condamnations. Elle considère également que la publicité du laxisme des officiers de justice aurait pu encourager les criminels à commettre davantage de délits37.
En Corse, nous observons l’utilisation d’un autre système pour contraindre les officiers de justice à se conformer aux ordres du chancelier. En effet, dans les rares lettres conservées, il est question de suspendre les appointements des officiers tant que ceux-ci ne se sont pas mis en règle et ce aussi bien envers les bureaux de l’intendance qu’envers le procureur général du Conseil Supérieur. L’intendant attache en effet le versement des appointements à la présentation d’accusés de réception prouvant que les états des crimes ont bien été fournis38. Faute de documents, nous ignorons si cette mesure a été appliquée ou non.
Le montant des amendes inscrit dans les arrêts du Conseil d’État doit être versé à l’adjudicataire général des fermes royales unies de France. Un huissier est donc envoyé au domicile de l’officier concerné et en cas de non payement, il peut être contraint par corps39.
Même une fois qu’ils sont condamnés à l’amende, les officiers de justice peuvent tenter d’y échapper en envoyant une supplique. Le procureur fiscal de Saint-Illide invoque pour sa défense un déplacement qui l’a mis dans l’incapacité à rendre son certificat40. Ceux d’Orcival et de Cordés et de Douharesse affirment quant à eux qu’étant nouvellement en poste, ce sont leurs prédécesseurs qui sont concernés par l’amende et non eux41.
Les subdélégués peuvent donner un avis sur les arguments proposés par les officiers condamnés. Ainsi celui d’Aurillac prend la défense du procureur fiscal de Saint-Illide qui a transmis son certificat et dont le cas est jugé « favorable » pour l’annulation de son amende, ou encore celui du procureur fiscal de Marmanhac qui « [...] aiant eu le malheur de se casser une jambe et n’étant point en estat de continuer ses fonctions, les seig[neur]s haus justiciers de la parroisse en nommèrent un autre à sa place qui est venu décéder et à présent c’est le nommé De Custon qui est pourvu de cet emploi »42.
Ainsi, malgré la mise en place d’un ultimatum par l’arrêt et le dépassement du délai de huit jours, les procureurs ont toujours la possibilité de se faire décharger de l’amende qui leur est imposée s’ils fournissent effectivement un certificat ou un état des crimes et si leur argumentaire est jugé solide. Le chancelier de Lamoignon informe lui-même l’intendant de Riom, lorsqu’il décide d’excuser un procureur fiscal, comme en 1762 celui du bailliage du Roure43 et de celui de Manglieu :
[…] [il] […] sera excusé, par une lettre qu’il m’a écrite, de ne s’être pas conformé à mes intentions, sur ce qu’il n’etoit pourvu que depuis le mois de juin dernier de ces deux offices et qu’il n’avoit pas eu conoissance des ordres que vous [l’intendant] avez fait donner de ma part aux autres procureurs d’office. Il a joint à sa lettre deux certificats négatifs pour les six premiers mois de la présente année et il me paroit très disposé à donner à vos subdélégués tous les éclaircissements qu’ils luy demanderont44.
Les sanctions financières ne sont prévues que pour les officiers de justice et en aucun cas pour les administrateurs. Ceux-ci étant révocables à tout moment (les subdélégués par l’intendant et celui-ci par le roi), la chancellerie n’a semble-t-il pas craint une désobéissance de leur part et a considéré que si l’enquête ne se déroulait pas comme elle le souhaitait, c’était uniquement aux officiers qu’il fallait en imputer la faute. En outre, si des amendes sont prises à l’encontre des officiers de justice qui refusent de participer au bon déroulement de l’enquête, d’après la correspondance aucune sanction financière n’est en revanche envisagée envers ceux coupables d’avoir caché ou négligé de poursuivre certains crimes ou d’avoir retardé l’instruction des procédures et ce bien que les états des crimes aient précisément pour but de déceler les officiers qui se sont rendus fautifs de manquements dans l’exercice de la justice et de leur fonction. La production de faux certificats ou d’états des crimes est en revanche sanctionnée comme le prouve en 1760 l’exemple du procureur fiscal de Thynières accusé d’avoir « […] remis au subdélégué du sieur intendant [...] un certificat portant qu’il n’avoit été commis aucun délit dans l’étendue de laditte justice pendant les six premiers mois de la présente année et […] une prévarication si marquée a paru à Sa Majesté mériter punition […] »45.
Reste à savoir si, une fois ce système d’amende mis en place et appliqué – dans certains espaces du moins –, il a réellement eu un impact sur la participation des officiers de justice à l’enquête.
Les résultats de l’enquête : un contrôle réussi ?
Le résultat des amendes : des justices plus attentives à participer à l’enquête ?
Malgré la mise en place par la chancellerie, à partir de 1760, d’un système d’amende, nous constatons que certaines juridictions apparaissent régulièrement dans les procès-verbaux dressés par les subdélégués. En Auvergne, dans la subdélégation d’Issoire, la justice d’Auzon est ainsi mentionnée dans ceux des deux semestres de 176146, le dernier de 176247, le premier de 176348 et à nouveau les deux de 176449. La justice de Bansat est quant à elle citée pour les premiers semestres de 176150 et de 176351 et également les deux de l’année 176452.
Ces successions de procès-verbaux pris à l’encontre d’une même justice montrent bien que, malgré des sanctions, les procureurs ne se montrent pas plus dociles et plus prompts à fournir les informations demandées. Faute de documents53, nous ne pouvons affirmer avec certitude que les procureurs de ces deux justices sont irréductibles et s’ils ont été finalement condamnés à une amende voire à une interdiction d’exercer54.
Durant les soixante années d’existence de l’enquête, les ordres de la chancellerie sont sans cesse répétés par le biais de circulaires mises en place par les intendants55, mais sans que cela semble avoir de réel impact sur le comportement des officiers de justice. Les administrateurs doivent bien souvent renouveler leurs demandes plusieurs fois avant d’obtenir une réponse. En Bretagne, le subdélégué de Redon affirme ainsi avoir écrit trois fois aux officiers et avoir même usé de menaces sans pour autant obtenir de résultat56. En Provence, le subdélégué d’Antibes doit envoyer pas moins de cinq à six lettres chaque semestre au Sieur Bernard, notaire du bourg de la Colle et greffier de la juridiction de Villeneuve, sans d’ailleurs que celui-ci s’exécute à chaque fois57.
Malgré la politique de l’amende que nous observons en Auvergne et en Bretagne, les intendants sont obligés de rappeler régulièrement à l’ordre les officiers de justice mais aussi leurs subdélégués. Ainsi, même si certains subdélégués auvergnats évoquent des menaces d’amende avant 176058, il semble dans les faits qu’il n’y a eu de réelles sanctions qu’à partir de l’intervention du chancelier de Lamoignon. En outre, d’après nos recherches, ces mesures n’ont pas été appliquées au-delà de 176359, année de la mise à l’écart du chancelier Lamoignon. Ces sanctions ne sont de plus pas visibles dans tous notre corpus et les lacunes de nos sources ne nous permettent pas à ce jour de déterminer si leur absence est effective (et cela poserait des questions sur les rapports entre administrateurs et officiers de justices et notamment la tolérance plus ou moins grande de l’intendant) ou si les documents concernés ont simplement disparu. Mais il semble bien que certaines provinces n’aient pas été concernées par ce système. En effet, en 1769, dans l’intendance du Languedoc, le subdélégué de Béziers, face aux refus et à la négligence des greffiers, estime que la situation « [...] paroit exiger des ordres exprès et menaçants de M[onsei]g[neu]r le chancelier contre ces greffiers qui marqueront à l’avenir à l’exactitude qui leur est ordonnée »60. Cela laisse entendre que jusqu’à présent aucune mesure concrète n’a été entreprise contre les officiers récalcitrants.
Néanmoins, malgré ces difficultés, l’enquête sur les crimes dignes de mort ou de peines afflictives se poursuit et ne connaît aucune interruption depuis son lancement en octobre 1733 jusqu’à la chute de l’Ancien Régime et de ses institutions en 1790. Malgré la négligence et la réticence des officiers, on remarque que globalement l’enquête fonctionne plutôt bien. Les envois sont réguliers grâce à la vigilance constante des chanceliers et des gardes des sceaux qui n’hésitent pas au besoin à rappeler à l’ordre les intendants61.
Une étude au cas par cas des états des crimes
L’enquête du chancelier d’Aguesseau a pour objectif de repérer à l’échelle du royaume les foyers où le service judiciaire est le plus à mal. Le but des états des crimes est d’ailleurs clairement annoncé dans la circulaire de 1733, puisque leur examen doit permettre au chancelier de « donner les ordres nécessaires pour le bien de la justice et ranimer s’il se peut par une attention constante et suivie, le zèle et la vigilance de tous ceux qui doivent y concourir »62. Il s’agit donc concrètement d’avoir un aperçu de la pratique judiciaire et de vérifier que tous les crimes sont effectivement poursuivis et également de régler les problèmes qui retardent excessivement l’instruction de certaines procédures.
Cette action, le chancelier veut la mener au cas par cas. Ainsi d’une part, il demande à être expressément informé des cas particuliers sans attendre la fixation des états semestriels et, d’autre part, il prévoit de donner des ordres au « vû de chaque article »63. Le choix de traiter les affaires une par une s’avère avoir été effectivement suivi durant toute la durée de l’enquête malgré la charge colossale de travail que cela implique. Ainsi, en 1738, le chancelier d’Aguesseau donne son avis sur une affaire instruite dans l’intendance du Languedoc : « A l’égard de la difficulté que l’instruction de l’accusation de duel formé contre les nommés Austié et Barthe a fait naître, comme les officiers de la viguerie royale de Narbonne ne peuvent juger ce procès qu’à la charge de l’appel, c’est à M. le procureur général au Parlement de Touloise qu’ils doivent proposer leurs doutes et demander une décision »64.
En 1741, il se plaint à l’intendant de Rouen de la lenteur dans l’exécution des procédures dans le bailliage de Pont-l’Evêque65. Les chanceliers et gardes des sceaux qui lui succèdent se plient au même exercice66.
La chancellerie se montre très minutieuse en ce qui concerne le contrôle de la poursuite des crimes et de la durée des procédures, pointant du doigt le manque de précision de certains états des crimes et l’omission de renseignements cruciaux comme les dates d’écrous ou des actes du procès ou encore le manque de suivi des affaires alors qu’elle n’a eu de cesse de répéter qu’un procès devait apparaître jusqu’à ce qu’il ait obtenu un jugement définitif67.
Pour parer à d’éventuelles remontrances de la part de la chancellerie et attester que la lenteur de certaines procédures n’est pas de leur fait, certains officiers expliquent d’eux-mêmes ce qui a pu retarder leur instruction. En 1735, il est ainsi précisé que l’information sera longue pour le procès instruit au présidial de Toulouse contre Pierre Lourde accusé d’être dans « l’habitude de voler avec une bande de voleurs dans les campagnes », car d’une part les témoins viennent de différents lieux et d’autre part, l’accusé a dénoncé plusieurs de ses complices68. En Alsace, le bailli de département d’Altkirch n’hésite pas à critiquer l’inaction des officiers de son ressort. Dans la colonne de son état consacrée aux observations sur les crimes non poursuivis, il précise que la poursuite des crimes est négligée et que la faute en revient aux procureurs fiscaux. Il ajoute encore en note que trois accusés condamnés par contumace à être pendus vivent tranquillement dans leur village sans être inquiétés par la justice69. Dans la généralité de Rouen, pour se décharger de toute responsabilité, les magistrats du bailliage de Honfleur précisent quant à eux en 1789, que « l’information avoit été decrettée mais un témoin essentiel aiant tombé malade on a été obligé d’attendre son rétablissement aux fins de son aud[iti]on »70. Dans l’état des crimes de Mortagne, il est précisé dans le cas du procès du nommé Du Mortier dit Fariguette condamné à la pendaison le 8 juillet 1789 pour un vol commis avec effraction sur un bateau en mai 1789 que « l’absence de quelques témoins nécessaires a prolongée cette procédure »71.
Il semble donc que, dans certains lieux, les critiques réitérées face à la longueur excessive de certains procès aient poussé les magistrats à les instruire au plus vite et, lorsqu’ils ne le pouvaient pas, à au moins exposer les raisons du retard pris. C’est dans cette optique que dès les premières années de l’enquête, des états des crimes dressés sous la forme de tableaux prévoient une colonne spécifique pour détailler les éventuels retards dont souffrent les procédures et les complications qui jusqu’ici les ont empêchées d’obtenir un jugement définitif. On trouve ces sortes d’états – au nombre de colonnes variable – uniquement dans la généralité du Roussillon et seulement pour les années 173872 et 175473.
Les administrateurs précisent également, lorsqu’ils les connaissent, les raisons qui ont pu retarder les procédures. En Alsace, en 1765, le subdélégué de Landau écrit dans le cadre du procès intenté contre Jacques Fleschinger que : « L’on a retardé les poursuites contre Fleschinger puisqu’il espère des lettres de grâce d’outant que par l’instruction il apparait que l’homicide dont il s’agit a été commis dans la nécessité d’une légitime défense ».74
Une seule solution pour améliorer la poursuite des crimes : le recours au procureur général
La chancellerie ne manque pas de souligner à l’intendant les lenteurs que connaissent certaines procédures et de pointer du doigt les crimes qui selon elle n’ont pas été poursuivis comme il se devait. Mais elle ne semble user que d’une seule manière pour remédier à cet état de fait : en informer le procureur général dont dépendent les officiers subalternes afin qu’il les rappelle à leur devoir et réveille leur zèle. Les arrêts du Conseil d’État pris à l’encontre des procureurs d’office insistent également sur le rôle du procureur général :
Sa Majesté [...] auroit jugé à propos [...] de maintenir la règle qu’elle s’est prescrite de conoitre par la voye de Monsieur le chancelier les crimes qui se commettent dans l’étendue des terres de son obéissance afin de faire adresser aux procureurs généraux de ses cours les ordres qu’elle juge nécessaires pour réparer les négligences des officiers à qui la poursuite en est confiée, à quoy voulant pourvoir75.
La chancellerie ne confie à l’intendant que la tâche de contrôler le fait que les officiers de justice et les subdélégués envoient bien leurs états des crimes et certificats, de vérifier que ceux-ci sont complets et comportent toutes les informations que désire la chancellerie, et de veiller à ce que les états généraux lui soient envoyés le plus tôt possible à la fin de chaque semestre. Il est ainsi chargé uniquement de l’aspect administratif de l’enquête : sa réalisation et son bon fonctionnement, et ce bien qu’en tant qu’intendant, il soit aussi investi du pouvoir de justice dans la province. Il peut néanmoins intervenir lorsque les affaires retardées concernent la maréchaussée76 sur laquelle le procureur général depuis la réforme de 1720 a perdu tout contrôle77.
Si la chancellerie relève consciencieusement les affaires négligées ou les crimes non poursuivis, en aucun cas elle ne prend le parti de réprimer les officiers concernés. L’enquête est utilisée comme un moyen de contrôle et non de répression. Étonnamment, c’est le refus de participer à l’enquête et non les négligences dans leur charge qui est le plus sévèrement reproché aux officiers.
Les états des crimes offrent une source exceptionnelle réalisée pendant près de 60 ans sur l’ensemble du royaume de France. Outil de contrôle de l’activité des juridictions, ils permettent de déchiffrer les relations qu’entretient la monarchie dite administrative avec les officiers. Le chef de la justice, en s’appuyant essentiellement sur les intendants et leurs réseaux de subdélégués, cherche à déterminer avec précision quelles sont les juridictions où l’exercice de la justice est le plus à mal. Le moyen utilisé pour y remédier est le rappel à l’ordre par l’intermédiaire des procureurs généraux, chefs naturels des officiers de justice en province. Ces remontrances ne s’accompagnent en aucun cas de condamnations, ces dernières n’étant utilisées que pour sanctionner le refus de participer à l’enquête. Plus que leur activité, il semble donc que ce soit leur obéissance aux ordres de l’administration centrale et provinciale qui soit contrôlée. Si les états des crimes n’ont été utilisés que comme un instrument de contrôle des juges, ils offrent en revanche aux historiens une source remarquable sur la criminalité grave et sa répression au xviiie siècle.