L’étude historique des savoir-faire de l’époque moderne se heurte à un problème de sources lié à la nature même de ceux-ci, à savoir qu’ils sont fondamentalement inscrits dans la matérialité et l’oralité. Ils sont en conséquence rarement décrits dans les sources textuelles, et généralement de façon incomplète car indirecte ; de plus, l’archéologie interrogeant la matérialité est encore très peu développée en France pour cette période chronologique1. De fait, le type de source le plus employé correspond alors généralement aux traités techniques, et en premier lieu à ceux du XVIIIe siècle, tels que l’Encyclopédie ou la Description des arts et métiers, parfois les seuls documents à proposer une lecture assez complète et détaillée d’une chaîne opératoire donnée. Il est connu que ceux-ci n’étaient pas destinés à expliquer le savoir-faire technique à la manière d’un artisan et à destination d’un artisan2 : ceux-ci n’avaient pas besoin de livre pour apprendre un métier transmis de maître à apprenti, et ne pouvaient généralement pas les acheter non plus. Ces ouvrages étaient donc destinés à des lettrés, ne cherchant pas à mettre en œuvre la technique de leurs propres mains, mais plutôt à se documenter sur celle-ci et souvent particulièrement sur ses aspects organisationnels et économiques, typiquement dans le but d’en établir une manufacture en connaissance de cause. Toutefois, l’analyse des traités du xviiie siècle sur une thématique donnée, concernant une production courante éloignée de toute logique luxueuse ou d’organisation manufacturière, permet de constater que, au moins pour ce type de sujet, l’intérêt du lecteur n’était clairement pas le principal objectif de la plupart des auteurs de traités techniques. En effet, les textes originaux y sont globalement très rares : beaucoup ne sont que des rééditions d’écrits antérieurs, ou bien des mémoires avec un rapport plus ou moins approximatif au sujet, proposés par des auteurs saisissant avant tout une occasion de faire paraître un texte à leur nom dans des publications réputées3. Nous nous proposons de mettre en évidence cette dynamique à travers le cas des écrits portant sur la terre cuite architecturale, à savoir les briques, tuiles, carreaux de pavement et tuyaux.
Les premiers traités ayant mentionné la terre cuite architecturale en France datent du milieu du xvie siècle, avec les ouvrages de réduction en art de Biringuccio (1540)4, Agricola (1556)5, Piccolpasso (1557)6 et Palissy (1580)7. Les deux premiers portaient sur la métallurgie et les productions associées : les briques n’étaient évoquées que comme constituant des fours, sans référence à leur processus de fabrication. Les deux suivants traitaient eux de la terre cuite, mais presque uniquement de la poterie et des productions décoratives ; les objets utilitaires, dont la terre cuite architecturale est un exemple par excellence, étaient donc en grande partie évacués. En 1676, le traité d’architecture de Félibien aborda enfin ces produits en tant que tels, mais dans une optique d’architecte8 : leur production n’était quasiment pas abordée, mais plutôt leurs modules, usages et prix, les informations provenant directement de la pratique parisienne. Celles-ci ont également été incluses telles quelles dans les dictionnaires de la fin du xviie et du début du xviiie siècle, en particulier ceux de Furetière en 16909 et Savary en 172310, voire dans celui de Bélidor en 175511. Ce dernier s’attardait un peu plus sur la production dans son traité de 172912, mais presque uniquement avec des conseils d’ingénieur militaire devant produire très rapidement et à moindre coût de grandes quantités de briques, impliquant des économies particulières de temps et de moyens qui n’ont pas été décrites à nouveau par la suite.
Le premier ouvrage technique comportant réellement une partie spécifiquement dédiée à la terre cuite architecturale a été l’Encyclopédie, avec plusieurs articles de longueur variable13. Or, il est aisé d’y identifier un certain nombre d’incohérences, par exemple sur l’article « Tuile »14 : celui-ci débute en précisant, étrangement, que ce terme est français, et se poursuit par une série d’exemples citant un auteur anglais, une ordonnance d’Édouard IV (roi d’Angleterre au xve siècle), ou encore des pratiques typiques du Kent. Par contre, quasiment aucune référence n’est fournie par rapport aux techniques françaises. L’explication se trouve dans l’historique de l’Encyclopédie : celle-ci devait originellement être une traduction directe de la Cyclopaedia de Chambers15, dictionnaire encyclopédique britannique publié en 172816. L’Encyclopédie a pris rapidement une amplitude nettement plus importante, mais surtout pour les articles les plus cruciaux dans le discours général de l’ouvrage (notamment ceux ayant trait à des questions philosophiques). Les articles techniques les plus simples sont souvent restés de simples traductions de la Cyclopaedia, ce qui était le cas avec celui sur la tuile, mais également ceux sur la « tuilerie » (avec quelques erreurs)17 et sur la « brique »18 ; il faut d’ailleurs noter que la Cyclopaedia reprenait elle-même des textes antérieurs, pouvant remonter au moins à 1700 dans le domaine qui nous intéresse19. Pour l’article « brique », le signataire était de Vandenesse, qui avait fourni près de 300 articles à l’Encyclopédie, mais quasiment tous consacrés à la médecine ou à la biologie20. Celui-ci était la seule exception, lui ayant probablement été attribué suite à un concours de circonstances imprévu, et il tenta de compléter sa traduction de la Cyclopaedia par une collecte personnelle d’informations supplémentaires21. Toutefois, mal comprises et mal présentées, ces données techniques françaises ne faisaient souvent qu’embrouiller le discours. D’autres articles avaient des origines plus variées, mais toujours reprises de publications antérieures : Jaucourt recopia le Dictionnaire de Savary pour l’article « tuyau »22, et Daubenton reproduisit le paragraphe sur l’« argile » qu’il avait déjà rédigé deux ans plus tôt pour l’Histoire naturelle coécrite avec Buffon23. L’article « Carreau », pour sa part, était une réédition à l’identique d’un exercice de géométrie combinatoire de Truchet paru dans les Mémoires de l’Académie des Sciences un demi-siècle plus tôt24, et donc totalement hors-sujet par rapport aux carreaux de pavement, qu’il prenait uniquement comme prétexte.
Les planches de l’Encyclopédie n’avaient pas de lien direct avec le texte, sauf exception (les planches d’origine du mémoire de Truchet sur les carreaux étaient par exemple reproduites)25. Celles-ci étaient accompagnées de légendes développées qui pouvaient passer pour un second article, contredisant d’ailleurs parfois l’article principal. Les productions de terre cuite architecturale sont regroupées sous le terme de « tuilerie » au début des volumes de planches, avec les images liées à l’architecture26. La représentation était cette fois originale, ne se retrouvant dans aucune publication antérieure, mais elle n’en était pas moins très particulière. Elle donne en effet à voir une tuilerie classiquement organisée autour d’une aire centrale de séchage, comprenant un ensemble de trois bâtiments.
Le four maçonné est particulièrement imposant et soigné par rapport aux exemplaires décrits dans les sources manuscrites de l’époque ou retrouvés archéologiquement, mais sans caractéristiques exceptionnelle (cf. ill.2)27.
Par contre, se trouve à droite de l’aire de séchage un petit bâtiment également maçonné, décrit comme une « moulerie », regroupant une grande cuve pour préparer la terre en la marchant, et un espace très bien aménagé pour mouler les tuiles, avec tous les matériaux et outils nécessaires à portée de main dans des espaces préparés à cet effet dans l’architecture du lieu. Or, une telle structure était extrêmement improbable dans la réalité : le marchage se déroulait dans une simple fosse, éventuellement cuvelée, et le moulage sur une table mobile sans caractéristique particulière, le tout à l’air libre ou sous une halle28. Cette halle était habituellement constituée d’une structure largement ouverte, à savoir une charpente sur poteaux de bois, descendant très près du sol, avec peu ou pas de murs, les matériaux à sécher à l’abri de la pluie ou du soleil étant disposés à terre ou plus souvent sur des claies29. Celle représentée sur la planche, à côté du four, est au contraire constituée d’un bâtiment maçonné, presque entièrement fermé, et les tuiles y sont disposées empilées sous forme de « tours » circulaires. Ainsi, la quasi-totalité des éléments de cette tuilerie sont soit remarquablement imposants, soit extrêmement particuliers. Il ne s’agit pourtant pas d’une conception purement théorique : une telle disposition de la halle et des produits à y faire sécher a pu être documentée en Sologne et en Normandie aux xixe et xxe siècles30, et surtout l’auteur des légendes a donné des dimensions pour des éléments sans importance, comme l’épaisseur du banc sur lequel devait s’asseoir l’ouvrier découpant les carreaux de pavement. Ceci laisse supposer qu’une tuilerie bien réelle a été prise comme exemple, sans que l’on puisse toutefois savoir laquelle. Dans tous les cas, son choix se serait alors manifestement effectué en vertu de son caractère d’installation « modèle » imposante, ne reflétant donc pas la réalité de la grande majorité des tuileries françaises d’alors.
La Description des arts et métiers dirigée par Duhamel du Monceau en 1763 présentait, elle, un discours nettement plus proche de la pratique de par son origine, mais valable uniquement dans un contexte bien spécifique31. En effet, le volume regroupait les mémoires de deux ingénieurs militaires, à savoir Gallon, ingénieur en chef des fortifications du Havre, et Fourcroy de Ramécourt, ayant œuvré en Flandre et Artois. Ceux-ci avaient en conséquence décrit une production similaire à celle évoquée par Bélidor en 1729 : en plein air (le texte comme les planches ne décrivent quasiment aucune infrastructure), avec des équipes d’ouvriers mobiles, cuisant en une seule fois des centaines de milliers voire un million de briques, alors que les fours maçonnés en usage dans les établissements courants n’atteignaient parfois pas la dizaine de milliers. Les fours décrits par Fourcroy étaient les plus importants, édifiés « en meule » (le four est directement constitué par les briques à cuire, sans aucune autre infrastructure, cf. ill.3) et cuisant au charbon, tandis que ceux de Gallon comportaient un mur de soutien périphérique pour encadrer une même disposition en meule, et cuisaient au bois.
Dans les deux cas, la technique décrite était donc bien réelle, régulièrement identifiée en fouilles archéologiques dans le nord de la France (presque toujours dans le département du Nord, en particulier à Douai)32, mais ne correspondait pas à ce que l’on pouvait attendre d’une tuilerie française typique. Pour tenter de compléter ce tableau manifestement lacunaire, Duhamel du Monceau inséra lui-même en note quelques données sur des tuileries qu’il avait personnellement observé ou s’était fait décrire, situées en Hurepoix (au sud de la région parisienne, au cœur de l’Essonne actuelle) et dans l’Orléanais33, ou encore issues d’une série d’articles relativement confidentiels signés de Vigny, parus dans la décennie 1750 dans le Journal Œconomique34. On notera à propos de ce dernier que quelques autres publications plus tardives dans des journaux à portée locale ou régionale eurent un impact encore plus limité et ne s’intégrèrent pas dans les textes à large diffusion avant au mieux le xixe siècle35. Ainsi, au début du dernier tiers du XVIIIe siècle, l’offre en traités techniques était constituée, dans les grandes lignes, d’une part de l’ensemble des articles de l’Encyclopédie, recopiés de textes plus anciens, parfois d’un demi-siècle, et dans certains cas hors-sujet ou concernant plus l’Angleterre que la France, et d’autre part des deux mémoires de la Description des arts et métiers, avec des textes plus proches de la pratique mais uniquement pour les productions massives en plein air du nord de la France.
Or, il apparaît que ce matériau technique, ou plutôt celui de la Description (l’Encyclopédie n’ayant en réalité pas été réutilisée comme détaillé ci-dessous), est resté remarquablement stable sur la fin du siècle et jusque dans la décennie 1820, les auteurs ayant conservé cette pratique de réemploi des textes en y apportant très rarement des modifications conséquentes. L’historique de ceux-ci peut être retracé en observant des différences de détail : les « auteurs » successifs avaient en effet pour habitude de moderniser quelque peu l’orthographe, revoir la ponctuation, ou encore retrancher quelques digressions leur paraissant inutiles, modifiant ainsi insensiblement la forme du texte d’une version à l’autre. Le premier réemploi documenté de la Description se trouve dans l’Encyclopédie d’Yverdon, concurrente de l’Encyclopédie « de Paris », éditée en Suisse en 1770, et au contenu moins philosophiquement engagé36. Ses auteurs ont simplement repris le texte de la Description, en remplaçant les références trop franco-françaises par des observations effectuées en Suisse, autour de la ville d’Yverdon37. Six ans plus tard, la Description fut rééditée à Neuchâtel, en y incluant les nouveautés apportées par l’Encyclopédie d’Yverdon, mais également un nouveau mémoire38. En effet, en 1767 s’ajouta un troisième mémoire à ceux de Gallon et Fourcroy, sous forme d’abord de publication séparée : ainsi que Duhamel l’avait déjà annoncé à la fin de la première édition, quoique sans en nommer l’auteur39, Gabriel Jars profita d’un voyage en Hollande pour observer les fours locaux et envoyer un mémoire sur ceux-ci40 (lequel fut repris à l’identique dans ses Voyages métallurgiques41). Or, il s’agissait là de fours très proches de ceux décrits par Gallon, mais cuisant cette fois à la tourbe et non au bois : ce nouveau mémoire entre donc encore moins bien dans la thématique générale que les deux premiers, la tourbe étant peu employée en France quoique non inconnue. Il n’en fut pas moins inclus dans la nouvelle édition de la Description, ainsi qu’un quatrième texte à propos des tuileries suédoises, envoyé par des correspondants de l’Académie de Berlin42. Cette même nouvelle mouture complété fut ensuite reprise dans le Supplément à l’Encyclopédie en 177643, lequel ne complétait pas réellement mais plutôt remplaçait les articles de l’Encyclopédie jugés trop faibles (en particulier celui sur la brique avec les explications embrouillées de de Vandenesse44). Ce fut toujours ce même document qui fut enfin publié dans l’Encyclopédie Panckoucke en 1782, les planches étant pour leur part regravées sans modification importante45. En résumé, cette dernière publication était donc directement issue de la Description des arts et métiers de 1763, via quelques intermédiaires ayant globalement plus appauvri (par des simplifications) ou complexifié (par des ajouts juxtaposés) que réellement enrichi le texte46.
Cette conclusion est d’autant plus importante que l’Encyclopédie Panckoucke servit elle-même de texte de référence, selon un processus identique, pendant toute la première moitié du XIXe siècle : après une interruption pendant le premier quart du siècle, de nouvelles publications apparurent à partir de 1827, chacune recopiant encore une fois ce même texte47, en y ajoutant éventuellement quelques observations supplémentaires ou des descriptions des machines publiées dans la littérature technique périodique48. Ce phénomène perdura jusqu’au Traité des arts céramiques de Brongniart en 184449, lequel effectua une synthèse des différents types de connaissances disponibles alors, et qui lui-même devint la nouvelle référence recopiée par les nouveaux traités jusqu’au Guide du briquetier de Lejeune en 187050. On peut ainsi constater la persistance de ces textes techniques sur des périodes pouvant atteindre, voire dépasser le siècle, décrivant des situations souvent bien éloignées de la pratique habituelle française, ceci étant principalement dû à une volonté de rassembler et publier des informations au moindre effort de la part de leur rédacteurs.