Jean Rondelet, François Coignet et les nouvelles maçonneries : un exemple de généalogie des idées et des connaissances dans la littérature technique au xixe siècle

Texte

Les traités concernant les techniques de construction au xixe siècle semblent avoir eu parfois pour ambition de fournir aux lecteurs des connaissances générales, proposant par exemple occasionnellement des considérations sur les systèmes de classification permettant d'évaluer ainsi les différents matériaux de construction les uns par rapport aux autres. Ils témoignaient alors plus d'une pensée technique que de la technique elle-même et nous désignent en creux l'environnement intellectuel et culturel de ces connaissances et les spéculations, voire les attentes dont ces techniques étaient l'objet. Le Traité théorique de l'art de bâtir de l'architecte et technicien Rondelet en 1802, ou l'ouvrage Bétons agglomérés appliqués à l'art de construire de l'ingénieur et manufacturier François Coignet en 1861, permettent, à plus de cinquante ans de distance, de confronter deux modes de formulations concernant l'apparition dans la littérature technique en France à la fin du xviiie siècle de types de maçonneries que l'on peut qualifier de non conventionnelles, lesquelles favorisèrent à la fin de l'époque moderne la mise au point d'un matériau nouveau, créé entièrement par l'homme et totalement dédié à la construction. Selon l'historien de l'architecture Peter Collins, ces maçonneries avaient un système structurel commun consistant à pilonner des matériaux (terre, mortier et/ou graviers) dans des coffres amovibles en bois, le tout servant à constituer des parois moulées sur le site même des constructions. Plus que l'évolution des techniques, la mise en relation de ces deux ouvrages, que nous voulons brièvement proposer ici, devrait permettre de mieux cerner la dimension anthropologique de l'aventure technique dont ils témoignent.

Le deuxième volume du premier tome du Traité théorique et pratique de l’art de bâtir, publié en 1803, dû à l’architecte et technicien d’origine lyonnaise Jean Rondelet (1743-1829) - élève de Soufflot, responsable pendant plusieurs dizaines d'années de la construction de l'église Sainte-Geneviève à Paris (aujourd'hui Panthéon), peut être entendu comme un témoignage intéressant des attentes concernant la mise au point de matériaux nouveaux à l'orée de l'ère industrielle. Le volume, entièrement dédié aux « compositions et [...] préparation que l'art a imaginé pour suppléer aux pierres [...] » (l'édition de 1827 regroupa l'ensemble sous le titre de "pierre artificielle") consacre en premier lieu douze pages et deux planches à un article intitulé « du pisé »1 (section première,) présentant, à un public averti, une technique vernaculaire assez répandue dans la région de Lyon, et illustrée pour la première fois par le naturaliste Alléon Dullac2. Quelques années auparavant, l'architecte autoproclamé professeur d'architecture rurale d'origine lyonnaise François Cointeraux (1740-1830) avait assuré la promotion de ces procédés en France par la publication à Paris, à partir de 1790, de ses quatre Cahiers de l'École d'architecture rurale traduits en sept langues et lus avec un grand intérêt par tous les grands architectes néoclassiques européens3. Pour Rondelet, cette technique vernaculaire devait être mise en relation, voire servir à la restitution des maçonneries antiques « avec remplissage en pierre brutes ou blocages »4 (article VI) ; « La maçonnerie de ces murs [écrivit-il] paraît avoir été faite (comme nous l’avons déjà dit), par encaissement dans des espèces de moules mobiles faits en planches, à-peu-près comme ceux dont on se sert pour le pisé »5. Il rapprocha aussi très vite ce système structurel du « béton » tel qu'avaient notamment l'habitude de le fabriquer les chaufourniers opérant au bord du Rhône et de la Saône lorsqu'ils mélangeaient leur chaux « avec le gravier du Rhône6 ». L'abbé Rozier fit les mêmes analogies, signalant une application de cette technique à la construction de caves voûtées en « bléton » dans les environs de Lyon et dont la construction s'étalait sur deux ans7. Rondelet traçait aussi les perspectives de ce système structurel :

Ce genre simple, qui permettait [durant l'antiquité] d’employer des milliers d’ouvriers à la fois, et qui se prêtait à l’exécution de toutes sortes de formes, rendait possible ce qui aurait été d’une difficulté insurmontables par les autres moyens8.

En soulignant les interrelations entre les traditions érudite et vernaculaire, il précisait indirectement quelques enjeux concernant l'usage de ces procédés à l'orée de la révolution industrielle, et notamment comment se constituait une sorte de culture technique moderne nouvelle. Il s'agissait de mettre au point une technique capable non seulement d'atteindre le domaine de l'architecture, à l'instar des monuments romains, mais aussi de répondre à tous les besoins de l'humanité. C’est aussi ce que tenta de faire Cointeraux, sous la Révolution et l'Empire, pour qui le pisé de terre était apte à servir le programme nouveau que constituait selon lui « la cabane du pauvre ». La pensée d'un matériau nouveau, pour ne pas dire une nouvelle matérialité (au sens définit par Antoine Picon), se mettait ainsi en place peu à peu.

En portant sans doute le plus loin les expérimentations sur les parois moulées monolithes et les pierres artificielles au milieu du xixe siècle, les réalisations et publications de l'ingénieur et manufacturier François Coignet (1814-1883) constituèrent un premier achèvement des attentes exprimées par Rondelet. Coignet bénéficia d'avancées techniques considérables. L'ingénieur Joseph Vicat, à partir de 1818, avait établit de façon définitive des dosages scientifiques précis permettant d'obtenir des mortiers dont la résistance allait, a-t-on pu écrire, être multipliée par douze en quinze ans. Né en 1814, également à Lyon comme Rondelet et Cointeraux, Coignet tira profit de la culture technique locale, à l'occasion de l'agrandissement de la deuxième usine familiale de produits chimiques, route d'Heyrieux dans les environs de Lyon, où il nous dit avoir été l'un des tout premiers à utiliser la technique néovernaculaire du pisé de mâchefer. Selon cette technique, un mélange de chaux et de résidu de la combustion des hauts fourneaux ou des machines à vapeur était compacté manuellement dans des coffrages en bois amovibles analogues à ceux utilisés pour le pisé de terre. C'est en 1853, lors de la création d'un troisième établissement à Saint-Denis, dans la région parisienne, qu'il démontra son grand intérêt pour la mise au point de nouveaux matériaux susceptibles selon lui de répondre aux besoins d’une société idéale de type fouriériste, mouvement avec lequel il conserva de nombreuses attaches. Après avoir construit en pisé de mâchefer, puis à l'aide de mortiers plus sophistiqués, une maison et une usine contigüe, il déploya ses procédés sur des édifices expérimentaux de taille d'abord modeste, mais décrits comme « monolithes » car réalisés en « béton dit aggloméré », tant pour les murs que pour les planchers et les couvertures.

En 1861, Coignet publiait son ouvrage principal Bétons agglomérés appliqués à l'art de construire notamment à l'état de monolithe et à l'état de pierres artificielles9. Contrairement à celui de Rondelet, l'ouvrage est totalement dépourvu d'illustrations, lesquelles accompagnaient cependant les nombreux brevets qu'il déposa pendant plus de trente ans. Il s'agit ainsi moins d'un manuel que d'un manifeste, une sorte de bilan ou d'inventaire des résultats de ce que l'on pourrait nommer ses « expériences analytiques ». Coignet y soulignait les avantages des matériaux qu'il avait mis au point et présentait un large éventail des applications de ses maçonneries aux grands travaux d'hydraulique (digues, réservoirs ponts, aqueducs) et aux grands travaux d'art. Il s'agissait selon lui d'un matériau universel, pouvant servir à la construction de rues souterraines, de théâtre, de thermes et de villes entières. En fin de compte, Coignet faisait valoir qu'il avait en réalité introduit une véritable révolution de l'art de construire, un « complément oublié à la théorie de M. Vicat »10. Il démontrait qu'il avait été l'un des tout premiers à utiliser les premiers bétons hors du sol alors que leurs usages s'étaient jusque-là cantonnés à des ouvrages hydrauliques ou enterrés ; ses expériences en ateliers sur les pierres factices lui ayant aussi permis, parallèlement, de maîtriser la texture et la couleur, autrement dit l'apparence même de ses matériaux. Il restait, écrivit-il, « une difficulté plus grande encore peut-être, celle d'organiser les moyens industriels et financiers d'obtenir une réalisation générale pratique de nos procédés »11. Une dizaine d'années d'expériences et la collaboration d'ingénieurs chevronnées lui avaient en effet permis de créer en 1862 la Société centrale des bétons agglomérés système Coignet, laquelle déploya durant une dizaine d'années un véritable savoir-faire tant sur les matériaux que sur leur production désormais mécanisée, voire industrialisée, notamment à l'occasion de la construction de l'église Sainte-Marguerite du Vésinet (1862-1864), d'importants ouvrages d'art et d'immeubles de logements.

Même si il est paradoxal de constater que les ouvrages de Rondelet et de Coignet se sont en quelque sorte croisés sans se voir - Coignet ne cita jamais l'ouvrage de Rondelet pourtant bien connu par plus de quinze rééditions, dont les dernières ignoraient réciproquement les expériences de Coignet, l'historien peut néanmoins tenter aujourd'hui de retisser en quelque sorte les liens qui unissent ces savoirs constitués d'expériences et d'attentes concernant des matériaux de substitution, souligner les continuités et les innovations de cette histoire complexe et en souligner les étapes et les premiers aboutissements. Coignet avait amené à son point conclusif l'espérance d'un nouveau matériau, cette « synthèse des opérations de la nature » attendue depuis le xviiie siècle. Exposée au regard, la matérialité de ces nouvelles maçonneries rentrait dans le domaine du sensible, autrement dit de l'architecture, et c'est avec raison en fin de compte que l'inventeur prévit que l'art de bâtir devait trouver dans ces procédés « une puissance nouvelle et inconnue » qu'avait aussi à sa manière entrevue Rondelet dès le début du siècle.

1 Jean Rondelet, Traité théorique et pratique de l’art de bâtir, à Paris, chez l’auteur, enclos du Panthéon, 1803, p. 228-247.

2 Alléon Dulac, Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des provinces du Lyonnais, Forez et Beaujolais, à Lyon chez Claude Cizeron, 1765.

3 François Cointereaux, École d’architecture rurale, ou Leçons par lesquelles on apprendra soi-même à bâtir solidement les maisons de plusieurs étages

4 J. Rondelet, op. cit., p. 340.

5 Ibid. p. 341.

6 M. Fourcroy de Ramecourt, « Art du chaufournier », dans Descriptions des Arts et Métiers, faites ou approuvées par Messieurs de l’Académie Royale

7 Abbé Rozier, Cours complet d'agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire ; suivi d’une Méthode pour étudier l’

8 J. Rondelet, op. cit., p. 342.

9 François Coignet, Bétons agglomérés appliqués à l’art de construire, notamment : à l’état monolithe, et à l’état de pierres artificielles, Paris

10 Ibid. p. 67.

11 Ibid. p. 306.

Notes

1 Jean Rondelet, Traité théorique et pratique de l’art de bâtir, à Paris, chez l’auteur, enclos du Panthéon, 1803, p. 228-247.

2 Alléon Dulac, Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des provinces du Lyonnais, Forez et Beaujolais, à Lyon chez Claude Cizeron, 1765.

3 François Cointereaux, École d’architecture rurale, ou Leçons par lesquelles on apprendra soi-même à bâtir solidement les maisons de plusieurs étages avec la terre seule, ou autres matériaux les plus communs et du plus vil prix, à Paris, chez l’auteur, grande rue verte, faubourg Saint-Honoré, no 15 ; ou dans son atelier, même faubourg, au Colisée, près des Tuileries. Et chez les principaux libraires de Paris et des provinces, 1790.

4 J. Rondelet, op. cit., p. 340.

5 Ibid. p. 341.

6 M. Fourcroy de Ramecourt, « Art du chaufournier », dans Descriptions des Arts et Métiers, faites ou approuvées par Messieurs de l’Académie Royale des Sciences, volume 4, à Paris, chez Saillant & Nyon, rue S. Jean de Beauvais ; chez Desaint, rue du Foin Saint Jacques, 1766, p. 51.

7 Abbé Rozier, Cours complet d'agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire ; suivi d’une Méthode pour étudier l’Agriculture par principes : ou Dictionnaire universel d’agriculture, tome second, à Paris, rue et hôtel Serpente, 1782, p. 244-246.

8 J. Rondelet, op. cit., p. 342.

9 François Coignet, Bétons agglomérés appliqués à l’art de construire, notamment : à l’état monolithe, et à l’état de pierres artificielles, Paris, Librairie scientifique, industrielle et agricole E. Lacroix, 1861.

10 Ibid. p. 67.

11 Ibid. p. 306.

Citer cet article

Référence électronique

Gilbert Richaud, « Jean Rondelet, François Coignet et les nouvelles maçonneries : un exemple de généalogie des idées et des connaissances dans la littérature technique au xixe siècle », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 07 février 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=303

Auteur

Gilbert Richaud

Architecte, chercheur associé au LARHRA

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