Cléricalisme et anticléricalismes à Lyon, de la Commune à la Première Guerre mondiale (1870-1914)

Texte

Les quarante-cinq premières années de la Troisième République se caractérisent par une politique de laïcisation touchant de nombreux domaines, à commencer par l’éducation, politique qui culmine en 1905 avec la loi de Séparation des Églises et de l’État. La ville de Lyon, qui avait connu durant les deux premiers tiers du xixe siècle une renaissance particulièrement forte du catholicisme, se manifestant par la création d’œuvres dynamiques, se voit confrontée en retour à une vague particulièrement puissante d’anticléricalisme. La confrontation des deux groupes idéologiquement opposés, que l’on peut nommer « clérical » et « anticlérical », détermine toute une succession de crises, d’accalmies, de recompositions, dont les spécificités lyonnaises ne pas toujours liées à celles du contexte national. Dans ses aspects concrets, cette lutte n’est pas perçue de la même façon chez tous ceux qui se rassemblent autour de l’étiquette « anticléricale » : les ouvriers de la Guillotière n’ont pas les mêmes griefs à formuler contre le clergé que les radicaux du « Comité de la rue de Grôlée ». Néanmoins, autant l’anticléricalisme reste assez simple à définir, autant le cléricalisme se révèle plus difficile à appréhender : il dépend d’abord du regard de l’autre, notamment de l’anticlérical. Les diverses manifestations de défense religieuse d’un catholicisme qui se perçoit alors volontiers comme une citadelle assiégée, les multiples attaques contre le clergé, voire contre la religion, des hommes au pouvoir, s’inscrivent à Lyon, sur la longue durée, dans le droit fil d’une série de luttes, d’insurrections et de répressions, dont chaque camp revendique – ou non – la postérité idéologique.

Les mouvements de flux et de reflux de l’anticléricalisme à Lyon durant les quarante-cinq années qui séparent la chute du Second Empire de la Première Guerre mondiale semblent étroitement corrélés avec les différentes politiques municipales menées par les cinq maires qui se succèdent. Il paraît ainsi possible de distinguer six phases :

  • Un anticléricalisme virulent sous les mandats d’Hénon et Barodet (1870-1873), qui doivent notamment faire oublier leur responsabilité dans la répression des tentatives communalistes, et qui se manifeste surtout par un très violent conflit scolaire ;

  • Une réaction cléricale sous « l’ordre moral », qui va de pair avec la suppression de la Mairie centrale en 1873, mais qui échoue avec la victoire relative des anticléricaux dans le conflit scolaire avant même les lois Ferry, l’expulsion des congrégations dissoutes en 1880 et l’augmentation des enterrements civils ;

  • Le retour d’un anticléricalisme assumé durant la première partie du mandat de Gailleton, qui reprend d’abord la politique de ses mentors Hénon et Barodet tout en ménageant son extrême gauche (1881-1894) ;

  • Une accalmie pendant la suite de son mandat, durant laquelle Gailleton préfère composer avec les chrétiens modérés bien représentés à la Chambre de commerce, tout en prenant ses distance avec un socialisme encore divisé mais en plein essor (1894-1900) ;

  • Le retour d’un anticléricalisme forcené avec Augagneur, sans doute le seul maire de la série pour qui cet anticléricalisme représente plus qu’une instrumentalisation politique et électorale, mais aussi une farouche et intime conviction idéologique (1900-1905) ;

  • Enfin, un relatif renouvellement de l’apaisement avec le début du mandat du jeune Édouard Herriot, après la fin de la bataille de la Séparation qui voit la victoire des anticléricaux, mais aussi le début de la prise de conscience, de la part de l’Église, de la liberté nouvelle dont elle jouit ; chaque « camp » semble alors se replier sur ses querelles internes en négligeant l’ennemi traditionnel, radicaux contre SFIO d’une part, hiérarchie catholique contre les « modernismes » sociaux et politiques d’autre part.

Cette chronologie s’établit donc essentiellement par rapport aux mandats municipaux, plus que sur celle des différents épiscopats : ces derniers rythment certes aussi cette évolution, mais il semble bien que les maires imposent leur marque plus que les archevêques.

Le cas de Lyon met en lumière la place primordiale prise par l’affrontement du cléricalisme et de l’anticléricalisme durant la première partie de la IIIème République. L’observation de cette ville autorise à suggérer un certain nombre de confirmations par rapport à l’ensemble du pays, mais aussi des décalages sur l’organisation générale de cet affrontement d’une part, ainsi que sur les motivations de la mutation des comportements des habitants de Lyon vis-à-vis aussi bien du catholicisme que de la vie politique, d’autre part.

Même s’il n’est pas toujours aisé d’évaluer quelles sont les relations entre diverses organisations dont l’anticléricalisme est parfois le seul point commun, mais que le réquisitoire « clérical » n’hésite pas à unifier comme étant, pour reprendre l’expression d’Étienne Fouilloux, « les têtes d’une même hydre »1, il ne semble pas que nous soyons en présence d’un complot ordonné pour détruire l’Église. À Lyon, la violence reste d’ailleurs essentiellement sur le terrain symbolique, ce qui permet aux mesures anticléricales de coûter somme toute assez peu en termes financiers, et encore moins en terme de victimes. Sans doute serait-il plus exact de parler de simple convergence d’intérêts, et d’instrumentalisation de l’anticléricalisme pour parvenir au pouvoir et s’y maintenir, à ce moment précis de l’Histoire. Mais il convient de se garder de tout analyser en terme de cynisme politique, et il ne s’agit pas pour autant de négliger la sincérité de l’engagement idéologique des anticléricaux.

L’un des mots-clés pour l’examen et la compréhension de cette période semble être le ressentiment : celui des socialistes vis-à-vis des radicaux, et celui des catholiques vis-à-vis de l’idée de République. Pour ce qui est du processus global de cette lutte, ce que nous pouvons constater à Lyon inciterait à tempérer l’idée quelque peu sommaire selon laquelle le cléricalisme aurait précédé l’anticléricalisme, celui-ci se présentant nécessairement comme une réaction contre celui-là. Si l’on veut bien prendre en compte la totalité du processus, et notamment élargir la trame chronologique en amont, il convient de rester prudent dans d’interprétation : le raisonnement inverse pourrait alors se défendre, le cléricalisme de la première moitié du xixe siècle s’expliquant par les persécutions subies par l’Église sous la Révolution, consécutives à la Constitution civile du clergé.

Ce ressentiment explique aussi l’ardeur avec laquelle elle tente d’instaurer une restauration religieuse, notamment par la prolifération des œuvres caritatives. Le cléricalisme de l’Église lyonnaise au xixe siècle et au début du xxe siècle est bien réel, mais il représente la riposte aux nouvelles conditions dans lesquelles elle entend mener sa vocation et son apostolat.

Dès lors, il semble dérisoire de vouloir à tout prix désigner lequel des deux « camps » –clérical ou anticlérical – serait à l’origine de ce combat séculaire. Par contre, il est manifeste que s’opposent alors deux perceptions du monde parfaitement contradictoires, possédant chacune sa logique spécifique. L’antagonisme irréconciliable de ces deux conceptions du monde ne fait que s’exacerber, la situation de cette époque amenant chacun de ces mondes à pousser sa propre logique parfois jusqu’à l’extrême. Les catholiques ne perdent pas l’espoir de s’imposer à l’État. La hiérarchie épiscopale reste très attachée au Concordat. Il est clair qu’après l’échec de « l’ordre moral » et la victoire des Républicains, cet État n’admet plus la moindre contrainte cléricale : par conséquent, les catholiques ont plus que jamais la tentation de développer et de consolider une « contre-société ». Mais l’établissement de celle-ci ne se fait pas sans un certain durcissement idéologique. Cela peut aller jusqu’à l’engagement politique d’une partie du clergé. C’est par exemple le cas à Lyon lors des trois congrès de la Démocratie Chrétienne où les curés étaient nombreux. À la charnière du xixe et du xxe siècle, les laïcs catholiques sont aussi tentés par le jeu politique au nom de leur foi – Sillon lyonnais, Chronique Sociale, Action Libérale Populaire, Action Française.

À l’opposé de cette « contre-société » catholique, les républicains à leur tour durcissent leur idéologie. C’est très clair au moment de « l’ordre moral » où ils redoutent encore l’influence sociale du clergé – la guerre scolaire à Lyon et les persécutions contre les enseignants laïques le montrent. À partir de 1879, ces républicains reprennent à leur compte la fort ancienne tradition de l’État de suspicion vis-à-vis de toutes les « contre-sociétés » : les catholiques sont ainsi soupçonnés de vouloir constituer un véritable « État dans l’État », celui-ci étant lié, circonstance aggravante, à un souverain étranger, le Pape. Tout cela constitue de solides raisons de s’opposer à leurs prétentions, et l’hésitation de nombre d’anticléricaux à supprimer le Concordat tient d’abord à leur volonté de maintenir un étroit contrôle sur l’Église catholique.

Pourtant – et le cas de l’Église lyonnaise est particulièrement significatif à cet égard –, il semble bien que l’opinion catholique – fût-elle « intransigeante » – a été l’une des premières à être sensible à la misère ouvrière, à proposer des mesures et à les mettre en œuvre. De fait, l’Église lyonnaise au xixe et au début du xxe siècle a développé une politique sociale, a manifesté un souci constant de soulager la misère ouvrière, a créé des œuvres caritatives dont la tradition perdure jusqu’à nos jours. Car pour elle, il n’y a pas seulement l’aspect spirituel de la lutte, mais aussi le combat social pour répondre aux défis de l’exode rural et de l’industrialisation. Frédéric Ozanam avait montré la voie. Les dogmes de l’Église portent en eux des conséquences sociales, beaucoup de catholiques en sont convaincus. À Lyon, les œuvres caritatives ont une solide tradition derrière elles, et il faut bien considérer le fait que cet engagement social se fait dès la Restauration, qu’il n’a pas attendu l’avènement de la Troisième République pour se réaliser ; il n’est donc nullement une conséquence de l’anticléricalisme et de ses critiques.

Rivalité fondamentale, antagonisme de système, conceptions du monde irréconciliables, opposition philosophique, le combat du cléricalisme et de l’anticléricalisme a été implacable. Toutefois, fût-ce ponctuellement, ne peut-on distinguer çà et là quelques points de rencontre entre les ennemis, ou des effets positifs dans leur lutte ? L’aventure des « fourneaux économiques » en 1884 montre que l’altruisme pouvait être partagé et des moyens communs se mobiliser pour venir en aide aux plus malheureux. Le conflit scolaire, dans toute son âpreté, ne peut-il également se lire comme une saine concurrence, favorable in fine à l’intérêt des élèves dont les deux « camps » ont un souci évident ? Enfin, concernant les règles de la morale, les convergences sont manifestes. La catastrophe de la Première Guerre mondiale va ébranler bien des certitudes des deux côtés, mettre en lumière ces convergences, et permettre de relativiser le conflit entre cléricaux et anticléricaux.

Aujourd’hui, il n’est guère contestable que les continuateurs de ces catholiques et de ces républicains des années 1870-1914 connaissent couramment entre eux de positifs et stimulants points de rencontre. Devant l’ampleur des problèmes de notre temps, prenant conscience de l’étendue des nouveaux défis sociétaux à relever, les descendants de ceux qui s’affrontèrent si durement jadis savent se réunir autour de projets communs dont l’importance transcende ce qui subsiste de leurs divergences idéologiques.

Thèse en Histoire mention histoire religieuse, politique et culturelle, soutenue le 23 octobre 2017.

Jury : M. Jacques-Olivier Boudon (Rapporteur, Université Paris-Sorbonne), M. Jean-Dominique Durand (Université Jean Moulin Lyon 3, Directeur), Mme Jacqueline Lalouette (Université de Lille 3), Mme Catherine Maurer (Rapporteur, Université de Strasbourg), M. Daniel Moulinet (Université catholique de Lyon), M. Christian Sorrel (Université Lumière Lyon 2).

Accéder en ligne : https://scd-resnum.univ-lyon3.fr/out/theses/2017_out_charlas_j_m.pdf

1 Étienne Fouilloux, « Les Églises contestées », dans Jean-Marie Mayeur (dir.), L’histoire religieuse de la France : 19e-20e siècle : problèmes et

Notes

1 Étienne Fouilloux, « Les Églises contestées », dans Jean-Marie Mayeur (dir.), L’histoire religieuse de la France : 19e-20e siècle : problèmes et méthodes ; [textes de] Jean Baubérot, André Encrevé,... [et al.], Paris, 1975 ; p. 154.

Citer cet article

Référence électronique

Joseph-Michel Charlas, « Cléricalisme et anticléricalismes à Lyon, de la Commune à la Première Guerre mondiale (1870-1914) », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 25 février 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=363

Auteur

Joseph-Michel Charlas

joseph-michel.charlas@univ-lyon3.fr

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