« Travailler dans les Petits Mickeys » : les dessinateurs-illustrateurs en France et en Belgique de 1945 à 1968

Texte

Ce travail s’attache à étudier la profession de dessinateur-illustrateur en France et en Belgique francophone de 1945 à 1968. La profession a longtemps été étudiée par le seul prisme de la bande dessinée ou du dessin de presse politique. L’approche privilégiée dans ce travail est prosopographique, s’appuyant sur les trajectoires de 400 dessinateurs, appartenant à trois générations nommées d’après le discours des acteurs eux-mêmes les « Anciens », les « Classiques », et les « Modernes ». De ce point de vue, il s’agit tout autant d’un travail d’histoire culturelle que d’histoire sociale des professions.

L’analyse en termes de trajectoires professionnelles montre que le métier de dessinateur est polyvalent dans les années 1950 et 1960, touchant autant à l’illustration qu’au dessin satirique ou à la bande dessinée. Les dessinateurs sont dépendants du marché et multiplient les lieux de publication comme les pratiques graphiques, en particulier au sein des journaux illustrés. Ce support a donc été privilégié pour appréhender la pratique professionnelle des dessinateurs du corpus. Par ailleurs, l’analyse des trajectoires permet de remettre en cause l’unité de l’aire franco-belge alors que les trajectoires sociales et scolaires diffèrent et qu’il n’existe pas vraiment de réseau professionnel binational. Deux faits rarement mentionnés sont au contraire soulignés : l’existence d’une filière migratoire espagnole, et la part largement oubliée des dessinatrices.

La polyvalence des dessinateurs et leur dépendance vis-à-vis du marché ont des conséquences directes sur la manière dont ils construisent et définissent leur métier, en termes d’auto-représentation, de sociabilités comme de revendications. Il s’agit donc également de s’immerger dans leur travail quotidien tout en retraçant les hiérarchies auxquelles ils obéissent et qui se révèlent dans leurs droits, leurs obligations et leurs rémunérations. De nouveaux acteurs apparaissent alors à leurs côtés : éditeurs, collaborateurs, conseillers syndicaux ou législateurs, ceux-ci façonnant et définissant l’espace de travail auxquels ils appartiennent.

En France comme en Belgique, et malgré des dispositions légales dissemblables, les dessinateurs sont entrés de plain-pied dans la société salariée et tertiarisée des Trente Glorieuses. Le statut de journaliste, et notamment de journaliste-pigiste, devient alors un point d’ancrage pour nombre d’entre eux, apparaissant comme le meilleur moyen de bénéficier des acquis sociaux du salariat. Dans le même temps, certains aspirent malgré tout au statut d’indépendant. Cette double aspiration est illustrée par la lutte conjointe pour la reconnaissance des droits d’auteur et celle de la carte de journaliste en tant que pigiste salarié.

À partir des conclusions apportées au terme de l’analyse de la construction de la profession de dessinateur, il est possible de comprendre les logiques qui sous-tendent les dessins produits par les acteurs du corpus. À l’histoire sociale et culturelle s’ajoute donc l’analyse de l’image, de manière à la fois internaliste et externaliste. Sont donc analysés les sujets privilégiés par les dessinateurs et la manière dont ils envisagent leur travail. Par ailleurs, tout en montrant la manière dont la bande dessinée et le dessin absurde se détachent à la fois dans les contenus et les pratiques professionnelles, on a pu montrer aussi en quoi l’ensemble de ces pratiques peut se réclamer du journalisme. Parce que les dessinateurs évoluent alors dans un univers médiatique destiné au plus grand nombre et parce qu’ils cherchent à être reconnus comme journalistes, leur pratique du dessin peut être assimilée, dans les années étudiées, à une pratique de transmission des savoirs. Celle-ci est particulièrement illustrée par le dessin didactique, d’autant qu’elle s’adosse à une tradition pédagogique historique en même temps qu’à la réflexion dévolue à la culture populaire et à la démocratisation scolaire.

D’une manière générale, le travail des dessinateurs pour la presse et les ouvrages à grand tirage fait d’eux des observateurs visuels de la société des Trente Glorieuses, dont ils transmettent les valeurs, les innovations et les questionnements. En transmettant ainsi les bases d’un savoir scolaire et culturel, les dessinateurs installent des éléments de langage commun avec leurs lecteurs, ce qui participe à faire d’eux des passeurs culturels.

Thèse de doctorat en Histoire moderne et contemporaine Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, réalisée en collaboration avec le LARHRA et soutenue le 11 juin 2018.

Jury : Jean-Paul Gabilliet (directeur, Bordeaux 3), Philippe Kaenel (UNIL), Laurent Martin (directeur, Paris 3 Sorbonne-Nouvelle), Emmanuelle Picard (ENS, Lyon), Sylvain Venayre (Grenoble Alpes), Mary-Ève Thérenty (Montpellier)

Citer cet article

Référence électronique

Jessica Kohn, « « Travailler dans les Petits Mickeys » : les dessinateurs-illustrateurs en France et en Belgique de 1945 à 1968 », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 25 février 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=367

Auteur

Jessica Kohn

jessica.kohn@sorbonne-nouvelle.fr

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