L’art des Frères voyants
Caractéristiques et dynamiques du marché de l’art autour du mouvement surréaliste (1919-1930)

Texte

Si le Surréalisme bénéficie aujourd’hui d’une position de prééminence et de cotes solides sur le marché international, la question demeure de savoir quand et comment a été initié le processus de reconnaissance du mouvement par le système du marché de l’art ? À quel moment le Surréalisme devient-il une réalité sur le marché ? À travers quels canaux les artistes proches du groupe arrivent à attirer l’attention des galeristes et des marchands, à entrer dans des collections privées, à influencer donc le goût pour l’art contemporain ? Quel rôle, enfin, ont joué les fondateurs du groupe dans la promotion et dans la diffusion de l’art surréaliste ?

Si les artistes surréalistes vendent aujourd’hui pour des sommes qui dépassent le million de dollars, comme pour tout mouvement révolutionnaire et d’avant-garde, leur fortune critique et économique ne fut, au début, ni facile, ni immédiate. Toutefois, en dépit des difficultés, le Surréalisme eut la chance de se développer à une époque particulièrement propice pour le marché de l’art moderne et, dès ses premières années d’activité (grâce à l’action promotionnelle menée par les membres du groupe et grâce au support d’un groupe de collectionneurs et marchands restreint, mais fidèle et influent), le mouvement eut la possibilité de s’intégrer au système du marché parisien des années 1920, pour prendre ensuite rapidement une voie internationale au début de la décennie suivante.

Ce travail de thèse se donne comme but d’étudier le développement du marché artistique qui naît autour du mouvement surréaliste pendant les années de sa formation et ses premières années d’activité, entre 1919 et 1930. Le choix de cette période, qui inclut les années dadaïstes et peut donc présenter quelques ambiguïtés, est justifié par plusieurs facteurs, à la fois pour ce qui relève de l’histoire du Surréalisme, et pour tout ce qui entre dans l’histoire du marché artistique de l’époque.

L’année 1919 représente la date de la reprise du marché artistique à Paris après les années de stagnation de la Grande Guerre. À partir de ce moment, l’art moderne vit une période florissante, avec une croissance sensible et constante des cotes des artistes vivants, avant l’arrêt brutal provoqué par la crise de 1929. 1919 est aussi l’année de la rencontre entre les futurs surréalistes et Dada, qui amènera notamment à la fondation du groupe dadaïste parisien et au début de ses activités provocatrices dans la capitale française. Déjà pendant cette période, nous assistons à l’organisation des premières initiatives promotionnelles consacrées aux artistes du groupe (Francis Picabia, Max Ernst, Georges Ribemont-Dessaignes et Man Ray), ainsi qu’à la création des premières collections privées de ses membres. Pour cette raison nous pouvons considérer que dès 1919 les œuvres des artistes dadaïstes, qui font l’objet d’expositions et d’achats de la part de leur entourage, voient se développer autour d’elles une activité commerciale embryonnaire.

L’année 1930 représente, à son tour, un tournant. Le marché artistique parisien commence en effet à subir les conséquences de la crise de 1929, dont il ne sortira que sept ans plus tard, avant d’être à nouveau freiné par la Deuxième Guerre mondiale. Pour ce qui concerne le groupe surréaliste, les années 1929 et 1930 représentent un moment de changement important. À partir des années 1930, le mouvement connaîtra en effet un remarquable succès à l’étranger (en Belgique, Angleterre, Pays-Bas, en Europe de l’Est et, notamment, aux États-Unis), clôturant cette première phase, strictement parisienne, de son histoire. Certains membres seront exclus du groupe, de nouveaux seront accueillis ; pas seulement parmi les écrivains, mais aussi parmi les artistes. Salvador Dalí, Alberto Giacometti, Victor Brauner, Hans Bellmer entre autres intégreront le mouvement entre 1929 et 1930, ouvrant donc une nouvelle phase de la recherche esthétique surréaliste. Cette nouvelle saison surréaliste est notamment, et de façon symbolique, marquée par la publication du « Second Manifeste du Surréalisme » d’André Breton, qui paraît en ouverture du dernier numéro de La Révolution Surréaliste en décembre 19291.

Dans ce travail, j’essaie de fournir le cadre le plus complet possible des dynamiques et des stratégies adoptées par les membres du groupe dans la promotion de ses propres recherches artistiques à Paris (avec l’exception des premières initiatives organisées en Belgique suite à la rencontre, déjà en 1925, avec Paul Nougé et Camille Goemans), en préparant donc le terrain pour une promotion à échelle internationale qui caractérisera les années suivantes.

Fort de sa position d’avant-garde indépendante, le Surréalisme s’imposera de manière autonome aussi sur le marché de l’art. Au-delà de la création d’un modèle promotionnel spécifique au mouvement, les surréalistes se montrent capables de s’insérer dans les institutions du marché officiel et d’en exploiter habilement les dynamiques (qu’ils connaissaient bien) et le potentiel. Pour cette raison, nous avons décidé de ne pas adopter une présentation chronologique des faits, qui, devant traiter en même temps d’aspects différents du marché, aurait comporté le risque d’une narration trop dense et dispersée. Nous avons donc opté pour une approche thématique se basant sur trois axes de recherches qui, même s’ils sont intimement connectés, représentent trois champs spécifiques du marché artistique dans lequel l’art surréaliste s’intègre : les collections privées, les ventes aux enchères et les galeries2.

Dans la première partie je me concentre sur l’étude des collections privées d’André Breton et de Paul Éluard, les deux collectionneurs les plus actifs du groupe. L’étude du réseau d’échanges qui se crée autour de la formation et de la dispersion de ces collections est le point de départ de ce travail. Les collections des deux amis étaient notamment composées par les œuvres de plusieurs artistes et par des objets de nature différente, incluant évidemment peintures et sculptures modernes, mais aussi des livres, des objets trouvés et, surtout, des groupes importants d’objets et des sculptures d’arts premiers. Le but de ce travail étant de déterminer les dynamiques de l’intégration des artistes du groupe dans le circuit commercial de l’époque (ainsi que ses conséquences dans la circulation des œuvres, leurs cotes, leurs rapports avec les marchands et les collectionneurs), seule la partie des collections composée par les œuvres d’artistes vivants et proches du groupe est prise en considération3. Même si les arts premiers eurent un rôle central dans le collectionnisme surréaliste, ainsi qu’un succès esthétique et commercial important, le type de marché qui se développe autour d’eux suivit des règles et des lois différentes et représente donc un cas d’étude à part4.

Dans la deuxième partie, j’analyse la présence des surréalistes dans le système des ventes aux enchères, tant en ce qui concerne le passage des œuvres dans les ventes publiques que du point de vue de la participation active des membres du groupe surréaliste en tant que vendeurs et acheteurs dans les salles de l’Hôtel Drouot. Le but est non seulement celui d’établir les premières cotes des artistes, mais aussi de déterminer qui furent les premiers acheteurs d’art surréaliste et dans quelle mesure les surréalistes eux-mêmes ont su exploiter le potentiel des ventes aux enchères pour des intérêts promotionnels et commerciaux.

Finalement, dans la troisième et dernière partie, j’étudie la délicate question du rapport entre les surréalistes et le marché primaire. Suite à l’analyse de l’action des premiers marchands et galeristes qui décidèrent de soutenir le mouvement (ou certains de ses artistes), je compare leur activité et leur stratégie à celles d’une expérience telle que celle de la Galerie Surréaliste, qui représente une tentative de la part du groupe de gérer de façon autonome également l’aspect commercial de son activité promotionnelle et de s’intégrer, toujours de façon indépendante, dans le système des galeries de l’époque.

Thèse de doctorat en Histoire de l’Art contemporain, en co-tutelle Université Grenoble Alpes et Università Roma 1 - La Sapienza Italie, soutenue le 27 octobre 2017.

Jury : Alain Bonnet (Université Grenoble Alpes, Directeur de thèse), Marianne Jakobi (Université Blaise Pascal, Rapporteur), Laura Iamurri (Università degli Studi Roma Tre), Ilaria Schiaffini (Università degli Studi di Roma I - La Sapienza, CoDirecteur de thèse), Fabrice Flahutez (Université de Paris Ouest - Nanterre La Défense), Alessandro Nigro (Università degli Studi di Firenze).

Notes

1 A. Breton, « Second Manifeste du Surréalisme », in La Révolution Surréaliste, V, 15 décembre 1929, n. 12, pp. 1-17.

2 Les musées, donc les rapports entre institutions muséales et marché artistique, représenteraient le quatrième point fondamental d’une étude complète sur un phénomène de marché. Pourtant, dans ce cas spécifique, les musées ne rentrent pas dans notre étude (sauf pour quelques rares exception évoquées au cours de la narration) car ce travail s’arrête à une date trop précoce pour prendre en compte l’entrée des artistes en question dans les collections des musées.

3 Man Ray, Max Ernst, Francis Picabia, Georges Ribemont-Dessaignes, Giorgio de Chirico – production métaphysique – André Masson, Joan Miró, Yves Tanguy, Pierre Roy, Georges Malkine, Jean Arp et, en partie, René Magritte et Salvador Dalí.

4 La journée d’études Surréalisme et arts premiers, organisée à Paris le 10 octobre 2016 par le Labex “Le surréalisme au regard des galeries, des collectionneurs et des médiateurs, 1924-1959 » a recueilli les contributions les plus récentes de la communauté scientifique sur le sujet (qui seront prochainement publiées). Sur le même sujet, cf. S. LECLERCQ, L’art des sauvages, in Paul Eluard. Poésie, amour, liberté, catalogo della mostra al Palais Lumière d’Evian (2 febbraio – 26 maggio 2013), Silvana Editoriale, Cinisello Balsamo, 2013, pp. 19-29.

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Référence électronique

Alice Ensabella, « L’art des Frères voyants
Caractéristiques et dynamiques du marché de l’art autour du mouvement surréaliste (1919-1930)
 », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2017/2018 | 1 | 2018, mis en ligne le 25 février 2019, consulté le 16 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=377

Auteur

Alice Ensabella

alice.ensabella@gmail.com

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