Melbourne est souvent considérée comme une ville jeune , mais la juxtaposition de bâtiments et de styles architecturaux extrêmement variés dans chacun de ses quartiers évoque des archives urbaines prolifiques. À échelle humaine, on peut observer dans Melbourne des montages est souvent considérée comme une ville jeune1, mais la juxtaposition de bâtiments et de styles architecturaux extrêmement variés dans chacun de ses quartiers évoque des archives urbaines prolifiques. À échelle humaine, on peut observer dans Melbourne des montages inattendus : dans le Central Business District (CBD), les façades néo-gothiques côtoient les volumes imposants des gratte-ciel récemment construits ; à l’Est et au Sud, les villas d’architectes des quartiers les plus aisés succèdent aux maisons victoriennes en enfilades des espaces anciennement ouvriers ; au Nord, les lignes, couleurs et matériaux typiques des décennies industrielles font l’objet de réhabilitations et les anciennes manufactures sont aménagées en habitats collectifs de haut standing ou en espaces de convivialité. À l’échelle de la ville, divers plans urbains apparaissent et exemplifient des modèles urbanistiques aux traditions variées, du plan orthogonal2 de Hoddle dans l’hyper-centre au dessin lâche et sinueux des quartiers pavillonnaires à l’américaine.
Cette morphologie apparemment hétéroclite, tant dans son apparence que dans sa généalogie et ses multiples origines géographiques, renvoie aux étapes successives de la croissance et du développement rapide de Melbourne en lien avec l’histoire de l’immigration. Néanmoins, les différentes typologies architecturales présentes dans Melbourne ne doivent pas uniquement être analysées en tant que résultante d’une construction coloniale et migratoire du pays qui en aurait fait un simple réceptacle de modèles architecturaux européens, asiatiques ou américains, issus des circulations humaines et idéelles. Les usages et les regards citadins sur l’architecture à Melbourne, du bâtiment au quartier, peuvent non seulement nous renseigner sur les valeurs passées et présentes de la société urbaine locale mais également constituer une entrée méthodologique nouvelle pour l’étude des pratiques socio-spatiales par les cultures urbaines. Une fois pensé, conçu, construit et aménagé, le bâtiment est habité, et ce dans son sens large, c’est-à-dire approprié, pratiqué et transformé par des usages et des représentations multiples (ill. 1). Parallèlement, l’étude des sources architecturales fournies par le bâti à Melbourne s’avère d’une grande richesse dans un contexte national où une véritable demande sociale d’histoire se manifeste3, et où la construction d’un patrimoine proprement australien se pose, en lien avec le débat sur l’identité du pays (« Australianness »).
La prise en compte du bâti et de l’architecture comme donnée de terrain ou comme source historique suscite un certain nombre de questions, d’abord sur le contenu du savoir qu’elles peuvent délivrer et ensuite sur la façon dont on peut mener ces recherches. Le contexte urbain spécifique à la ville de Melbourne constitue une première problématique : dans quels buts politiques et sociaux les différents modèles architecturaux ont-ils été convoqués ? Quels sont les usages, pratiques et les appropriations du bâti à Melbourne ? Que nous apprennent-t-ils sur l’histoire sociale et culturelle de la ville ? Dans un contexte architectural caractérisé par des constructions récentes, la prise en considération du bâti peut constituer une entrée efficace pour comprendre la fabrique de l’urbanité propre à Melbourne mais aussi la façon dont différentes cultures urbaines ont pu se développer et cohabiter en relation avec leur environnement physique, en l’occurrence architectural. La seconde problématique porte sur la méthodologie que l’on peut déployer dans le cadre de ces recherches : par l’examen des bâtiments, des modes constructifs, des édifices, des projets réalisés (ou non) et de leur évolution dans le temps, quelles typologies architecturales peut-on établir dans Melbourne ? Ces typologies rendent compte entre autres de la diversité dans les structures et l’implantation du bâti : peuvent-elles alors servir de cadre à une étude des rituels sociaux, des pratiques spatiales et des modes de vies qui se développent autour et au sein des bâtiments ?
Cet article présente l’état des connaissances en géographie sur les sources architecturales et propose une base de travail exploratoire ainsi que des pistes pour l’étude de certains bâtiments à Melbourne en relation avec leurs pratiques socio-spatiales. Pour cela, on considère d’abord les enjeux de l’architecture comme une donnée de terrain dans le contexte urbain australien : quels concepts et méthodes d’analyses sont opératoires pour l’analyse du bâti à Melbourne et de quelle littérature dispose-t-on pour conduire ces recherches ? Dans un second temps, on peut identifier et critiquer différentes typologies architecturales présentes dans Melbourne en lien avec les modèles selon lesquels les bâtiments ont été pensés, mais surtout en fonction de leurs pratiques et de leur utilisation par différents groupes sociaux. L’architecture dans Melbourne est à l’origine de représentations et d’usages multiples, changeants et parfois opposés. Cet article appelle à une géographie plus fine des bâtiments et de la façon dont, en tant qu’espaces à proprement parler, ils sont habités, négociés, expérimentés et contestés chaque jour par les citadins.
Enjeux, concepts et méthodes d’analyse du bâti à Melbourne
Géographie et architecture : enjeux et renouvellement des approches
L’étude de l’architecture en géographie s’est développée à partir d’un corpus essentiellement nord-américain et notamment issu de la géographie culturelle et radicale4. Avec les transformations rapides des villes sous la pression démographique et l’irruption de nouvelles formes architecturales tentant de freiner l’étalement urbain, les géographes ont pensé différentes approches pour étudier l’espace du bâti, ses territoires mais aussi ses représentations et ses acteurs. Épistémologiquement, ces travaux se sont organisés autour de trois démarches : l’étude de bâtiments vernaculaires par la géographie culturelle, la critique radicale des impératifs politiques et économiques sous-jacents à certaines formes architecturales ainsi qu’à leurs discours, et plus récemment les analyses des pratiques, de l’affect et de la matérialité des bâtiments en lien avec les sciences cognitives et la non-representational theory.
Si l’on considère avec Peter Kraflt l’architecture comme « la création de bâtiments individuels par des architectes diplômés et identifiés d’un côté et des ouvriers peu qualifiés de l’autre »5, la dimension spatiale des bâtiments et leur capacité à créer des territoires singuliers dans la ville ressort, mais aussi la singularité de chaque bâtiment dans son territoire. La prise en compte du bâti et de son rôle dans l’organisation des socialités et des spatialités n’est pas neuve cependant. Les travaux portant sur l’architecture se sont très tôt intéressés à l’ancrage des bâtiments dans des territoires à toutes les échelles, cherchant à replacer le développement d’un style dans des circulations architecturales globales, analysant le contexte national et les impératifs politiques ou économiques dans lesquels le bâti s’est inscrit, tentant de comprendre la relation des bâtiments à leur environnement immédiat. Le fait que les bâtiments soient, depuis leur matérialité jusqu’à leur caractère symbolique, l’élément constitutif des villes leur confère une place de choix dans le rapport que les citadins entretiennent avec la ville. Chaque jour, les groupes sociaux habitent et font l’expérience du bâti, s’y déplacent, les contemplent ou les ignorent, tentent de les éviter ou au contraire d’y être enfin admis. Cette relation fondamentale aux bâtiments permet d’affirmer qu’ils incarnent « l’acte même de la fabrique des lieux »6.
Au sein de la tradition vidalienne en France ou de l’école de Berkeley aux États-Unis, l’architecture est partie prenante du paysage7. Les bâtiments et leur architecture sont dès lors associés aux genres de vies, et ce dans la perspective de répertorier et classer les styles en fonction de leurs lieux d’apparition, de développement et de diffusion8. Dans les années 1980, la « nouvelle géographie culturelle » vient critiquer et nourrir ces travaux. Elle se scinde néanmoins entre une volonté d’inspiration marxiste de faire apparaître les processus structuraux se cachant derrière les différentes tendances architecturales, et une approche davantage baignée de phénoménologie, attentive aux expériences individuelles et à leur impact sur le bâti9. Cette géographie radicale enrichit ainsi les travaux géographiques sur l’architecture par une considération nouvelle du bâti, désormais pris comme signe (ou symbole) de systèmes culturels, économiques, sociaux ou politiques plus larges10. Cette tradition critique continue d’inspirer de nombreux travaux sur la façon dont, considérés individuellement, les bâtiments contribuent à la production de relations sociales conflictuelles et de dispositifs spatiaux contestés11. Avec l’essor de l’interdisciplinarité, ce sont aussi des questions méthodologiques sur la façon dont les géographes et les architectes peuvent s’associer qui sont discutées12. Comme dans le reste de la discipline enfin, les études les plus récentes sur l’architecture ont intégré les préoccupations de la non-representionnal theory britannique13. Ces travaux tentent de se rapprocher des processus cognitifs et psychiques qui caractérisent le rapport des individus aux lieux, et ce afin d’englober un rapport sensoriel et corporel à l’architecture qui ne serait pas représenté ou représentable. Cette perspective offre véritablement à la géographie une entrée nouvelle pour l’étude du bâti :
Ceci est un appel à s’intéresser non pas seulement à ce que les gens pensent des bâtiments mais à ce qu’ils y font : comment des pratiques quotidiennes telles s’asseoir, traverser, jouer et interagir avec les autres donnent vie à un bâtiment – aussi temporairement soit-il – et tout simplement, comment ces pratiques dépassent les concepts de ‘signification symbolique’ et de ‘valeur’.14
En France, les liens entre géographie et architecture restent encore aujourd’hui distendus15, et l’étude du bâti laissée à l’expertise des sciences de l’ingénierie. De nombreux travaux voient néanmoins le jour et témoignent d’un intérêt pour les liens entre l’évolution architecturale sinon morphologique de la ville et ses aspects sociaux et politiques16.
Espace social et architecture à Melbourne
En Australie, les recherches menées sur les territoires urbains ont évolué dans une tradition géographique proche des travaux nord-américains. Parmi cette littérature, de nombreuses études soulignent la complexité socio-économique des agencements architecturaux dans les villes australiennes, étudiées pour leur statut postcolonial17, leur diversité sociologique18 ou comme les laboratoires d’une justice spatiale encore à construire19. Parmi ces travaux de géographie urbaine, on retrouve également des recherches innovantes sur l’écologie politique, explorant non seulement les relations sociales entre les individus, mais aussi entre les acteurs sociaux et les objets20, ou entre les acteurs et les animaux21 dans un milieu urbain dont la matérialité et la plasticité des bâtiments jouent un rôle22.
Construite sous une pression démographique importante liée à un fort taux d’immigration, la ville de Melbourne a inspiré des travaux paradigma-tiques aux géographes australiens ou nord-américains, alors même que ces travaux restent souvent peu connus en Europe. On peut distinguer deux grandes tendances dans les travaux des géographes qui portent sur Melbourne et son environnement physique : la critique des politiques et des aménagements urbains23, de leurs conséquences sur l’habitat24, les modes de vie et l’environnement25 ; l’inscription des formes du bâti dans le système multiscalaire de la ville, les sociabilités que les bâtiments permettent et leur appropriation ou non par les différents groupes sociaux26 en lien avec une lecture critique des facteurs identitaires27. Ces deux tendances sont marquées par la tradition critique de la géographie anglo-saxonne radicale28, et témoignent également d’une atmosphère générale de contestation des transformations urbanistiques et architecturales dans la société civile à Melbourne29 sinon du rôle important joué par les activistes30.
La première thématique est notamment illustrée par les travaux de Kim Dovey et de Leonie Sandercock sur la revitalisation des quartiers industriels de Melbourne au Sud du CBD31. Dans le quartier de Southbank, Kim Dovey et Felicity Symons32 retravaillent la relation entre espaces publics et privés par le concept d’interface, pris dans son sens matériel et entendu comme une typologie spatiale pertinente pour analyser les aménagements urbains, tout en utilisant une méthode photographique basée sur les critères de l’imperméabilité et de la transparence du bâti33. Ce travail construit en effet une typologie spatiale en fonction de la porosité des structures, du contexte matériel qu’elles offrent aux piétons et de leur capacité à offrir un espace d’interaction. Ceci permet alors aux auteurs d’évaluer le niveau d’atonie des espaces de Southbank en fonction de critères matériels et sociaux à la fois, tout en donnant une base à une évaluation critique de ces aménagements34. Les représentations liées à ces espaces constituent également une entrée méthodologique pour l’analyse de ce quartier, tandis qu’une place importante est faite au rôle joué par les acteurs sociaux et notamment par les activistes dans la pratique et les représentations des espaces35.
La seconde thématique interroge davantage les problématiques sociales dans Melbourne, en lien notamment avec le degré de mixité permis ou non par les bâtiments. À cet égard, les analyses de Kay Anderson sur la construction politique et économique du quartier de Chinatown à Melbourne (comme à Sydney) constituent un cas d’école pour la critique d’un projet architectural en lien avec les problématiques de l’ethnicité36. En effet, Melbourne accueille en plein CBD une enclave dédiée à la civilisation chinoise qui regroupe en une rue (Little Bourke Street) gastronomie et vitrines « traditionnelles ». Fruit d’une coopération entre entrepreneurs chinois et agents immobiliers locaux, le bâti et l’organisation des espaces de sociabilités (ruelles, trottoirs, portiques aux deux extrémités de la rue, cafés etc.) reflètent en fait une lecture occidentale de la vie de quartier dans une Chine réinventée sinon rêvée37. Cette entreprise architecturale incarne une conception du multiculturalisme partagée entre pluralisme culturel et assimilation et reviendrait selon la géographe canadienne à créer dans la ville des groupes racialisés. Mais selon cette tradition géographique radicale et critique, la différenciation spatiale dans la ville ne s’effectue pas à Melbourne qu’entre groupes ethniques38. La structure des bâtiments, et notamment des immeubles résidentiels, tend à reproduire les mécanismes globaux d’exclusion, de ségrégation ou de stigmatisation entre groupes sociaux à échelle du bâtiment39 ou dans les discours des promoteurs40.
D’autres travaux reviennent enfin sur la fabrique de Melbourne d’un point de vue historique et archéologique. Un certain nombre d’études se penchent sur des quartiers de la ville dont les cultures ont été profondément altérées ou modifiées avec la transformation morphologique du bâti, comme c’est le cas de Little Lon’41, tandis que des analyses retracent les évolutions stylistiques et architecturale du bâti, par exemple dans la construction des gratte-ciel au xixe et au xxe siècle sous l’égide de modèles alternativement new-yorkais ou parisiens42.
L’architecture habitée : groupes sociaux, cultures locales et pratiques socio-spatiales du bâti
Quelles typologies architecturales dans Melbourne ?
Une analyse renouvelée du bâti à Melbourne passe nécessairement par une évaluation de la méthodologie à adopter. Dans cet article, la notion de typologie architecturale est proposée, et ce pour trois raisons principales. Parler de typologies architecturales et non de styles, courants ou modèles architecturaux permet d’abord de proposer une lecture du bâti qui ne repose pas uniquement sur la fabrique conceptuelle, politique et matérielle du bâtiment, mais qui met en lumière sa fabrique sociale, culturelle et spatiale une fois pratiqué par différents individus et groupes sociaux dans la ville.
Le concept de typologie architecturale se prête ensuite particuliè-rement bien à Melbourne (mais pourrait s’appliquer à d’autres villes) car il permet de parler efficacement des morphologies, des gabarits et des volumes mais aussi des processus d’hybridation architecturale et des implantations que l’on observe dans la ville. Évitant ainsi de les figer dans des catégories uniquement stylistiques préalablement établies, le concept de typologie architecturale invite non seulement à un travail de terrain et d’observation à toutes les échelles, mais inaugure aussi une représentation du bâti comme autant d’espaces habités par des mouvements humains et des dynamiques socio-spatiales.
Du point de vue de la pratique scientifique enfin, le concept de typologies architecturales ouvre un dialogue interdisciplinaire entre les concepts et les méthodes de la géographie, de l’histoire et de la sociologie d’un côté, et de l’architecture et des sciences de l’ingénieur de l’autre, et ce par la diversité des critères qu’il permet. Parmi les divers critères possibles, on peut en établir cinq (ill. 2) afin d’amorcer une étude des typologies architecturales dans Melbourne.
Si l’on ne retient que les critères 1 et 3 (ill. 2), on peut établir un portrait rapide de la géographie architecturale à Melbourne. À partir des années 1850 dans l’Empire britannique, le style néogothique se développe et fleurit notamment dans les villes australiennes. Melbourne n’échappe pas à cette tendance et la ville se hérisse d’édifices religieux ou administratifs dans ce style. En 1897, la cathédrale St Patrick, en 1880, la cathédrale St Paul, puis en 1932, le Manchester Unity Building, un des premiers gratte-ciel de la ville qui culmine à 64 m de haut (ill. 3). L’Université de Melbourne se développe, elle aussi, sous l’influence du néogothique, inspirée des modèles de Cambridge et d’Oxford eux-mêmes en partie bâtis selon ce style. Dans les quartiers plus résidentiels, en bordure de l’hypercentre que constitue le CBD, le style victorien des maisons mitoyennes apparaît et caractérise les quartiers aisés de Melbourne (ill. 4). Depuis 1980 et la construction de l’ANZ Tower, on observe une verticalisation croissante du centre de Melbourne en lien avec la tertiarisation de l’économie australienne. Ce changement paysager et architectural connaît une forte accélération depuis 2006 (ill. 5 et 6) et particulièrement dans le quartier de Southbank, avec l’inauguration de l’Eurêka Tower et l’annonce pour 2019 du gratte-ciel Australia 108 qui devrait atteindre 319 mètres avec plus de 100 étages.
À échelle plus locale, les adaptations du bâti au développement de nouvelles pratiques économiques ou culturelles donnent à voir des implantations spatiales et architecturales inédites dans Melbourne, ainsi que le développement de pratiques sociales spécifiques en lien avec le bâti.
Cultures urbaines et pratiques sociales dans et par le bâti
En prenant en compte tous les critères des typologies architecturales (ill. 2), on peut se pencher sur un cas d’étude en particulier afin d’établir le lien entre certains bâtiments et les pratiques sociales qui y ont lieu : l’investissement économique, symbolique et socio-spatial du bâti anciennement industriel dans le Nord de la ville.
L’héritage du passé industriel et textile de Melbourne (ill. 7) est encore largement visible dans de nombreux quartiers du centre-ville, comme ceux de Collingwood ou Abbostford, où manufactures et fabriques marquent non seulement le paysage urbain mais également les pratiques habitantes. La revalorisation de ces espaces anciennement industriels et au profil ouvrier commence à s’effectuer dans les années 1980 avec le développement d’un phénomène de gentrification multiforme43 qui équivaut selon certains commentateurs à une forme de reconquête de la ville44.
Depuis deux décennies, ces lieux (usines, manufactures, logements ouvriers, brasseries etc.) longtemps laissés à l’abandon ou en jachère font l’objet de revalorisations architecturales, lesquelles sont le plus souvent accompagnées d’opérations immobilières. Tandis que le façadisme45 s’impose, on observe aussi des démarches hybrides auprès de ces bâtiments, entre conservation de l’ancien et mise au goût du jour par le graffiti (ill. 8). Une fois réaménagés, ces lieux sont convoités, se trouvent réinvestis de valeurs positives voire très positives46 tandis que leur prix augmente considérablement.
Ce processus pose d’une part la question de l’occupation de ces lieux (par quelle catégorie sociale ? au prix de quelles évictions, notamment celles des communautés d’artistes ?) et d’autre part celle de la valeur culturelle de quartiers décrits par les opérations de ventes comme des espaces favorisant la créativité47. Par ailleurs, la requalification de ces espaces ne les destine pas simplement à la création de logements, puisque l’on observe le maintien ou la reprise de certaines activités. L’essor des brasseries et de la production de bières locales, aussi appelées « boutique beer », dont témoigne l’imposante présence en plein centre-ville, montre le regain d’intérêt pour les savoir-faire industriels locaux et pour la valorisation de circuits de production courts au sein de l’État de Victoria. Des brasseries telles Mountain Goat à Richmond ou Little Creatures à Fitzroy utilisent volontiers d’anciennes brasseries réaménagées pour la production et la consommation sur place de la bière dans un circuit destiné à une clientèle ultra locale.
Les nouveaux usages de ces lieux suscitent également un réinvestissement identitaire de l’espace. Les espaces interstitiels entre les bâtiments industriels forment en effet des ruelles qui, selon la tendance déjà présente dans le CBD, sont particulièrement affectionnées par les habitants. Ces espaces, bien que souvent privés de lumière, sont investis et deviennent les creusets d’une sociabilité étudiante et branchée, jouant sur le contraste entre grands volumes intérieurs, passages étroits à l’extérieur et proximité avec les immeubles modernes (ill. 9). Cette utilisation des espaces de corridors entre différents immeubles pour une sociabilité et une pratique de l’espace propre à l’urbanité melbournienne permet de confirmer la pertinence du concept de typologie architecturale. En se plaçant du côté de la morphologie du bâtiment et de ses pratiques et usages (critères 3 et 4, ill. 2), on parvient à la création d’une première typologie architecturale : celle de l’espace interstitiel à composante transitoire et sociale. Le dernier point de cet article permet à présent d’esquisser une deuxième typologie, celle du haut lieu pour l’activisme et la négociation de l’histoire urbaine.
Choisir ses hauts lieux : activisme et négociation de l’histoire urbaine
La prise en compte des critères 2 et 5 nous invite à deux nouvelles études de cas dans Melbourne : la négociation de l’avenir du Palais Theatre à St Kilda (ill. 10) et le haut lieu du consensus politique et civique autour de la question aborigène, Federation Square dans le CBD (ill. 11).
Récemment, des groupes d’individus réunis en association et des gouvernements locaux se sont élevés contre la démolition ou l’abandon progressif de certains bâtiments dans Melbourne. Avec la rigidité des récentes mesures prises à l’encontre des lieux de convivialité distribuant de l’alcool, les lieux menacés de fermeture se trouvent souvent être des espaces emblématiques de la culture musicale à Melbourne48 et suscitent dans la population un désir de conservation au titre de leurs trajectoires individuelles mais aussi de l’histoire locale. C’est par exemple le cas du Palais Theatre au Sud de la ville dans le quartier de St Kilda. En 1927, à la suite de l’incendie du cinéma Palais Pictures, une salle de spectacle est construite à cet emplacement d’après les plans de l’architecte Henry White. Il constitue un éminent exemple d’architecture art déco dans Melbourne et figure depuis 1981 dans l’héritage victorien de la ville49. Selon son concepteur, le Palais Theatre ne suit aucun modèle particulier mais s’inspire à la fois de styles décrits comme français, espagnol et « oriental »50. À l’intérieur, une capacité d’accueil de 3000 personnes en ont longtemps fait la plus grande salle de spectacle en Australie, tandis que son système d’éclairage intérieur se démarquait à l’époque pour sa modernité et sa qualité51.
Le Palais Theatre bénéficie d’une implantation urbaine particulière dans St Kilda. En 1888, le tramway connecte le quartier au reste de la ville, le transformant ainsi en zone de détente pour les citadins, tandis que quelques années plus tard, en 1912, des entrepreneurs ouvrent le Luna Park (copié sur le modèle de Coney Island à New York52). Sa localisation à moins de 500 mètres de la plage a également facilité son attractivité pour les citadins désireux de fréquenter les plages de la ville, situées entre St Kilda et Brighton le long de la baie de Port Phillip. Le Palais de la Danse et le cinéma le Palais Théâtre ouvrent alors leur portes, et St Kilda devient un espace de divertissement. Avec le développement de ces lieux de loisirs, on observe également le développement des lieux de plaisirs (drogue, jeu, prostitution etc.). Devenu depuis les années 1990 un haut lieu touristique, festif et investi par les classes moyennes supérieures, les lieux de la fête et de cette culture alternative et sulfureuse suscitent l’intérêt collectif. En 2006, la mairie locale propose un plan de redéveloppement à des investisseurs pour tenter de sauvegarder le Palais Theatre et ses fonctions récréatives et artistiques, mais le projet est abandonné53. Dans l’opinion publique et la presse, ce nouveau cas relance la question de la valorisation des édifices historiques dans Melbourne et sa soumission aux choix économiques des investisseurs54.
Emblème de la culture musicale et festive de St Kilda, ancré dans un réseau de lieux symboliques, bénéficiant d’un gabarit et d’un volume hors-norme, le Palais Theatre constitue un haut lieu architectural pour la culture artistique de la ville. La typologie architecturale lui correspondant pourrait être celui du bâtiment signal (c’est-à-dire parlant au plus grand nombre) puisque lié à une histoire locale, nationale et internationale et inscrit dans un réseau d’appropriation identitaire et culturelle. Les démarches des activistes pour sa conversation et la pérennité de son fonctionnement témoignent par ailleurs de son importance symbolique dans la structuration des espaces de la mobilité (avec sa situation toute proche de l’importante jonction de tramway St Kilda Junction), des loisirs mais aussi dans la fabrique identitaire de l’histoire urbaine de Melbourne.
Le deuxième cas d’étude concerne non pas un bâtiment mais un espace architectural, et permet un examen de l’architecture comme élément de matérialisation d’un consensus politique dans la ville. L’inauguration en 2002 de la place Federation Square (ill. 11) dans le CBD de la ville, en face de la gare Flinders Station illustre la volonté des pouvoirs publics de doter Melbourne d’un espace public qui puisse à la fois se différencier des autres capitales d’État en termes de paysage urbain tout en affichant une image de l’identité australienne et melbournienne comme fragmentée, complexe et culturellement riche55.
Entièrement pavée de pierres provenant d’Australie-Occidentale pour évoquer l’outback australien et l’héritage aborigène, la place témoigne d’un renouveau architectural désireux d’englober plus largement l’histoire du continent. La conception de Federation Square s’organise autour d’une place appelée The Square et qui peut accueillir 15 000 personnes pour des événements en plein air. Autour de cette place aussi appelée dans le projet initial Civic Square (Ill. 12) s’organisent deux musées (le prolongement du NGV, National Gallery of Victoria, et l’ACMI, Australian Center for the Moving Image), un espace de conférence et un lieu de convivialité avec un bar et des restaurants en terrasse. La thématique du vivre-ensemble a été privilégiée au sein du projet proposé par le studio londonien Lab Architecture Studio et la réconciliation avec les peuples indigènes d’Australie, particulièrement épineuses dans la vie politique et sociale du pays et de la ville, se trouve mise en scène et esthétisée par le choix des matériaux, des couleurs et des textures de la place et des différentes façades extérieures et intérieures. La répétition fractale d’un motif triangulaire mime la complexité et la richesse de la nation australienne (ill. 11 et 14).
Enfin, l’implantation de cet espace dans son territoire a été pensé de sorte à ce que la place ne crée pas de rupture avec la rue adjacente (Flinders Street) et les bâtiments qui l’entoure, telle la cathédrale St Paul (ill. 13).
Dans son enquête sur l’évaluation esthétique de cet espace par les individus qui le fréquentent, Andrew Bishop56 apporte trois contributions à la relation entre architecture et pratique sociale de l’espace. Il révèle d’abord que les personnes interrogées (50 au total) aux abords de Federation Square expriment des jugements positifs sur le lieu et manifestent une préférence pour un modèle architectural innovant (« preference-for-difference model »57) par rapport à un modèle architectural classique (« preference-for-prototype model »58). Ces résultats le conduisent à encourager cette pratique de l’enquête auprès des usagers des lieux architecturaux afin de les confronter avec les visions préétablies par les cabinets d’architectes quant à la réponse affective et esthétique qu’apporteront les groupes sociaux face au bâtiment. Enfin, Andrew Bishop appelle les gouvernements locaux à faire montre de davantage d’innovation dans la construction et l’élaboration de nouvelles esthétiques urbaines en lien avec la perception positive de lieu tel Federation Square.
Par sa fabrique politique et architecturale, son ancrage dans les pratiques socio-spatiales, sa centralité dans la ville et sa relative réussite sociale, Federation Square constitue une dernière catégorie possible dans les typologies architecturales de Melbourne : l’espace du consensus politique et social, à l’intersection entre pratiques de mobilité quotidiennes et marketing urbain célébrant l’innovation architecturale.
Conclusion
Le parcours que nous avons proposé ébauche des typologies architecturales dans Melbourne, et en filigrane, le développement d’un outil méthodologique et conceptuel au croisement des sciences sociales et architecturales. À travers cette étude, c’est également la multitude des liens entre géographie et historicité des bâtiments qui a été soulignée. Une première étape a été de replacer l’étude du bâti dans un contexte géographique d’émulation malgré l’identification de manques dans la littérature scientifique. Parmi ces manques, la relative faiblesse du dialogue entre les géographes et les architectes et ingénieurs est désignée comme le principal frein à une géographie renouvelée du bâti. Ce renouvellement passe par un canal essentiel : celui de la prise en compte des pratiques sociales et spatiales quotidiennes par les usagers des bâtiments. Malgré la porosité des échanges entre géographes français et australiens, la richesse de la littérature sur la géographie architecturale dans Melbourne, qu’elle soit issue d’une tradition critique et radicale ou des sciences environnementales et urbanistiques, révèle la nécessité à s’inspirer de ces travaux et à ouvrir un dialogue entre les diverses pratiques de terrain et les résultats scientifiques obtenus.
Dans un second temps, cet article a développé deux propositions pour l’élaboration de typologies architecturales dans Melbourne : l’espace interstitiel à composante transitoire et social d’une part, le haut lieu pour l’activisme et la négociation de l’histoire urbaine d’autre part. Parmi cette deuxième catégorie, deux cas d’études ont permis de différencier le bâtiment signal de celui de l’espace du consensus socio-politique. Ces catégories typologiques nous ont permis de revenir sur les processus d’hybridation des formes du bâti par les cultures urbaines locales et les groupes sociaux, tout en intégrant une prise en compte des pratiques quotidiennes et des représentations liée à l’esthétique et aux fonctions (détournées ou non) des bâtiments. La contribution méthodologique de cet article se résume dès lors en deux points : un appel à considérer l’architecture en lien avec ses pratiques habitantes au sens large et la valorisation de l’interdisciplinarité dans l’examen des dimensions et des territoires du bâti à toutes les échelles.