Ce dossier est le fruit des interventions et des discussions qui se sont tenues lors de la journée d’études annuelle des doctorant.es du LARHRA (laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes), le 1er octobre 2018. L’objectif était de réfléchir collectivement sur nos outils, nos sources et nos méthodes de travail à l’heure d’analyser un objet historique, sociologique, juridique qui est en même temps un objet politique : les migrations.
Objet d’étude privilégié au sein du LARHRA1, la question des migrations a connu de nombreuses inflexions dans son traitement historiographique en quelques décennies. Dans les années 1960, l’École des Annales percevait les phénomènes migratoires comme un sous-champ anecdotique, à la croisée de l’histoire sociale et de la démographie historique, qui concourrait à l’édification du contexte des histoires rurales et urbaines. La revue Annales, économies, sociétés, civilisations publiait en 1986 un article de Gérard Noiriel intitulé « L’immigration en France, une histoire en friche » plaidant pour la reconnaissance et la légitimité de cette thématique. Cette historiographie a ensuite connu une évolution rapide. Dans les années 1990, l’histoire de l’immigration en France était en pleine extension. Privilégiant d’abord l’approche strictement spatiale des migrations, elle s’est ensuite étendue à la prise en compte de leurs implications sociales puis de leurs politiques, avant d’établir un lien avec l’histoire urbaine. Elle se trouve ainsi au carrefour de plusieurs disciplines telles que la sociologie, les sciences politiques et la géographie. À l’aube des années 2000, l’historiographie des migrations avait mis en évidence la diversité des formes et des pratiques de mobilité. Leur importance antérieure aux mouvements d’urbanisation et au-delà des déplacements saisonniers fut soulignée tout comme son rôle dans l’Europe d’Ancien Régime ainsi que les stratégies migratoires dans les espaces de montagnes avec des exemples alpins2.
Depuis quelques années, cette thématique bénéficie d’un renouvellement de perspectives et d’approches par les jeunes chercheurs, notamment du fait des nouvelles sources que constituent par exemple les réseaux sociaux et les sources web3. Le regard des chercheurs et chercheuses s’est également décentré, renonçant à une approche uniquement européo-centrée ne prenant en compte que les déplacements sud/nord. De plus en plus de travaux tentent d’écrire une histoire des migrations « à parts égales »4. Objet d’étude en renouvellement du fait d’une multiplication des sources possibles, le phénomène migratoire peut être étudié de manière processuelle, dans sa matérialité, à différentes échelles5. Les migrations sont également une fenêtre sur les relations de pouvoir – de genre, de classe, de race –, les politiques publiques et la protection sociale6, l’organisation socio-spatiale des sociétés d’accueil, mais aussi les organisations familiales et conjugales7. La recherche sur les migrations permet donc de fournir et de mettre à l’épreuve les grilles de lecture de nos sociétés modernes et contemporaines. Objet saisi et informé par le politique, il questionne de manière aiguë le positionnement et la responsabilité du jeune chercheur et de la jeune chercheuse vis-à-vis de son travail, de ses enquêté.e.s, de la construction du savoir et des représentations qui en découlent. Cela amène nécessairement à questionner les sources employées par les chercheurs et chercheuses et par là même, leurs approches et les enjeux corollaires, dans leurs modalités concrètes de mise en œuvre. Plus largement, en 2018, c’est à la définition même des migrations et des populations migrantes qu’il convient de réfléchir, en lien notamment avec l’urgence écologique8, sans considérer comme valide a priori les distinctions entre migrations économiques, politiques, exil, dont il s’agit toujours de comprendre les conditions de production9. Au-delà d’une définition des migrations par la mobilité, cela interroge l’administration par l’État de ces catégories de population qui persistent à l’installation durable et au renouvellement des générations.
La journée d’étude proposait donc d’offrir un espace de réflexion pour les jeunes chercheurs et chercheuses de diverses disciplines travaillant sur ces thématiques afin d’échanger sur des expériences de recherche en cours. Il ne s’agit pas ici de proposer un bilan de l’état de l’art sur les phénomènes migratoires mais plutôt d’ouvrir un espace de réflexion sur nos pratiques de chercheurs et chercheuses en sciences sociales, dans une perspective pluridisciplinaire (histoire, droit, sociologie, géographie) et dans un dialogue entre différents laboratoires de la place lyonnaise et grenobloise (le LARHRA, l’UMR Environnement, villes, société, le Centre Max Weber, le laboratoire junior Mouvances et PACTE). Ce questionnement sur nos pratiques porte également sur notre positionnement en tant que jeunes chercheurs et chercheuses, mais aussi parfois en tant que militant.e d’une organisation politique ou d’une association, immigré.e ou descendant.e d’immigré.es, dans le contexte socio-politique actuel. Le traitement partiel et partial de la dite « crise migratoire » dans l’espace médiatique dominant (de l’étonnement face au traitement des migrant.es en Libye il y a quelques mois à l’indignation face au propos du ministre de l’Intérieur italien, Mattéo Salvini, et aux mobilisations fortes contre la loi « asile et immigration »), son omniprésence dans les discours des politiques européens en parallèle avec la montée des nationalismes et des droites extrêmes forment ainsi la toile de fond sur laquelle ces recherches se développent. La tenue de cette journée, quelques jours également après le manifeste lancé par les rédactions de Politis, Regards et Médiapart « pour l’accueil des migrant.es » et signé par des intellectuel.les10 nous invite ainsi à réfléchir au rôle de l’université, à son rayon d’action dans nos sociétés et à sa responsabilité dans la mise en intelligibilité de certains enjeux. Les migrations sont en ce sens un observatoire de questions qui, au-delà de ce champ, concerne tout chercheur.se : le rapport à l’engagement (militant, associatif, citoyen), aux professionnels et aux terrains, c’est-à-dire les liens avec les acteurs et actrices, mais aussi la confrontation à la violence, à la précarité, aux institutions fermées et à des modes de gouvernance dont il faut rappeler l’historicité. Ce dernier point, le rapport au terrain, questionne particulièrement les rapports de domination en jeu, liés à l’écart entre les propriétés sociales des chercheur.ses et les propriétés sociales des individus avec lesquels et sur lesquels on travaille dans de nombreux cas, ou à l’inverse à la situation de domination subie par les chercheur.ses à l’heure d’interroger des décideurs. C’est d’ailleurs cette situation qu’a rencontré Raphaëlle Segond dans ses travaux de master et dont elle rend compte ici, sur la diplomatie informelle menée par la communauté de Sant’Egidio, aboutissant à la mise en œuvre des corridors humanitaires en 2015.
Une attention renouvelée aux enjeux, aux catégories et aux concepts employés qui sont pour beaucoup à déconstruire du fait de leur charge politique et émotionnelle nous semble ainsi, au-delà d’une entreprise scientifique et épistémologique de première importance, un travail très salutaire, sur lequel les intervenant.es ont beaucoup insisté au cours de la journée, dès l’introduction d’Adèle de Mesnard. Celle-ci a en effet ouvert les travaux sur les difficultés liées à la conceptualisation juridique des phénomènes migratoires, à la dimension et aux usages politiques des catégories du droit. Le travail sur les catégories est également au cœur du travail en cours, mené au sein du laboratoire junior Mouvances, présenté par Raphaëlle Segond, de l’écriture collaborative d’un Dictionnaire situé des migrations11.
La journée a été placée sous les auspices d’une triple présidence de panel : Yves Krumenacker pour commencer, qui a apporté aux réflexions une forme de recul historique à partir de ses travaux de moderniste en histoire religieuse et sur les migrations liées au Refuge12, qui permet de donner de l’épaisseur à la question de la catégorisation entre « bon.nes » et « mauvais.es » réfugié.es ou réformé.es et l’impossibilité de déterminer une cause unique aux phénomènes migratoires. Cristina del Biaggio a également interpellé l’assistance sur la question clef du positionnement de la recherche face à des phénomènes à la charge politique importante. Anne-Marie Granet Abisset, qui nous a fait l’honneur de formuler les conclusions de la journée, a mis en avant le retour d’une réflexion sur le rapport à l’État, dans le contexte sécuritaire actuel, ainsi que sur l’attention portée à des sujets et des individus sensibles, non-légitimes au sens de l’histoire. La responsabilité des chercheur.ses est alors de leur redonner une place et une épaisseur dans le récit historique, alors même qu’elles sont ignorées, invisibilisées, dans l’espace social. Pour prolonger la réflexion, elle invite à ouvrir sur la question des réseaux d’acteurs et d’actrices, restées un peu dans l’ombre lors de cette journée.
Deux axes majeurs ont structuré la journée et sont repris ici comme les fils rouges de ce dossier : la question de la gestion et de l’administration des populations migrantes et celle du recueil des témoignages des personnes migrantes. Deux échelles d’écriture, macro et micro-historique, sont ici mobilisées.
En premier lieu, il sera question du recueil et du statut du témoignage, écrit et oral, avec les articles de Sabine Adrien sur les écrits personnels, contemporains et/ou postérieurs, du clergé émigré pendant la période révolutionnaire, et de Nadia Mounchit sur les récits de vie de femmes migrantes en provenance d’Afrique de l’Ouest. La seconde partie du dossier porte sur la gestion des populations migrantes : Alice Voisin aborde la question des rapatriements des Français.es d’Indochine et des enfants métis dans la période de décolonisation tandis que Raphaëlle Segond interroge les processus de mise en place des corridors humanitaires en Italie. À une échelle plus locale, Cyril Bonfils propose quant à lui une réflexion sur les migrations du travail dans les Hauts-Fournaux de Chasse.
Pour finir, nous remercions vivement le LARHRA de nous avoir permis, par son financement, d’organiser cette journée, ainsi que les gestionnaires et secrétaires du laboratoire, Viviana Giordano, Véronique Grandjean et Alexia Puzenat, pour nous avoir accompagné dans la logistique de la journée. En ce qui concerne cette publication, nous remercions Sylvia Chiffoleau de nous offrir cette opportunité, ainsi que le comité de lecture qui s’est constitué.